Alain Kremski - résonance / mouvements

Publié le 14 Février 2011

Alain Kremski - résonance / mouvements

     Résonance / Mouvements // Mouvement / Résonances, tel est le titre complet du dernier disque du pianiste, compositeur et improvisateur Alain Kremski. Pas un seul article en français, si j'ai bien cherché, sur ce disque admirable (en dehors d'une brève présentation sur le site du label). Signe des temps ? Conséquence de la discrétion de cet homme à la carrière atypique ? Remarqué par Igor Stravinski, élève de Nadia Boulanger et d'Olivier Messiaen, premier grand Prix de Rome de composition et donc pensionnaire de la villa Médicis, il esquive une brillante carrière de pianiste. Car il se passionne pour les sons des cloches de temples d'Asie, des gongs, collectionne les bols chantants tibétains. Cet intérêt pour l'Orient, mais aussi les voyages, les arts, l'architecture, le pousse dans une direction unique. S'il enregistre l'intégralité des œuvres de Georges Gurdjieff, retranscrites pour le piano par le compositeur russe Thomas de Hartmann, ou encore celles de Nietzsche, il aime associer son piano aux cloches, gongs, bols tibétains. « Ce qui est important pour un artiste, c’est d’avoir un but. Et chaque but est possible, s’il est clair. Le mien est de réveiller dans le public la nostalgie de la « source » perdue, quelque chose qui vient de très loin, parfois même de l’enfance. J’aime la rencontre des disciplines artistiques : la musique, l’architecture, le cinéma, la danse, la peinture, la réalisation de calligraphies pendant que l’on joue du piano etc. » confiait-il dans un entretien en 2010. En concert, il se produit parfois avec un portique spécialement conçu pour ces instruments qui ont un point commun avec le piano : percussifs comme lui, ils résonnent, parfois longuement, après avoir été frappés.

   « Tout l'Occident est basé sur la dualité – y compris l'ordinateur avec les zéros et les uns. En Asie, on compte jusqu'à trois : entre les sons et les silences, entre le plein et le vide, il existe un passage, et c'est dans ce passage que réside le mystère.  Les instruments tibétains ou japonais vibrent très longtemps. Entre le moment où le son s'arrête et le vrai silence, on ne discerne pas très bien la limite : c'est comme le passage entre le jour et la nuit... dans cet instant-là, on atteint quelque chose qui est de l'ordre du Sacré. » nous dit Alain Kremski sur le passionnant et très beau livret, illustré de peintures, encres et photographies de Simon Leibovitz qui accompagne le disque. La musique est un médium : « Au Conservatoire, on était encore très influencés par ce qu'on appelle le style et le langage, mais la quintessence de mon travail, c'est autre chose : essayer de retrouver l'énergie pure. Qu'est-ce qu'une énergie pure ? C'est être en contact avec une énergie du cosmos qui ne passe pas par toutes les références intellectuelles...C'est réveiller chez l'auditeur la nostalgie de la source perdue, cette impression que j'éprouvais quand je lisais  les contes de fée ou Michel Strogoff...Attention, ce n'est pas de l'apitoiement sur soi, cette nostalgie-là est de l'ordre du Sacré, comme le souvenir de quelque chose d'où l'on vient et qui est unique. »

   Le disque est divisé en deux : cinq danses pour piano, gongs et grands bols rituels, avec pour titre celui de l'album entier ; puis cinq pièces pour piano et gongs regroupées sous le titre "L'Appel des Îles Lointaines". Le chroniqueur ici s'arrête un temps : qu'ajouter aux commentaires lapidaires d'Alain Kremski ? Aux fragments de textes, poèmes qu'il y adjoint ? L'essentiel n'est-il pas dit ? 

   La danse rituelle "Résonance / Mouvements qui ouvre l'album est une entrée saisissante, un portique impressionnant. Gongs initiaux, contraste puissant entre deux registres pianistiques :  massifs martelés sans ménagement et fluidité caressante d'une source sans cesse renaissante malgré les interruptions abruptes. Comme un combat fondamental, l'affrontement du Yang et du Yin, nous dit Kremski. L'auditeur est happé dans cette dialectique qui l'installe dans une autre durée, presque 14 minutes. Des falaises à escalader pour découvrir le miracle. Nous voici "Sous les étoiles silencieuses", danse sacrée translucide, délicate, sur les pointes lumineuses des aigus qui surplombent quelques notes graves et les résonances profondes des bols et des gongs, comme sur un pont suspendu. On retient son souffle devant l'invisible rendu visible, pour paraphraser la belle phrase de René Daumal que le musicien place en exergue au disque tout entier : « La Porte de l'Invisible doit être visible. » "Pour invoquer la Terre", danse chamanique, est un pièce presque facétieuse. Les notes se bousculent, se répètent, ponctuées par une frappe sèche et les résonances percussives conjuguées. Nous sommes prêts pour l'embarquement sur le fleuve de l'Amour : "Rituel de l'Amour", danse incantatoire, enveloppe l'auditeur dans les courbes puissantes d'une mélodie profonde comme le désir, qui se dérobe pour réapparaître plus séduisante. On n'échappe pas à cette insidieuse emprise qui seule pourra nous révéler la "Présence de l'Âme Oiseau", dernière des cinq danses, elle aussi initiatique. Longue marche méditative jalonnée d'éclats acérés dans la splendeur de l'ailleurs. C'est fragile et solide, volatile et si dense, l'égrènement d'une tranquillité transcendante qui transforme le temps en or audible.

   Que dire de la suite ? Les cinq pièces de "L'Appel des Îles Lointaines" sont admirables, bouleversantes, au point de synthèse improbable et magique des musiques de Gurdjieff, Debussy, Messiaen, et j'ajouterais John Luther Adams, tous animés de cette recherche de la source qui ressurgira quelque part...Au milieu pourquoi pas de "L'Oubli, l'Eau et les Songes", ce lointain écho de la cathédrale engloutie debussyste, justement, qu'est le sixième mouvement résonnant de ce voyage vers l'essentiel. Les titres disent assez que la musique est poème, tremblement de l'indicible. "Neige, les pas étoilés des oiseaux", inspiré d'une poésie de Théophile Gautier, avance à pas rêveurs mais décidés dans un paysage raréfié. Avant de s'envoler dans un frou-frou gracieux d'ailes, c'est "D'Ailleurs, l'Oiseau Annonciateur", qui virevolte et se dissout dans le silence. Plus grave est la "Rencontre, le passage de l'Aube", morceau traversé de vapeurs, tout en miroitements rentrés, l'intériorité qui se regarde en lissant ses plumes, occupée à faire briller très doucement ses couleurs qui coulent dans l'espace en gouttes éclaboussées. Miracle de délicatesse radieuse. Ce toucher limpide, ferme et doux, que l'on sent animé d'une ferveur extraordinaire, d'une concentration au-delà de toute tension..."L'Appel des Îles lointaines" répond au premier titre, d'une durée d'ailleurs très voisine. Carillonnements, balancements, la houle des harmonies fluides prend les allures d'une symphonie légère et majestueuse, ultime danse, Vénus toujours naissante sur les flots d'une mer verticalisée par la montée incessante des vibrations et les plongées dans les abîmes lumineux.

   Un disque rare. Un Absolu.

Paru en 2009 chez Iris Music / Cézame Carte blanche. 10 titres / 73 minutes.

 Je comprends qu'Alain Kremski cite à plusieurs reprises Jean-Yves Masson, son frère, et le mien...

"Est-ce toi qui reviens dans les jardins de fièvre,

Voix d'une ancienne solitude, est-ce la mer

dont l'appel sous les pins murmure dans le soir,

là-bas comme si d'immenses fontaines

s'étaient ouvertes sous le ciel plein de nuages ?"

(Extrait de Offrandes, paru chez Voix d'Encre en 1995)

Pour aller plus loin :

Hélas, rien sur le disque. Quelle honte !

- Piano et bols chantants, extrait d'un autre disque :

- Alain Kremski interprète la musique de Nietzsche :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 26 mars 2021)

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