Publié le 24 Mai 2023

Houses of Worship - Migration

   Houses of Worship est le fruit de la collaboration entre deux artistes installés à Montréal (Canada), Eric Quach (Thisquietarmy) et Jim Demos ( Hellenica). Comme leurs chemins se sont croisés plusieurs fois, ils ont décidé de faire un disque en commun. Peu de temps après la sortie de l'album, ils donnent des concerts dans les rues de Montréal depuis un camion (vu du dessus sur la couverture de l'album), concerts filmés et enregistrés. Je ne dirai rien du film, ne l'ayant pas vu. Ni des déclarations d'intention, contextuelles et déjà dépassées...Eric Quach a collaboré notamment avec Godspeed You ! Black Emperor ou Nadja.

   Douze titres d'une musique ambiante expérimentale dans la mouvance du post-rock et des musiques bruitistes (noise). On n'est pas loin non plus du métal, de la musique industrielle, avec des paysages électroniques marqués par les drones de guitare. C'est une musique lourde, puissante, volontiers hypnotique, aimant les atmosphères saturées, enflammées. Délicats s'abstenir ! Entre "Hanging Electric", le premier titre, et "Throbbing Magnetics, le dernier, ce sont autant d'hymnes noirs à l'énergie. J'aime bien la dimension épique de cette musique naturellement grandiose, emphatique dans le meilleur sens du terme, en ce quel aime l'excès, la démesure. Certains titres deviennent d'ailleurs des exercices de transe, comme "Belz" (titre 2). Curieusement, des ambiances voilées, troubles, ne sont pas sans évoquer les premiers albums de Tangerine Dream : "Champs des possibles" (titre 4), semble une nouvelle version de Mysterious Semblance at the Strand of Nightmares (sur Phaedra, 1974), d'ailleurs absolument superbe.

    N'en déduisez pas trop vite que vous en aurez constamment plein les oreilles. Les deux hommes distillent parfois des plages méditatives, comme "Walla Olo" (titre 5), qui, sur un rythme lent de longues boucles, développe un paysage psychédélique. C'est vrai que la frénésie guette, comme dans "Jardin du Cari"(titre 6), aux guitares allumées sur un rythme bondissant, mais cette musique ne connaît pas la hâte, s'abandonne volontiers.

   Maisons de culte, nous dit le titre. Serait-ce un thérémine sur le titre 8, "Industrial Estate Bird_s-Eye" ? La mélodie serpentine incante cette pièce cérémonielle, brûlante, formidable descente aux Enfers. Ce disque généreux offre jusqu'au bout de très belles pièces, comme "Polytethylene Terephthalate" (titre 10 : il faudrait sans doute lire "Polyethylene" ???), incandescence de gazes déchirées...Les deux derniers titres plongent dans le noir, envahis d'amples volutes de drones de guitare. "Throbbing Magnetics" termine magistralement ce disque dense par une sorte de lamento hyper-mélancolique orageux, ténébreux, hanté par des voix subliminales.

    Un disque post-industriel très sombre, superbe !

Paru en novembre 2022 chez Midira Records / 12 plages / 1h et 11 minutes environ

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Publié le 22 Mai 2023

Primitive Motion - Portrait of an Atmosphere

   Primitive Motion est le nom du duo de Brisbane (Australie) formé depuis 2010 par Sandra Selig (voix, claquements des mains, flûte, cymbales, mélodica, radio, saxophone, bol en verre, marbre en bambou (?), cithare, carillons éoliens, cymbale à archet) et Leighton Craig (guitare acoustique, orgue à anches, enregistrements sur le terrain [Kyoto, Japon], guitare tremolo, saxophone miniature, voix, piano, tabouret en métal, appeau, synthétiseur, carillons éoliens, mélangeur, boîte en bois...). Portrait of an Atmosphere est au moins leur neuvième album long.

   La lecture de la liste des instruments utilisés donne déjà une idée de la variété des timbres et des couleurs de cet album qui m'a d'abord séduit par les titres 4 et 5, les plus longs, et qui m'enchante maintenant en totalité. Leur disque présente une succession de rêveries flottantes, quelque part entre folk et musique expérimentale, parfois planante, doucement extatique.

   Portrait d'une atmosphère en quatre portraits et des "tranchées de temps". Une musique simple : boucles de guitare acoustique et voix aériennes pour le "Portrait I", et l'on est embarqué dans une quasi berceuse, rêveuse et langoureuse, d'une magnifique tranquillité, avec des moments de suspension au bord du vide. Puis c'est un sifflement qui se mêle à la voix, des bruits, l'orgue à anches en trémolos bourdonnants. Les cymbales, la flûte frémissante et ensorceleuse ouvrent le "Portrait II", vif et coloré, retentissant de percussions diverses. Le thème du titre précédent, à la guitare acoustique, revient sur un fond d'enregistrements de terrain. On écoute les bruits du monde, la tête vide, une cloche bat, la musique s'essaie, envahie par une radio hoquetante, l'improvisation est reine. "Portrait III", ouvert à l'orgue, est résolument à la dérive, le saxophone s'enlaçant à la voix de Sandra, le tout rythmé en sourdine, comme dans certains morceaux du groupe allemand Can. Car il y a du krautrock dans cette musique en allée, fastueuse, inventive, renaissante. « Infinis bercements du loisir embaumé » aurait commenté Charles Baudelaire. Toute la fin du titre est magique : les deux voix envolées, percussion et guitare en accompagnement minimal envoûtant, carillonnement de cymbales... Ci-dessous belle vidéo pour ce titre publiée par Room40.

   Lent égrènement brumeux de notes de piano, poussées espacées de voix, frottements percussifs, cithare, bruits divers : "Portrait IV", sommet de l'album, sorte d'extase hallucinée, aux boucles incantatoires sur un fouillis froissé de cymbales. Temps suspendu, atmosphère onirique...Bref retour de la guitare en fin de morceau, dans un dialogue répétitif avec le piano.

   "Trenches of Time" commence avec les carillons éoliens, cristallins, diaphanes, s'étoffe de synthétiseur mystérieux, de bourdons, d'appels d'appeaux (?). Comme un marais sonore grouillant d'une vie fascinante, sur lequel la voix de Sandra plane, légère, évanescente, au long d'une série d'oscillations ondoyantes parcourues de courants liquides. Très beau !

   Un disque de plus en plus captivant au fil des écoutes. Des paysages sonores comme des incantations distendues.

Paru chez A Guide to Saints Edition (pour Room40) / 5 plages / 37 minutes environ

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Publié le 16 Mai 2023

Delphine Dora & Michel Henritzi - Si nous faisons du bruit, le temps va encore recommencer

   Je retrouve Delphine Dora avec plaisir. J'avais aimé son album solo A Stream of Consciousness paru en 2012 chez Sirenwire Recordings. Puis j'avais suivi, de manière intermittente, les parutions de son label Wild Silence entre 2013 et 2019 : qu'on se souvienne du sublime Aonaran de Richard Moult en 2013, du bouleversant Settlement de Lodz en 2017, ou encore de l'étrange et envoûtant Before I Was invisible de Rainier Lericolais et Susan Matthews en 2015, pour n'en citer que trois. Puis je l'avais perdue de vue. Je la retrouve en compagnie du musicien, producteur et critique musical Michel Henritzi, qui a notamment contribué à la découverte des scènes expérimentales japonaise et néozélandaise, pour un disque totalement fou, libre. On y entend Delphine au piano, à l'orgue à tuyaux, à l'orgue Hohner (électronique) et aux claviers, à la voix, Michel à la guitare type lapsteel (jouée posée sur les genoux) et aux effets, au baladeur, aux objets, à la lecture des textes des poètes Georg Trakl (Melancolia en 2, Geistliche Dämmerung / Crépuscule spirituel en 4 et Gewaltig endet so das Jahr / Automne transfiguré en 8) et de Paul Verlaine (en 5, Chanson d'automne). Tous les morceaux sont co-signés par les deux compositeurs-interprètes.

Flamboiements expressionnistes

   Qu'il est bon d'entendre de la poésie, dite et chantée en allemand ou/et en français, servie par une musique à sa mesure ! Et d'avoir de beaux titres français... tant de nombreux artistes français, au prétexte fallacieux de diffusion internationale, se réfugient dans un anglais mondialisé sans saveur...   La lecture du premier titre déjà nous comble : "La nouvelle lune se fend, elle divise la lumière et l'ombre". Voix déchaînée en fond, orgue majestueux en boucles étirées. Voix et cris, lamento débridé, une escalade tremblée et miaulante des cieux. Furies et sorcières, créatures ténébreuses de la nuit qui remue, musique fracturée, fanfare grotesque : magnifique atmosphère d'un expressionnisme noir en guise d'introduction au premier poème de Georg Trakl (1887 -1914), "Melancolia". Vocalise et piano, lecture en français, doublé du texte en allemand lu par Delphine. Une autre lecture se superpose à cette polyphonie poétique comme une forêt musicale :

-- Der Wald, der sich verstorben breitet --
Und Schatten sind um ihn, wie Hecken.
Das Wild kommt zitternd aus Verstecken,
Indes ein Bach ganz leise gleitet
 
Und Farnen folgt und alten Steinen
Und silbern glänzt aus Laubgewinden.
Man hört ihn bald in schwarzen Schlünden --
Vielleicht, daß auch schon Sterne scheinen.
 
 Der dunkle Plan scheint ohne Maßen,
Verstreute Dörfer, Sumpf und Weiher,
Und etwas täuscht dir vor ein Feuer.
Ein kalter Glanz huscht über Straßen.
 
Am Himmel ahnet man Bewegung,
Ein Heer von wilden Vögeln wandern
Nach jenen Ländern, schönen, andern.
Es steigt und sinkt des Rohres Regung.

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La forêt s'étend, défunte à sa manière –
Et des ombres sont en elle, comme des haies.
Le gibier sort de ses cachettes, en tremblant
Tandis que tout bas un ruisseau va se glisser
 
Entre de vieilles pierres, et des fougères, et
Des éclats d’argent, sous l’entrelacs des frondaisons.
Et on l’entend parfois auprès des abîmes sombres –
Peut-être que déjà les étoiles vont briller.
 
La surface de l’ombre semble sans fond
Villages dispersés, étangs, marais,
Des riens qui te font penser à des feux.
Un éclat de froid qui recouvre les routes
 
On devine dans le ciel un mouvement.
Une harde d’oiseaux sauvages qui émigre
Vers des pays, ces autres qui sont plus beaux.
Se lève et s’abaisse, le tremble des roseaux.

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   Le titre 3, "La lune sans tâche, mais celui qui la regarde est voilé par le trouble", ressemble à une antienne médiévale mystique, du Hildegarde von Bingen en chant sans parole mi-murmuré sur un mur de flammes obscures et menaçantes, guitare en feu, bourdon. Titre extraordinaire, dans la lignée des morceaux les plus psychédéliques des premiers Ash Ra Tempel, avec une courte coda grandiose à l'orgue. Suit "Geistliche Dämmerung", obsédante ritournelle chantée en allemand avec accompagnement à l'harmonium (une sorte d'harmonium) dans une atmosphère à la Nico, dramatique et tourmentée avec des écorchures de guitare triturée (?).

Stille begegnet am Saum des Waldes
Ein dunkles Wild;
Am Hügel endet leise der Abendwind,

Verstummt die Klage der Amsel,
Und die sanften Flöten des Herbstes
Schweigen im Rohr.

Auf schwarzer Wolke
Befährst du trunken von Mohn
Den nächtigen Weiher,

Den Sternenhimmel.
Immer tönt der Schwester mondene Stimme
Durch die geistliche Nacht

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Rencontre silencieuse en bordure du bois
Un gibier sombre ;
Le vent du soir prend fin tout bas sur la colline,

La plainte du merle s’amuit
Et les plaisantes flûtes de l’automne
Se taisent dans la roselière.

Sur un nuage noir
Tu parcours ivre de pavot
L’étang nocturne,

Le ciel et ses étoiles.
Toujours résonne de la sœur la voix de lune
Au travers de la nuit spirituelle.

  (traduction de Lionel-Édouard Martin)

   Et puis c'est le titre 5, "La nuit illumine les pensées chastes", autour du poème de Verlaine. Du krautrock illuminé, le texte dit sur un fond de rock tordu, saturé de particules. Une longue échappée de drones nous propulse dans un espace immense, grondant, hanté  de griffures et de voix, une voix chavirée à demi-noyée dans le flux, le poème revient tandis que la voix pleure, grince dans une atmosphère prodigieuse, magnétique, dans un au-delà déraisonnable, la voix devenue comète et trace folle environnée de claviers et d'orgue. Un titre d'anthologie, vraiment splendide ! "Dans le ciel menaçant, un vent violent soufflait" développe une dérive minimaliste de boucles rapides de piano, voix fredonnée, explosions et tintamarre, cris de rage et hululements : du pur Goya musical !

   Le titre 7, "Tu me manques nuit et jour comme si je n'étais pas encore né", est une fantaisie fêlée pour voix vocalisant sans parole, piano et toile de claviers étouffés comme une aura mélancolique : bouleversant ! Le disque se termine avec le troisième poème de Trakl, "Automne transfiguré", d'abord dit en français dans une autre traduction que celle figurant ci-dessous.

Gewaltig endet so das Jahr
Mit goldnem Wein und Frucht der Gärten.
Rund schweigen Wälder wunderbar
Und sind des Einsamen Gefährten.

Da sagt der Landmann: Es ist gut.
Ihr Abendglocken lang und leise
Gebt noch zum Ende frohen Mut.
Ein Vogelzug grüßt auf der Reise.

Es ist der Liebe milde Zeit.
Im Kahn den blauen Fluß hinunter
Wie schön sich Bild an Bildchen reiht -
Das geht in Ruh und Schweigen unter.

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Ainsi l'année finit puissamment
Avec vin doré et fruits du jardin.
Autour les forêts sont merveilleusement silencieuses
Et sont les compagnes du solitaire.

Alors le paysan dit : » c'est bien «.
Vous, cloches du soir lentement et doucement,
Donnez-nous jusqu'au bout un joyeux courage.
Un vol d'oiseaux salue en partant.

C'est le doux temps de l'amour.
En descendant en barque le fleuve bleu,
Comme les tableaux se succèdent avec beauté
Puis s'éteignent dans le repos et le silence.

  (traduction de Pierre Mathé)

 La transfiguration du titre est rendue par un piqué diaphane de piano, une guitare (?) flambée, et par une superposition de lectures du poème, dans un tuilage vertigineux, perturbé par des déformations, changements de vitesse. L'effet est saisissant !

   Un disque inspiré, magnifique d'un bout à l'autre.

Paru fin mars 2023 chez For Evil Fruit / 8 plages / 44 minutes environ

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Publié le 12 Mai 2023

Gianluca Iadema - ID[entità]

   Voix et électronique. Conçu comme un cycle de compositions pour voix et électronique réalisées entre 2017 et 2021 par le compositeur, interprète, artiste sonore italien Gianluca Iadema et la vocaliste, improvisatrice et compositrice suisse Franzisca Baumann, ID[entità] s'inspire des improvisations de Franzisca, retravaillées électroniquement par Gianluca, qui recherche similitudes et contrastes entre la voix acoustique et la voix électronique. Le résultant est étonnant, évoquant aussi bien la musique de la Renaissance que les recherches vocales d'une Laurie Anderson ou de la chanteuse française Tamia (Tamia Valmont) dans Senza Tempo (1981) ou De la nuit...le jour (1988, ECM). Acoustique et électronique se mêlent dans des enlacements, des torsions qui pourraient faire penser à certains portraits peints par Francis Bacon. Le tout souvent explosé, déchiré par des erreurs (glitchs), des pointillés sonores répétés, battu par des battements techno, étiré par des glissades électroniques sublimes, comme dans le deuxième titre (tous sont nommés "ID[entità]#.." de #1 à #10).

   Vocalises d'identités tremblées

   Au fil des morceaux, l'identité de la voix se fracture, se multiplie, se dérobe, s'affirme, dans un jeu de cache-cache et de symbiose avec l'électronique. C'est troublant et vertigineux. La forte segmentation, accompagnée de détériorations volontaires de la voix agacera sans doute parfois. Mais ce ne sont que des transitions menant à des retrouvailles bouleversantes, d'une confondante beauté. La voix mute, devient brouillard sonore, vocalises tordues, et comme donnant naissance à l'environnement électronique qui ne se réduit pas à des virgules rapides, mais s'amplifie en nappes translucides, en envolées magnifiques.

    Épique électronique, mon amour...

   Précisons que l'album est vraiment un tout, un itinéraire, qu'au fur et à mesure une nouvelle identité émerge, moins déconstruite, avec des titres plus ambiants, atmosphériques (comme le #6). Disons que les titres 1 à 5 sont plus du côté de la déconstruction, et les titres 6 à 10 du côté d'un monde nouveau, d'une rare somptuosité sonore. Dans ce deuxième ensemble, la voix est fondue dans l'électronique. Le #7 se présente comme une pluie électronique parcourue de frémissements, de scintillations ondulées, soulevée par un bourdon, puis se résorbant en mur d'orgue irradiant de lumière. Le disque prend même nettement une tournure épique avec le #8, digne d'un opéra de l'espace, alternant fulgurances cosmiques et contemplations extatiques. Mille voix échantillonnées surgissent du prodigieux #9, à la granulation extraordinaire. On n'est pas très éloigné du travail d'Éliane Radigue, par exemple dans l'un de ses chefs d'œuvre, L'île ré-sonante. Le #10 est à tomber, d'une céleste beauté, fragile et archangélique.

   Un chef d'œuvre de la musique électronique d'aujourd'hui. Je ne cache pas ma préférence initiale pour la seconde partie, mais la première me séduit de plus en plus, et je la mets maintenant au même niveau (le #2 par exemple, stupéfiant !) : la performance vocale de Franziska Baumann est d'une bouleversante beauté, magnifiée par le travail de Gianluca Iadema.

Paru fin avril 2023 chez Mille Plateaux / 10 plages / 57 minutes environ

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Publié le 10 Mai 2023

Tom Lönnqvist - Enter

   Troisième disque du finlandais Tom Lönnqvist chez Mille Plateaux, après Noir (juin 2021) et Aria (janvier 2022), Enter est inspiré comme les précédents par la nuit polaire, le « kaamos ». Le plus fort, le plus abouti des trois ? Dès "Enter", une techno hypnotique superposant battement rythmique et nappe électronique trouble. Un nocturne abyssal ! "Coin" : puissant vent polaire, dont se dégage un mur d'orgue, une vrille obsédante. Il n'y a plus rien, tout est effacé... Avec "Timber", tambour monotone et toile électronique rayonnante d'un soleil caché. "Boil" continue une œuvre d'éradication, simple fluctuation de micro-battements. Tom Lönnqvist emmène son auditeur très loin dans un monde en négatif, radicalement minimal. C'est encore le cas sur "Calm", une musique quasi industrielle glaciale. Puis tout bascule, c'est "Excide", magnifique techno minimale, frémissante d'une vie minuscule de virgules tremblantes.

  "Solar" propose une autre poussée techno, battement sourd et friselis lumineux, accelerando, crescendo : explosion lente d'un soleil noir ! Formidable morceau ! Drones grondants et granulation électronique, "Rope" ne cesse d'émettre une lumière poussiéreuse, avant le surgissement de gueules dévorantes, infernales : une apocalypse de criquets synthétiques... Le remixe de "Enter" par Ibrahim Alpha Junior, autre artiste présent sur Mille Plateaux, fracture et dissèque le titre de Tom Lönnqvist en lui insufflant une énergie dansante, puis, après l'avoir dégonflé, le propulse dans des sphères "grandioses" : est-ce vraiment sa place ici ? Pour moi, non... Car la série commencée avec "Excipe" continue avec "Alone", train fantôme électronique vers nulle part. "Omen", toile d'orgue aux lentes ondulations, est d'une noire magnificence, puis se piquète de frappes sèches (Steve Reich au loin ?), se désagrège... Au bout du voyage, "Left", d'une monotonie hypnotique, techno atmosphérique radicale soudain envolée, saisie d'une frénésie reichienne (j'y tiens...) : implacable !

   Un disque sous hypnose pour un voyage dans la nuit des nuits. À écouter très fort au casque...vous n'en reviendrez pas !

Paru en avril 2023 chez Mille Plateaux / 12 plages / 52 minutes

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Techno et alentours

Publié le 9 Mai 2023

Germaine Sijstermans / Koen Nutters / Reinier van Houdt - Circles, Reeds, and Memories

   Ce disque rassemble trois compositions de compositeurs néerlandais différents :  Linden (2020) de la clarinettiste et compositrice Germaine Sijstermans  ; A Piece with Memories (2017) du compositeur, écrivain, organisateur Koen Nutters, dont les liens avec le mouvement Wandelweiser sont étroits ; et enfin Harmonic Circles du pianiste et compositeur Reinier van Houdt, dont je suis devenu peu à peu un inconditionnel (cf. Lettres et Replis de Bruno Duplant, Lieues d'ombres de Jürg Frey, drift nowhere past / the adventure of sleep en tant que compositeur...). La musique est jouée par le trio constitué par les trois musiciens : clarinette et clarinette basse, voix, pour Germaine Sijstermans ; orgue harmona, voix, objets, sons sinusoïdaux et de terrain pour Koen Nutters ; et harmonium indien, voix, orgues pré-enregistrés et bandes magnétiques pour Reiner van Houdt. Le disque est l'enregistrement du concert donné à la Chapelle Savelberg de Heerlen dans la province néerlandaise du Limbourg en décembre dernier.

L'ère de la raréfaction

   Je n'avais rien écrit sur le précédent double album de Germaine Sijstermans, Betula, rebuté par l'aridité d'une musique rien moins que joyeuse. J'avais d'ailleurs abandonné l'écoute, restée très partielle. Depuis, j'ai écouté plus attentivement certaines compositions du mouvement Wandelweiser. Mon oreille a changé. Je reçois mieux Linden. Son dépouillement ne me surprend plus. C'est une musique très exigeante, qui ne distille ses beautés qu'avec parcimonie, comme par surcroît. Il faut une grande patience, s'abandonner à cette levée successive d'idées harmoniques sculptées par le silence. Alors seulement, on remarquera la beauté des timbres, la grâce fine des gestes. Comme de la musique gagaku, du gagaku religieux, sans les chants, ralenti, décanté, avec des arabesques très étirées mettant en valeur la clarinette et l'harmonium et toutes sortes de bruits, crissements, une vie minuscule, esquissée... Une musique-phénix, renaissant sans cesse de ses cendres dans une sorte d'extase née de la contemplation du vide, du rien. Une manière de toucher le silence, pour en extraire quelques branches ou pousses à la croissance très lente : ces tilleuls (Linden) sont la frêle efflorescence du silence ému.

Plénitude radieuse  

   La pièce de Koen Nutters, A Piece with Memories, commence presque comme une messe, avec deux célébrants se répondant par fragments vocaux mystérieux, puis des sons sinusoïdaux ténus viennent tisser un fond sonore vibrant tandis que se poursuit en arrière-plan, dans l'ombre si l'on veut, l'échange, la profération des  souvenirs du titre. Autant la composition de Germaine Sijstermans jouait sur la discontinuité, autant celle-ci repose sur une continuité sans faille, enrichie d'orgues et des autres instruments du trio. Se déroule une toile ample, somptueuse, légèrement ondulante, informée et soulevée par des surgissements internes. C'est une musique rayonnante, vibrante, de laquelle se dégage une grande paix. L'extase, ici, est plénitude.

La Beauté sera convulsive...

   Reinier van Houdt  ne déçoit pas mon attente avec Harmonic Circles. C'est une troisième forme d'extase que sa composition déclenche, une extase enivrante, dangereuse. Les cercles harmoniques tournent, nous enveloppent, nous saisissent pour nous plonger dans un univers à la fois resplendissant et très sombre, aux vibrations profondes, sépulcrales. Beauté terrible, fascinante, dans laquelle se lovent des lamentations insensées. Beauté pulsante, irradiante, d'un énorme cœur de lave aux bourdons abrasifs qui prennent peu à peu possession de votre caverne cervicale. Absolument envoûtant, superbe !

   Trois compositions magistrales, trois formes d'extase, par un trio de remarquables musiciens  !

Paru en avril 2023 chez elsewhere music / 3 plages / 60 minutes environ

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Publié le 4 Mai 2023

John Also Bennett - Out there in the middle of nowhere

   JAB n'est pas un inconnu dans ces colonnes, puisque j'avais rendu compte de la sortie d'un disque composé par Christina et Michael Harrison dans lequel il figurait comme interprète. Avec une guitare hawaïenne Oahu des années 40 (jouée à plat sur les genoux, du type lap steel guitar),  un synthétiseur multi-timbre Yamaha SY77 et des enregistrements de terrain, le musicien expérimental John Also Bennett (mari de Christian Vantzou) nous embarque pour cinq promenades...là-bas au milieu de nulle part ! Imaginez le village crétois de Livaniana, accroché à flanc de falaise, ou le paysage des Badlands du Dakota du Sud, vous vous approchez de cette musique faite de glissandos éblouissants, de longues résonances. Le premier titre, "Nowhere", s'allonge dans le désert, envahi de sons étirés. Entre les virgules de guitare se répandent des nappes diaphanes. Le moindre son rayonne jusqu'à extinction, parfois se dédouble, nimbé d'une lumière très pure. La guitare sculpte un paysage grandiose, désolé, et en même temps d'une splendeur sereine, au-delà de toutes les agitations. C'est le voyage des sons dans l'espace immense qui compte ici.

   "Spectral Valley" est par contraste plus plein, vibrant des grondements et élans de synthétiseur, comme une respiration profonde, presque mystique. "Badlands" rappelle "Nowhere", toutefois étoffé de sons de terrain qui en adoucissent la rude austérité. On marche, et nous suivons ces pas craquants entre deux falaises escarpées de guitare aux notes courbes, enveloppées d'une aura sonore illuminante. On entend de fins jappements ou cris d'animaux. Le monde n'est qu'une vaporisation phénoménale par-dessus le sol concret, qui s'émiette lui aussi sur la fin du morceau. Le dernier titre (bonus excepté) est comme un coucher de guitare flamboyante, dorée, dans une gaze doucement scintillante.

   Une musique atmosphérique austère, minimale, véritable suite de suspensions magiques au-dessus des espaces immenses : splendide pour les amateurs de contemplation sonore.

Paru en novembre 2022 chez Poole Music / 5 plages / 53 minutes environ

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Publié le 3 Mai 2023

William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)

   Considérés par le compositeur et critique musical Kyle Gann comme la première œuvre post-minimaliste, les Time Curve Preludes de William Duckworth (1943 - 2012) ont peu à peu acquis la renommée qu'ils méritent. Ces vingt-quatre petites pièces pour piano, composées en 1977 et 1978, ont été crées en 1979 par le pianiste Neely Bruce, intégrale enregistrée chez Lovely Music la même année. Bruce Brubaker, pour lequel le compositeur écrivait un concerto pour piano dans les derniers mois de sa vie, donna une belle version des douze premières en 2009 chez Arabesque Recordings. En 2011, le pianiste R. Andrew Lee a enregistré le cycle chez Irritable Hedgehog. Trois interprétations par trois pianistes américains importants, et d'autres sans doute qui m'ont échappé, témoignent de l'attraction exercée par ce cycle, devenu au fil des ans un classique. À juste titre !

William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)
William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)
Emmanuele Arciuli

Emmanuele Arciuli

   C'est au tour d'un pianiste européen, l'italien Emmanuele Arciuli, familier des œuvres de Georges Crumb, Philip Glass, Lou Harrison ou Frederick Rzewski, de proposer sur ce disque paru voici peu chez Neuma Records son interprétation des douze premières pièces. Une interprétation qui n'a rien à envier à celle de ses prédécesseurs. Le piano est enregistré de plus près, plus mat que chez Neely Bruce. Le parti-pris d'un toucher très analytique, les notes bien détachées alors que chez Nelly ou Bruce elles sont plus enchaînées, donne des lectures à la fois équilibrées et d'une grande luminosité. Dans le prélude VI, un des préludes ineffables du cycle, on entend, par différence, que Neely joue sur le tapis des harmoniques, que Bruce accentue le pendulum enivrant de la pièce, tout en la ralentissant suavement, tandis que Emmanuele choisit de creuser les contrastes pour donner le sentiment d'une rigueur quasi mathématique tout à fait envoûtante ! Bruce plonge le prélude VII dans une brume languide, Neely en fait sonner les dissonances ; Emmanuele ôte la brume, donne à la pièce son côté boogie woogie détourné par Satie. Sous ses doigts, le VIII étincelle mystérieusement, assez loin de Bruce et de son rubato alangui (2'50 - au demeurant magnifique !), plus proche de la grâce légère de Neely. Je ne poursuis pas une comparaison très partielle. Cette nouvelle version a ses caractères propres, qui la rendent aussi attachante que les "anciennes".

   Dans l'ensemble, il se dégage de l'interprétation de Emmanuele Arciuli un sentiment de grande paix radieuse, ce qui n'exclut pas une belle énergie dans les préludes les plus nerveux.

Un titre en cache un autre...  

   Le titre de l'album ne laisse pas prévoir une jolie surprise, celle de découvrir un petit cycle de mélodies (soprano et piano) du même compositeur, titré Simple Songs About Sex and War, sur des paroles du poète américain Hayden Carruth (1921 - 2008) : cinq pièces entre un peu moins de deux minutes et un peu plus de trois pour environ quatorze minutes au total. On y retrouve le même pianiste pour accompagner la soprano italienne Costanza Savarese, par ailleurs guitariste classique internationalement reconnue et artiste interdisciplinaire.

Costanza Savarese

Costanza Savarese

   Ce cycle est la dernière œuvre composée par William Duckworth. Cinq pièces délicieuses ! Sur la première, "Six O'clock" Costanza Savarese chante d'une petite voix pointue, mutine. La langoureuse "If Love's No More" permet à la voix souple de la chanteuse de donner toute sa mesure. Je pensais parfois à Kate Bush en l'écoutant. On n'est pas loin des chansons de cabaret, entre gouaille et dramatisation affectée, sur des mélodies superbes, parfois avec d'audacieuses ruptures de ton, comme sur "The Stranger", la quatrième. La dernière, "Always or the Children or Whatever", est empreinte d'une nostalgie magnifique. Quel beau testament musical !
   Un disque admirable servi par de brillants interprètes.

 

Paru en février 2023 chez Neuma Records / 17 plages / 45 minutes environ

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