Publié le 9 Février 2023

William Susman - Quiet Rhythms Book I (Nicolas Horvath, piano)
Un fils naturel du minimalisme

   Né en 1960, le compositeur et pianiste américain William Susman a très tôt baigné dans la musique des aînés du minimalisme, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass. On entend d'ailleurs des échos glassiens dans le disque dont il va être question, et il utilise les procédés compositionnels de ce courant : la répétition et la transformation par une série de variations d'un matériau tonal limité. Seulement, le jeune William a baigné dans des influences bien différentes avant cette rencontre, lorsqu'il était pianiste dans diverses formations jouant de la musique afro-cubaine. Il remarqua aussi que ses trois aînés incorporaient à leur musique des influences africaines ou indiennes, c'est pourquoi il décida de se laisser guider par ses expériences personnelles, ses influences, auxquelles il faut ajouter sa passion pour les musiques médiévales. Quiet Rhythms, cycle de quatre livres comportant au total 88 pièces brèves recueillies entre 2010 et 2013, découle de ce parcours. Le pianiste français Nicolas Horvath a décidé d'enregistrer l'intégralité du cycle. C'est chose faite pour le Livre I. Ajoutons que chaque livre compte onze actions précédées chacune d'un prologue écrit après l'action correspondante. [ Cette présentation doit tout aux excellentes notes d'accompagnement de David Sanson. ]

 

   Fils naturel du minimalisme, William Susman tient nettement plus de Philip Glass que des autres. Cela s'entend surtout dans les Prologues, pièces fluides sans aspérités qui déroulent plus ou moins vivement des cellules rythmiques répétées et variées, créant une écume harmonique doucement hypnotique. On y reconnaît la grâce un peu chantante de Glass. Mais cette proximité s'estompe au fil des titres, même si elle revient ponctuellement. Très vite, l'originalité de Susman éclate, par exemple, après quelques mesures, dans le magnifique quatrième prologue, qui part très loin dans un clapotis sublime, puis un tintinnabulement vaporeux.

   Glass, c'est comme le point d'ancrage secret (à peine) de ce cycle, c'est de là que les lignes divergent, ménagent des perspectives différentes. Si l'on veut, ce cycle est comme les Cent vues du Mont Fuji du peintre japonais Hokusaï, qui eut tant de répercussion chez certains Impressionnistes, je pense aux différentes vues de la cathédrale de Rouen ou aux vingt-cinq Meules de Claude Monet. Glass, c'est le Mont Fuji, non au bout de la perspective, mais au début. De là, William Susman explore des allées, met en mouvement ses « éclats d'inspiration » comme il le dit lui-même. Le fractionnement en pièces assez courtes - de un peu plus de une minute à un peu plus de quatre,  le démarque de ses aînés, qui affectionnent volontiers des pièces plus longues. La discontinuité introduite déjoue les efforts de la mémoire à reconnaître ce qui est antérieur et à s'appuyer dessus pour son confort. Autrement dit, elle oblige à redoubler d'attention, ce qui favorise un rafraîchissement de l'écoute, stimulée par les bornes silencieuses. La mémoire comble les trous comme elle peut, évitant la frustration des interruptions, car on a l'intuition d'un tout à reconstituer. Très vite justement, c'est un des plaisirs supplémentaires de l'écoute d'un livre en entier. À chaque fois, on sort la tête du flux, puis on replonge... dans une eau qui est la même sans l'être tout à fait !

  À la marche lumineuse des prologues répond l'emportement des actions, leurs rythmes syncopés, martelés, comme dans les énergiques actions 7 et 9, avec d'émouvants retraits plus méditatifs comme dans l'action 8 et la bourdonnante 10.

La même rivière ou une autre, onze fois...

   Alors pourquoi "quiet" ? Il y a dans ce cycle une force tranquille à l'œuvre, qui le recentre à chaque fois qu'il s'oublierait dans les lointains : c'est sa cohérence impressionnante derrière ses perspectives diverses. Et malgré tout dans le cycle lui-même un cœur sensible, que j'entends dès la belle action 2, la belle déhanchée, dans la quasi onirique action 3, et encore plus entre l'action 4 (le prologue inclus) et la 6, avec leurs échappées carillonnantes, sublimes. La musique miroite, danse dans une joie extatique, frémissante au bord du silence. Elle rayonne dans une corolle de notes répétées, s'élance de toutes ses harmoniques à l'assaut du ciel. Peu de pages minimalistes sont aussi intensément radieuses, illuminées de l'intérieur.

   Une découverte majeure, interprétée brillamment par le passionné Nicolas Horvath, auquel nous devons ce nouveau continent sonore puisqu'il a également produit le disque dans la série Nicolas Horvath discoveries consacrée à ses découvertes et explorations pianistiques. C'est la première fois que le cycle entier est rassemblé sur un album, certaines de ses pièces étant des premières mondiales.

Paru en février-mars 2022 chez Nicolas Horvath Discoveries / Collection 1001 Notes / 11 plages (chacune en deux parties) / 50 minutes environ

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Publié le 8 Février 2023

Aviva Endean - Moths & Stars

   Clarinettiste, la compositrice australienne Aviva Endean a voulu pour son second opus Moths & Stars (Papillons de nuit et Étoiles) libérer la musique du lieu et du moment de son interprétation, ou d'une perspective unique. Elle a cherché à créer comme une intimité avec notre oreille, si bien que l'on pourrait entendre le battement de l'aile d'un papillon de nuit dans le vaste ciel étoilé. Pour cela, elle a beaucoup utilisé ses microphones pour capter le microscopique, réinventer des timbres et des tonalités à partir de ses instruments et de sons archivés, et grâce à de nouveaux outils d'approche, s'abandonner à l'intuition pour explorer l'inconnu.

Aviva Endean

Aviva Endean

Ce qui appelle dans le calme

   Des déflagrations déchirées se croisent au début de "Between Islands", les bourdons de ses clarinettes halètent : nuit hantée, enchantée par de micro chants, des battements d'ailes, dans une grande douceur soyeuse, avec en fin de pièce la levée discrète de voix à l'unisson, si bien qu'on enchaîne avec "Nightwork", pièce ambiante éthérée tapissée par les drones de clarinette basse et les voix de plus en plus envoûtantes, féminines et masculines, qui tournoient suavement. C'est un chœur céleste autour duquel évolue la clarinette dans des aigus étirés qui la font sonner comme un thérémine. Au début de "Moths & Stars", la clarinette pulse brièvement comme chez Steve Reich, puis les différentes couches sonores alternent au premier plan, la pulsation grave revient. Des îlots sonores nagent dans un ciel sonore de plus en plus mystérieux, peuplé de survenues frémissantes. Les timbres flottent dans le sublime des auras en mouvement. Aviva Endean tisse ainsi une musique tranquillement somptueuse d'un extrême raffinement.

   La suite ne dément pas cette première moitié. "Same River, Twice" joue sur la démultiplication des clarinettes, avec un fond agité de graves et des aigus comme de petites griffes, sur un matelas de bourdons. De temps en temps, des poissons vifs se faufilent dans l'onde et puis se fondent pour laisser place à des vagues profondes, moelleuses. Quel beau titre que le suivant : "What Calls in the Quiet", que j'ai choisi pour titrer mon article ! Vertige si tendre de ce charme irrésistible, malgré le bourdonnement de frelons de la fin, prélude à la dernière pièce, "Mirror Signals", creusée de courbures et zébrures, de fines vibrations, le tout sur un lit de drones très doux. Il y a là une extase spectrale d'une incroyable beauté diaphane, une cérémonie attentive au moindre son, si délicatement mis en lumière qu'il resplendit de toute sa nature intrinsèquement pulsatoire.

  Un disque ravissant, aux paysages sonores parfois exotiques et mystérieux, sculptés avec un soin admirable.

Paru début décembre 2022 chez Room40 / 6 plages / 36 minutes environ

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Publié le 2 Février 2023

Yannis Kyriakides (6) - Amiandos

    Un des fondateurs de l'excellent label de musique expérimentale et électronique Unsounds, le chypriote Yannis Kyriakides, installé à Amsterdam, construit de disque en disque une des œuvres majeures de la musique contemporaine. En alchimiste virtuose, il mêle les sources sonores, acoustiques ou électroniques, anciennes et populaires ou abstraites, concrètes. Avec son nouveau disque Amiandos, il poursuit une quête en partie autobiographique, marquée notamment par le très beau Resorts and Ruins sorti en 2013, autour de la partie perdue de Chypre, aujourd'hui occupée par la Turquie, tandis que sa ville natale, Limassol est située dans la partie de l'île restée grecque. Cette fois, c'est une mine d'amiante à ciel ouvert dans les montagnes de Troodos, exploitée par un consortium international pendant la domination coloniale britannique sur l'île, qui est au cœur de la musique de Kyriakides. Le grand-père du compositeur jouait au backgammon dans une cafétéria proche du quai de Limassol où l'on embarquait le minerai. La mine, abandonnée depuis 1988, fait l'objet aujourd'hui de tentatives de réhabilitation.

   Comment une musique peut-elle évoquer l'amiante, me demanderez-vous ? L'amiante est une roche, certes, mais fibreuse, duveteuse, veloutée, aux formes très diverses. Aussi la musique électronique, par ses textures, sa plasticité, peut elle être son analogue musical, d'une certaine manière, et se prêter en même temps, comme toute musique, aux différentes tonalités du synopsis du disque présenté par Kyriakides dans les notes d'accompagnement.

   La légende musicale d'une mine d'amiante, des débuts de l'extraction à aujourd'hui

   Le premier titre, "Side of the Mountain", essaie de rendre l'atmosphère surnaturelle qui a frappé l'écrivain Lawrence Durrell. Celui-ci raconte sa visite à la mine dans Citrons amers (1957). C'est un début solennel. Une voix déformée dit les mots de Durrell, lentement, sur un fond amorti aux contours flous, équivalent de la poussière envahissante, que l'on retrouve dans le second titre, "Thin Dust". qui évoquerait les premiers jours de la mine, lorsque femmes et enfants ramassaient les roches à ciel ouvert. Un disque gratte, on entend quelques accords de piano : tout de suite, le crachotement accompagne une autre veine plus contemporaine. Micro crépitements, petites vagues de synthétiseur modulaire, frottements, cloches aplaties, l'art du collage sonore de Yannis Kyriakides fait des merveilles. Un piano pleut, la musique se fait horloge, le passé revient. Pièce envoûtante, du très grand Kyriakides ! La musique prolifère, se stratifie, se fait grandiose, énigmatique, nostalgique...

   "Cottonstone" (traduction du grec ancien "vamvakopetra" désignant l'amiante) contraste avec le titre précédent par ses glissements brutaux, ses chevauchements abrupts évoquant la pratique minière. Kyriakides utilise des boîtes à rythmes traitées pour suggérer un paysage sonore agressif. Musique concrète, bruitiste, qui serait désagréable si le compositeur ne faisait preuve, là aussi, d'une créativité étonnante. Avec " A Ghost of Spring", Yannis plonge dans les souvenirs : ceux d'une fête printanière dans les montagnes de Troodos juste avant la seconde guerre mondiale, mixant des enregistrements d'archive de musique folklorique chypriote de cette période, échantillonnés et repris par des synthétiseurs modulaires. L'aspect nostalgique est transcendé par le traitement mystérieux des matériaux. La fête est devenue intemporelle, à la fois archaïque et post-moderne, véritable incantation électronique tribale, minimale, nouveau sacre du printemps parcouru de bondissements sourds et de courbures nerveuses. Les enregistrements désossés ont libéré des fantômes larvaires des mélodies anciennes.

   « Le passé n'est plus transmissible, il ne peut être que cité. » Hannah Arendt, Journal de pensée, Cahier XXVI, 3

   Le cinquième morceau doit son titre, "Empire within an Empire", au fait que la mine appartenait à deux empires, l'empire colonial britannique d'abord, et l'empire industriel international privé exploitant la concession ensuite. Une séquence d'actualités de Pathé News faisant référence au premier soulèvement contre les Britanniques ouvre la pièce, magnifique poème électronique qui nous fait oublier tout ce contexte socio-politique. Car il ne faut heureusement pas réduire la musique de Kyriakides à son programme : elle vaut par elle-même pour l'auditeur qui n'aurait pas lu les notes du compositeur ! Si l'on entend ou devine des échos du bombardement du commissariat d'Amiandos, pris pour cible par les insurgés, on est surtout sensible à l'extraordinaire collage sonore superposant soubresauts troubles et vagues translucides de synthétiseur, comme si justement luttait avec les événements eux-mêmes une vision illuminée, capable de les trans-former en beauté, malgré tout.

   Le processus de réenchantement du passé se poursuit avec "Enaerios", litanie dense et nostalgique, qui charrie échantillons de chants anciens et gestes électroniques dans un mouvement de prière extrêmement émouvant. J'écris réenchantement, j'aurais pu écrire recréation, puisque le passé, nous dit Hannah Arendt, n'est plus transmissible, et ne peut être que cité. La citation n'est pas le passé, mais une ruine du passé, toujours fantôme. Le travail musical de Yannis Kyriakides consiste à réinsérer la citation dans un courant présent pour lui redonner une autre vie, non pas celle d'avant, mais une autre absolument. D'où l'émotion si forte à l'écoute de cette musique résolument contemporaine, et résolument enracinée, si bien assise en somme à cheval sur le passé et le présent.

   L'aboutissement logique de cette esthétique recréatrice, c'est l'imagination du futur, le sublime septième titre, "A Secret Lake A Million Voices", le dernier de cette histoire fabuleuse : la régénération, la restauration du sol de la région, abîmé par l'exploitation minière. Le lac secret, c'est le lac artificiel occupant le plus grand cratère, que Yannis peuple d'un million de voix éthérées, frémissantes. Un immense surgissement, une abrasion à l'envers pour refermer la plaie béante affligée à la montagne. Les quatre dernières minutes constituent alors un baume musical bucolique...

   Le très grand disque d'un des compositeurs les plus inspirés de notre temps. Un oratorio foisonnant hanté par le passé, enté sur lui pour le diffuser dans le présent grâce à un savant tuilage des matériaux folkloriques retravaillés et des textures électroniques les plus élaborées.

Paru le 15 janvier 2023 chez Unsounds Label / 7 plages / 1h et 5 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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