Alvin Curran / Solo works : the '70s

Publié le 3 Janvier 2011

Alvin Curran / Solo works : the '70s

  Chants de l'Innocence extatique

   Un triple cd pour quatre albums d'Avin Curran parus entre 1973 et 1977 : c'est le superbe et généreux cadeau du label New World Records, qui avait déjà réédité en décembre 2008 une anthologie consacrée à Musica Elettronica Viva, ensemble d'improvisation acoustique et électronique dont Alvin fut l'un des membres avec Steve Lacy, Richard Teitelbaum et Frederic Rzewski notamment.

   Les années soixante-dix : point culminant de l'individu, carrefour cosmique, et de l'artiste solipsiste. Alvin, seul, compose, interprète, mixe, enregistre. Des plages, dont la plus courte est à presque vingt minutes. Le temps ne compte pas. L'artiste bricole, laisse venir. Quelques sons pré-enregistrés, un synthétiseur, un cor, une voix féminine, la sienne aussi. Un chien aboie, on entend la mer. Le synthé commence à onduler, c'est parti, il a fallu se laisser aller, car on en est déjà à la deuxième plage de Canti e veduti del Giardino Magnetico (1974), enregistré et mixé dans son studio romain de la via dell'Orso. La musique transcende le temps, le condense. Tout flotte : musique planante, de voyage interstellaire ou intérieur, cela revient au même. C'est ça : l'artiste dans un monde flottant, non pas celui, visuel, de l'estampe, de l'ukiyo-e., celui des sons qui abolissent les cloisons. Le sujet irradie, oublie ses limites, devient nébuleuse ou onde vagabonde. Les titres sont bien sûr programmatiques : Chants et vues du Jardin Magnétique ! Magnifique ! Le monde par le grand bout de la lorgnette. Comme on respire ! C'est une musique pour des êtres libres, pas encore abrutis par les médias tyranniques et l'Opinion staracadamickée. Vous avez dit psychédélique ? Pourquoi voir des drogues dès qu'il y a extase ? C'est l'euphorie d'exister, de se laisser traverser par des harmonies que l'on a fait venir à soi par un patient travail d'approche. C'est la joie créatrice, radieuse et folle. 

   Suit Fiori Chiari Fiori Oscuri (plaisir d'oublier le titre anglais "Light Flowers Dark Flowers" : Alvin n'est-il pas un Américain à Rome ?), une évocation incantatoire de l'enfance et de ses sortilèges, avec une première partie envahie par une narration enfantine accompagnée d'une computation jubilatoire, relayée par le phrasé répétitif d'une flûte et les boucles de son nouveau Serge Modular Synthesizer. L'œuvre s'enfonce dans un jardin de stridulations et de modulations serrées à l'effet totalement hypnotique, mixe bruits de cour de récréation et crissements d'insectes, cliquetis, pour une symbiose rêvée entre le culturel et le naturel. L'enfant reprend sa narration au début de la seconde partie : il raconte son voyage dans la lune, où il dit être allé trois fois. Il hésite, on devine qu'il invente au fur et à mesure. Bien des auditeurs seront agacés : dix minutes à écouter cet enfant, et bien oui, une manière paradoxale de faire le vide, de se préparer à accueillir, après quelques tatonnements à l'ocarina, le pianiste Alvin, qui tisse de plus en plus vite des motifs martelés dans une improvisation sauvage digne d'un Charlemagne Palestine, improvisation qui s'arrête brutalement. Silence. Le piano cherche quelques notes, enfourche de biais un standard de jazz, "Georgia on My Mind", qu'il triture, fracture, réinvestit par des sons enregistrés dans un zoo, un carillonnement d'aluminium.

   Je ne reviens pas sur les Canti Illuminati (1977), déjà évoqués dans un article antérieur. La réapparition de ce pur chef d'œuvre, réédité confidentiellement en Italie dans les années 2000, justifie à elle seule l'achat du coffret. 

  The Works (1976) est fortement marqué par la musique indienne : chant presque carnatique, chant de gorge, structure de raga. Le morceau (quarante-cinq minutes en deux parties) s'ouvre sur la voix qui dialogue avec les appels amoureux d'un chien, le tout accompagné du piano qui vient vite sur le devant, mis en espace par des bruits divers. C'est parti : nous sommes à cinq minutes du début, et déjà la magie opère. Dépaysés, apaisés, attentifs à toutes les modulations de la voix, magnifique, aux variations pianistiques brillantes qui l'enveloppent de ses spirales. Expérience du vertige infiniment langoureux, téléportation imaginaire. La musique est dérive, invasion, creusement têtu qui traverse les vagues sonores venues la parasiter pour un temps. La première partie se termine par une apothéose somptueuse aux multiples miroitements. La voix réapparaît au début de la seconde partie, cette fois accompagnée du synthé et de sons électroniques. Nous sommes entrés dans l'océan des modulations intriquées, des courtes vagues répétées, des chevauchements harmoniques. The Works forme diptyque avec les Canti Illuminati, et semble annoncer l'une des plus belles compositions de John Adams, Light over Water (1978), symphonie pour cuivres et synthétiseurs publiée par le label New Albion Records en 1987 (avec Shaker Loops). Splendide, avec une fin pleine d'humour pour nous ramener en douceur ici-bas !

  Plus de trente ans après, ces pièces sont toujours aussi fraîches, naïves dans le meilleur sens du terme. Illuminantes.

 Coffret paru en octobre 2010 chez New World Records / 3 cds de 50, 78 et 64 minutes.

Pour aller plus loin 

- le site d'Alvin Curran.

- disque en écoute (partielle) et en vente sur le site de New World Records

Alvin Curran / Solo works : the '70s

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 22 mars 2021)

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