Publié le 30 Mai 2025

Deaf Center - Reverie

    Deaf Center est le duo formé par deux musiciens norvégiens installés à Berlin depuis 2003, Erik K Skodvin, régulièrement présent ici, pour ses disques solo sous son nom ou sous son pseudonyme Svarte Greiner, et Otto A Tottland. Ils nous proposent avec Reverie deux longues pièces dans la continuité de Recount (2014) et, par le son, du 45 tours Vintage Well (2008) et de Owl Splinters (2011). Deux plongées dans leur univers si prenant, où l'improvisation tient une grande place. Enregistré en direct en octobre 2024 au studio Morphine Raum de Berlin à l'occasion du quinzième anniversaire de la maison de disque sonic pieces, le disque permet de retrouver Otto A Totland au piano et Erik K Skodvin à la guitare, au violoncelle, à l'électronique et au traitement.

[L'impression des oreilles]

Sur la trace étincelante des prestiges de la nuit...

Un grattement de gorge, le piano léger, aérien et fragile ouvre une ligne de rêverie pour le premier titre, "Rev". Quelques notes plus graves, et des boucles vaporeuses lointaines en écho : une grâce magnifique, bouleversante, si vite installée, c'est la magie de ce duo extraordinaire. On s'enfonce avec eux dans un univers arachnéen de résonances, peu à peu tapissé de doux bourdons, d'où s'élèvent comme des trompes mugissantes. Le piano se fait plus dramatique, ponctuant une masse sonore se densifiant. Le rythme s'accélère, les textures électroniques se mêlent et s'embrasent, ne cessent de retomber des vagues hurlantes, des sirènes lacèrent le ciel qui semble s'effondrer en lâchant des étoiles filantes. Quelle somptuosité ! Le piano ne cessera pas pour autant d'ourler sa broderie diaphane et flottante, merveilleuse, jusqu'à sa fin d'une paix céleste.

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La Mélancolie ne dit jamais son nom...

"Erie" commence par une grappe lourde de piano et des frémissements de violoncelle. L'atmosphère est méditative, élégiaque, et déjà fissurée de motifs dramatiques, sombres. C'est une musique qui s'en va dans les tréfonds, une musique déchirée, en allée vers une douloureuse extase vibrante, plombée de bourdons et paradoxalement irriguée de traînées de lumières, de sonneries mystérieuses. Les bourdons s'enflent, les textures flottent, et revient le piano, qui ponctue d'accords mélancoliques la disparition progressive des décors grandioses d'une disparition nimbée d'irréalité. Suivent quelques minutes en apesanteur sur la rémanence de la tourmente précédente, le piano comme une éponge effaçant et conjurant les signes du désastre, se maintenant par des accords répétés, prudents, sur le fil du silence, s'essayant à une légèreté retrouvée, presque une gaieté, avant de s'abandonner décidément à sa pente mélancolique, à son inclinaison au désastre, au ravage d'une tristesse qui n'a pas de nom.

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Deux pièces sensibles d'une rare splendeur. Un chef d'œuvre !

Paraît le 30 mai 2025 chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 2 plages / 34 minutes environ

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Publié le 28 Mai 2025

Sullivan Johns - Pitched Variations

    Après Assembling Parts (Rusting Tone Recordings, 2022), album construit sur les thèmes de la perte, du deuil, et de la mémoire à l'aide de bourdons minimalistes et d'enregistrements de terrain, le compositeur britannique Sullivan Johns propose, sous le titre Piched variations, sept pièces acoustiques comprises entre trois et sept minutes, entièrement composées à partir de notes de basson et de violon jouées par trois interprètes [ deux bassons, un violon ]. Façonnées par le contrôle de la hauteur et l'automation, elles travaillent le son brut pour créer des glissements qui font ressortir des dissonances mélodiques et des interférences.

[L'impression des oreilles]

Pitched Variations (Variations de hauteur) est un album d'un abord austère. Des notes tenues se croisent, se superposent, se frottent l'une à l'autre, dirait-on, se retrouvant dans des unissons suivis de silence. Dès "Signal Notes", les sons dérapent, dissonnent. Sur "Overlapping System", les nappes sonores sont encore plus étirées, se chevauchent, comme leur titre l'indique, jusqu'à créer un univers strié d'ondulations ponctuées de micro battements. Les variations  produisent un effet hypnotique marqué, qui rend les pièces fascinantes. Un monde étrange se déploie, un monde de coulures harmoniques, dans lequel il est souvent bien difficile de dire ce qui appartient aux deux bassons et au violon.

   Si la présentation théorique peut laisser craindre une musique désincarnée, l'écoute rassure. "Transistor Bassoon" (titre 3), malgré son dépouillement, produit des interférences dépaysantes. "Violin Fore" surprend par des sonorités évoquant parfois l'accordéon, des couleurs incroyables. C'est un hymne désolé d'une grande beauté qui s'élève du trio d'instruments : l'aperçu bouleversant d'un Ailleurs !

   Les sons rugueux, rentrés, de "Accordance Tone" (titre 5) conduisent à une banquise sonore : on se croirait chez les Inuits ou un peuple vivant calfeutré lançant des appels comme des incantations. Très étonnant ! "Listening Sum" paraît une suite d'échos, de réverbérations chamaniques : émanations sonores d'esprits comprimés dans de lointaines ténèbres. "Bassoon Pitch" est un bouquet buissonnant, sorte d'hymne au basson, instrument qui prend les choses à leur racine basse pour les amener à un fleurissement inattendu, insolite.

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Une musique d'une radicale étrangeté, plus expressionniste qu'elle n'y paraît, comme une série de tableaux à la Mark Rothko.

Paru fin mars 2025 chez Moving Furniture / Contemporary Series (Amsterdam, Pays-Bas) / 6 plages / 39 minutes environ

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Publié le 27 Mai 2025

Bryan Senti & Dominic Bouffard - Killing Horizon

Paru en octobre 2024, il est sans doute bien tard pour présenter ce disque que je retrouve parmi mes nombreux fichiers. Allons, peu importe !

[À propos des compositeurs et du disque]

   Killing Horizon est le fruit de la collaboration entre Bryan Senti, compositeur, violoniste et altiste latino-américain installé à Los Angeles, et le compositeur, artiste interdisciplinaire et guitariste anglo-franco-algérien Dom(inic) Bouffard, né à Londres. Si le premier combine des influences latino-américaines et néo-classiques, le second a commencé sa carrière dans des groupes de rock alternatif, a travaillé ou collaboré avec Robert Wilson ou Lou Reed , développé des projets dans le monde du théâtre, de la dance et des installations sonores immersives. Ils ont composé chacun de leur côté, enregistré dans leur studios personnels respectifs à LA et Londres. Noah Hoffeld  a ajouté son violoncelle à distance depuis le nord de l'état de New-York.

    Le titre fait référence en astrophysique à l'horizon de Killing en liaison avec certains trous noirs et leurs limites. Indépendamment de cette signification scientifique, rien n'empêche plus simplement de comprendre à peu près « tuer l'horizon » ou « L'horizon meurtrier », ce  qui colle assez bien à la musique des deux compères.

   Dom Bouffard est aux guitares et à la grosse caisse, Bryan senti au violon, à l'alto, au piano, au saxophone et aux synthétiseurs. Plus le violoncelle de Noah Hoffeld déjà mentionné. Et la guitare réamplifiée par Julian Wright dans un studio londonien.

Dom Bouffard ( à gauche) & Bryan Senti (à droite)

Dom Bouffard ( à gauche) & Bryan Senti (à droite)

[L'impression des oreilles]

Rien n'échappera aux trous noirs...

   "Drift" (Dérive) ouvre sur un vaste espace parcouru de turbulences amplifiées, avec comme des voix enchâssées dans l'horizon que lacère la guitare, puis le piano dessine lentement un paysage apaisé, accompagné par une guitare basse. C'est un paysage qui s'estompe, coule dans l'ombre, peut-être le paysage stérile de la couverture, mais une fin presque rock réanime la fresque grandiose. "The Ground" (Le sol) rampe au ras des graves, plombé de bourdons opaques, avec des déchirements et des frottements comme de créatures infernales. On semble attiré par un vortex inquiétant, l'entrée des Enfers qui sait. La musique est vent de panique, précipitations palpitantes, fusions intérieures, se rétracte dans une atmosphère raréfiée, presque paisible : le pire semble avoir été conjuré !

   Le titre 3, "Rain", suggère un monde alourdi : basses ralenties, sourdines en semi-lumière, cliquetis obscurs, rares échappées courbes.  Puis l'horizon, saturé, se défait sous la pluie noire d'une immense mélancolie. "Cathedral" explose en gerbes successives tandis qu'une marche implacable sous-tend  des orages troubles, que s'entendent  par moments des répliques de la grande catastrophe. Killing Horizon est comme la plainte des vestiges d'un monde détruit : tout ne cesse de mourir, de retomber, même "Elevation" (titre 5) se retourne en descente pathétique, hanté par le violoncelle spectral qui semble planer sur une mer d'ossements dans une atmosphère apocalyptique...

   Dans ce monde d'après, "Circle" serait la survivance déréglée du monde perdu. Même ici, l'harmonie se brouille vite, dégénère en boucles comme autant de bouches torves sur de souterraines émanations de perdition. Pas étonnant qu'on finisse par "Mirage" (titre 7) : la musique peine à se frayer dans l'épaisseur de l'enfouissement, et si elle finit par s'élever, c'est pour sembler une sirène d'alarme alanguie sur des lambeaux pris dans des gangues sourdes. Certes, elle tente de reprendre de la force, mais elle est engluée, retombe dans une brume agonisante.

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Un témoignage musical assez juste de l'ambiance de fin de monde liée à la récente sinistre pandémie.

Paru en octobre 2024 chez Naïve (Paris, France) / 7 plages / 37 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques, #Ambiante sombre

Publié le 26 Mai 2025

Michael Vincent Waller - Trajectories [réécoute ]

RÉÉCOUTE 2 [Série de très courts articles consacrés à des réécoutes consécutives à des plongées dans ma discothèque personnelle...]

   Je suis resté quelques années en contact avec le musicien new-yorkais Michael Vincent Waller, largement célébré dans ce blog (tapez son nom dans le module recherche). Formé notamment par La Monte Young et Bunita Marcus, il écrivait surtout pour le piano. Des albums beaux et apaisants. Il semble s'orienter avec l'un de ses derniers albums Connections  (paru en 2022) vers le RAP et ses alentours. Valeedation, sorti en octobre 2023, va dans le même sens, avec réapparition du piano. Je ne les ai pas encore suffisamment écoutés... Alors, je reviens vers un de ses anciens albums, Trajectories, paru en septembre 2017 chez Recital Thirty Nine. Interprété par un pianiste rare, R. Andrew Lee.

Deux extraits en réécoute :

1) "Visages III. Maidens dancing" : évoque irrésistiblement les danses et mouvements de Gurdjieff. Venue du fond des âges, elle carillonne, martèle, obsédante. Les filles du feu sont là, tout autour, qui incantent le soir. Envoûtant !

2) "Visages IV. Lashing out" : une des pièces nettement minimalistes, fondée sur la répétition variée de quatre notes. La musique labile s'éploie, recueille de brefs silences pour mieux s'envoler dans un crescendo joyeux.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #(Ré)écoutes, #Le piano sans peur, #Minimalisme et alentours

Publié le 23 Mai 2025

Lea Bertucci + Olivia Block - I Know the Number of the Sand and the Measure of the Sea

[À propos des compositrices et du disque]

La musicienne new-yorkaise Lea Bertucci compose avec l'espace, l'environnement, l'acoustique, peut-être plus encore que pour et avec son saxophone ténor ou sa clarinette basse. Sa discographie personnelle commence en 2012 : sept albums aux beaux titres et belles couvertures. Son dernier album Murmurations (Cibachrome Editions) en collaboration avec Ben Vida est superbe ! 

   Installée à Chicago, l'artiste sonore et compositrice Olivia Block mêle sons électroniques, de terrain et acoustiques. Improvisatrice, elle joue aussi bien du piano (préparé ou non), de l'orgue et des objets amplifiés. Depuis Pure Gaze, en 1998, elle a sorti une vingtaine de disques et participé à de nombreux autres, créant aussi des installation sonores.

   Les deux artistes se sont rencontrées en 2017, ont improvisé ensemble à New-York en 2022, puis ont collaboré à distance en s'envoyant leurs sons et idées. I Know the Number of the Sand and the Measure of the Sea est le fruit de ces échanges.

[À propos du titre du disque]

Je connais le nombre des grains de sable et la mesure de la mer est tiré d'un oracle de Delphes demandé par le roi Crésus. L'oracle est rapporté par Hérodote dans son Histoire : « XLVII. Il [ Crésus] donna ordre aux députés qu’il envoyait pour sonder les oracles, de les consulter le centième jour à compter de leur départ de Sardes, de leur demander ce que Crésus, fils d’Alyatte, roi de Lydie, faisait ce jour-là, et de lui rapporter par écrit la réponse de chaque oracle. On ne connait que la réponse de l’oracle de Delphes, et l’on ignore quelle fut celle des autres oracles.Aussitôt que les Lydiens furent entrés dans le temple pour consulter le dieu, et qu’ils eurent interrogé la Pythie sur ce qui leur avait été prescrit, elle leur répondit ainsi en vers hexamètres. « Je connais le nombre des grains de sable et la mesure de la mer ; je comprends la langue du muet ; j’entends la voix de celui qui ne parle point. Mes sens sont frappés de l’odeur d’une tortue qu’on fait cuire avec de la chair d’agneau dans une chaudière d’airain ; l’airain est étendu sous elle, et l’airain la recouvre. »
XLVIII. Les Lydiens, ayant mis par écrit cette réponse de la Pythie, partirent et revinrent à Sardes. Quand les autres députés, envoyés en divers pays, furent aussi de retour avec les réponses des oracles, Crésus les ouvrit, et les examina chacune en particulier. Il y en eut sans doute qu’il n’approuva point ; mais, dès qu’il eut entendu celle de l’oracle de Delphes, il la reconnut pour vraie, et l’adora, persuadé que cet oracle était le seul véritable, comme étant le seul qui eût découvert ce qu’il faisait. En effet, après le départ des députés qui allaient consulter les oracles, attentif au jour convenu, il avait imaginé la chose la plus impossible à deviner et à connaître. Ayant lui-même coupé par morceaux une tortue et un agneau, il les avait fait cuire ensemble dans un vase d’airain, dont le couvercle était de même métal. Telle fut la réponse de Delphes.
»

Faut-il en déduire que nos deux musiciennes s'imaginent de nouvelles pythies, prêtresses pythiennes (Apollon avait tué le serpent Python qui gardait le sanctuaire à son arrivée) ? Qu'elles ont cuisiné dans une chaudière d'airain (le studio...) des morceaux mélangés de tortue et d'agneau ? Olivia Block manie synthétiseur et bandes magnétiques, Lea Bertucci joue de sa propre voix traitée par l'intermédiaire d'un magnétophone à bobine et utilise des collages de micro-cassettes d'enregistrement de terrain. Qui est la tortue, qui est l'agneau ?

Lea Bertucci (en haut) // Olivia Block (en bas) par © Andrea Bauer
Lea Bertucci (en haut) // Olivia Block (en bas) par © Andrea Bauer

Lea Bertucci (en haut) // Olivia Block (en bas) par © Andrea Bauer

[L'impression des oreilles]

   Des bandes dérapent, des voix s'éveillent, se tordent... "The Number of the Sand", presque douze minutes, commence dans une sorte d'euphorie folle, enfantine, pleine de hoquets, avant qu'une ligne de bourdons n'apparaisse pour tout aplatir. Les grains de sable volent, des volutes surgissent et disparaissent. Le synthétiseur pose une base mystique, magique. On croit entendre balbutier les prêtresses dans les feuillages synthétiques, les rayonnements. Nous sommes au cœur de la lumière, dans son aura trouble de vibrations, au cœur d'un étrange absolu criblé de survenues dérangées. Rendre l'oracle, c'est déchaîner les forces obscures enfermées dans la lumière, être envahi par l'incompréhensible, l'innommable, l'infini de ce qui échappe au dénombrement. La musique de Lea Bertucci et Olivia Block explore cette zone limite fascinante.

   Plus longue (presque vingt-deux minutes), "The Measure of the Sea" (titre 2) va au-delà de la limite, dans l'ailleurs abyssal des voix enfouies, des ondes sous-marines. C'est le royaume des sons tenus, ténus, des lambeaux sonores enchâssés dans les stridulations électroniques. Un orchestre joue des morceaux distordus comme des personnages du peintre Francis Bacon, les prêtresses jubilent. Et vient une première fois le Mystère, mur sonore qui donne soudain à la musique une résonance caverneuse, et bouillonnent d'antiques arcanes. Un gong ponctue une deuxième survenue, accentuant la dimension rituelle de cette musique prodigieuse (au sens étymologique). Tout se met à léviter, resplendir, à rentrer dans de minuscules transes. Lorsque la troisième survenue du Mystère advient, l'atmosphère atteint une densité solennelle, une plénitude flagellée de lacérations rythmées. Toute la fin baigne dans une envoûtante splendeur, celle d'une extase dont on ne saurait plus redescendre, qui vous emporte sur ses ailes zébrées de vibrations hypnotiques...

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Une collaboration vraiment inspirée débouchant sur une musique oraculaire !

Paru en avril 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 2 plages / 34 minutes environ

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Publié le 20 Mai 2025

Asher - Untitled Fictions I

   Installé à Providence (Rhode-Island, États-Unis), Asher Tuil travaille depuis plus de vingt ans à partir de son enregistré : enregistrements de lieux, synthèse électronique, sons trouvés, et autres sources encore. Ce nouvel opus s'inscrit dans une série de tentatives considérant la narration comme procédé compositionnel et l'enregistrement comme fiction, paysage imaginaire. Les huit fictions de l'album (entre huit minutes et plus de dix-sept pour la septième), titrées seulement par leur numéro d'ordre, sont construites comme les séquences d'un récit à partir de segments interconnectés, formant, dit le compositeur, les esquisses d'un récit de voyage, des récits d'ailleurs.

Ainsi remuent les Illuminations... 

   Tout de suite on est parti, en bateau, ou plutôt en train, un voyage de saccades, à travers des espaces immenses. Comme une suite d'étincelles, de frottements de silex, une musique qui racle et qui s'envole. Les deux premières minutes posent le motif qui reviendra régulièrement, plus ou moins varié, dans cette immense suite de près d'une heure et demie. Tout véritable voyage brûle, consume. Les notes fusent en fumées, se diffusent en ombres portées. Les synthétiseurs rendent vaine la question de l'identification des instruments. On avance dans la brume des harmoniques diffractées, des bourdons écrasés en longues traînées granuleuses. C'est magnifique, on sait déjà qu'on suivra Asher jusqu'au bout. 

   Quelques sons enregistrés, des voix mêlées en boucles courtes, ouvrent la deuxième fiction, puis c'est une guimbarde dirait-on qui nous guide dans un monde de micro griffures, de levées sonores, de volutes. Revient l'impression d'un moteur discret, de clapets et de pistons, mais enveloppé de voiles de vibrations. Cette fiction-là ne cesse de se vaporiser, de repartir sous l'impulsion de la fausse guimbarde. Elle est au croisement de trajectoires mystérieuses, toujours au bord de la disparition, toujours aussi au bord d'une extase, de découvertes troublantes, comme à l'orée de territoires rimbaldiens.

   Quelques sons enregistrés, des voix mêlées en boucles courtes, ouvrent la deuxième fiction, puis c'est une guimbarde dirait-on qui nous guide dans un monde de micro griffures, de levées sonores, de volutes. Revient l'impression d'un moteur discret, de clapets et de pistons, mais enveloppé de voiles de vibrations. Cette fiction-là ne cesse de se vaporiser, de repartir sous l'impulsion de la fausse guimbarde. Elle est au croisement de trajectoires mystérieuses, toujours au bord de la disparition, toujours aussi au bord d'une extase, de découvertes troublantes, comme à l'orée de territoires rimbaldiens.

   La troisième fiction s'enfonce dans le désert des voix perdues avec des bolides bourdonnants. Tout s'embrase au ras des textures fuligineuses, hoquetantes, et soudain la lumière se lève sur la cohorte des poussières, tournoie un peu, miroite, et se fond dans le paysage flou d'un rêve de douce harmonie. La guimbarde, cette fois comme coassante, réapparaît au début de la quatrième fiction, puis se transforme en micro pétillements. Asher se plaît à superposer une trame fine de gestes sonores minuscules et des vagues de sons tenus, à les intriquer jusqu'à une opalescence miraculeuse. Des bulles ne cessent d'éclore, de rayonner comme de multiples petits soleils, véritables mirages des sables sonores. La cinquième fiction semble d'abord plus conventionnelle dans ses vagues d'orgue qui se balancent à des vents invisibles. Toutefois, par un jeu de transformations, Asher dérape peu à peu dans sa pampa à lui d'apparitions, c'est-à-dire, de très courts segments interconnectés, de wagons pulsés jusqu'à scintillation irréelle. Au fur et à mesure de l'avancée dans la suite, les sons se diffractent dirait-on toujours plus, comme dans l'incroyable sixième fiction qui fonce dans un poudroiement sans fin de particules irisées. À chaque nouveau départ, la musique se construit par grappes serrées d'étincelles qui diffusent leur énergie à des formes nouvelles, conflagrations intériorisées à la puissance sourde...

   Voyages imaginés, infinis...

   Le disque se poursuit avec deux fictions au carré, si je puis dire, des récits élaborés et plus seulement des esquisses. Deux fictions de près de dix-huit minutes (la 7) et de quinze (la 8). La septième émerge d'ondes brouillées, se propage tel un vol de frelons tandis que sonnent des cloches agitées. Un monde fêlé agonise pour laisser place à des poussées plus calmes, à une avancée solennelle vite disparue, absorbée, et le récit renaît, patient et têtu, suite de cloques graves surmontée d'un chapeau de bourdons vibrants et traçants. La pièce alterne série d'enlisements et renaissances dans un savant jeu de métamorphoses. C'est un Arthur Rimbaud imaginaire dans les sables de l'Abyssinie, semi enfoui, et qui repart, poussé par son idée fixe : partir, partir... C'est Blaise Cendrars traversant l'Asie dans le Transsibérien au rythme lent des soubresauts du train sur les rails dans l'âcre fumée de la locomotive. Au bout, il y aura quand même la révélation. Le trajet parsemé d'épreuves est initiatique, sous la houlette de la guimbarde synthétique qui réapparaît dans la huitième et ultime fiction. La guimbarde n'est-elle pas l'instrument aimé des nomades de tous les pays d'Eurasie ? Les sonorités sont feuilletées, pailletées, striées, rugueuses : elles tracent une route de micro bondissements, dégagent une euphorie délicate et secrète teintée de filaments mélancoliques, le synthétiseur prenant parfois des textures proches de l'accordéon. Jusqu'au bout, ça pétille et crépite en semi sourdine. Le voyage n'aura pas de fin...

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Un immense poème sonore au rythme lent des caravanes irréelles ! Treize ans après ses Untitled Landscapes I, Asher Tuil reste un maître de l'Imaginaire.

 

 Paru début mai 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 8 plages / 1 heure et 26 minutes environ

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Publié le 13 Mai 2025

MM Works - Park

    Park : je n'oublie pas ce disque, que j'ai failli laisser passer....

    MM Works is un duo de Copenhague constitué par Mathias Lystbaek , qui a sorti deux disques en 2023 et 2024 sous le nom de Circa Alto, et Mads Lassen, batteur dans plusieurs groupes. Enregistré au printemps, alors que le froid s'estompait, Park se situe dans un entre-deux, entre hiver et printemps, froid et chaud, obscurité et lumière qui revient, l'enregistrement en studio captant les fluctuations météorologiques. Un côté acoustique, avec flûte, guitare et batterie, et une touche électronique légère.

   "Bloom"(Floraison) ouvre l'album, tout fleurissement de flûte ensorceleuse, comme des appels dans la forêt. La batterie souligne d'un friselis léger, puis de ponctuations plus fortes, mais toujours aérées, ce bouquet mélodieux, cette envolée lumineuse que la guitare cisèle doucement. Oui, c'est un parc que cette musique, un parc en effervescence printanière.

  Sur "Day  01" (titre 2), la guitare est plus en avant, dessinant des volutes, des griffonnages, que la batterie et la basse ancrent dans une ombre moelleuse. Le titre éponyme est un chant d'une délicatesse pudique, flûte et guitare enveloppés d'un voile ombré, la batterie sculptant la dévotion palpable des deux musiciens. "Mist" (titre 4) reprend la veine du premier titre. C'est la brume des appels, des lents envoûtements, boucles de guitare, phrases suaves, fusées de lumière soudain dans le buissonnement un peu irréel des massifs sonores en lente transformation. "Cry" a un charme verlainien délicieux : la musique flotte dans une gaze, rien en elle ne pèse ni ne pose, elle est suggestive. Griffures de guitare dans un brouillard de bourdons fragiles. Des ombres passent dans un parc agité par une brise à peine sensible. Si ce sont des pleurs, ils sont éthérés, diaphanes, pleurs du paradis perdu. Titre vraiment magnifique !

   Les deux derniers titres respirent la même ambiance feutrée, authentiquement merveilleuse. La musique du duo sort des contes et légendes nordiques les plus évanescents, des histoires de naissances et d'apparitions dans cette période de transition qu'est le printemps. Invites et invocations parées d'une aura mystérieuse, que les frémissements et frappes si légères de la batterie tirent à peine d'une rêverie intemporelle.

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Le parc des enchantements et des sortilèges : une musique ambiante au charme voluptueux !

Paru début décembre 2024 chez 12k (New-York, États-Unis) / 7 plages / 43 minutes

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 10 Mai 2025

Roland Schappert - C'ant see the Rebel

   Fondateur du label r-ecords.com en 2022, Roland Schapper développe une musique électronique légère, aérée, mélodieuse. Can't see the Rebel est le troisième disque de la maison.

   Avec le premier titre éponyme, ça commence presque comme du Steve Reich, avec une ligne rapide de grappes de notes, sauf qu'une ligne de basse vient souligner le flux caracolant de notes perlées. Roland Schapper construit une musique d'une vivacité gracieuse, dansante. C'est un rêve bondissant se perdant dans les hauteurs, nullement plombé par le rythme implacable.

"Vibe-Coda", toujours dansant, plonge dans les vibrations, les respirations, les chuintements, comme en apnée au-dessus de massifs rocheux, mais il se reventile en aigus, plane avec des contorsions minimales. "Play Again", avec son piano réverbéré, décrit des arabesques précieuses, puis prend un ton plus grave sur un fond de froissements. La pièce se fracture de micro silences, danse dans le vide,  s'illumine de métallisations lointaines, sculptée avec minutie.

Le puissant "Ehrlicher Mond" (titre 4) pilonne à partir d'une ligne scintillante et cabriolante de synthétiseur : la lune honnête du titre, n'est-ce pas cette irréalité folle qui se saisit de la pièce, musique pour un conte de E.T.A. Hoffmann ? Plus proche de la techno, "Kombipakt" se vaporise en multiples plans froissés, d'une densité rentrée, intériorisée. Il rayonne d'une sourde intensité, d'une royale concision, avec une fin joyeusement déglinguée. "Ehrlicher Mond solo" termine l'album par un festival de jeux sonores synthétiques. La matérialité du son est au cœur de l'écriture : les textures s'épaississent, s'irisent, elles diffusent leurs vibrations dans une joie sans mélange.

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L'air de rien, un disque subtil, sculpté dans une ambiance d'euphorie limpide. De la musique électronique vive, non dénuée d'humour.

Paru en mai 2025 chez r-ecords (Cologne, Allemagne) / 6 plages / 27 minutes

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