Publié le 27 Mars 2025

Judith Hamann - Aunes

   Née en Australie, la compositrice, violoncelliste et improvisatrice Judith Hamann vit et travaille à Berlin. Son dernier disque rassemble six pièces composées sur plusieurs années et dans plusieurs pays. Titré Aunes, il tient son nom d'une ancienne unité de mesure française pour les tissus, variable selon les régions et les matériaux. Une manière de signaler que ses "chants", comme elle les appelle, par leurs caractéristiques, sont indissociables des instruments, des sons, des lieux et des communautés où la musique a été conçue. En plus de son violoncelle, Judith Hamann utilise synthétiseurs, orgue, sons extérieurs et, pour la première fois, sa propre voix.

Judith Hamann photographiée par © Edward Dean

Judith Hamann photographiée par © Edward Dean

   Commençons par les réticences qui m'ont d'abord fait hésiter à parler de ce disque. En dépit des références à des musiciens prestigieux comme Luc Ferrari, je dois reconnaître que les deux "chants" les plus courts, me semblent d'un bien mince intérêt. Je ne pense ni que tout soit musique, ni que tout soit art. La dimension documentaire de la musique ne sauve pas tout. "Casa di Reposo, Gesu' Redentore" (titre 2), évocation sonore de la montée d'une colline menant à une messe en plein air à Chiusure, mêle bruits de pas, voix plus ou moins proches, bâillements, stridulations d'insectes. Dans un disque ethnographique ou des souvenirs personnels de voyage, pourquoi pas... Mêmes remarques à peu près pour le titre 4, "brückstarke (lung song)" : chant pulmonaire et enregistrements de terrain d'une volière imaginaire, sans doute, ce n'est pas pour autant un poème sonore...

Heureusement, il reste quatre titres plus longs, chacun entre cinq et seize minutes (pour le dernier). Où l'on retrouve vraiment la musique !

"by the line" (titre 1) touche par l'alliance intime entre les synthétiseurs bourdonnants  et les frottements sur le micro, la voix fredonnée, murmurante. Musique ondulée, fragile, comme au bord de la désagrégation qui débouche sur une lumière aveuglante...Sur "seventeen fabrics of measure" (titre 3), orgue, violoncelle et voix sont au seuil du mystère, recueillis et intériorisés, dans un frémissement couplé par moments au léger grondement de l'antre interdit : une paix souveraine baigne cette belle pièce.

Au Château captivant de la Solitude...

  "schloss, night" (titre 5) poursuit dans la lignée du titre 3, véritable ode à la fragilité, à l'émotion contenue, ce duo d'orgue et de chant sans paroles semble suspendu dans les airs, merveille au ras des souffles de l'orgue et de la voix, juste replacé dans l'environnement doucement réverbérant de l'église et dans les glissements alanguis des jeux d'orgue en sourdine. Quant au dernier titre, "neither from nor towards", le plus long, c'est sans conteste le sommet de l'album. Deux voix douces et éthérées s'enlacent, se relaient autour du violoncelle aux suaves et profondes inflexions en intonation juste, dans un climat extatique de continuelle reprise du thème et variations. De la pièce se dégagent à la fois une tonalité médiévale - le violoncelle sonne un peu comme une viole de gambe,  et une allure d'avant-garde...intemporelle !

   La couverture surprenante reproduit un extrait de tableau réalisé à partir de morceaux de laine teinte cousus par Wilder Alison, ami de la compositrice et résident de l'Akademie Schloss Solitude où une partie de la musique a été enregistrée.

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Oublions les scories ! aunes est un voyage vers la splendeur intérieure grâce à des chants qui sont des tentatives tranquilles d'envoûtement.

Paru le 14 mars chez Shelter Press (France) / 6 plages / 39 minutes

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Publié le 24 Mars 2025

Golem mécanique - Siamo tutti in pericolo
« Nous sommes tous en danger »

   Ces mots de Pier Paolo Pasolini (1922 - 1975) lors de son dernier entretien avant son assassinat dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 prennent évidemment une résonance particulière aujourd'hui, sur laquelle je n'épiloguerai pas. La multi-instrumentiste et compositrice Karen Jebane les a choisis comme titre de son troisième album chez Ideologic Organ sous le nom de Golem mécanique. Marquée par les films Accatone (1961) et Teorema (1968) qu'elle découvre adolescente, elle dit avoir voulu faire en sorte que le corps du réalisateur et poète ne reste pas seul sur la plage d'Ostie où il a été sauvagement battu à mort puis écrasé par sa propre voiture : « J'ai essayé d'être les yeux qui voyaient dans l'obscurité, la voix qui racontait son dernier jour et sa dernière nuit, le fantôme qui convoque le souvenir. »

   Comme pour ses deux disques précédents, Golem mécanique utilise une boîte à bourdons, sorte de vielle à roue motorisée construite par le facteur français Léo Maurel (quelques-uns de ses instruments ici), qui aime s'inspirer d'instruments traditionnels, "transformés" en héritant des façons de penser et jouer des instruments électroniques nés au XXe siècle. C'est cet instrument qui lui a donné sa nouvelle identité musicale après un cheminement  du côté d'un folk gothique mâtiné de poésie et de spiritisme, jalonné par la découverte de compositeurs comme John Cage, Phil Niblock ou Alvin Lucier. Sur cet album, la cithare et sa propre voix s'joutent à la boîte à bourdons. Les paroles subissent une dégradation progressive jusqu'à ce que le sens se perde...

Golem mécanique  par © Romain Barbot

Golem mécanique par © Romain Barbot

« Musique expérimentale sacrée »

  Le premier titre, "La notte" renvoie à la nuit tragique de l'assassinat de Pier Paolo. Au début est un souffle, un léger battement, comme l'accompagnement de la marche du cinéaste sur la plage nocturne. Remonte le souvenir, le fantôme du souvenir, avec la vielle à roue motorisée en guise de fond de bourdons, la cithare en notes éparses. Puis la voix surgit, dédoublée, démultipliée en chœur, pour un chant hypnotique de déploration qui est aussi une évocation du disparu. Le temps s'est figé, les rêves sont gelés... "Il giorno prima" est un hymne archangélique dominé par la voix magnifique de Karen Jebane sur une trame quasi immobile, finement striée, hommage à la quête de beauté de Pasolini. Musique cérémonielle extatique, radieuse, d'une douceur envoûtante...

   Avec "Teorema", allusion au film tant aimé par la musicienne, la suavité des voix s'accentue, la dimension médiévale se précise : dans une église emplie par les bourdons de vielle sonnant comme un orgue très ancien, les voix appellent, ensorcellent, on ne saurait résister au mystérieux "Visiteur", dont le charme tient du divin. "Il giorno" superpose brève annonce de l'assassinat à une entrée d'orgue sépulcrale, avant un lamento choral a capella, véritable phrène en dissolution, puis la vielle sonne, mute en orgue en longues notes ondulées doublées ou non de bourdon, comme une respiration qui ralentit, évocation musicale de l'agonie à venir.

   Second plus long titre avec un peu plus de huit minutes, "la tua ultima serata" commence par une boucle bourdonnante lancinante sur laquelle vient se greffer la vielle. C'est le chant du cygne d'une vie frappée à mort, chant intemporel, mixte de tradition et de minimalisme, d'amour et de mort. La voix semble se renverser sur le lit rayonnant de la boîte bourdonnante et sonnante...

Et "Le lacrime di Maria", le dernier chant, polyphonie à la douceur dépouillée, semble suspendu sur le bourdon hypnotique...

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   Bouleversant hommage à Pier Paolo Pasolini, Siamo tutti in pericolo est un disque sublime, enraciné comme lui dans d'antiques traditions tout en s'inscrivant dans une forme de  minimalisme épuré.

   La belle couverture de Julien Langendorff, d'un onirisme mystique, me fait penser à la Transverbération de Sainte Thérèse (sculpture achevée en 1652) du Bernin dans la chapelle Comaro de l'église Santa Maria della Vittoria à Rome. Paradoxalement, en effet, Pasolini est un martyr mystique, dont la mort tragique et mystérieuse questionne profondément notre époque.

Paru le 14 ou le 21 mars chez Ideologic Organ (Paris, France) / 6 plages / 36 minutes environ

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Publié le 17 Mars 2025

Puce Moment - Sans Soleil

  Après notamment Epic Ellipses (mars 2023), le duo Puce Moment, formé par Pénélope Michel, violoncelliste de formation classique, chanteuse et multi-instrumentiste, et l'artiste sonore et plasticien Nicolas Devos, sort un nouvel album vraiment singulier, lié à leur voyage en février 2020 à Tenri, une banlieue de Nara, l'ancienne capitale du Japon. Là, ils ont rencontré la Société de Musique Gagaku, un ensemble qui perpétue les traditions musicales du Gagaku (littéralement Musique élégante), cette musique d'origine chinoise et coréenne jouée à la cour impériale, dont les principales caractéristiques ont été fixées vers le Xe siècle.

   Les enregistrements forment la base de la création musicale et scénique du spectacle Sans soleil, réalisé en collaboration avec la danseuse et chorégraphe Vania Vanneau. Le titre est un hommage au film de Chris Marker sorti en 1983. Le disque, qui s'inscrit aussi dans la lignée des ciné-concerts organisés par le duo,  est la rencontre étonnante entre leurs synthétiseurs analogiques et modulaires, leur thérémine, leurs voix,  et les instruments traditionnels du Gagaku : shô (orgue à bouche), ryûteki (flûte traversière en bambou), hichiriki (court hautbois en bambou), biwa (luth à manche court), sô (harpe à treize cordes), taiko (tambour), skôko (petit gong en bronze frappé avec deux baguettes en corne), kakko (petit tambour). Pour en savoir plus sur les instruments et la musique Gagaku, vous pouvez consulter ce site très bien fait.

Puce Moment - Sans Soleil

   Le premier titre, "Kangen", s'ouvre sur un bourdon tenu de synthétiseur, soudain comme fracassé par les percussions de l'orchestre gagaku. Le choc  est magnifique. Quand les flûtes s'en mêlent, le titre s'envole, et la rythmique sourde du duo accompagne les découpes du gagaku. Une entrée en matière impressionnante et splendide ! Sur "Batu", le titre 2, flûte mystérieuse et synthétiseurs dessinent une constellation mouvante peuplée d'appels, creusée de surgissements rayonnants. Les instruments du gagaku sont traités comme les synthétiseurs, modulés et transmutés, fondus dans une pâte grandiose en fermentation dans un beau crescendo, qui se résorbe en accents de flûtes presque pastoraux. "Haishiri Mai" porte la rencontre à une dimension d'osmose encore supérieure. Les synthétiseurs se déchaînent, orgues de cristal et bouillonnements, le hautbois hante les lointains de ses plaintes sublimes zébrées de rayures synthétiques et le tambour profond précède la rythmique électronique. La pièce prend l'allure d'une marche rituelle, sacrificielle, et dans le brouillard électronique qui l'accompagne on croit entendre des voix, toute une volière éthérée.

   Le quatrième titre, "Shô", paraît plus délibérément grandiose, décollant très vite d'un début méditatif pour devenir cathédralesque (j'assume le néologisme) à souhait, agité d'apparitions sonores, de chiffonnements troubles, de voix. C'est un chaos formidable, l'accouchement farouche d'une fulgurante beauté, terminé par une pluie exténuée. Le découpage implacable des percussions gagaku ouvre "Bugaku" (nom d'une danse traditionnelle japonaise), pièce incantatoire qui fait la part belle aux musiciens japonais tout en montrant l'inventivité du duo : celui-ci greffe sur leur musique à l'élégance raffinée un magma prodigieux hanté par la voix enchâssée de Pénélope Michel. Une danse sans soleil, une danse noire de transe ! Le dernier titre est un épilogue rythmé par le tambour taiko qui lui donne son nom : des sons d'ambiance japonaise sont peu à peu recouverts par un brouillage électronique progressant crescendo avec le tambour, véritable passage au pilon d'une force inexorable...

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Une osmose saisissante et magistrale entre musique traditionnelle japonaise et musique expérimentale électronique.

Paraît le 21 mars 2025 chez Parenthèses Records (Bruxelles, Belgique) / 6 plages / 46 minutes environ

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Publié le 14 Mars 2025

Jim Jarmusch & Jozef van Wissem : en concert !

Quand un luthiste et compositeur d'avant-garde, Jozef van Wissem, rencontre un musicien et cinéaste original et décalé, Jim Jarmusch...ils seront en concert lors d'une tournée en partie européenne qui passera par Paris, à La Cigale le 7 juillet...

JULY 5 BOLOGNA - PARCO DEL BARACCANO
JULY 7 PARIS- La Cigale
JULY 9 LONDON- The Clapham Grand
JULY 11 GHENT - Kunstencentrum VIERNULVIER
JULY 13 PORTO- Casa Da Musica Porto

La collaboration des deux musiciens a déjà débouché sur trois albums.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Nouvelles des nouvelles musiques

Publié le 11 Mars 2025

øjeRum (4) & Peter Knight - Now We Are Branches And Leaves

   La rencontre entre øjeRum (Paw Grabowski, piano et synthétiseur, Copenhague) et Peter Knight (trompette, directeur artistique du Australian Art Orchestra à Melbourne). Avec en couverture un collage qui n'est pas d'øjeRum (dommage...). Trompette brumeuse, boucles de piano, traînées et textures électroniques pour une forme longue d'une heure. Une heure pour se perdre dans la forêt des sons, une heure pour naviguer sur une mer à la houle légère, ample. Et quel beau titre, une fois encore : Maintenant nous sommes Branches et Feuilles ! Les deux musiciens éveillent tout un monde d'échos, de bruissements, de froissements, dans une atmosphère d'illumination. C'est le jeune Rimbaud se promenant dans un petit matin mystique :

                          MYSTIQUE

Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude.

Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. À gauche, le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite, la ligne des orients, des progrès.

Et, tandis que la bande, en haut du tableau, est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,

La douceur fleurie des étoiles, et du ciel, et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.

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Trompette de laine, synthétiseur d'émeraude, piano descente d'étoiles dans les conques ultramarines, et l'infinie remontée des branches et des feuilles de la forêt magique engloutie.

Une splendeur pour nous laver des laideurs contemporaines.

 

Paru le 7 mars 2025 chez 12K (New-York, États-Unis) / 1 plage / 1 heure environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques, #Longue forme

Publié le 10 Mars 2025

Mystery Sonata - Aequora

   Mystery Sonata est le nom pris par le duo composé de la pianiste serbo-américaine Mina Gajić et du violoniste américain Zachary Carrettin. Le nom de leur collaboration musicale est probablement un hommage au compositeur austro-tchèque Heinrich Ignaz Franz Biber ( 1644 - 1704) et à ses fameuses Sonates du rosaire, dites aussi Sonates du Mystère. Les deux instrumentistes ont chacun leur brillant parcours, mais il ont déjà enregistré ensemble, notamment les Sonatines de Franz Schubert sur instruments historiques sur le même label Sono Luminus. Après Bach Uncaged sorti en avril 2024, Bach et John Cage côte à côte, pour violon électrique et piano préparé, leur nouveau disque, le premier sous le nom Mystery Sonata, se tourne cette fois vers la musique contemporaine islandaise avec quatre compositeurs nés à la fin des années soixante-dix, deux femmes et deux hommes. Les deux musiciens se sont rendus en Islande pour découvrir des paysages et rencontrer plusieurs compositeurs importants, qui ont parfois modifié leurs pièces pour les adapter au duo.

   C'est le cas de la première pièce éponyme "Aequora", à l'origine pour piano à queue et électronique. La compositrice María Huld Markan Sigfúsdóttir a jouté la partie pour piano. L'électronique tisse une atmosphère mystérieuse sur laquelle piano et violon évoluent en gestes lents. Le piano, en partie préparé, soutient calmement le violon frémissant, comme si, sur une mer calme, égale, volait en mouvements ralentis un oiseau ivre de lumière. Une composition magique, au bord d'une douceur ineffable...

    Les titres six et sept qui terminent l'album sont de la même compositrice. Re/fractions I et II sont nés d'une commande du Boulder Bach Festival (Boulder, Colorado), dont le directeur musical est Zachary Carrettin, et du duo. Sigfúsdóttir précise : « La terminologie du mot réfraction est : la courbure de la lumière lorsqu’elle passe d’une substance transparente à une autre. Cette courbure de la lumière par réfraction nous permet d’avoir des lentilles, des loupes, des prismes et des arcs-en-ciel. La pièce est vaguement divisée en deux parties, les fractions 1 et 2, mais constitue en même temps un arc musical complet. » La pièce est contemplative, refuse  « d'ajouter du bruit à un monde déjà bruyant » comme le souligne Maria. On se laisse porter par et sur le chant pur du violon, on écoute la respiration des deux instruments, leur avancée. Leurs illuminations dans la seconde partie nous transportent avant de nous laisser sur le rivage délicatement ourlé du Silence.

   "First Escape" pour violon solo, le titre 2, est une pièce assez virtuose de Daníel Bjarnason, qui s'élance à plusieurs reprises comme si elle voulait s'échapper, comme semble l'indiquer son titre, et retombe brièvement dans un état mélancolique entre chaque tentative.

   La composition suivante, en deux parties, prend une résonance particulière pour nous français, puisque "Notre Dame" a été composée en 2021 suite à l'incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris en 2019, choc profond pour tout l'Occident. D'abord écrite pour harpe et violon, elle a été remaniée par son compositeur Páll Ragnar Pálsson pour le duo, la partie de harpe revue pour le piano. Le compositeur ajoute à son sujet : « La majorité de mes œuvres sont basées sur les gammes harmoniques des instruments que j'utilise. Combinées, elles créent un ensemble de notes qui a été mon domaine d'origine dans tout ce que j'ai composé au cours des dernières années. Pour moi, il y a quelque chose de divin, comme une certaine connexion à la toute-puissance, à travers les harmoniques. » La première partie, "La tour Nord", est grave, pensive, déchirée, repliée sur une douleur secrète qu'elle cherche à transcender. "La tour Sud" est plus discrète encore, s'arrachant au silence, elle pleure et souffre dignement, agitée par une très courte bouffée de révolte qu'elle dépasse en continuant de chanter malgré tout avec une suavité, une grâce bouleversantes.

   Reminiscence (piste 5) d'Anna Thorvaldsdóttir, pour piano solo, explore le monde des résonances intérieures du piano. L'instrument sonne comme un clavecin au début ; on plonge au plus près de ses cordes, de leurs grondements incroyables. Mais la pièce est empreinte d'un hiératisme magnifique qui donne aux en-allées soudaines du piano une dimension irréelle, magique, folle. Un chef d'œuvre !

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Quel beau disque, intense et sobre, à l'image de la grandeur silencieuse des paysages islandais !

Paru fin février 2025 chez Sono Luminus (Boyce, Virginie) / 7 plages / 42 minutes environ

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Publié le 5 Mars 2025

Martina Bertoni - Electroacoustic Works for Halldorophone

Halldorophone ? Instrument à cordes électroacoustique dont le son utilise la rétroaction électroacoustique pour produire des bourdons et ressemble par ailleurs à un violoncelle. Le nom de l'instrument est dérivé de son inventeur, l'islandais Halldór Úlfarsson, qui l'a mis au point à la fin des années 2000 alors qu'il étudiait à l'Université d'Art et de Design d'Helsinski. Le halldorophone a déjà été utilisé notamment pour la partition du film Joker.

   En somme, avec ce nouvel album, la violoncelliste de formation classique et compositrice de musique électronique Martina Bertoni poursuit les explorations autour du violoncelle, toujours chez Karlerecords, où elle avait publié Music for Empty Flats en 2021, puis Hypnagogia en 2023. Les quatre compositions électroacoustiques ont été mises au point au Elektronmusikstudio (EMS) de Stockholm, puis arrangés et composés dans sa maison de Berlin. La musicienne précise qu'elle n'a pas abordé l'instrument comme un violoncelle, mais plutôt comme un orgue génératif, sorte de machine productrice de retours d'information variables selon l'accordage qu'elle pouvait ensuite appliquer sur les cordes principales et sympathiques. Je n'irai pas plus loin dans les détails techniques...

 

Martina Bertoni

Martina Bertoni

Halldorophone conçu par Halldór Úlfarsson.

Halldorophone conçu par Halldór Úlfarsson.

   "Omen in G" semblerait nous transporter au Japon, tant l'instrument sonne comme un koto. Quelques notes en boucles sont reprises en écho, augmentées de retours, créant un fond bourdonnant. Une très légère broderie électronique rythmée à la Alva Noto accompagne la pièce, qui s'étoffe, prend de l'ampleur. La composition prend la forme d'une spirale en expansion, tantôt en avant, tantôt dans un lointain plus flou. À chaque passage, l'instrument se métamorphose, devient cithare, redevient violoncelle, joue sur des traînées sonores, des couleurs cristallines ou des grisailles éraillées, sans jamais oublier son centre. Une grande paix se dégage de cette trame doucement hypnotique.

   "Nominal D" est dès le début marqué par les pointillés électroniques déjà présents dans le premier morceau. Le halldorophone joue dans les basses prolongées. L'atmosphère feutrée s'anime  de surgissements divers. On entend comme des bribes de chants intérieurs, des raclements, déchirements, quasi miaulements, enfermés dans le morceau qui pulse imperturbablement. Martina Bertoni écrit une œuvre authentiquement fantastique, imprégnée de mystère"

   Le troisième et plus long titre avec près de dix-sept minutes, "Fades in C", s'étire, doux bourdons et cordes pincées du halldorophone. L'entrée de la rythmique pointillée se fait presque en catimini, mais elle soutient la trame de son micro battement. Les sons résonnent, s'enroulent, déposent des couches harmoniques, comme un léger clapotement, qui devient houle profonde. Le halldorophone dédoublé en bourdons d'orgue et notes détachées conduit un vaisseau fantôme, il l'illumine d'un feu paisible, le fait parfois vibrer de grondements, mais la pièce reste dans les demi-teintes, conformément à son titre Estompes en Do. Martina Bertoni donne ainsi une œuvre intimiste, feutrée, calfeutrée, mettant en valeur le charme discret de l'instrument.   

   Par contraste, "Organon in D" est une longue progression harmonique, au cours de laquelle le son s'épaissit, se complexifie entre bourdons denses et notes claires ou tenues en longues traînées râpeuses avant de s'effilocher lors du decrescendo. Le halldorophone en majesté, en somme : impressionnant !

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Une vision intimiste et personnelle de cet étonnant instrument par une grande compositrice.

 Paru chez Karlrecords (Berlin, Allemagne) le 21 février 2025 / 4 plages / 51 minutes

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