Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

Publié le 16 Janvier 2012

   Jusqu'au 31 janvier se déroule à la Casa delle Letterature de Rome une exposition titrée The Painted Song / Il Canto dipinto, consacrée au compagnonnage artistique de deux américains qui ont choisi de se fixer dans la capitale italienne. Alvin Curran est une figure marquante de la musique expérimentale, électronique - l'un des fondateurs et membre actif de Musica Elettronica Viva, ensemble né dans les années 60, qui donne encore des concerts-événements de temps à autre. Sa grande liberté d'écriture, son goût pour l'improvisation ne l'ont pas empêché d'écrire un monumental cycle de pièces pour piano, Inner Cities, loué dans ces colonnes (voir ma catégorie dédiée à Alvin). Je ne connaissais pas Édith Schloss, artiste américaine d'origine allemande née en 1919, écrivain et peintre active dans les milieux d'avant-garde où elle se lie d'amitié avec Willem de Kooning ou Meret Oppenheim, décédée dans sa quatre-vingt-douzième année quelques jours avant l'inauguration du mercredi 21 décembre 2011, alors qu'elle préparait activement cette exposition importante. En fait, j'avais déjà vu certaines de ses œuvres sur ou dans les livrets des disques d'Alvin, présentés dans l'exposition. Leur première collaboration artistique commune date de 1966, quatre ans après qu'elle se soit installée en Italie, pays qu'elle avait visité en 1936, avant son émigration aux États-Unis. Alvin venait de son côté de s'y installer.

   Le cœur de l'exposition est une série d'aquarelles d'assez grand format, 50 sur 70 centimètres, qu'elle a réalisée sur des fragments de partitions fournis par le musicien. L'idée leur était venue d'associer plus étroitement musique et peinture, d'où le titre.

Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

   Édith pose ses couleurs sur les partitions soignées d'Alvin, à l'écriture fine et nette, qui créent un espace à la fois réglé et aéré, comme offert à la rêverie. La corne de brume ("Fog Horn" sur la première ligne) utilisée dans Maritime Rites semble appeler des esquisses fantasmatiques : une femme jambes ouvertes, écho de certains dessins d'Egon Schiele ; formes vaguement phalliques ; la mer mauve crache du sang sous un tournoiement très léger de constellations. 

Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

   Sur la très belle partition du n°7 ci-dessus, "Bend very slightly", un centaure violet s'affronte à une créature féminine toute de sang, à moins qu'ils ne s'embrassent ou s'étreignent par-dessus un corps allongé bras derrière la tête, sous le regard d'un personnage à tête de chat, sans bras, à droite, derrière une forme debout, à la tête un peu bovine. Eros et Thanatos...crime passionnel à la face des dieux ? Ces rencontres entre le trait incisif de l'encre et les délavements de l'aquarelle disent le caractère fantasmagorique de toute musique. Mais tandis que Franz Liszt, dans ses poèmes symphoniques, prétendait transcrire les émotions éprouvées à la lecture de poèmes de Hugo ou de Lamartine, ou devant des tableaux, des sculptures, le mouvement est ici inverse, de la musique vers la peinture, ou plus exactement de la trace écrite de la musique, déshabillée de son vêtement harmonique, vers l'aquarelle, sœur évanescente du souvenir. Rien n'est fixé, figé, car dans le jeu des deux univers l'imagination est comme des abeilles en train d'essaimer - je me saisis de "like swarming bees", lu en haut à droite...

Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

   Passionnée par la mythologie, sans doute parce que son père l'emmenait voir des tragédies grecques pendant son adolescence, Édith Schloss y revient souvent dans ses aquarelles. Ici, une étonnante carte du ciel répond à la partition éparpillée sur la feuille. Les constellations s'épousent dans une danse douce et folle devant un foetus astral, très improbable fantaisie de ma lecture : son cordon ombilical s'enroule autour d'un verre énorme dont le haut du contenu brûle et pétille. "Égratigne aussi fort que possible, ou ne fais rien", dit le titre anglais.

   Un dernier exemple, très flamboyant, inspiré de l'histoire de Léda s'accouplant avec Zeus sous la forme d'un cygne. Ce numéro 12 est donc l'une des toutes dernières créations d'Édith. Comme pour les autres, il m'a fallu du temps pour les voir. C'est après les avoir numérisées à partir du catalogue, en les observant pendant que je commençais cet article, qu'elles me sont apparues dans leur légère, exubérante délicatesse. Dans leur intensité sauvage aussi, car la scène ci-dessous relève de l'excès absolu. Le cygne blanc de l'iconographie traditionnelle cède la place à un animal ou une colonne fulgurante qui, comme des torrents de feu, envahit le corps fragile de Léda, d'un violet liturgique. De la bouche de la mère de Clytemnestre et des Dioscures sourd la musique sur sa partition tranquille, peut-être pour nous dire qu'elle est transmutation de la jouissance incommensurable. Léda est devenue Euterpe, muse de la musique, dont le nom signifie "la toute réjouissante", "qui sait plaire". Seule celle qui est réjouie, comblée d'amour par l'amant divin, peut nous réjouir grâce à l'harmonie exhalée par son souffle, son corps en état d'exultation majeure.

Alvin Curran / Edith Schloss - The Painted Song : Etreindre le corps astral de la beauté !

Pour aller plus loin

- l'exposition est visible à la Casa delle Letterature, 3 piazza dell'Orologio, dans le centre de Rome, jusqu'au 31 janvier. Du lundi au vendredi, de 9h30 à 18h30. Entrée libre.

- un poème d'Édith Schloss, lu lors de la soirée d'inauguration : (avis aux traducteurs...je suis en train de m'y atteler de mon côté.)

 

Ode to the Unknown Photographer

La Serra 1979

 

Seeker of sunsets

and mothwing skies

shatter of sea on rock

and houses bleached apricot

your horizon striving

sailor's eye

fishes a view.

 

Catcher of peacock moments

- at the edge of this great wet

which has shivered

into whales, scales, whelks, and us -

of red suns, chinks of yellow,

bottle glass hills of waves

and yes

blues blues blues upon blues.

 

Are you just one or many

of the Ginocchio Postcard Company

who snaps these hues ?

 

But I know you man

for I too am a dealer in blues.

 

  - "For Cornelius" (1982, révisée en 1990) d'Alvin Curran, une pièce représentative de l'autre face du musicien : non plus le performeur, l'expérimentateur agité entre free jazz et expérimentale dure et folle, non, le compositeur exigeant, secret et fin, qui a donné au piano parmi les plus belles pages de la fin du vingtième et du début de ce siècle : écoutez le décollage extraordinaire après six minutes. Et en plus, interprété au piano par le grand Yvar Mikhashoff, trop tôt disparu :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 avril 2021)

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