Publié le 24 Juin 2024

Mélodies singulières : Limpe Fuchs et Isaiah Ceccarelli
Mélodies singulières : Limpe Fuchs et Isaiah Ceccarelli

[À propos des disques et des compositeurs]

   À quatre-vingt-trois ans, la compositrice allemande Limpe Fuchs ajoute un nouvel album, Amor, à son abondante discographie. Artiste légendaire de la scène expérimentale, elle joue de nombreux instruments, y compris des instruments qu'elle fabrique. Et elle chante. Sur Amor, elle s'accompagne du seul piano, s'inscrivant ainsi, consciemment ou non, dans la grande lignée de Hans Eisler et Kurt Weil, dont des interprètes géniaux comme Theo Bleckmann ou Dagmar Krause ont proposé des versions inoubliables.

   À quarante-six ans, le compositeur et batteur canadien Isaiah Ceccarelli écrit des œuvres pour ses propres ensembles, mais aussi pour le Quatuor Bozzini et bien d'autres. Comme Limpe Fuchs, il est improvisateur, traverse les genres, participe ainsi à des concerts de jazz et chante du grégorien avec la Schola Saint-Grégoire ou dans un ensemble de musique ancienne et contemporaine, l'Ensemble Kô. House of Gold rassemble un cycle de compositions autour de ses propres textes, interprété par le quartette qu'il forme avec Katelyn Clark (organetto, piano et synthétiseur), Eugénie Jobin (voix et synthétiseur) et Frédérique Roy (voix, piano et synthétiseur). Lui-même est à la batterie, à la voix et au synthétiseur. Les autres instruments sont joués par les membres du quartette, sauf le violon sur le titre 8, joué par Guido del Fabbro.

Limpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of GoldLimpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of Gold

Limpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of Gold

[L'impression des oreilles]

   Amor est le disque d'une grande chanteuse, d'une excellente pianiste...et d'une actrice attentive aux effets de son chant. Même sans comprendre l'allemand (/l'anglais aussi) ou sans suivre vraiment les paroles, on est captivé par ce chant expressif, dramatique, ce piano inventif entre jazz et musique contemporaine : du grand cabaret, oui. Avec des moments pianistiques d'une belle inventivité, comme au début de "Something" (titre 2), pièce aux boucles quasi minimalistes, loin des simples couplets/refrains dans la partie chantée ou parlée/chantée. « Anything is something » fait écho à la composition initiale "Die Liebe". L'amour est tout pour cette amoureuse des Beatles. Elle chevauche son piano comme un coursier fantasque, imprévisible, capable de s'arrêter soudainement, de repartir en arpèges hennissants, de souligner avec parcimonie sa diction poétique. Ce qui domine dans ce disque, c'est une joie, un plaisir évident à chanter, jouer, tambouriner (on entend des tambourinements dans "Trommeln", titre 4), à rester suspendue en plein vol, à s'abandonner à un lyrisme fou. "Verliebte Autos im Wald" (Voitures amoureuses en forêt, titre 5), sommet d'humour burlesque, et "Amor", (dernier titre avant les bonus numériques),  roucoulade quasi élégiaque, dessinent deux des pôles de cette artiste d'une liberté royale.

   Trois longs bonus numériques (entre huit et neuf minutes chacun) suivent le disque proprement dit. Une version en direct de "Trommeln", impressionnante. Le très curieux "Éclat" avec la voix de Valérie Vivancos, Limpe Fuchs aux percussions notamment : ambiante immersive, atmosphère magique !! Enfin, "fuchsfell", avec Mark Fell, duo de percussions martelées et de piano ébouriffant, avec une "imitation" de locomotive rien moins que ravageuse, le tout d'une fantaisie absolue.

   House of Gold commence avec un faux air de musique médiévale. "Wool Socks", dominé par l'organetto et une polyphonie féminine, est une sorte d'envoûtant motet. "Phenomena" (titre 2) juxtapose piano minimaliste et voix délicate, puis une ligne de synthétiseur et une percussion espacée, la voix se dédouble a capella avant une reprise rock, puissante. Superbe pièce ! On retrouve le même goût exquis pour une instrumentation ciselée, en contrepartie du chant fragile, un peu alangui, rêveur, sur le très beau "Of no particular importance", discrètement magnifié sur la fin par un clavecin. Par contraste, "Night" (titre 4) semble être une vision hallucinée d'une mélodie folk, envahie par des percussions et des bruits, avant de resurgir dans une pureté inattendue. "Etain" (enfin un texte en français !) joue la carte d'une polyphonie richement enveloppée d'un halo de synthétiseurs, de piano, s'évanouissant pour laisser la place à une rêverie instrumentale nostalgique.

   La musique d'Isaiah Ceccarelli se glisse ainsi entre les genres qu'elle déshabille pour les ramener à des articulations. limpides, ainsi sur le magnifique "Why are wo not together", commencé comme une romance folk dépouillée, continué sur un mode quasi médiéval, finissant par une sublime traîne onirique. "Terre noire" réussit elle aussi le mariage d'une fine polyphonie et d'un accompagnement minimal, note tenue d'orgue et bourdon de synthétiseur, se permettant l'audace d'un basculement vers un morceau rythmé par des claquements, des grondements, mais là encore dans une nudité stylisée. Lorsque le compositeur indique une inspiration, celle d'un voceru corse anonyme du dix-huitième siècle pour le titre 8, "The unattainable world", ne nous y trompons pas, ce voceru devient un madrigal contemporain feutré, suavement enrubanné d'orgue, avant de se changer en balade illuminée de guitare et de revenir mourir en un duo d'amour ineffable.

   Le joli "Blues", d'abord polyphonie a capella, tapissé de quelques sons de terrain, est traversé d'une trouée industrielle étonnante, preuve que le compositeur peut à peu près tout se permettre en injectant à bon escient des doses étrangères au climat initial d'une pièce.

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   Deux disques atypiques par deux compositeurs suivant leur inspiration plutôt que de se soumettre aux codes de genres qu'ils transgressent avec bonheur, avec fougue (Limpe Fuchs) ou avec légèreté et élégance (Isaiah Ceccarelli).

Amor :

Paru en mai 2024 chez play loud! productions (Berlin, Allemagne) / 6 plages + 3 bonus numériques / 67 minutes environ

House of Gold :

Paru en mai 2024 chez Sofa Music (Oslo, Norvège) / 9 plages / 39 minutes environ

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Publié le 17 Juin 2024

OdNu - Ronroco Rococo Memories

[À propos du disque et du compositeur]

   OdNu est le pseudonyme musical de Michel Mazza, compositeur argentin natif de Buenos-Aires, dorénavant installé à Hudson (État de New-York). Musicien prolifique, on lui doit de nombreux albums. Il s'inscrit avec Ronroco Rococo Memories dans le sillage d'un autre compositeur argentin, Gustavo Santaolalla (né en 1951), auteur d'un disque titré Ronroco paru chez Nonesuch Records en 1998.

  

Ronroco,  style "Los Kjarkas"
Ronroco, style "Los Kjarkas"

Qu'est- ce que le ronroco ? Un instrument à cordes aux tons plus bas que ceux du charango, mais plus hauts que ceux de la guitare. Conçu en 1968 par le bolivien Gonzalo Hermosa du groupe folklorique Los Kjarkas, il était à l'origine fabriqué à partir de la carapace d'un tatou ou d'une tortue, mais sa caisse est aujourd'hui surtout en bois. C'est en général un instrument d'accompagnement.

OdNu en fait un tout autre usage, l'utilisant comme source sonore au cœur de déconstructions, décompositions à l'aide de synthétiseurs. D'autres sons électroniques et des sons de terrain créent un univers qui peut faire songer à l'esthétique rococo, ornementale et surchargée, créatrice d'illusions. La suite composée par le nom de l'instrument, auquel est juxtaposé le mot "rococo", évoque déjà les motifs répétitifs caractéristiques du disque.

[L'impression des oreilles]

   Oniriques hypnoses ad libitum...

   Arpèges virevoltants, surfaces miroitantes démultipliées, créent un monde changeant de nuages harmonieux et harmoniques. De petits motifs répétés ne cessent d'éclore comme des bulles. On se promène dans de vastes paysages au fil de variations lumineuses. Les onze compositions, entre trois minutes trente et huit minutes trente chacune, prennent le temps de nous faire perdre contact avec la réalité solide et matérielle. "Under The Igloo" (titre 2) prend peu à peu un tour hypnotique, nous berçant de cellules tournoyantes de ronroco et de vents de saxophones (?) emportés par des vagues longues de synthétiseurs. La musique d'OdNu clapote sans fin, si séduisante qu'on se laisse envelopper, qu'on s'abandonne.

   La plus longue pièce, "Adaptogenic" (titre 3), si elle a une dimension discrètement épique, chargée de textures plus épaisses, grondantes, baigne dans un climat de nostalgie rêveuse. C'est un lamento qui ne cesse de s'élancer, de renaître, un largo d'une bouleversante douceur, beau mélange de cordes pincées et de nappes frémissantes. "Loco" (titre 4) alterne d'abord un motif de quelques notes et une note répétée seule, mais très vite la boucle s'enrichit, s'étage sur plusieurs niveaux, rejointe par d'autres sons, clairs ou troubles, telle une sculpture ou une frise surchargée de motifs qui nous submerge de détails. C'est une spirale de plus en plus profonde, un psychotrope merveilleux !

   On entend des souvenirs de musiques folkloriques latino-américaines, par exemple au début de "Radiance" (titre 5), souvenirs utilisés comme motifs génératifs. Très vite, le compositeur les dépayse, les transplante dans un milieu proliférant. La musique d'OdNu est volontiers kaléidoscopique, jouant de multiples fragments. Elle est rococo en ce sens que, comme dans l'art baroque, en plus exaspéré, elle vise à n'être plus que mouvement par la multiplication des courbes, des niveaux. Tout finit par miroiter, se dissoudre dans une pluie sonore nimbée de mille résonances et couleurs.

Aux Portes d'une nouvelle Perception...

   "Groundhogs" (titre 7) porte à nouveau à son plus haut niveau d'irréalité l'intrication multiple et incessante des composantes sonores. Curieuses "marmottes" bondissantes, rampantes, effarant ballet fragmenté, pour une lévitation extatique ! Plus vous avancez dans l'album, plus vous êtes envoûté, comme dans l'extraordinaire "Dividing" (titre 8), profitant de l'effet du titre précédent, car cette musique est cumulative. Chaque titre devient l'étape d'une transe, vous vous surprenez à écouter un même titre deux fois, trois fois, gagné par le balancement irrésistible d'une musique de plus en plus océanique, éblouissante. "Meaning" (titre 9) porte la musique dans des nues électriques zébrées de micro orages : ne sommes-nous pas à l'intérieur même des nuages ? Les boucles répétitives serrées, parfois en écho, sont traversées d'irruptions sonores diverses dans un flux onduleux entre apparition et disparition. Plus cristalline, "La Ultima Vez" est ponctuée de bourdons, d'éclairs, immense palais de résonances. Tout en glissements, le dernier titre, "Arena y Sol" (Sable et Soleil), poudroie dans une myriade de réfractions, au bord de la dissolution : il manque à mon sens d'une assise, d'une vraie structure, peut-être volontairement pour marquer la fin de l'album. Oublions-le au besoin !

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   OdNu donne au ronroco, fils du charango, lui-même fils des anciennes guitares espagnoles importées dans les Andes, des lettres de noblesse contemporaine, travaillant ses sonorités avec un art consommé de la musique électronique pour en tisser des toiles ambiantes ensorceleuses à la frontière d'un minimalisme irréel.

Paru en mai 2024 chez Audiobulb (Sheffield, Royaume-Uni) / 11 plages / 1 heure et 1 minute environ

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Publié le 13 Juin 2024

Werner Hasler & Carlo Niederhauser - OUT Session [recordings]

   Compositeur, trompettiste et musicien électronique, le suisse Werner Hasler travaille avec ses projets OUT sur des hybrides d'exposition/installation et de performances en direct. Il a joué notamment avec Jon Hassell et Vincent Courtois. Six projets OUT sur deux ans, réalisés avec le violoncelliste hors norme Carlo Niederhauser. sont réunis dans ce nouveau triple vinyle. Si les titres réfèrent aux lieux où ils ont été joués, les œuvres n'ont pas nécessairement été enregistrées sur place, mais l'enregistrement a été fait en pensant à ces lieux précis et aux noms qui leur sont liés : des alpages de la basse vallée de Simmental, des places de Berne vues depuis le toit d'un immeuble de dix-huit étages, une gare de triage avec les graffitis sur les trains, des champs dans la baie de Spiez sur les bords du lac de Thoune (Thun), une serre avec des noms de plantes grasses de la famille des Succulentes.... Ces compositions mettent l'accent sur le contrôle humain en direct interférant avec l'électronique et des procédures automatiques. Des poèmes en allemand de Raphael Urweider sont liés aux différents lieux. Le disque est constitué de six cycles de trois à cinq pièces chacun, vingt-six au total. Werner Hasler y est à l'électronique et aux traitements en direct, Carlo Niederhauser au violoncelle et violoncelle préparé.

Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.

Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.

Violoncelle et électronique à ciels ouverts !  

   L'attaque du disque est grandiose : violoncelle lyrique en longues traînées incandescentes, soutenues par une électronique mystérieuse, lovée dans les harmoniques de l'instrument. La symbiose acoustique-électronique est posée d'emblée. "Hellstaett (road movie)". Frémissante, somptueuse, la musique se développe en larges boucles, en superpositions, gorgée de bourdons, de battements. Dès le début, vous savez que vous êtes emportés dans un grand disque. "Martene (road movie)"(titre 2) confirme l'impression. Le violoncelle élégiaque y est enveloppé d'un halo mouvant, comme d'un fourreau de particules et de micro virgules enroulées sur elles-mêmes. Le dernier de la triade (road movie), "Sueftene", déroule un lamento fantomatique, musique pour apparitions fantastiques, avec une phase centrale de très doux appels se répondant dans un brouillard épais. C'est de toute beauté. La fin de la pièce est agitée d'une émotion frénétique, d'une puissance évocatrice incroyable : on entend le battement de nombreuses ailes, le crissement d'oiseaux inquiétants dans un crescendo fabuleux.

   Suit une série de cinq "rivage" (shore) (titres 4 à 8 inclusivement). Après les cornes de brume mélancoliques et ensorcelantes de "Mad" (titre 4), c'est l'extraordinaire "Wychel", du violoncelle en majesté, épaulé par une électronique de radio-sifflements. Les sons de cordes graves (amplifiées ?) créent un rythme profond, sur lequel un chant d'aigus plein de langueur vient se poser par intervalles. On retient son souffle, tant cette musique dégage une surréelle beauté. N'entend-on pas des archanges déchus dans l'aérien et énigmatique "Glooten" (titre 6) ? Comme une plainte, fracturée et torturée, grondante encore... Pizzicatos et bourdons irisés nous transportent ensuite ("Ghei", titre 7) sur un rivage sonore étrange où tout s'enlise. Le plus court (shore), "Lerau" (titre 8), moins de deux minutes, poursuit cette impression d'enlisement inéluctable, comme appelé par des échos de l'autre côté.

   La série des quatre (roof) s'ouvre avec le sublime "Vilette" (titre 9), chant d'une suavité post-édénique cherchant à s'élever éperdument avant de retomber dans un marais de formes troubles glougloutant au ras de l'horizon sonore. Cette musique métamorphique est véritablement habitée. "Bremer" est une esquisse de souffles d'une délicatesse diaphane, "Insel" un chapelet de boursouflures fragiles s'effilochant dans des lointains évaporés peuplés de fantômes d'oiseaux. Un autre chant monte, tout en glissements, "Neufeld" (titre 12), peu à peu gainé de bourdons légers, et c'est le fur et à mesure d'une accélération totalement folle, suivie d'une asthénie vaporeuse.

   Le cycle de quatre (trainspotting) est marqué, lui, par la puissance de mouvements lourds, violoncelle dans les graves, fondu parmi les fumées électroniques. Monde quasi chtonien de "Shrimp 158", sorte de sirènes abyssales de "Pateeek", on circule entre des masses erratiques, inquiétantes. C'est un cycle noir, opaque. "Rrrolir" (titre 15) en est la clef de voûte, hymne ténébreux tout en vibrations, frottements, jaillissements de bourdons râpeux. Une ambiante électronique sombre de toute beauté ! Que "Hbbillns", le titre suivant, prolonge par une féérie fascinante de demi-sifflets et d'ombres mouvantes...

   (alp), le cinquième cycle, donne du monde pastoral une image rien moins que conventionnelle. Le mystère domine des atmosphères magiques. "Naren" (titre 18) en est le chef d'œuvre décanté, magnétique. Violoncelle sépulcral, violoncelle sorcier, aux déflagrations lourdes et profondes comme l'abîme, aux envolées somptueuses, diaprées, doublées de faisceaux électroniques de bourdon ! Sur le titre suivant, "Gestele", la flûte folle d'un folklore renouvelé s'étire sur un lit de violoncelle, bientôt grinçant, enrichi de collages sonores dépaysants. "Drune" prend l'allure d'une incantation d'une hypnotique lenteur, s'élargissant peu à peu en vaste chœur de trompes, puis se perdant en zigzaguant dans les nuages. "Taan" superpose une sorte de marteau-piqueur mou et une toile translucide à l'arrière-plan, l'ensemble perturbé par des froissements d'origine inconnue, des souvenirs déformés de cloches de vache aplaties : on imagine le château du comte Dracula surgissant soudain de cette ambiance oppressante !

   Le cycle (botanical), composé de cinq pièces, est tout aussi réussi que les précédents. Ces compositions aux floraisons étranges, animées de sourdes poussées, forment un bouquet onirique d'une extraordinaire beauté : "Hoya Kerrii", "Phedimus", "Matucana", "Lithops", "Sedum", il faut dire vos noms, écouter ces deux hommes épouser vos croissances prodigieuses, se glisser entre vos épines, tenter de devenir plantes-cailloux. Au pays des métamorphoses, on ne sait plus où est le violoncelle, où est l'électronique, saisis par un chant intemporel aux vibrations aussi succulentes que les plantes qu'elles évoquent.

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   Une splendeur de plus de deux heures. Un chef d'œuvre de luxuriances étonnantes, d'atmosphères mystérieuses, par deux musiciens inspirés.

Paru en mai 2024 chez Everest Records (Berne, Suisse) / Triple 12" vinyl / 26 plages / 2 heures et 11 minutes environ

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Voici deux des poèmes de Raphael Urweider :

1) pour (shore)

am ufer
im hafen bimmeln die drähte an den masten
der segelschiffe wie glocken von kleinvieh
eine möwe steht im aufkommenden sturm regungslos drohend wie eine drohne
alles ist ufer was nicht wasser ist
aber das ufer wird ungefähr
jetzt beim eindunkeln
franst aus bei starkregen
zittert im basston vom langen donner
wo vorher noch rote abendsonne war
glänzt nun der see wie frisch gegossenes blei unter den aufblitzenden adern der wolkenhirne sie rollen den hang herunter wie der hang selbst

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sur la côte

Les cables des mâts tintent dans le port

des voiliers comme des cloches de petit bétail

Une mouette reste immobile dans la tempête qui approche,

menaçante comme un drone

Tout ce qui n'est pas de l'eau est une banque

mais le rivage devient approximatif

maintenant, quand il fait noir

s'effiloche sous une forte pluie

tremble dans le ton grave du long tonnerre

là où avant il y avait encore un soleil rouge du soir

Maintenant, le lac brille comme du plomb fraîchement coulé sous

les veines scintillantes des cerveaux des nuages. Ils dévalent la

pente comme la pente elle-même.

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2) pour (botanical)

die welt ist ein gewächshaus

draussen stürme kälte dunkelheit

und drinnen abgedichtet wir


wir sind sukkulenten eine sammlung

fett und saftpflanzen oft mit spitzen

gegen getier wir sukkulenten sind


genügsam starren oft an den himmel

aus glas starren nachts auf fallende

flocken oder tropfen starren tags


in die blinde sonne die immer heisse

wir bewahren verstecken unseren saft

unter unserer fetthaut geben nicht auf


geben nicht her bleiben so stehen

nur manchmal blüht uns etwas
nur für kurze zeit und wir sind schön

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Le monde est une serre,

à l'extérieur il y a des tempêtes, l'obscurité froide

et à l'intérieur nous sommes enfermées.

 

Nous sommes des plantes succulentes une collection

de plantes grasses et succulentes souvent avec des astuces

contre les animaux nous sommes des plantes succulentes économes,

 

regardant souvent le ciel de verre,

regardant les flocons ou les gouttes qui tombent la nuit,

regardant pendant la journée

 

Sous le soleil aveugle et toujours chaud,

nous cachons notre jus sous notre peau grasse

et n'abandonnons pas, ne le donne pas,

 

reste comme ça, seulement parfois

quelque chose fleurit pour nous seulement

pour peu de temps et nous sommes belles

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Publié le 6 Juin 2024

France Jobin - Infinite Probabilities (Particle 2)

    France Jobin, artiste sonore et compositrice de Montréal, est fascinée par la mécanique quantique. En tant qu'auditeur, j'en retiens les idées de dérive, de myriades de possibilités et d'incertitudes. Le temps est illusion et fluidité apparente, intrication de mondes, de dimensions. Partant d'enregistrements de terrains réalisés dans différents pays européens, au Japon et en Amérique du Sud, mais aussi au MESS (Melbourne Electronic Sound Studio) et à l'Elektromusikstudion (EMS) de Stockolm, elle retraite le son pour en tirer de grandes tapisseries ambiantes.

   Discrètes épiphanies...

    Le disque comporte deux pièces d'environ dix-neuf minutes chacune. La première, "Unified quantum state", donnerait donc une image sonore de l'état quantique unifié. Vaste dérive, succession d'états mouvants, la composition donne à entendre un univers fluide d'une grande et ferme douceur, piqueté parfois d'une micro percussion, avec des passages de petites abrasions, de rayonnements sous forme de pluies de poussières. C'est une musique à écouter au plus près, tant elle repose sur un sens aigu du détail, de l'agencement des transitions, finalement plus rapides qu'on le penserait en l'écoutant distraitement, de loin. La musique devient chant sans qu'on y prenne garde, infrangible mais paisible suite d'apparitions sous-tendue vers la fin par un bourdon et un lent micro battement, avant un dernier très léger décollage.

Infinies Floraisons de la Matière 

"Superposition" est une pièce plus chatoyante, en raison du tournoiement des trames intriquées. La composition joue la splendeur, développe des fleurs sonores veloutées de bourdons. Elle monte en intensité, en couleurs, jusqu'aux limites de la saturation. Formes brouillées, énorme émanation d'harmoniques, c'est un hymne puissant aux accents mystiques. Le chant de la matière, cette fois, est à textures déployées, au bord du poudroiement, de la fusion-sublimation, il se fait bientôt traînée immense, sillage traversant les profondeurs des apparences-univers. Vertigineux !

   Deux pièces contrastées d'une ambiante raffinée à écouter dans l'oubli de Tout.

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Paru en mai 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 2 plages / 38 minutes environ
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Publié le 3 Juin 2024

Melaine Dalibert (7) - Eden, Fall
L'algorithme, un moyen et non une fin !  

Je suis dans les séries. Après mon septième article consacré à Yannis Kyriakides, voici le septième consacré au pianiste et compositeur français Melaine Dalibert, que j'ai suivi depuis son premier disque,  Quatre pièces pour piano sorti en 2015,  jusqu'au sixième, night blossoms en 2021. Les deux disques suivants m'ayant laissé sur ma faim, je me suis abstenu, fidèle à ma ligne éditoriale : n'écrire que sur des disques aimés. Aussi suis-je très heureux de retrouver Melaine pour son dixième album, composé de trois titres de durée très différente. Fidèle à son amour des algorithmes, Melaine Dalibert s'est expliqué dans une courte vidéo sur l'usage qu'il en fait, sans passer par un ordinateur ou un logiciel, concevant « l'algorithme comme une série d'opérations posées sur papier, qui (lui) permettent de générer des hauteurs de note, des intervalles, des durées, c'est-à-dire de paramétrer le flux sonore au plus près de (ses) intentions musicales ». L'humain reste donc au premier plan, et s'il recourt aux mathématiques, aux fractales par exemple, c'est en tant que moyen d'obtenir ce qu'il souhaite.

   Assomption baroque...

   Le premier titre, "Eden", dure un peu plus de trente-sept minutes. La pièce repose sur une petite phrase musicale de sept notes, répétée et étirée, soutenue par des entrées en canon. Il faut toutefois préciser que le piano n'est pas premier : ce qu'on entend d'abord, qui va sous-tendre la composition dans toute sa durée, c'est un bourdon d'orgue positif passé au synthétiseur, bourdon légèrement oscillant sur lequel le piano vient se poser. C'est en quelque sorte le plateau des miroirs, allusion au disque de Brian Eno et Harold Budd The Plateaux of mirrors, sorti en 1980 avec pour sur-titre "Ambient 2". La date de 1980 n'est pas anodine. Melaine Dalibert joue sur un piano Yamaha des années quatre-vingt, comme il les aime. D'emblée, cette musique est donc inactuelle, intemporelle. Sur ce plateau, la phrase est répétée comme sur un miroir, puis sur plusieurs miroirs au fur et à mesure des entrées. Ce jeu de réflexions creuse la surface, multiplie les plans, si bien que la répétition se dilue. L'intérêt de jouer sur la durée, c'est de faire oublier l'algorithme, la répétition. La pièce prend un aspect labyrinthique grâce aux longues résonances : les harmoniques se chevauchent à différents niveaux. Tout se passe alors comme si l'on entendait une génération spontanée de notes, une éclosion de bulles sonores. C'est cela, l'Éden, cette moire tintinnabulante, ce flottement immense, cette irréalité montante : plus rien ne pèse, et la beauté lumineuse dissout les contours. La musique monte au ciel comme les chants d'oiseaux entendus dans le dernier tiers de la composition. Elle exulte dans les dernières minutes, sublimée dans la magnificence de ce qui est devenu une imperceptible giration archangélique.

   En ce sens, c'est une authentique musique baroque, l'image de la pochette, avec sa trouée d'azur dans laquelle baigne un troupeau de nuages, pouvant être mise en relation avec les Assomptions des grands tableaux des peintres de ce courant et aussi avec les dômes d'églises d'un Francesco Borromini par exemple. Le cercle, d'ailleurs, est irrégulier, tend vers l'ellipse. Par baroque, il faut entendre ici une forme d'aspiration religieuse, caractérisée par l'oubli du Monde et de sa temporalité, sa densité, provoquée par la lente déréalisation de la phrase initiale, tellement diffractée, multipliée, qu'elle en a perdu sa réalité.

   Il faut être toujours ivre...

    Le second titre, "Jeu de Vagues", le plus court des trois avec un peu plus de trois minutes est une étude pour la main droite seule reposant sur un motif de treize notes. Dans la même vidéo, Melaine Dalibert parle à son sujet de créer, par des perturbations presque aléatoires, « un contrepoint en trompe-l'œil, ou plutôt en trompe-l'oreille ». Or, le trompe-l'œil est au cœur de l'esthétique baroque. On sait que Steve Reich est lui-même influencé par cette musique. La répétition variée d'un motif (regardez le plafond de Saint-Charles aux Quatre Fontaines), surtout ici avec son rythme soutenu, sans pause aucune, jette le trouble en produisant un clapotis. Le tuilage, la superposition rapide des harmoniques tourbillonnantes, crée un quasi bourdon, renforcé par le bruit sourd des marteaux. On n'entend plus que les crêtes des notes sur une énorme vague résonnante. Pièce brumeuse et étincelante à la fois, trop brève pour être hypnotique : l'ivresse de la course lui suffit pour tromper le Temps !

Une Ode à la Vie !   

   « Étude implacable de percussion », dit Melaine de sa troisième pièce, "Fall", qui descend de l'extrême aigu du piano dans les graves. Partant d'une seule note répétée, la composition s'étoffe peu à peu jusqu'à agréger un accord de dix sons au bout de ses quatorze minutes. Des trois, c'est la pièce la plus répétitive, la plus serrée. En somme, le disque propose trois études comparatives des effets des différences de densité, "Eden" étant la plus aérée. "Fall" rejoint  les expérimentations d'un Charlemagne Palestine avec son "strumming" (martèlement). Si "Fall", en anglais, signifie aussi bien « chute(r) » que « automne », il me semble que cette troisième étude est d'abord celle de la chute, par opposition à "Eden", pièce de l'ascension, "Jeu de Vagues" se situant à mi-chemin, restant à la surface, à l'horizontale. Cette fois, la durée, ajoutée aux battements incessants du piano, produit un effet hypnotique : elle occupe le cerveau, le submerge par la montée en puissance des accords. Le martèlement correspond à un mantra répété inlassablement, dans une obsession farouche du plein, assez fréquente chez les Minimalistes : atteindre le vide par le plein, la saturation. L'étude est fascinante, souvent d'une grande beauté, et, paradoxalement, dans le dernier tiers, avec l'élargissement du spectre sonore, elle se retourne en irrésistible pulsation vitale, très reichienne, perdant la sécheresse systématique de ses débuts. De chute il n'y a plus, et c'est l'automne, saison de l'éclosion, des Vendanges. Superbe !

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   Un triptyque pour deux envolées transcendantes et le surplace extasié d'un oiseau au ras des vagues du monde flottant. Trois saisons ? Printemps, Été, Automne...

   Je reviens à l'image de la pochette. J'y vois aussi un nid, un nid troué, celui qui permet l'ascension. Des trois titres, "Eden" est celui qui me touche le plus, justement parce qu'il échappe à l'enfermement d'une structure défaite par la Grâce légère, impondérable, folle comme une graminée qui s'envole dans la Lumière.

Paru le 24 mai 2024 chez Ici D'Ailleurs - Mind Travel Series (Nancy, France) / 3 plages / 55 minutes environ

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Coupole de Saint-Charles des Quatre Fontaines, à Rome. Architecte : Francesco Borromini.

Coupole de Saint-Charles des Quatre Fontaines, à Rome. Architecte : Francesco Borromini.

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