Publié le 26 Février 2025
L'artiste, philosophe de l'écoute et compositeur australien Lawrence English est régulièrement présent dans ces colonnes, ne serait-ce qu'à travers sa maison de disque, Room40, devenue incontournable dans le domaine des musiques ambiantes et électroniques. Les rapports entre les lieux et les sons sont au cœur de ses recherches. Il écrit notamment : « J’aime à penser que le son hante l’architecture. C’est l’une des interactions véritablement magiques permises par l’immatérialité du son. C’est aussi quelque chose qui nous a captivés depuis les temps les plus reculés. Il n’est pas difficile d’imaginer l’exaltation de nos premiers ancêtres s’appelant les uns les autres dans les sombres cavernes semblables à des cathédrales qui leur offraient émerveillement et sécurité.(...) Le lieu est une expérience subjective et évolutive de l’espace. Les espaces offrent la possibilité d’un lieu, que nous créons à chaque instant, façonnés par nos manières de donner du sens. Si les caractéristiques architecturales et matérielles de l’espace peuvent rester relativement constantes, les personnes, les objets, les atmosphères et les rencontres qui les remplissent s’effacent à jamais dans la mémoire. » Son nouvel opus résulte d'une commande du conservateur Jonathan Wilson qui voulait un environnement sonore pour le bâtiment "Naala Badu" de la galerie d'art de la cité de Sidney (Nouvelle-Galles du Sud, Australie). Un éventail d'artistes souvent liés à Room40, parmi lesquels on retrouve Chris Abraham, Madelaine Cocolas ou Norman Westberg, a répondu à la demande de Lawrence English pour participer à son œuvre. Le compositeur a ensuite "digéré" leurs participations pour aboutir à cette longue pièce de quarante-cinq minutes, découpée pour des raisons qu'on imagine en huit sections titrées "ETHKIB" de I à VIII.
Even The Horizon Knows Its Bounds représente un sommet dans l'œuvre de Lawrence English. C'est une immense cathédrale ambiante, à la charpente solide, colossale. Nous voici assez loin de Brian Eno ou de Harold Budd ! L'ouverture est grandiose, piano impérial sur une toile grondante, ondulante et une grève de sons électroniques comme sol sonore. On ne descendra pas de cette altitude : ni mièvrerie, ni mollesse comme parfois chez les deux précédents (parfois, c'est un admirateur qui risque cette remarque !). La section II s'approfondit par une véritable polyphonie foisonnante de textures. Le mixage de Lawrence English est évidemment impeccable : combien de disques n'a-t-il pas mixé, matricé ? La section III se fait plus opaque, granuleuse, comme un orage qui couve au milieu d'épais nuages. Avec la section IV, on monte encore, la pâte est ponctuée de bourdons profonds et en même temps par les accents métalliques de la guitare à pédale en acier, tandis que le mur sonore s'épaissit, pulse en vagues noires.
Une frappe intériorisée dans la masse sonore rythme puissamment la section V, vaporisée, rayonnante, traversée de courants soudains qui la déchirent. Il y a là une force dramatique, un potentiel émotionnel formidable, au sens ancien de qui est à craindre, terrifiant. L'ambiante de Lawrence English n'est pas une gentille draperie, c'est un linceul de voiles qui vous tire vers des royaumes inquiétants, peuplés de voix fantômes qu'on croit entendre dans la section VI. C'est une musique d'engloutissement dans l'espace infini. Et l'on est presque surpris de retrouver le piano, perdu en route, un piano presque léger. Il semble qu'on ait passé le cap de la noirceur. Le mur sonore continue de s'amincir (relativement...) en VII, mais la trajectoire ne dévie pas, ne s'abaisse pas, et à nouveau tout se coagule dans une matière sombre aux infimes irisations, aux échardes un peu plus claires. La pulsation se fait plus sensible, les voix lointaines, subliminales, reviennent hanter les fonds. Prodigieuse musique, comme organique, vivant d'une vie fascinante, lancée dans l'Éternité, auréolée grâce au piano dans la dernière section d'une lumière, d'une douceur refusant de se noyer dans le cœur des ténèbres... C'est d'une beauté bouleversante, ponctuée par les trois coups graves du Destin.
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Un chef d'œuvre de la musique ambiante électronique d'aujourd'hui.
Paru le 31 janvier 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 10 plages / 54 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :