Publié le 26 Février 2025

Lawrence English - Even The Horizon Knows Its Bounds

  L'artiste, philosophe de l'écoute et compositeur australien Lawrence English est régulièrement présent dans ces colonnes, ne serait-ce qu'à travers sa maison de disque, Room40, devenue incontournable dans le domaine des musiques ambiantes et électroniques. Les rapports entre les lieux et les sons sont au cœur de ses recherches. Il écrit notamment : « J’aime à penser que le son hante l’architecture. C’est l’une des interactions véritablement magiques permises par l’immatérialité du son. C’est aussi quelque chose qui nous a captivés depuis les temps les plus reculés. Il n’est pas difficile d’imaginer l’exaltation de nos premiers ancêtres s’appelant les uns les autres dans les sombres cavernes semblables à des cathédrales qui leur offraient émerveillement et sécurité.(...) Le lieu est une expérience subjective et évolutive de l’espace. Les espaces offrent la possibilité d’un lieu, que nous créons à chaque instant, façonnés par nos manières de donner du sens. Si les caractéristiques architecturales et matérielles de l’espace peuvent rester relativement constantes, les personnes, les objets, les atmosphères et les rencontres qui les remplissent s’effacent à jamais dans la mémoire. » Son nouvel opus résulte d'une commande du conservateur Jonathan Wilson qui voulait un environnement sonore pour le bâtiment "Naala Badu" de la galerie d'art de la cité de Sidney (Nouvelle-Galles du Sud, Australie). Un éventail d'artistes souvent liés à Room40, parmi lesquels on retrouve Chris Abraham, Madelaine Cocolas ou Norman Westberg, a répondu à la demande de Lawrence English pour participer à son œuvre. Le compositeur a ensuite "digéré" leurs participations pour aboutir à cette longue pièce de quarante-cinq minutes, découpée pour des raisons qu'on imagine en huit sections titrées "ETHKIB" de I à VIII.

Lawrence English / Photographie © T. Pakioufakis

Lawrence English / Photographie © T. Pakioufakis

Vers des royaumes inquiétants...

    Even The Horizon Knows Its Bounds représente un sommet dans l'œuvre de Lawrence English. C'est une immense cathédrale ambiante, à la charpente solide, colossale. Nous voici  assez loin de Brian Eno ou de Harold Budd ! L'ouverture est grandiose, piano impérial sur une toile grondante, ondulante et une grève de sons électroniques comme sol sonore. On ne descendra pas de cette altitude : ni mièvrerie, ni mollesse comme parfois chez les deux précédents (parfois, c'est un admirateur qui risque cette remarque !). La section II s'approfondit par une véritable polyphonie foisonnante de textures. Le mixage de Lawrence English est évidemment impeccable : combien de disques n'a-t-il pas mixé, matricé ? La section III se fait plus opaque, granuleuse, comme un orage qui couve au milieu d'épais nuages. Avec la section IV, on monte encore, la pâte est ponctuée de bourdons profonds et en même temps par les accents métalliques de la guitare à pédale en acier, tandis que le mur sonore s'épaissit, pulse en vagues noires.

   La Lumière résistera aux Ténèbres !

   Une frappe intériorisée dans la masse sonore rythme puissamment la section V, vaporisée, rayonnante, traversée de courants soudains qui la déchirent. Il y a là une force dramatique, un potentiel émotionnel formidable, au sens ancien de qui est à craindre, terrifiant. L'ambiante de Lawrence English n'est pas une gentille draperie, c'est un linceul de voiles qui vous tire vers des royaumes inquiétants, peuplés de voix fantômes qu'on croit entendre dans la section VI. C'est une musique d'engloutissement dans l'espace infini. Et l'on est presque surpris de retrouver le piano, perdu en route, un piano presque léger. Il semble qu'on ait passé le cap de la noirceur. Le mur sonore continue de s'amincir (relativement...) en VII, mais la trajectoire ne dévie pas, ne s'abaisse pas, et à nouveau tout se coagule dans une matière sombre aux infimes irisations, aux échardes un peu plus claires. La pulsation se fait plus sensible, les voix lointaines, subliminales, reviennent hanter les fonds. Prodigieuse musique, comme organique, vivant d'une vie fascinante, lancée dans l'Éternité, auréolée grâce au piano dans la dernière section d'une lumière, d'une douceur refusant de se noyer dans le cœur des ténèbres... C'est d'une beauté bouleversante, ponctuée par les trois coups graves du Destin.

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Un chef d'œuvre de la musique ambiante électronique d'aujourd'hui.

Paru le 31 janvier 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 10 plages / 54 minutes environ

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Publié le 24 Février 2025

Charlemagne Palestine & Seppe Gebruers - Beyondddddd The Notessssss

[À propos du disque et des musiciens]

   Des deux musiciens, je connais bien le premier, Charlemagne Palestine (né en 1947), dont vous trouverez une biographie assez développée dans mon article du 29 juin 2007. L'ancien carillonneur aime bien depuis longtemps jouer simultanément sur deux pianos. Lorsqu'il a rencontré le pianiste, improvisateur et compositeur belge Seppe Gebruers (né en 1990), beaucoup plus jeune que lui, des étincelles ont dû jaillir : ce sont deux pianistes hors-norme, aventureux, qui s'intéressent tous les deux à la micro-tonalité. De surcroît, Seppe Gebruers a déjà, lui aussi, joué simultanément sur deux pianos, accordés à un quart de ton d'intervalle : « En accordant les pianos à un quart de ton d'intervalle, je joue avec notre habitude artificielle collective : le tempérament égal. Depuis le Das wohltemporierte Klavier de J.S. Bach, la coutume en Europe est d'avoir douze demi-tons égaux dans une octave ; un système d'accord uniforme qui domine encore la musique occidentale. En ajoutant des quarts de ton, une octave est divisée en vingt-quatre intervalles égaux, multipliant les possibilités harmoniques. Ainsi, notre compagnon de jeu – la tonalité – qui était devenu un outil évident, est mis au premier plan. Je le fais à la fois pour remettre en question la tradition et par amour pour elle. » écrit-il dans Playing with the standards (Jouer avec les standards). Le musicien Koen van Meel éclaire d'un jour intéressant la pratique de Seppe Gebruers : « Dans le choix de jouer chaque clavier avec une seule main… les possibilités de microtonalité atteignent leur plein potentiel désorientant. Placer deux pianos différemment accordés l'un à côté de l'autre ou l'un en face de l'autre fait perdre toute signification au jeu « juste » et « faux » et permet à la musique de se déployer dans toute sa gloire kaléidoscopique. » Imaginez ce que cela peut donner avec quatre pianos, deux Érard accordés un quart de ton plus bas que deux Yamaha ! Le disque a été enregistré en direct au fond de la Fonderie Kugler. Les deux musiciens sont face à face, échangent leur place à un moment, et sont surveillés par des "divinités", notamment les ours en peluche dont aime à s'entourer Charlemagne Palestine.

Seppe Gebruers et Charlemagne Palestine (de dos)

Seppe Gebruers et Charlemagne Palestine (de dos)

[L'impression des oreilles]

[Le disque est découpé entre trois moments de durée décroissante, plus de vingt minutes pour le premier, un peu moins de six pour le dernier.]

L'innocence pianistique...

  Un petit carillonnement pour commencer, et tant de douceur, étonneront les admirateurs de Charlemagne Palestine, habitués à son strumming torrentiel. Les notes résonnent longuement, comme nous a prévenu le titre avec la répétition six fois de la consonne finale des deux mots clés. Intrigué par le titre, "Gotcha", qui signifie Je t'ai eu, je me suis demandé qui se faisait avoir dans cette interprétation. Plus qu'une allusion à une éventuelle rivalité ou surenchère entre les deux pianistes, il m'a semblé y comprendre soit une allusion malicieuse à notre surprise d'auditeur, soit l'expression de la satisfaction des interprètes, parvenus à leurs fins artistiques, les deux ne sont d'ailleurs pas antinomiques. Tous nos repères auditifs étant brouillés, nous sommes livrés à la musique, à son étrangeté radicale  - qui étonnera un peu moins ceux qui sont familiers avec l'intonation juste, mais ici cela va au-delà, ou les inconditionnels de John Cage et de son piano préparé... Peu à peu, des gerbes de notes jaillissent, se croisent, se répondent, créant des bouquets sonores denses, colorés, sertis d'harmoniques bourdonnantes. De très brèves séquences semblent retomber dans une musique impressionniste, néo-classique, comme une remontée de souvenirs anciens, mais la musique s'en va ailleurs, elle explore l'inconnu, patiemment, d'où des silences qui ne sont pas ceux d'une méditation à proprement parler, encore que, mais d'une écoute de ce qui pourrait venir. La musique va de pétillements artificiers à des gravités ensauvagées, retrouvant brièvement en fin de "Gotcha 1" la balancement fatidique d'une horloge, intercalé avec de nouvelles en-allées lumineuses.

   "Gotcha II" commence plus sévèrement par des notes graves répétées. Proximité de ténèbres, montée d'une sombre frénésie : retour d'un strumming puissance quatre, dans un cliquetis et un martèlement des cordes frappées. Pourtant, la pièce se déplace vers un kaléidoscope chatoyant façon gamelan, myriade de notes sonnantes et résonnantes. La musique bouillonne, s'évapore dans des échappées, puis se tait, reprend dans une répétition forcenée de notes aiguës. À chaque nouveau silence, elle se reprend, se concentre, cherche, appelle, et trouve un chemin vers une rivière limpide, elle roule sur des galets, étincelle, monte comme aspirée, barattée par un tourbillon fantastique.

   Le titre éponyme porte à son plus haut point la distorsion généralisée de nos repères : tout est faux, et tout est étonnant de fraîcheur, ruisselle. L'irruption soudaine de graves profonds interroge le Mystère avec aplomb, soutenue par de grands à-plats bourdonnants, des répétitions extatiques, pour nous entraîner...au-delà des notes !

P.S. Pas d'extraits de cette rencontre, mais vous trouverez bien des concerts des deux musiciens pour vous faire une idée !

 

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Deux pianistes prodigieux pour une fête sonore vivifiante !

Paru en février 2025 chez Konnekt (Genève, Suisse) / 3 plages / 40 minutes environ

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Publié le 21 Février 2025

Tape Loop Orchestra - Sabbat de voix

   Tape Loop Orchestra est le nom du projet du musicien et compositeur de Manchester Andrew Hargreaves, qui a déjà sorti sous ce nom au moins une vingtaine d'enregistrements. Son nouveau disque est paru dans la collection Spirituals [PSALM019] du label anglais Phantom Limb. Il comprend deux pièces longues, chacune autour de plus ou moins dix-huit minutes.

Rêvons sur les dénominations : Spirituals - Phantom Limb. Musique vocale sacrée, membre fantôme... La musique du Tape Loop Orchestra est bien dérivée de la voix. Mais ce sont des voix retraitées, décomposées et mises à distance, des voix devenues fantômes, des voix spectrales plongées dans un flou nostalgique.

Les Voix fantômes du Paradis Perdu...  

   "Voix figées" commence par une longue introduction de cordes bourdonnantes en boucle dans un halo de poussières, de grésillements. Cette musique revient de loin. Peu à peu, des voix trouent le ciel brumeux, des voix archangéliques, comme le souvenir d'un paradis perdu. Elles tournent, enrobées de couches graves de cordes. Irréelles, elles déchirent le temps qu'elles hantent et dans lequel elles s'abîment, telles des étoiles de lointaines galaxies. Une stase mélancolique, sans elles, s'ouvre au milieu de la pièce et sur une partie de la seconde moitié, tombeau d'une transcendance disparue. Puis elles reviennent, et le Mystère renaît de cette Beauté, enchanteresse en dépit des alluvions, des scories qui s'accrochent à elles. Rien n'y fait : ces "Voix Figées" témoignent d'une Chute ancienne...Je crois qu'il faut entendre sabbat de voix, non comme une allusion à une assemblée de sorcières, mais dans le sens d'une orgie de voix, d'une assemblée de voix qui occupe l'espace pour célébrer un repos édénique que l'humanité d'après ne connaît plus.

   "Voix empruntées" semble surgir d'un vieux vinyle craquant. Une seule voix chante d'abord un lamento sur des phrases glauques de piano, puis d'autres, plus lumineuses, la rejoignent, accompagnées de bourdons d'orgue et de cordes. Un soleil crépusculaire baigne cette musique au doux bercement, toujours au bord d'une extase ineffable et sur le point de disparaître. Les voix se taisent au centre de la pièce, laissant place à un ressac hanté par une phrase mystérieuse d'un instrument non identifié (clarinette basse ? électronique bien sûr...) avant le retour du piano, plus en avant, mais plus glauque encore, pataugeant dans un marais liquide. Lorsque les voix reparaissent, le vaisseau fantôme prend corps, envahi de résonances. Un espoir, peut-être, tire le navire jusque là englué dans une mélancolie épaisse. Des percussions bourdonnantes dessinent dans les nuages, entre les voix, le souvenir de chants folkloriques très anciens, déformés. Andrew Hargreaves est le maître d'évocations fascinantes, minutieusement orchestrées.

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Sabbat de voix plonge aux racines de la mélancolie pour en extraire la quintessence éthérée, illuminée par les soleils troubles des souvenirs à demi ensevelis.

Paru en février 2025 chez Phantom Limb (Brighton, Royaume-Uni) / 2 plages / 36 minutes environ

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Publié le 17 Février 2025

Julius Aglinskas (1) - blue dusk

   Découvert hier en rédigeant l'article consacré au disque de piano de Marta Finkelštein, le compositeur lithuanien Julius Aglinskas (né en 1988) m'impose un retour en arrière. Il écrit de la musique comme on respire, sans se soucier d'idéologies ou de causes, ni de théories musicales. De la musique qui touche l'âme, en profondeur. blue dusk est sorti en 2023, interprété par l'Ensemble britannique Apartment House, un ensemble de chambre lié au label Another Timbre, avec plus de quarante albums à son actif (Olivier Messiaen, John Cage, Julius Eastman, etc.).

Deux violons, un alto, un violoncelle, une guitare électrique, et un piano en position de semi soliste par moment. Plus un traitement audio supplémentaire.

Julius Aglinskas

Julius Aglinskas

Suavités mélancoliques

   Blue dusk (Crépuscule bleu ), s'il se présente en deux parties, forme un tout. C'est comme une immense élégie, très douce, sans cesse reprise en canon, un dialogue entre deux trios : cordes caressantes (violons et alto) face au piano, à la guitare électrique et au violoncelle, qui leur répondent posément en laissant résonner leurs notes. La pièce suit un ample mouvement ondulatoire de flux et de reflux, de long  crescendo et de quasi disparition. On pourrait parler de minimalisme, de musique répétitive, mais d'une suavité inaccoutumée dans ces musiques. Que l'œuvre soit interprétée par un ensemble britannique n'est pas anodin. Il y a quelque chose de très anglais dans cette langueur. Blue dusk  fait écho pour moi à The Sinking of the Titanic de Gavin Bryars ou encore à des pièces de Richard Skelton comme la sublime "Of The Sea" dans Verse of Birds (2012). Bien sûr, la tonalité ambiante n'est pas sans évoquer non plus Brian Eno et sa galaxie. Le piano, d'un calme surnaturel, clôt la première partie.

   Et nous replongeons dans cet océan mélodieux qui semble retenir ses vagues pour mieux offrir ses demi-teintes alanguies. Tout est comme amorti, enveloppé d'un réseau d'harmoniques arrondies. La mélancolie n'est pas souffrance dramatique, c'est à peine une tristesse vague, un penchant à la rêverie, une manière de s'abandonner au temps, de s'allonger dans la lumière diffuse d'un crépuscule immensément distendu. Si, parfois, la musique semble se déchirer, elle se voile immédiatement, s'enroule dans des volutes d'une envoûtante lenteur, ponctuée par le piano en sourdine dans des graves veloutés. En l'absence de toute rythmique proprement dite, la texture de plus en plus serrée des boucles et variations crée un balancement hypnotique au charme irrésistible.

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Ci-dessous une très belle version, qui n'est pas exactement celle du disque (elle est plus courte).

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Une musique de chambre ambiante absolument sublime ! Un chef d'œuvre pour disparaître dans la Beauté de crépuscules infinis...

 

Paru fin mars 2023 / Autoproduit (Vilnius, Lithuanie) / 2 plages / 36 minutes environ

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Publié le 16 Février 2025

Marta Finkelštein - between a thousand moons

   Interprète et conservatrice musicale, ia pianiste lithuanienne Marta Finkelštein s'est beaucoup consacrée ces dernières années à l'ensemble de musique contemporaine Synaesthesis qu'elle dirige. Elle a rassemblé sous le titre  between a thousand moons un programme constitué de courtes pièces pour piano solo écrites entre 1905 et 2024 par des compositeurs de son pays. C'est donc un panorama de la musique de ce pays, de ses caractéristiques et de sa grande diversité stylistique qui nous est proposé. 

   Les lignes qui suivent doivent les informations sur les compositeurs à l'excellent site du Centre d'Information musicale de Lithuanie [ avec un joli "h" !, que je conserve...].

La pianiste Marta Finkelštein

La pianiste Marta Finkelštein

    Les treize pièces du programme ne sont pas présentées selon l'ordre chronologique de leur parution, sans doute volontairement. La première place est toutefois accordée à l'une des plus anciennes (1906), au titre savoureux, J'ai nourri le cheval, j'ai nourri l'âne, de Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (1875 - 1911), compositeur phare de l'identité nationale et contemporain de Maurice Ravel, qui fut aussi un peintre dans la mouvance su Symbolisme et de l'Art nouveau. C'est une miniature délicate, intimiste et doucement solennelle. Belle entrée en matière. On retrouve Čiurlionis pour le prélude de la pièce six, tumultueuse traversée sur une mer agitée à calme.

   Titrée "Esquisses de M. K. Čiurlionis – Vignette pour une chanson folklorique", sans doute en hommage au compositeur précédent, la pièce d'Anatolijus Šenderovas (1945 - 2019), deuxième du disque, offre un curieux et réussimélange d'écriture impressionniste, folkloriste et contemporaine. La compositrice Žibuoklė Martinaitytė (née en 1973) signe la troisième, au titre magnifique, "Dégradés de lumière III. Comme dans des rêves transparents" (2018). C'est ma pièce préférée. Minimaliste avec ses boucles serrées, elle avance décidément dans un flux enveloppé d'un halo mystérieux.

 

   La compositrice Nomeda Valančiūtė (née en 1961), signe avec " Fin de la fête" (1987) une pièce follement post-cagienne sur piano préparé, presque une danse, facétieuse. De 1998, "Lemtis" (être destiné [?]) de Julius Andrejevas (1942 - 2016) oscille entre grave méditation et aperçus lumineux, passages dramatiques se changeant en rapides glissades, cascades, peut-être à l'image des phases de la vie, qui revient à son point de départ mystérieux. L'étude de concert N°2 (1981) de Vytautas Barkauskas (1931 - 2020) marche sur la pointe des notes, légère, au seuil d'une féérie devinée, tourne comme une folle, se lance dans une ébouriffante escalade avant de ralentir et de se reposer. L'étude n°2 (1933) de Vytautas Bacevičius (1905 - 1970) est une sorte de rêverie atonale, flottante et intrigante, non sans charme. La gavotte de Balys Dvarionas  (1904 - 1972) est un exemple brillant de l'inspiration folklorique sous-jacente à la musique lithuanienne. La "Chanson de pluie joyeuse" (titre 10, 1987) de Kristina Vasiliauskaité (née en 1956) est à mi-chemin de l'inspiration folklorique et de la musique savante, alerte et rayonnante.

   Les trois pièces enchaînées de Julius Aglinskas (né en 1988), "I. Moi, la fille à bicyclette / II. Arbre solitaire / III. Vélo sans volant" sont nimbées quant à elles d'une émouvante et très douce mélancolie.

 

   "Circa" (2024) de Dominykas Digimas (né en 1993) est la pièce la plus récente du programme. Magnifique exemple d'une musique intemporelle, introspective, comme de calmes réflexions au bord d'une pièce de silence, qui prélude fort bien à la dernière pièce, "Bangos (Flots, 2010) de Zita Bružaitė (née en 1966), mon autre pièce préférée de ce disque. Son lyrisme fluide, sur une structure de boucles et variations, atteint des accents d'une profonde beauté. Les presque six minutes de la composition servent l'élan de cette musique altérée d'infini.

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    Un très beau disque de piano, intelligemment conçu pour découvrir  des compositeurs lithuaniens à peu près inconnus en France (et probablement en Europe) et impeccablement interprété.

Paru fin janvier 2025 chez Music Information Centre Lithuania (Vilnius, Lithuanie) / 13 plages / 45 minutes

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   En marge de ce programme, vous pouvez aussi écouter "Blue Dusk", magnifique pièce de musique de chambre de Julius Aglinskas qui rend bien falotes certaines musiques ambiantes...

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Le piano sans peur, #Des Classiques pour Aujourd'hui

Publié le 14 Février 2025

Memory Scale - Chapter Five

   Fatigué des musiques qui prétendent changer le monde et assener un message souvent d'un simplisme désolant, je me suis calé Chapter Five pendant une séance photo. Et je n'ai pas abandonné le disque dès le premier ou second titre, ou troisième, car j'insiste pour écouter si quand même je peux en sauver quelque chose. Chapter Five tient la route. Ce cinquième disque d'un bordelais que je découvre avec cette parution est le troisième chez Audiobulb, maison de disque britannique dont plusieurs albums sont dans INACTUELLES. Musicalement, il se fait appeler Memory Scale, Arnaud Castagné pour l'état civil. Il se dit amateur des musiques électroniques des années quatre-vingt dix, de Brian Eno, de Dieter Moebius (Cluster notamment) et de bien d'autres (Depeche Mode, Boards of Canada...). Il se dit aussi rêveur : c'est bon signe !

Arnaud Castagné

Arnaud Castagné

   On est tout de suite dans une ambiante feutrée, poussiéreuse, mystérieuse, avec "Causes & Effects", le premier titre, une très courte introduction emblématique. "Syntropy" semble nous diriger vers une musiqué électronique type IDM, avec clavier en boucles arpégées, mais le fond reste décidément ambiant, en nappes mélodieuses entrecroisées, jouant de plusieurs claviers : on entendra régulièrement le Rhodes ou le Wurlitzer au cours du disque, leurs sonorités réverbérées et glissantes. "A Late reading" s'enfonce dans une nuit glauque, la basse ponctuant lentement le titre en boucles à demi effacées, tandis que de brèves lacérations et picotements traversent les remous... L'un des grands moments du disque est sans doute le titre suivant, "Sense Data" et son prélude : la pièce esquisse un paysage fantomal, habité par des boucles de guitare et un Rhodes (ou Wurlitzer, je m'y perds) dans des graves profonds, auquel répond en écho un autre clavier. Tranquillement hypnotique, la composition monte vers de belles lumières.

   "Epicycloid", par contre, ne m'a guère convaincu, trop synthétique, trop mou. Passons ! Et je ne le fais pas exprès, à "But That will Pass" (titre 7), bourdonnant, puis solidement installé autour d'un clavier massif découpant les horizons avant un dernier tiers d'un lyrisme planant sur une pulsation répétitive : bon rétablissement, que confirme le bref "Crystal Ride", rayonnements à travers des volutes orageuses et des flux liquides. Memory Scale est évidemment encore plus à l'aise sur une trame brumeuse d'orgue et de guitare : "Afternoon's Echoes" distille un charme mélancolique certain, qui résiste à l'assaut des sons synthétiques grâce à l'épaisseur des nappes d'orgue ! Mais "The Armillary Sphere We All Need" (titre 10) est bien poussif, plombé par le manque de perspective : les répétitions traînent en longueur... on s'ennuie, je passe au suivant ! "Pluto Leo", s'il est aussi répétitif, en tire parti pour construire une belle et puissante montée aux arrière-plans en clair-obscur. "Life Density", le dernier titre est pour moi l'autre réussite de l'album : musique puissante et énigmatique, épaisse, parcourue d'ondes et de vents cosmiques. De l'allure, quoi, de vagues souvenirs des premiers Tangerine Dream pour faire décoller le tout in extremis.

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Un disque inégal hésitant entre plusieurs directions. La veine vraiment ambiante est la meilleure.

 

Paru en janvier 2025 chez Audiobulb Records (Sheffield, Royaume-Uni) / 12 plages / 50 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 11 Février 2025

Aaron Landsman / Norman Westberg - Night keeper

   L'album est le fruit de la rencontre entre l'artiste new-yorkais Aaron Landsman, auteur de la pièce Night Keeper, et de Norman Wesberg, ancien guitariste des Swans, qui en signe la musique. Ajoutons que la contribution de Jehan O. Young, l'interprète du texte dit tout au long, est magistrale : la diction impeccable épouse toutes les nuances du texte, impose sa musique propre, comment ne pas songer d'ailleurs à Laurie Anderson, c'est dire... La pièce originale a été jouée pour la première fois au printemps 2023 au Chocolate Factory Theater dans le Queens (New-York) et a rempli l'espace industriel austère de textes parlés, de chorégraphies, de projections et de musique dans une lumière tamisée et, parfois, dans l'obscurité totale. L’étincelle initiale de Night Keeper a été une série de nuits presque sans sommeil dans différents quartiers d’une ville perpétuellement insomniaque. Au lieu d’essayer de se forcer à se rendormir par tous les moyens nécessaires, Landsman a commencé à écrire ses pensées. Night Keeper (Gardien de nuit) est donc un album inspiré par l'insomnie et les errances de l'esprit humain la nuit.

Aaron Landsman / Norman Westberg - Night keeper
La nuit, nous n'avons pas à nous justifier...

Il ne sera bien sûr pas ici question du spectacle, seulement du disque qui en résulte. Les locuteurs francophones seront peut-être gênés par le texte anglais (début ci-dessus), quoiqu'il soit assez aisé à suivre en raison de l'excellente diction de Jehan O. Young. Même si on laisse de côté le sens, on est pris par l'atmosphère du disque. Norman Westberg a composé une bande sonore nocturne, à base de bourdons et de boucles de guitare, qui accompagne merveilleusement le texte dit. Sans cesse, la musique donne au texte son aura onirique, sa dimension dérivante. C'est le grand charme du disque, cette narration illuminée par une musique intelligente et sensible, d'une rêveuse douceur. Comment ne pas se laisser envahir, ne pas partir au cœur de la nuit parmi les fantômes, rejoindre les lucioles au milieu des cartes illusoires ? La musique dessine une carte des nuits sans sommeil, la musique bat comme la vie multiforme, éparse là à portée des heures les plus profondes. Le gardien de nuit n'est-il pas un « défibrillateur du sommeil », « gardien de l'insomnie et de la peur » qui « mémorise chaque craquement du lit et des marches du rez-de-chaussée aux étages » ? Norman Westberg laisse respirer les mots, les enveloppe de lignes courbes, les souligne de traits sourds ou lumineux. Soudain sa guitare sonne un semi-réveil, vite changé en tracés s'enfonçant dans la nuit, ou bien elle ponctue de coups brefs la diction des mots, comme une scansion du mystère, de ce temps dilaté livré aux songes, aux observations sur la solitude ou le partage. Un orgue prend parfois le relais pour accentuer le climat d'irréalité de ce texte-poème qui a quelque chose des dérives des grands poèmes nocturnes de Robert Desnos.

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Pas grand chose à vous faire entendre, hélas... Je vous laisse découvrir un extrait de la deuxième partie du texte.

Aaron Landsman / Norman Westberg - Night keeper

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  Un disque captivant grâce à l'accord intime entre la voix si expressive et la musique toujours aux portes de l'étrange, minimale ou somptueusement mélodieuse.

Paru en novembre 2024 chez Hallow Ground (Lucerne, Suisse) / 2 plages / 44 minutes environ

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- des extraits ici

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Publié le 8 Février 2025

Isak Edberg - Belt of Orion

  Belt of Orion est le troisième album chez XKatedral du compositeur de musique électronique et acoustique Isak Edberg. Il écrit que sa musique est nourrie par un enchantement de l’être, une recherche de sainteté, d’extase et de transcendance à travers le calme, la contemplation, le rêve et une tentative de maintenir le présent. Edberg considère sa musique comme une parure du temps. Les deux compositions de l'album ont été écrites entre 2016 et 2018 dans le sud de la France et à Stockholm, à partir d'improvisations sur un vieux piano alors qu'il vivait seul à la campagne. Ces improvisations ont été lentement élaborées pour donner naissance à ces deux longues pièces (chacune autour de vingt-sept minutes), pour piano solo.

Isak Edberg / Photographie © Maria W Horn

Isak Edberg / Photographie © Maria W Horn

Chemin de Lumière

   La première pièce éponyme, La Ceinture (ou le Baudrier) d'Orion, commence avec une gerbe d'accords vite dissociés en notes bien séparées, parfois vivement agrégées, mais cet élan initial se ralentit, les notes s'allongent et s'éloignent. Des boucles alternées font leur apparition, comme une série d'interrogations relevées dans les aigus. Puis des notes reviennent obstinément, édifiant un palais de résonances. On ne peut pas ne pas penser à Morton Feldman, même si la structure est ici plus rigide, architecturée. Les trois étoiles du baudrier d'Orion ne sont-elles pas en ligne droite ? Peu à peu la pièce joue du contraste entre graves, absents au début, et aigus ou médiums. Elle sonne l'Heure, la toujours Présence qui toujours revient. On prend conscience d'être déjà loin, dans un monde décanté constitué d'harmoniques stratifiées, au cœur du grand Mystère. Les motifs nous encerclent de leurs larges spires tranquilles, rien ici ne peut nous arriver, que la venue d'une extase générée par les répétitions croisées de notes résonnantes. C'est un chemin de paix illuminante, une ligne tendue vers l'Absolu.

  Vertiges

   La seconde pièce, Vestiges, est d'un hiératisme austère, tout en répétitions de notes, motifs en boucles, silences et décrochements abrupts. Le temps paraît comme gelé, bloqué, condamné à prendre des couloirs détournés. C'est le jardin aux sentiers qui bifurquent, y passe le fantôme de Jorge Luis Borges entre les colonnes tronquées, les piles aux arêtes brisées. Ou bien c'est un paysage à la Giorgio de Chirico, un paysage métaphysique à l'onirisme glacial. La pièce aurait pu tout aussi bien être titrée Vertiges, tant les répétitions  créent un effet hypnotique d'attirance. On ne saurait s'échapper, le piano nous appelle, implacablement, inlassablement, dans son gouffre, et s'il s'adoucit, s'attendrit presque au début de la seconde moitié de la pièce, plus rêveuse, il se reprend pour nous entraîner plus bas encore, pour nous enchaîner dans les longues laisses de ces appels. Le piano est devenu cloche de monastère au milieu de landes sauvages : il est temps de se repentir et de quitter le monde...

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Un disque d'une austère et envoûtante beauté !

Paru le 17 janvier 2025 chez XKatedral (Stockholm, Suède) / 2 plages / 55 minutes environ

Pour aller plus loin

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