Publié le 27 Juillet 2024

Olivier Cong - Tropical Church

[À propos du disque et du compositeur]

En 2017, le musicien de Hong-Kong Olivier Cong sortait son premier album A Ghost and his paintings. Ce titre est emblématique de sa musique, inspirée d'œuvres littéraires et d'autres arts comme le cinéma : depuis 2020, il a commencé à composer des musiques de films, notamment pour le réalisateur pékinois Tian Zhuangzhuang et Elegies de la réalisatrice hongkongaise Ann Hui (2023). Ce second album, hommage à sa ville natale, est né dans des circonstances particulières, qui expliquent le titre qu'il lui a donné : « J'attendais que le bus arrive à l'arrêt lorsque la pluie a commencé à tomber. Je me suis rapidement enfui dans une chapelle voisine, et c'est de là qu'est née l'idée de cet album. À l’intérieur de la chapelle, je me suis souvenu du parfum de l’île Maurice, d’où était originaire mon père, et des piliers de bois humides mêlés à l’encens rituel. » La chapelle, les pluies des Tropiques, les bruits de la grande cité, tout cela se retrouve dans cette nouvelle œuvre, marquée par sa vénération pour Ryuichi Sakamoto et sa retenue orientale.

   Sur la couverture du disque, la photographie extraite du film Tropical Malady (2004) par le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, nous plonge tout de suite dans un univers de solitude, de mysticisme onirique, décalé quand on pense à une ville aussi peuplée et bruyante que Hong-Kong.

Instrumentarium : Piano, électronique ambiante, shakuhachi, yuan chinois (luth chinois à long manche, dit guitare-lune), guzheng (famille des cithares sur table) + textes dits.

Le compositeur Olivier Cong

Le compositeur Olivier Cong

[L'impression des oreilles]

    Le premier titre, "I am afraid of", est un curieux seuil : le compositeur a collecté des enregistrements vocaux d'étrangers anonymes décrivant leurs peurs les plus profondes, manière de donner au disque une dimension universelle, dans la mesure où les réponses montrent les mêmes peurs fondamentales de la mort, de l'amour ou de la solitude. En plongeant ces textes dans une atmosphère rituelle à base de sorte de gongs, de vagues cadencées de bourdons, d'électronique et d'instruments orientaux, Olivier Cong place comme une prière à l'orée de son disque, suivie d'un réconfort, "Solace", lente marche diaphane en canon de piano nébuleux, shakuhachi et ondes sinusoïdales. Musique déchirante et mystérieuse, un cœur qui bat très fort entouré de lassos harmoniques !

   Olivier Cong est un poète mélancolique, comme le confirme "They don't sleep on the beach anymore" (titre 3), du Tim Hecker à l'orgue bourdonnant, environné de vagues bruitistes adoucies. Nous sommes dans un temple abandonné au milieu de nulle part... [ Précision pour la vidéo après l'illustration : trente premières secondes absentes du disque]

Illustration pour "They don't sleep on the beach anymore".

Illustration pour "They don't sleep on the beach anymore".

Études de solitude...   

"Moon Dance"nous confronte à un environnement nocturne mystérieux, peuplé de bruits, craquements. L'électronique chuinte, des déchirures zèbrent l'espace... et c'est le mangeur de vent ("Wind Eater", titre 5), ravages de l'orage tandis que des cloches sonnent. Indéniablement, Olivier Cong a un sens cinématographique de la musique. Le beau solo de shakuhachi de "Burning" accompagne les crépitements d'un feu : ode mélancolique à la solitude. Le shakuhachi est ensuite dédoublé sur un fond très léger de clavier. Le titre suivant, "solitude study", poursuit cette dérive, entre retenue minimale et poussées intenses. Les fantômes sont là, tout proches, toutes les mélodies sont courbes, puis on entend leur chœur bruissant, c'est magnifique. "When the labour is for love" (titre 8) reste au même niveau, hymne ténébreux labouré de drones massifs sur lesquels le luth ou le guzheng brode une dentelle.

   Brutal retour au "réel" avec "dok" ? Bruits d'un port, mais un réel distancié, décanté, rythmé : intrigant ! Portail pour "Solid sun", l'envahissement du mystère, une sensation mystique de décollage, d'ailleurs une cloche tinte dans ce monde en suspens, en fusion lente. Et c'est l'embrasement, la marche à la disparition... Encore un grand titre !

   Le titre chinois non traduit (Paix à toute la famille) de la onzième pièce nous ramène à la ville, ses bruits, mais aussi au luth yuan, à une sorte de shō (instrument non mentionné dans la présentation du disque) : tout est transcendé par le chant apaisé d'étranges guitares. L'humour du titre douze, "A saint about to fall" (un saint sur le point de tomber, comprendre peut-être de succomber, de fauter) convient à une musique trébuchante, hoquetante, saisie par le bruissement d'une ivresse de plus en plus folle, stupide au bord du vide...Il reste à prier : "Prayer of mine" donne à entendre les mots d'Olivier sur fond vibrant de violoncelle (ou électronique ?). Titre émouvant, bouleversant, d'une beauté désolée, une toile d'orgue s'ajoutant au violoncelle.

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Un grand disque sensible d'ambiante habitée !

Publié en juillet 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 13 plages / 54 minutes environ

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Publié le 25 Juillet 2024

 Giovanni Di Domenico /  Pak Yan Lau / John Also Bennett - Tidal perspectives

[À propos du disque et des compositeurs-interprètes]

Giovanni Di Domenico : Piano Fender Rhodes, Électronique
Pak Yan Lau : Piano préparé, Céramiques Wokalimba, Électronique, Hydrophone et Orgue
John Also Bennett : Flûte basse, Oscillateurs

Giovanni Di Domenico est un prolifique compositeur italien dont j'avais célébré L'Occhio Del Vedere (elsewhere lmusic, 2023) et Succo di Formiche (Unseen Worlds, 2023). À côté de son œuvre solo (cf. Out in the Middle of Nowhere chez Poole Music en 2022), John Also Bennett collabore notamment avec Christina Vantzou (voir le disque également avec Michael Harrison). Je découvre l'artiste sonore et improvisatrice Pak Yan Lau, originaire de Hong-Kong, à l'occasion de cette rencontre impromptue voulue par Giovanni Di Domenico. Le disque a été enregistré en un après-midi dans un studio bruxellois.

[L'impression des oreilles]

    Le premier titre, "Vernal", pose un univers chaud et coloré où orgue, flûte et Fender tissent des méandres harmoniques d'une grande douceur. "Melt" (titre 2) est à la fois plus minimaliste avec ses boucles et plus mystérieux avec ses appels brumeux, son électronique de percussions tropicales comme des criquets et autres insectes. Tout est fondu dans des enroulements aux profondes résonances et donne l'impression d'un palais des merveilles, exotique et extravagant. C'est aussi à certains moments un mur rayonnant de sonorités tenues, de percussions étranges, dont s'échappent des filoches amplifiées. Comment rester insensible à une musique aussi charmante (au sens premier) !

   "Generational" (titre 3) semblera plus expérimental au début, glauque à souhait, inquiétant. D'ailleurs, intensément, très vite. La musique ruisselle de lumières gazeuses, de gouttes scintillantes de piano. Tout baigne dans un climat magique, irréel, la flûte évoluant en longues traînées, incrustée dans un fond de drones.

   Le titre éponyme (dont la traduction pourrait être Perspectives de marée), le plus long avec un peu plus de dix-huit minutes, développe les caractéristiques de cette musique dans la durée. L'hydrophone, le piano Rhodes, la flûte basse et les oscillateurs créent un monde subaquatique traversé de failles, peuplé d'objets sonores insolites liés aux céramiques maniées par Pak Yan Lau. Un lent bercement anime cette pièce hypnotique, feuilletée de paillettes, saturée de résonances, qui nous entraîne insidieusement au ras de bas-fonds troubles, dans des poudroiements et des geysers encore informés de lumière...

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   Un beau voyage dans des abysses étranges et séduisants !

  

Publié en juin 2024 chez Editions Basilic (Athènes, Grèce) / 4 plages / 38 minutes environ

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Publié le 13 Juillet 2024

Michael Mizrahi - Dreamspace

[À propos du disque et du compositeur]

   Troisième album solo du pianiste américain Michael Mizrahi, dont j'avais célébré le second, The Bright Motion, paru en 2015 chez New Amsterdam Records, Dreamspace  rassemble huit compositions, certaines en trois, quatre ou cinq parties, de huit compositeurs contemporains (seul le dernier est décédé, en 2020). Pas de prétentieuses et moralisatrice notes d'intention. Un site internet limpide. Simplement quelques notes sur le processus particulier d'enregistrement mis au point par le producteur (qui est aussi compositeur) Mark Dancigers en collaboration avec l'ingénieur du son pour capturer le son du piano d'une manière unique. D'une part, ils ont essayé, grâce à une configuration de microphones, de donner une perspective globale sur le piano, et dans le même temps, ils souhaitent que l'auditeur puisse expérimenter simultanément des sons depuis plusieurs positions, d'où une double perspective réaliste et multiple. Très belle prise de son, en tout cas.

Le pianiste Michael Mizrahi

Le pianiste Michael Mizrahi

Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)

Les compositeurs Andrea Mazzariello (à gauche) et David Werfelmann (à droite)

[L'impression des oreilles]

   "Fall Down Five Times Get Up Six (Tombe cinq fois Relève-toi six, titre 1) de Andrea Mazzariello a des allures ravéliennes, pièce fluide et toute en fines éclaboussures, qui s'enfonce dans les graves, renaît chaque fois plus pensive, mais fièrement cabrée.

   Je ne sais pas si la Suite à l'antique (2016) de David Werfelmann est un hommage à Leopoldo Miguez (compositeur brésilien, 1850 - 1902) qui écrivit également une Suite à l'antique ou à Ignacy Paderewski (compositeur polonais, 1860 - 1941) pour son  Menuet à l'antique ou encore à Maurice Ravel pour son Menuet antique. Peu importe, elle aussi est dans la mouvance des compositeurs français du début du XXe siècle : "Prélude" d'un beau lyrisme en gouttelettes pressées, avec un magnifique contrepoint grave de la main gauche ; "Pavane" intériorisée, faillée, puis décidée, puissante, enfin rêveuse ; "Two Minuets" primesautiers, s'échappant vers des lointains, descendant des escaliers, s'éparpillant soudain en facettes rêvées avant de revenir au thème initial ; "Sarabande" grave, plus debussyste peut-être, beethovenienne sur cinq notes avant d'égrener des à-plats méditatifs ; "Passepied" enfin, agile et vive rivière un peu folle. Une suite très réussie !

Le compositeur (et producteur du disque) Mark Dancigers

Le compositeur (et producteur du disque) Mark Dancigers

   Déjà présent sur The Bright Motion, Mark Dancigers, producteur de l'album et ami du pianiste, signe For Nightfall (Tombée de la nuit, 2019), l'une des pièces magistrales de cet album. Belle promenade mélancolique dans les graves et les médiums, qui passe à l'octave supérieur pour une marche extasiée sur des aigus brillants sous-tendus par un tapis onduleux, une brume harmonique. Retenez ce nom, Mark Dancigers est un grand compositeur.

Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)
Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu  et Chiayu Hsu (en bas)

Compositeurs : de gauche à droite, Joanne Metclaff et Evan Williams (en haut) // Yiheng Yvonne Wu et Chiayu Hsu (en bas)

    La suite du disque est tout aussi remarquable. The Undreaming ( Le(s) Sans-rêves, 2019), pièce en trois parties de Joanne Metclaff, est un chef d'œuvre, une rêverie féérique plutôt qu'un rêve, avec un épisode central aux accents debussystes, Celestial Clockwork. Par contraste, The Red Devil Dreams of Numbers ( Le Diable rouge rêve de chiffres, 2020) de Evan Williams commence par une bousculade effrénée, mais continue comme du Philip Glass, en boucles et notes répétées doucement lyriques, se change en méditation élégiaque avant une ultime cavalcade capricieuse.

   Threaded Spaces ( Espaces filetés ?, 2019) de Yiheng Yvonne Wu marche sur un fil comme un funambule tantôt étonné de ne pas tomber, tantôt à demi-ivre, fier de sa prouesse, et qui avance résolument jusqu'à s'oublier dans la contemplation du poudroiement des choses d'en-bas. Encore une pièce merveilleuse !

   Games (Jeux, 2017) de Chiayu Hsu se décline en quatre parties de durée croissante (de 1'17 à 4'). Virtuose, c'est le cycle le plus mouvementé, étincelant et cinglant, mais aussi rêveur, frémissant, il change à vue comme Protée.

   La belle étude d'Alan Shockley (1970 - 2020), study (nightsong) (2016), termine le programme : une pièce surtout en notes espacées, dans les aigus comme sur des pointes, pour ne pas réveiller, avec quelques résonances graves fantomatiques et médiums en apesanteur...

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   Un pur bonheur ! Un choix parfait de compositions sensibles, fluides et impondérables, interprété avec précision et finesse par un pianiste fascinant.

Paru en juin 2024 chez Sono Luminus (Boyce, Virginie) / 17 plages / 1 heure et 2 minutes environ

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Publié le 10 Juillet 2024

Christopher Cerrone - Beaufort scales
In Memoriam Ingram Marshall

   Je ne pouvais pas manquer ce disque, dédié à la mémoire d'Ingram Marshall (1942 - 2022), compositeur américain dont j'ai suivi la carrière jusqu'à ses ultimes September Canons (New World Records, 2009). C'est un compositeur qui a beaucoup compté pour moi. Comme continue de compter la maison de disque qui accueille pour la première fois la musique de Christopher Cerrone, Cold Blue Music, la maison mère de John Luther Adams, Michael Byron, Peter Garland, Jim Fox, Chas Smith...

Et puis figurez-vous que ce disque est interprété par le Lorelei ensemble ! Comment résister à l'appel de huit sirènes ?

Enfin, c'est le nouveau disque de Christopher Cerrone, que je suis assez fidèlement depuis son second disque, The Pieces that Fall to Earth (2019).

[À propos du disque et du compositeur]

   C'est en lisant le livre de Scott Huler, Defining the wind : The Beaufort scale, and How a 19th-Century Admiral turned Sciece into Poetry que Christopher Cerrone a décidé d'écrire une œuvre sur cette échelle inventée par l'amiral britannique Francis Beaufort (1774 - 1857) en 1805 pour mesurer empiriquement la force du vent, de force 0 (calme / la fumée monte verticalement) à 12 (ouragan / l'air est rempli d'écume et d'embruns). Beaufort Scales est une œuvre écrite pour huit voix féminines (le Lorelei ensemble) et électronique (le compositeur). Elle comporte treize mouvements d'intensité musicale croissante, plus quatre interludes sur des extraits dits de F. Scott Fitzegerald (Gatsby le Magnifique, 1925)), Herman Melville (deux extraits de Moby-Dick, 1851), de la poétesse canadienne Anne Carson (The Anthropology of Water) et un extrait de l'Évangile selon Saint-Matthieu de la Bible du roi Jacques (King James Bible, 1611). Au fur et à mesure que le vent s'amplifie et le temps se détériore, chacune des voix est de plus en plus déformée, reflet, selon le compositeur, d'un monde saturé de technologie, dans lequel des conditions météorologiques extrêmes se font plus fréquentes.

[L'impression des oreilles]

   Tout commence par des chuchotements et de légers sifflements, puis une première voix s'élance, relayée par des échos, puis une seconde, une troisième, en un canon de plus en plus touffu, véritable gerbe lumineuse renaissante. C'est le très beau "Prelude" bruissant de mystères. L'étape 1 ("Step 1, titre 2) propose d'abord un  jeu d'appels et de réponses constitués par le mot "Ripples" envoyé comme des balles de ping-pong, autant de minuscules rides avant l'entrée des voix chantées sur ce fond glissant. Le premier interlude juxtapose le texte de Fitzgerald, impeccablement dit, et une fine trame électronique sur laquelle les fragiles échos de certains mots se posent.

Christopher Cerrone - Beaufort scales
  (Ingram Marshall + Steve Reich)2

   Les étapes 2 & 3 (titre 4) développent une polyphonie ensorcelante de volutes, fusées, répétitions circulaires. On est au cœur de cette cantate post-minimaliste qu'est Beaufort Scales. On pourrait parler aussi d'oratorio, en raison de l'alternance des pièces chantées et des pièces dites (les interludes, aussi partiellement chantés d'ailleurs)), en dépit du sujet profane, car la perspective est constamment sublime. Les voix angéliques chantent la beauté des vents, la montée perpétuelle vers les cieux. En écoutant la musique de Christopher Cerrone, j'ai pensé qu'il rendait un double hommage, à Ingram Marshall, bien sûr, mais aussi à Steve Reich. Beaufort Scales, ce sont les Hidden Voices d'Ingram et les étourdissantes compositions vocales de Steve Reich réunies pour une célébration éblouie des états des éléments, de la mer comme un creuset d'or en fusion, qui bouillonnait de lumière ou du feu qui dansait dans le ciel. La trame électronique d'une miraculeuse finesse accompagne les huit voix (quatre sopranos, deux mezzo-sopranos, deux altos) de ces nouvelles sirènes tout au long de cet envoûtant éloge du temps qu'il fait. La dernière étape et le Postlude créent comme un étonnant orgue atmosphérique, grandiose et ineffable...

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   De disque en disque, Christopher Cerrone s'affirme comme l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Beaufort Scales est son nouveau chef d'œuvre, resplendissant.

« Le soir venu, tu dis : « Il fera beau, car le ciel est rouge. » (Matthieu 16 : 2)

Paru en mai 2024 chez Cold Blue Music (Los Angeles, Californie) / 12 plages (11 séparées + 1 pour l'œuvre sans interruption / 2 fois 35 minutes environ)

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Publié le 4 Juillet 2024

Rodney Sharman - Known and Unknown (Rachel Kiyo Iwaasa, piano)

[À propos du disque et du compositeur]

    Compositeur et flûtiste canadien vivant à Vancouver (Colombie-Britannique), Rodney Sharman (né en 1958) est considéré par l'un de ses maîtres, Louis Andriessen, comme le compositeur canadien le plus doué de sa génération. Il a travaillé notamment avec le Hilliard Ensemble, le Quatuor Bozzini. Il écrit de la musique de concert, compose pour le cabaret, l'opéra et la danse. Il a collaboré avec le réalisateur Atom Egoyan pour son opéra de chambre Elsewhereless.

   Known and UnKnown est une sorte d'auto-portrait musical, préparé soigneusement depuis 2016, puisqu'il rassemble des œuvres écrites entre 1978 et 2021. C'est la pianiste Rachel Kiyo Iwaasa, alliée précieuse du compositeur depuis leur rencontre en 2000, qui interprète les dix-huit pièces de l'album. Sa virtuosité et sa sensibilité en font l'interprète idéale de la musique de Rodney Sharman.

La pianiste Rachel Kyo Iwaasa

La pianiste Rachel Kyo Iwaasa

   Les neuf premières pièces sont les trois livres de ses transcriptions d'opéra, transcriptions très libres, qui me rappellent les belles transcriptions d'Yvar Mikhashoff (voir mon Hommage à Yvar Mikhashoff). Qui retrouverait le Tristan und Isolde  de Richard Wagner derrière la deuxième pièce, délicate broderie méditative ajourée de silences ? Rodney Sharman montre dans ces fantaisies toute l'étendue de sa science mélodique, de son sens dramatique aussi, s'amuse à ajouter parfois du texte parlé ou chanté. C'est un régal d'un bout à l'autre !

   Son "Narcissus" (titre 10) est sévère, dramatique : le piano, percussif et tranchant, découpe de la glace, peut-être celle du miroir où il se contemple sans complaisance. Par contraste, le petit "Lento" de 1978, la plus ancienne pièce de l'album, est d'une brumeuse et touchante fragilité. La "Canonic Toccata" (titre 12), d'abord presque timide, explose en gerbes vigoureuses. "The Anglo Tango" pourrait être ajouté à la collection de tangos d'Yvar Mikhshoff (voir plus haut) : tango quasi orchestral, chatoyant et délicieusement chaloupé.

"The Garden" (titre 14), la plus longue composition (10'34), est une curieuse pièce parlée et chantée, humoristique et intimiste, qui prend l'allure parfois d'une petite pièce de théâtre ou de cabaret, avec de beaux passages rêveurs et sensuels. "Little Venice" est une autre miniature, fraîche et élégiaque : un petit bijou ! Vient ensuite un des sommets de l'album, "Watchful", pièce envoûtante et mystérieuse, construite sur des boucles inlassables, entrelacées.

   L'intérêt ne faiblit pas avec l'émouvant "Notes on Beautiful" (titre 17), tout en belles ombres, en profondeurs énigmatiques. Le dernier titre, éponyme, a été commandé par la pianiste à la mémoire de sa mère récemment disparue. Il est basé sur l'aria Ich habe genug, la cantate de Bach favorite de la disparue. C'est une méditation dépouillée, une avancée incertaine, comme titubante, entravée, mais décidée : l'aria de Bach, sauf un peu avant le milieu, est  doucement disloquée, redistribuée sur des plans séparés ou étirée jusqu'au silence final.

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Un disque magnifique de piano contemporain, remarquablement interprété !

Paru en mars 2024 chez Redshift (Vancouver, Colombie-Britannique / Canada) / 18 plages / 1 heure et 13 minutes environ.

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Publié le 1 Juillet 2024

Ingrid Schmoliner - MNEEM

[À propos du disque et de la compositrice-interprète]

    Compositrice et enseignante, la pianiste autrichienne Ingrid Schmoliner s'est fait un nom dans le domaine des musiques contemporaines, qu'elles soient d'avant-garde, improvisées, expérimentales. Commande du Wien Modern Festival en 2019, sa dernière composition MNEEM est un bloc d'un peu plus d'une heure qui exige une concentration absolue de l'interprète. Enregistrée dans la Wiener Konzerthaus, elle est jouée sur un piano à queue préparé avec des bouts de bois sculptés, des clous, du caoutchouc et des poils de porc-épic. Les pierres de l'album - photographiées par Maria Frodl - ont été collectées par l'artiste sur les rivières et les plages au cours de ses voyages. Ce sont des pierres qui accompagnent Ingrid Schmoliner. Sur les impressions, il est écrit de quelle rivière ou plage ces pierres ont été trouvées.

Ingrid Schmoliner / Photographie © Thomas Plattner

Ingrid Schmoliner / Photographie © Thomas Plattner

[L'impression des oreilles]

   Les Métamorphoses du piano

   La main droite répète jusqu'à la fin un motif de croches rapides, qui changera peu au long de la pièce. Sur cette assise minimaliste, Ingrid Schmoliner construit une œuvre fascinante, constamment mouvante. Fragile et cristalline au début, elle est dramatisée par la main gauche et ses interventions percussives d'abord espacées, mixées et amplifiées, envoyées dans la salle par des haut-parleurs. Puis la main gauche coule aussi des motifs rapides, épaississant la trame sonore. Cette même main intervient à la fois comme piano grave et comme une sorte de xylophone. Puis interviennent des sonorités évoquant des gongs de gamelan. La composition se creuse, telle le déversoir de plusieurs sources intarissables, croisées, mêlées, accélérant ou ralentissant. Nous voilà en pleine mer, bercés par une douce houle. La main gauche introduit grincements et chocs bruitistes dans ce continuum halluciné, qui met l'auditeur dans un état second, propre à recevoir tout un monde étrange surgi de l'intérieur du piano, devenu nef craquante, martelée. Au milieu de la pièce, c'est comme un cauchemar, un cercueil qu'on frapperait pour l'ouvrir, et puis c'est l'irruption d'une lumière imprévue, une autre phase. Car cette œuvre prend différents visages : après trente trois minutes, la pièce se fait solennelle, puissante, grondante, de plus en plus sourde, de plus en plus mystérieuse, mécanique incantatoire ténébreuse parcourue de déchirements, craquements. Un véritable passage au noir, le piano devenu un instrument infernal ! Puis d'énormes torsions internes agitent la masse, soulevée, aérée, à nouveau cherchant le chemin de la lumière dans le retour d'un fracas menaçant. Il y a dans cette musique quelque chose de mythologique, l'écho de luttes titanesques. C'est la matière même dont on entend le vacarme, l'effort contre la pétrification, l'immobilité. C'est le chant obstiné d'une révolte obscure, immémoriale, qui s'enfle dans l'irrésistible et long crescendo final.

   Une composition prodigieuse !

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  Je ne peux hélas rien vous dire du titre...

Paru en mars 2024 chez Vintil Records (Vienne, Autriche) / 1 plage / 61 minutes environ

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