Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Le disque regroupe deux portraits, celui de la collaboration entre deux canadiens de Vancouver, la compositrice et artiste Michelle Helene Mackenzie et le compositeur et interprète de musique électronique écrite Stefan Maier, et celui de la compositrice américaine Olivia Block, déjà présentée ici pour sa collaboration avec Lea Bertucci sur le disque I Know the Number of the Sand and the Measure of the Sea paru en avril de cette année.
Pourquoi ensemble ?Les deux portraits sont fortement liés à deux lieux originaux, caractérisés par une forme de vie spécifique. Le premier est inspiré par Sanzhi Pod City, un village abandonné de maisons de science-fiction en forme de soucoupes volantes imaginées par l'architecte finlandais Matti Suuronen dans le nord de Taïwan, dans lequel ont proliféré la végétation et les insectes, en particulier cinq espèces de mantes orchidées qui ressemblent de manière troublante à des fleurs. Les deux musiciens y ont trouvé la matière de leur inspiration. La lagune de San Ignacio en Basse-Californie du Sud au Mexique a été le réservoir d'enregistrements de terrain d'Olivia Block pour le second. Cette lagune est appréciée des baleines grises qui s'y reproduisent et hibernent. Le travail de la compositrice vise à donner une idée du paysage sonore subjectif des baleines soumises aux bruits des activités humaines.
[L'impression des oreilles]
« Orchid Mantis »
Un gargouillis accompagné de la boucle d'une fine lame sonore ouvre « Orchid Mantis » avant qu'un énorme son percussif, peut-être déjà un bol chantant amplifié, ne vienne hanter la pièce. Les amples résonances de cloches, les stridulations d'insectes, se mêlent pour créer une ambiance d'intense écoute, émerveillée. Les deux artistes ne se contentent pas d'une description d'environnement, ils transportent l'auditeur dans un monde oriental à n'en pas douter, comme si nous étions à l'orée d'un temple. Aussi, à côté de courts passages de sons de terrain, la musique composée garde la place principale, intègre d'ailleurs magnifiquement le milieu pour le sublimer. Elle laisse le silence creuser des absences pour que surgisse mieux le mystère de la Vie, ses battements, ses respirations, ses vibrations rayonnantes d'une beauté translucide. Leur musique cherche à être insecte-monde, se déploie dans les tintements, cette fois de multiples cloches, la montée de bourdons animés. Jouant d'une savante alternance entre moments de saisie de l'imperceptible et crescendos rituels impressionnants, elle est fleur, comme ces insectes, entre éclosion et épanouissement fabuleux, puis disparition avec le retour de la fine lame sonore initiale. Elle chante le miracle, et c'est vraiment très très beau !
Les maisons futuristes abandonnées de Sanzhi Pod City
Lagune de San Ignacio
« Breach »
Olivia Block nous immerge d'emblée dans le monde sous-marin des baleines, de leurs chants glissants, déformés, de leurs conversations bavardes, démultipliées, envahies par des milliers de battements, de bruits (de moteurs ?). Oui, les baleines subissent les hommes et leurs ravages auditifs. Laissons de côté le plaidoyer. La musique d'Olivia Block, affronte les bruits, leur brutale étrangeté, comme des myriades d'oiseaux de mer piaillant dans les cercles de l'enfer. Du silence qui suit ce vacarme, remontent des signaux sonores, des vagues d'une intensité lumineuse vacillante, vagues saturées d'éléments d'un langage inconnu, antévocalique. Les sons synthétiques de l'orgue traduisent et enrobent des échanges qui nous restent infiniment déconcertants, comme les bégaiements d'une beauté émouvante et encore hors de portée.
----------------
Deux pièces aux frontières de la musique concrète et de l'ambiante, qui déjouent les pièges d'une musique de pur collectage de terrain par une approche visionnaire ritualisée (« Orchid Mantis ») ou une empathie puissamment dépaysante, tantôt presque dantesque, tantôt d'un bucolique aquatique inattendu (« Breach »).
Paru le 16 mai 2025 chez Portraits GRM (Paris, France) / 2 plages / 40 minutes environ
Quatre années de travail ont été nécessaires à deux maisons de disques, la genevoise Auryfa et la belge Metaphon, pour republier sous la forme d'un coffret de six cds la série légendaire de cassettes et de disques du compositeur roumain naturalisé français Costin Miereanu (né en 1943 à Bucarest, naturalisé français en 1977), série originellement sortie chez Poly-Art Recordings entre 1982 et 1984 et regroupant des compositions des années 1976 à 1982. Remastérisées d'après les bandes originales et restaurées, les œuvres sont accompagnées d'un essai de Vincent de Roguin, producteur de cette reparution.
Costin Miereanu ? Je vous renvoie à l'article de Wikipédia pour les détails. Ce qui frappe dans sa trajectoire musicale, c'est sa double face. D'un côté, une carrière universitaire brillante dans le monde de la musique contemporaine d'avant-garde, accompagnée de distinctions, couronnée par son poste de directeur des prestigieuses Éditions Salabert, avec un catalogue considérable de pièces orchestrales, de chambre ou pour instruments solo . De l'autre, des compositions électro-acoustiques, des interprétations solo semi-improvisées, dont la série publiée chez Poly-Art Recordings, qui n'eut en son temps qu'un écho limité, mais qui suscita ensuite l'enthousiasme de générations d'auditeurs dans les milieux plus ouverts des musiques non-académiques. En 1975, l'enregistrement du disque électroacoustique Luna Chinese sur le label italien Cramps Records lui vaut une place dans la liste 1975 de Nurse With Wounds.
Sources d'inspiration ? Elles sont multiples : d'Erik Satie aux musiques de film, au folklore et à l'art roumain, à la littérature d'avant-garde, à Gilles Deleuze, aux phénomènes atmosphériques, et surtout peut-être de Terry Riley, dont on retrouve le minimalisme chaleureux et proliférant, les motifs intriqués, les couleurs chatoyantes...Mais on pourrait évoquer la musique spectrale, les univers musicaux d'anticonformistes comme Giacinto Scelsi,Luc Ferrari, la scène électronique underground française (Richard Pinhas par exemple)...Disons plutôt que Costin Miereanu, par sa profonde culture musicale, sa quête de liberté artistique loin des dogmatismes officiels, se trouve au cœur de toutes les recherches des années soixante-dix et quatre-vingt ; que les douze pièces de ces six cds, à la fois ouvertes à toutes les expériences formelles et cependant accessibles, offrent des territoires sonores qui n'ont rien perdu de leur attrait fascinant,..
Un monument de l'écriture pour synthétiseurs ! Ces douze pièces de plus ou moins vingt minutes chacune utilisent une palette de synthétiseurs : Minimoog, Polymoog, PPG Wave, Prophet 10, auxquels Costin Miereanu ajoute, selon les pièces, du piano, de l'orgue et d'autres sources instrumentales.
Costin Miereanu pendant les années Poly-Art Recordings
Horizons poétiques...
Six disques dont les titres sont autant d'invitations à la rêverie : Dérives (1976-78) / Le Royaume de la Reine Pellapouf (1977-78) / Pianos-Miroirs (1978-79) / Jardins oubliés (1981) / Fata Morgana (1981) / Carrousel (1982). Que le titre du cinquième soit aussi le nom d'un important éditeur de poésie n'est à mon sens pas un hasard. En marge d'une musique contemporaine de plus en plus technicienne, physicienne, dont les titres sont de plus en plus abstraits, abscons, arides, Costin Miereanu indique pour ses fantaisies un autre horizon, poétique. On oublie les analyses spectrales du son, l'emprise de la science sur la musique pour remettre cette dernière dans son terrain originel, la poésie. Les synthétiseurs sont les substituts contemporains des flûtes et flûtiaux des pasteurs, des bergers de l'Arcadie. Il n'y a rien à démontrer, aucune théorie à soutenir. Chaque pièce s'abandonne à sa propre pente, se laisse foisonner.
Labyrinthes incertains...
Le titre ci-dessus m'a été suggéré en partie par la thèse doctorale de Ludovic Bargheon, soutenue en 2003 à l'Université Marc Bloch de Strasbourg, Les Figures du labyrinthe dans l'œuvre musicale contemporaine de Costin Miereanu.
Ainsi la première pièce de ce coffret, Finis-Terre (1978) avance dans un labyrinthe de motifs intriqués, superposés, croisés, labyrinthe allant s’épaississant au fur et à mesure que les bourdons tapissent la caverne sonore. Costin Miereanu compose en consonance avec la musique dite « planante » de l’époque, par exemple de Tangerine Dream ou Ash Ra Tempel, une fresque bouillonnante, étincelante, une fresque-océan animée de mouvements profonds, structurée par de grandes boucles ondulantes, à l’intérieur desquelles apparaissent et disparaissent des myriades de micro motifs, selon ce qui semble s’apparenter à un principe d’incertitude aux antipodes des principes de la composition classique. Le résultat est d’une incomparable splendeur.
Terre de feu (1976), l’autre face du premier disque Dérives, en fournit un second exemple tout aussi extraordinaire, explorant des territoires plus sombres. Sur un fond épais de bourdons pas très éloigné des compositions d’Éliane Radigue viennent vibrer des agrégats de bulles sonores, de fragments écrasés, de faux-semblants trompeurs, tandis que des vents fantastiques se déchaînent et crissent en arrière-plan. On s’achemine vers la sortie du labyrinthe par un chemin ouvert peuplé de cloches fantômes. Les synthétiseurs réalisent le rêve d’une musique organique d’une extatique et étrange douceur…
Le second disque s’enfonce dans les contrées de la Fantaisie avec Le Royaume de la Reine Pellapouf ((1977-78), qui pourrait être le titre d’un joli conte de fée. Les synthétiseurs donnent toutes leurs couleurs dans des fontaines sonores, des gargouillis, une pyrotechnie éblouissante d’une profusion baroque. Dans ce labyrinthe somptueux de myriades d’éclosions, de jaillissements, l’auditeur se laisse porter, il ne cherche plus rien. D’une certaine manière, c’est la musique de la Jouissance, dans son état natif, la musique du Paradis perdu ! Première coïncidence (1977-78) poursuit dans une veine de billes bondissantes, d’efflorescences vaguement monstrueuses surmontées de crachotements : pièce étourdissante, proliférante, qui secrète comme une écume de vives brillances, pièce stupéfiante et tellement torrentueuse qu’elle risque de fatiguer, il faut le reconnaître, par son énergique monotonie…
La première face du troisième disque reprend son titre au singulier, Piano-miroir (1978). C’est l’un des chefs d’œuvre de cette entreprise discographique. Le piano étincelant est repris en miroir par lui-même et par les synthétiseurs dans un dialogue incessant, d’une admirable variété : passages vifs, ralentis rêveurs et phases méditatives se succèdent dans une fluidité exquise, absolument sublime...
Je ne suis pas aussi enthousiaste pour l’autre face, Musique climatique (1979), qui relève pourtant nettement de l’esthétique minimaliste, malgré un très beau début au piano. Certes je m’habitue, mais le jeu virtuose, je le reconnais, des bulletins météorologiques en plusieurs langues, ne me convainc pas tout à fait, ni les clins d’œil au label fondé par le compositeur, Poly-Art Recordings. Là aussi, toutefois, plusieurs écoutes sont nécessaires, et je suis, au moment où j’écris ces mots, finalement séduit malgré moi par cet entrecroisement de voix, de piano, comme une partition décalée pour L’Emploi du temps (1956), ce roman météorologique labyrinthique de Michel Butor. Les voix clapotent comme le piano, forment ainsi une polyphonie flottante qui s’insère parfaitement entre et sur les phrases de l’instrument, favorisant une quasi hébétude que le doux martèlement de notes répétées du piano prépare évidemment. Au total, une composition étonnante, non dépourvue d’un vrai charme discret, avec une fin magnifique.
Quand j’ai vu pour la première fois le titre du quatrième disque, Jardins oubliés , je n’ai pas pu ne pas penser au si bel album Jardins cycliques (1998) d’un minimaliste français longtemps trop méconnu, Frédéric Lagnau. Mais le rapport, si rapport il y a, car j’ignore si Lagnau connaissait Miereanu, n’est que de minimalisme. La première face, qui porte le même titre que l’album, est assez déconcertante : synthétiseurs moelleux, trop, et une monotonie ennuyeuse, ou du moins presque inquiétante, nous attirant dans ses méandres troubles. Par contre, Jardins désertés (1981) est une pièce somptueuse : méditation désolée aux timbres raffinés, les synthétiseurs jouant de couleurs et de timbres réverbérés qui donnent l’impression de vitraux sonores, avec des surimpressions, des coulures, des filés noyés de lumière. Sont-ce d’ailleurs des synthétiseurs ? Des orgues de synthétiseurs, probablement, qui me font penser parfois au shō de la musique traditionnelle japonaise. Extraordinaire coda en à-plats percussifs comme des étincelles écrasées sur un trait de lumière mourante.
Le cinquième disque Fata Morgana explore des phénomènes liés à la persistance sonore, productrice d’illusions. On sait que « fata morgana » désigne une combinaison de mirages produite par une perturbation des rayons lumineux. Dans Miroitements (1981), la prolifération extrêmement rapide de notes agglomérées produit un effet de miroitement sonore, de persistance auditive. À la surface viennent éclore de brefs motifs, des figures, dessinant un ballet irréel fragile, d’une grâce vaguement extrême-orientale. L’autre face, éponyme du titre du disque, repose sur des superpositions de notes tenues, des étirements créateurs de micro effets de distorsion, ondulations et vibrations. On est très proche de la musique spectrale, de Györgi Ligeti ou de Giacinto Scelsi. Les textures, de plus en plus épaisses et riches, rayonnent dans une atmosphère recueillie. C’est une merveille. Nuages-Nuages (1982) première face du sixième disque Carrousel, joue avec des sonorités épaisses et ouatées, nuageuses en somme, mais instables au point de se dépouiller peu à peu de leur gangue pour apparaître sous une forme de plus en plus flûtée ! Au fond, c’est une danse que cette pièce virtuose jusqu’au vertige, qui se tortille à grande vitesse pour accoucher stupéfaite de petites séquences hallucinées, s’arrêter et repartir dans une gestuelle de gallinacées frénétiques et glougloutants, avant une dernière partie calme comme si rien ne s’était passé de toute cette exubérance : la tête haute, dans les nuages, pour disparaître… La pièce éponyme qui termine ce coffret se présente comme une série de constructions sonores de plus en plus élaborées, devenant une folie qui tourne la tête en effet par ses cavalcades, ses glissements et saccades, bousculades, un jeu de massacre… qui me laisse de marbre, je dois dire. La moins bonne pièce de ce monument.
-----------------
Mes titres préférés :
1) Six pièces poétiques, six chefs d'œuvre :Terre de feu, Piano-Miroir et Jardins désertés // Finis-Terre et Fata Morgana, Le Royaume de la Reine Pellapouf
2)Trois pièces singulières déroutantes : Musique climatique, Miroitements, Nuages-Nuages
Restent trois pièces trop virtuoses ou démonstratives à mon goût...
---------------------
Un des sommets de la musique du dernier quart du vingtième siècle, heureusement tiré de sa confidentialité passée par une restauration et une production remarquables.
Paru début juin 2025 chez Auryfa ( Genève, Suisse) / Metaphon (Heusden-Zolder, Belgique / Coffret de six cds / 12 pistes / 4 heures et 13 minutes environ
Retrouvailles avec deux musiciens passionnants : le néerlandais Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek - dont je ne parviens pas à suivre l'abondante production discographique !, production jalonnée de chefs d'œuvre de la musique électronique et/ou ambiante comme Halfslaap II en 2014, Mort aux vaches en 2011 avec Peter Broderick, ou encore Edge of Oblivion en 2024 avec le compositeur français Bruno Duplant ; et le pianiste et compositeur romain Giovanni Di Domenico, installé à Bruxelles, qui multiplie les collaborations dans le domaine des musiques contemporaines, expérimentales, ainsi l'admirable L'Occhio del Vedere en 2023.
Comme son titre l'indique, le disque comporte deux pièces longues en miroir. Sur la première, Giovanni Di Domenico joue en direct du piano/Rhodes en une seule prise, sans ajout, et Rutger Zuydervelt (électronique et traitements) intervient sur cette matière sonore. Sur la seconde, c'est l'inverse avec Rutger, qui utilise d'ailleurs des matériaux manipulés de la première partie, pour le soubassement, et Giovanni y réagissant;
[L'impression des oreilles]
"Painting A Picture" (titre 1) associe une base de piano constituée de motifs en boucles et d'un halo électronique variable. La structure répétitive de la pièce lui donne une indéniable dimension hypnotique, renforcée par les volutes et draperies, les poussées de synthétiseur grondant. L'ensemble produit un tintinnabulement irréel de plus en plus prononcé, jusqu'à ce que le piano s'enfonce au profond de la masse moelleuse de sons synthétiques, soit devenu ruisseau dans l'or du soir.
"Picture A Painting" (titre 2) commence par des bourdons lointains, à la limite de l'imperceptible, entourés d'une poussière silencieuse puis d'enregistrements de milieux naturels avec des chants d'oiseaux. L'orgue s'élève, majestueux et coloré, en même temps que des vents et des sonneries. Le piano vient s'y poser de çà de là d'abord, puis scande un motif énigmatique tandis que l'arrière-plan s'épaissit, traversé de nébulosités, de draperies irisées. La pièce se creuse de somptuosités, le piano de plus en plus prolixe ourlant une dentelle minimaliste-ambiante enchâssée dans un fourreau électronique rayonnant. Vers douze minutes, dans un quasi silence juste tapissé de voix lointaines, le piano reparaît plus grave, et la composition prend une allure solennelle dans un crescendo grandiose avant une coda étrange, voilée.
-------------------------
Un diptyque fascinant, fruit de la collaboration entre deux très grands musiciens d'aujourd'hui.
Paru le 13 juin 2025 chez Moving Furniture Records (Amsterdam, Pays-Bas) / 2 plages / 31 minutes
Christina Giannone, artiste sonore et compositrice de Brooklyn, signe un troisième album chez Room40, après Zone 7en janvier 2022 et Reality Opposition en juillet 2023. Toujours entre bourdons ambiants et bruitisme, sa musique, qui privilégie les textures atmosphériques à grande profondeur de champ, a été primée dans plusieurs festivals internationaux de films.
La musique de Christina Giannone ne ressemble plus à rien. Elle a jeté les amarres pour s'approcher du Bruit de l'Univers : grésillements, déchirements, ondes de fond, bourdons. Elle capte les énergies, comme l'annonce le titre de l'album, Amulette d'Opale en français, mais non pas pour guérir quoi que ce soit, pour retrouver sans doute la musique originelle sous sa forme brute, brutale. Parler de musique ambiante est évidemment impropre, à moins de se situer au niveau cosmique, universel. Le premier titre, "Illusory Figure", ne renvoie-t-il pas au concept de Maya dans la Bhagavad-Gītā ?Le monde matériel est temporaire, en constante évolution, comme le monde sonore de Christina, qui plane au-dessus du chaos primordial, de son fourmillement colossal, grandiose et monstrueux.
"Iridescent Dust" (Poussière irisée) n'a rien de solaire : si arc-en-ciel il y a, c'est un arc-en-ciel ténébreux ! La poussière est celle des astres, des galaxies, de l'énorme fourneau en ébullition que la musique essaie de rendre sensible à l'auditeur. On croit entendre les meuglements des troupeaux de créatures mythologiques enfermées dans le maelstrom parfois traversé de quelques battements rythmiques comme de coups de sabots dans la cavalcade indescriptible. Le troisième titre, "Vaporous Ritual", pointe clairement la dimension mystique de ces captations hallucinantes. Ce ne sont que chutes sans fin, précipitations fabuleuses : destruction des Mondes dans une Apocalypse de déflagrations, de vaporisations vertigineuses ! Imaginez le Jugement Dernier (vers 1560) du Tintoret, mais avec effacement des contours, des distinctions, des couleurs...
Que le disque se termine avec "Death Ambient" ne saurait surprendre l'auditeur. L'ambiance de mort est le fond de l'Univers qui, s'il crée la Vie, l'efface dans son mouvement. Le chaos n'est pas seulement initial, il est l'horizon de toute manifestation. La composition laisse entendre la décomposition, l'effilochement : ne subsistent que des traces, des traînées, des trains de particules lancés dans l'Infini. Il n'y a plus rien que ces trajectoires arasées, cette pulsation noire remplissant l'espace sonore, car, au fond, le vide lui-même n'est qu'illusion. Il n'y a que ce plein au ras de l'Informe absolu, de la dernière minute de poussières résiduelles...
------------------
Christina Giannone signe un album métaphysique d'une puissance sauvage : à mille milliards de lieux des musiques ambiantes d'endormissement !
cf. Texte d'accompagnement de Christina : (traduction Google revue...)
Si Vénus et Neptune entraient en collision,
J'émergerais
Entité aquatique bouillonnante
Se métamorphosant en océan cosmique
Se vaporisant dans le vide holographique
Figure illusoire
Amulette d'opale
S'effondrant en poussière irisée
Aspirée dans le trou noir
Qui mène à l'Insouciance
*****************
Paru fin mai 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 4 plages / 38 minutes environ
Né en 1959 à Rotterdam, Hanyo van Osterom est un multi-instrumentiste, compositeur et producteur ayant traversé bien des domaines musicaux dans sa longue carrière, du punk au trip-hop et aux musiques ambiantes. Il a été batteur et chanteur du groupe de rock culte The Jones, a tourné avec des chanteurs de soul, fait partie d'un groupe expérimental de percussion. Il a été professeur de yoga, a produit des albums de musique africaine. Connu comme The Flying Dutchman (le Hollandais Volant), il a produit des albums de trip-hop... Cofondateur du groupe CHI, dont fit partie également Michel Banabila, il tourne dans de très nombreux festivals. Dans les années 2020, CHI cède la place à Son of Chi.
« là où la grâce peut vous envahir »
Ce nouvel opus est composé de deux longues pièces, marquées par les participations de Koos van der Vaart aux enregistrements de terrain, de l'artiste sonore Radboud Mens aux bourdons (drones) et d'Omar Ka, collaborateur de longue date de Hanyo van Osterom qui prend en charge le récit accompagnant la musique. Omar Ka, héritier de la tradition narrative des Peuls de l'Afrique de l'Ouest, modèle son récit en réagissant aux sons et aux collages sonores rassemblés par van Osterom, qui laisse le sens se déployer à sa guise dans un processus de création narrative qu'il assimile à une forme de capture de rêves. Une manière de tenter de se placer « là où la grâce peut vous envahir » comme le dit le poète, artiste et chercheur spirituel Robert Lax (1915 - 2000, dont la voix ouvre et clôt l'album. We Carry Eden est inspiré par tous les chercheurs de vérité, poètes, mystiques, attrapeurs de rêves et tous les messagers déterminés à laisser un message de beauté, d'harmonie et de respect. Hanyo van Osterom est lui-même inspiré depuis longtemps par l'île grecque de Patmos et les textes des Hopis.
[L'impression des oreilles]
La Résistance par l'Illumination...
We Carry Eden est comme une déambulation indolente, un peu hallucinée, un flux constitué de matériaux intimement mêlés ; texte parlé, rythmique dub, touches de jazz, musique ambiante, atmosphère africaine, bourdons et sons divers, instruments traditionnels. On pense à des caravanes traversant de grands espaces au rythme lent des chameaux. Des motifs discrètement incantatoires ponctuent en boucle cette transhumance sonore. Je n'ai pas suivi tout le texte (parfois dans des langues inconnues de moi !), je me suis laissé porter. Certains passages ne sont pas sans évoquer les disques de Jon Hassell et son quatrième monde musical : ondulations, oscillations, brassage "organique" des sons. Le monde du disque est le monde du multiple, du mélange. Comme le dit une prière Hopi mentionnée sur la pochette « Nous devons lâcher prise et nous élancer vers le milieu de la rivière. Gardez les yeux ouverts et la tête hors de l'eau. Et je dis : voyez qui est là avec vous, accrochez-vous à lui et célébrez. Le temps du loup solitaire est révolu. Nous sommes ceux que nous attendions. ». L'Éden n'est pas perdu, nous le portons si nous savons lâcher prise et rester conscient dans le courant, en harmonie avec les autres... Beau programme, que la flûte ensorceleuse distille au-dessus des flots. Programme d'accueil constant de la dérive, du renouvellement incessant de la vie, qui donne au flux sa souplesse, son charme. Au bout d'une dizaine de minutes, on est si bien pris, emportés, qu'on rêve avec la musique, sa douceur, son inventivité tranquille, ses mélodies qui surprennent au détour d'une dune. Toute la fin de la première partie est ainsi admirable, et l'on continue volontiers le trajet sur des sentes sonores immémoriales, intemporelles, mixées de main de maître. La musique est chant d'enfants, eaux murmurantes, surgissements miraculeux entre trompette bouchée et collages sonores d'une fluidité magnifique : chant du monde multiple, enraciné par des rythmes et des voix, ode minimaliste si l'on veut, qui tisse et brasse des motifs au long cours. Plus on avance, plus on s'enfonce dans une prairie de rêves, l'irréalité comme l'émanation d'un univers spirituel : tout prend une résonance fabuleuse, prophétique, profondément poétique. Minutes enchanteresses, magiques, baignant dans un halo pastoral illuminé...
-----------------
Un disque attachant, profondément spirituel, d'une beauté flottante totalement envoûtante.
Paru le 16 mai 2025 chez Music From Memory (Amsterdam, Pays-Bas) / 2 plages / 42 minutes environ