Publié le 31 Décembre 2024

Jana Irmert - When I Dissolve

    Artiste sonore et compositrice installée à Berlin, Jana Irmert sort son sixième disque sur le label autrichien Fabrique Records (qui publie également Christopher Chaplin). C'est le troisième article que je lui consacre, après ceux dédiés à The Soft Bit en 2021 et à What Happens at Night en 2022. Ce nouveau disque rassemble ses compositions pour le film hybride, entre documentaire et autofiction, To Be an Extra (2024), de la réalisatrice allemande Henrike Meyer. N'ayant pas vu le film, je laisse de côté l'éventuelle dimension "illustratrice" de cette musique. Il suffit de savoir que les deux artistes ont eu des conversations sur les phénomènes dits "para-normaux", à la limite de nos existences, comme les trous noirs, les espaces de respiration, les déconnexions soudaines entre parties corporelles, les bruits inquiétant surgis du silence. Jana Irmert est à l'aise dans ces mondes ! Le disque est disponible aussi en Dolby Atmos, pour nous envelopper encore mieux dans les trames sonores de la compositrice...

Jana Irmert @ Kasia Zacharko

Jana Irmert @ Kasia Zacharko

   Tout commence par de sourds grondements, comme des irruptions souterraines. On est bien dans le « marécage ou le marais » que la musique de Jama Irmert aime explorer sous les surfaces. Tout un monde mystérieux est là, étrange, invisible, mais qui engendre des visions : "Not visible but seeing" est le titre de la première pièce, prélude à l'entrée dans les trous noirs ("Black Holes", titre 2). Cette musique électronique a aboli toutes les frontières, les séparations. Les sons nagent, ils sont liquides, brumeux, ils filent à vive allure dans un espace glauque où ne subsistent plus que quelques aspérités instrumentales (un frottement de cymbale, une voix peut-être..). La respiration ("A Room Breathing (The Nothing)", titre 3) est aspiration, avalement, réverbérations. Soudain surgit une vague de lumière, forte, intense, qui anéantit, submerge momentanément la ténébreuse présence respirante. Qu'est-ce que le corps, sinon une circulation de fluides, le lieu d'une activité inconnue, presque effrayante, effarante ? ("Body Knowledge", titre 4).

      C'est pourquoi la musique de Jama Irmert est authentiquement fantastique. Les sons ne sont pas imputables à un lieu, à une chose, ils surgissent des tréfonds, des abysses : ils sont la nuit, la nuit se repliant sur elle-même, inconnaissable, hantée de cauchemars. Il y pleut des neiges grumeleuses, noires, il y vente des courants flous, sauvages, il y gîte des monstres enfouis. C'est là qu'est tapi le rien ("The Nothing", titre 6), le rien radieux, qui se lève au milieu des déflagrations et des ascensions. Dans ce monde de sillages et d'errances, il n'y a pas d'obstacle, pas de terrain sur lequel tomber ("No Ground to Fall on", titre 7). Il n'existe que des apparitions informes, vaguement délimitées par le contour des masses en mouvement, en tremblement, en effritement. Toute action au premier plan se double d'un bruit de fond ("Foreground Action Background Noise", titre 8), jusqu'à l'impossibilité de tracer une démarcation entre ces deux plans, d'ailleurs, tant ils sont intriqués, solidaires. C'est le règne de la brume ("Mist", titre 9), des cornes de brume entremêlées, des banquises sonores les plus louches et les plus somptueuses à la fois. Tout y part en lambeaux, tout disparaît..."When I Dissolve" (titre 10 éponyme) condense ce travail interne, lourd de menaces, prometteur d'aubes coulées, fracturées par des fissures hachées. La musique se fait travail de sape et vêture translucide de néant, accoucheuse d'aliens (titre 11) dont on croit entendre les pas froissés dans les mousses opaques, les cris monstrueux dans les écroulements innommables. Les admirateurs de Poe, de Lovecraft, de Stephen King et de quelques autres y reconnaîtront leurs univers hantés, dans lesquels la clarté relative des premiers plans est contaminée par la puissance des arrière-plans sombres ("Foreground Light Background Dark", titre 12 et dernier). Ce dernier titre n'est-il pas comme une agonie de la lumière dans les pluies et les vents d'avant et d'après l'homme ?

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Le disque abouti et impressionnant d'une artiste visionnaire.

Paru fin octobre 2024 chez Fabrique Records (Vienne, Autriche) / 12 plages / 34 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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Publié le 18 Décembre 2024

Giuliano d'Angiolini - )))(((

[À propos du disque et du compositeur]

   Né en 1960, le compositeur et ethnomusicologue italien Giuliano d'Angiolini, installé à Paris, a déjà à son actif trois albums, publiés chez Edition RZ et Another Timbre (qui a enregistré notamment Melaine Dalibert) . Son nouveau disque )))((( contient trois nouvelles œuvres. La première, éponyme, de 2023, est, dans la version proposée ici, pour quatre flûtes et six clarinettes. "7 flauti" est une pièce plus ancienne (2010), pour sept flûtes...comme son titre l'indique. La dernière, "100100", date de 2023, fait intervenir 36 flûtes. Ajoutons que les deux dernières suivent des procédures strictes d'indétermination : elles sont donc différentes à chaque nouvelle interprétation. Le compositeur présente ainsi sa musique : « Je m’intéressais particulièrement à la rugosité des sons, aux battements acoustiques et aux tonalités combinatoires (résultantes). Ces tonalités n’existent pas physiquement, elles sont produites par le cerveau : nous les entendons dans notre tête. J’aime la sensation qu’elles produisent en nous, comme si nous étions nous-mêmes une source sonore ; ce qui nous fait perdre notre distance par rapport au son et un peu de notre propre intégrité. » Les interprètes sont le flûtiste sicilien Manuel Zurria, collaborateur notamment d'Alvin Lucier, et interprète de tous les grands compositeurs italiens contemporains, et, pour la clarinette, le multi instrumentiste Paolo Ravaglia, dont le répertoire de clarinette s'étend des clarinettes anciennes et chalumeaux au folklore, à la musique afro-américaine et à l'avant-garde.

Le compositeur Giuliano d'Angiolini

Le compositeur Giuliano d'Angiolini

[L'impression des oreilles]

La musique des commencements perpétuels

   Commodément calé au fond du canapé, les oreilles vides de musique depuis quelques jours, je suis prêt pour l'écoute, ou plutôt la réécoute, la troisième. Il faut faire le vide pour cette musique, je l'ai senti d'emblée. Être vierge pour entendre ce que tente Giuliano d'Angiolini.

   Quatre flûtes, six clarinettes...Comme des trompes dans la montagne, des appels de berger à berger. Le mugissement d'un troupeau fantôme au milieu des silences. Comme un orgue fantastique. Des souvenirs enfouis de la musique de Giacinto Scelsi me remontent aux oreilles ! Les instruments frémissent, les sons se courbent, forment un tuilage fragile. Ils interrogent le silence, à la racine du souffle. Ce sont des éclosions, parfois comme des déchirures rapides, suivies de longs glissendos de minuscules billes sonores. Des émanations du silence, des sculptures du silence. Des séquences comme des prières, des adorations. On croit aussi entendre fugitivement les shakuhachis de la musique japonaise. On a oublié le temps...

Liturgie de l'infinie douceur

"7 flauti" commence en canon flottant : éventail des flûtes, camaïeux de douceurs veloutées. Derrière le souffle, la fine trame pétillante de la trace sonore. La musique de Giuliano d'Angiolini reste au plus près de l'immatériel, de l'impondérable. Elle saisit l'informe, non pour le solidifier, le structurer, mais pour le caresser, le peigner comme une chevelure soyeuse que l'on soulève lentement, respectueusement. C'est une musique appliquée au pinceau par un peintre-calligraphe. Aussi est-elle dans son dépouillement d'une spiritualité quintessenciée, tout en étant d'une sensualité, d'une suavité extraordinaire. Chaque surgissement est servi comme un miracle, à tel point que les flûtes sonnent presque comme des orgues sur la fin, dans des chatoiements à la Ligeti...

Le Chœur merveilleux des Dissonances

   La dernière composition, "100100" est la plus brève (9'08) , le disque s'organisant de la plus longue (plus de vingt-trois minutes) à la plus courte, comme s'il se condensait en augmentant le nombre de couches sonores, puisque cette fois pas moins de trente-six flûtes sont convoquées ! C'est un orchestre onduleux, déraillant, des circulations aléatoires d'atomes musicaux, circulations saisies dans leur foisonnement micro frétillant. Puis des levées successives au seuil de l'Harmonie, esquisses mélodiques diaphanisées, bouquets en expansion vibratoire comme autant d'univers...

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Giuliano d'Angiolini est le berger des levées harmoniques, le sculpteur de la Splendeur immaculée, immémoriale. Ce disque nous sort du Temps pour nous rendre à l'Éternelle Beauté.

nParu début décembre 2024 chez elsewhere music (Jersey City, New Jersey) / 3 plages / 50 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales