David Mahler - Only Music Can Save Me Now

Publié le 7 Janvier 2011

David Mahler - Only Music Can Save Me Now

La Rose fleurit en eau profonde.   

   "Seule la musique peut me sauver maintenant." Comment ne pas répondre à l'appel d'un tel titre ? Il est impossible d'imaginer un monde sans musique. Pour quelques uns comme pour moi, elle est vitale, elle nous sauve en effet, parce qu'elle nous rappelle que nous participons de cette suprême harmonie qu'est l'univers et parce qu'elle aide à nous délivrer de la laideur.

  J'ai donc répondu, et découvert un musicien américain indépendant, éclectique, d'esprit profondément démocratique. Loin des institutions académiques, David Mahler, né dans le New Jersey en 1944 est venu très progressivement à la composition. S'il étudie la musique, il l'enseigne aussi quelques années avant de reprendre ses études sous l'impulsion de sa découverte personnelle de Pauline Oliveiros, Morton Subotnick et John Cage notamment. Tous les trois lui indiquent de nouveaux territoires pour une musique américaine qui ne se contente plus d'arranger et de recréer la musique du passé. Il a la chance de fréquenter la récemment ouverte CalArts (California Institute of Arts, régulièrement évoquée dans ces colonnes), qui encourage chacun à trouver sa voie personnelle. Il en sort en 1972, ayant eu parmi ses mentors Harod Budd (tiens, tiens !), plus éclectique que jamais : passionné par les ballades sentimentales américaines, la musique chorale religieuse, le ragtime, Charles Ives ou...Henry Cow (Fred Frith, l'un des membres fondateurs de ce groupe britannique mythique, enseigne depuis 1999 la composition et l'improvisation dans un autre établissement musical fondamental dans l'histoire des musiques contemporaines américaines, le Mills College d'Oakland, toujours en Californie). Dès lors, son parcours est atypique, jalonné d'expérimentations collectives multiples dans plusieurs villes : chœurs pour enfants, création d'un studio de musique électronique accessible au public, d'une collection publique permanente de cloches représentant les trente-neuf comtés de l'état de Washington... Pianiste, chanteur, arrangeur, choriste et directeur d'ensemble de chambre, musicien d'église, compositeur et professeur, David Mahler écrit aussi bien des œuvres électroniques, pour bandes magnétiques, pour chœur, pour des installations, des ensembles de chambre ou encore ...neuf pianos-jouets. Il reprend à son compte les propos d'un autre musicien expérimental contemporain, Larry Polansky, qui affirme ceci au sujet du fait d'être un compositeur aujourd'hui aux États-Unis : « Notre travail devrait toujours avoir pour but notre propre transformation, et pas notre auto-glorification. Une communauté d'esprit est à notre portée, et nous ne devrions pas nous en détourner. » La musique est faite pour être partagée, d'où le titre choisi par Amy C.Beal pour le grand texte de présentation du livret du disque : "Why we sing". Musique de joie, de chant, nourrie de chansons et d'hommages à des compositeurs aimés.
   Le disque paru chez New World Records  est consacré à son instrument de prédilection, le piano. C'est l'excellente Nurit Tiles, membre de longue date du Steve Reich Ensemble, qui interprète ce choix généreux (presque quatre-vingt minutes !) et, à l'image du compositeur, d'un éclectisme (déconcertant pour certains) rarement dénué d'humour. L'album s'ouvre sur une petite pièce, de 2006, à l'origine dédiée au tromboniste Stuart Dempster, d'un peu moins de cinq minutes : modestes variations dansantes, brisées et approfondies par un motif répété qui donne soudain à cette piécette une gravité, une résonance, imprévues. David y pousse un filet de sa voix de baryton, sans paroles, avant et après la rupture, laissant une coda plus hiératique. Le titre,  "An alder. A catfish.", est emprunté au poète Richard Hugo : « Un aulne. Un poisson-chat. Voici mes surnoms favoris pour les maîtres de survie. »

"After Morton Feldman" (1987-1988) nous engage dans une autre voix, plus intériorisée, en hommage à l'immense compositeur qui venait juste de mourir. Pastiche proustien : notes éparses coulées dans le silence, contrastes et soudaines grappes merveilleuses, la magie d'un temps sous le temps qui carillonne pour toujours. Comme d'habitude, je suis envoûté. David devenu Morton, ce spéléologue du piano, ce scrutateur de tapis, ce débusqueur de beauté...Arrêtez-moi ! Ce n'est plus Morton, mais "Deep Water" qui suit est d'une veine assez proche, plus rigoureusement minimaliste, plus sentimentale aussi : lente promenade nostalgique pleine d'hésitations, de fausses avancées, avec quelque chose de somnambulique, de raide sur lequel  la voix de David vient poser le baume d'une courte phrase : « Descendant la rivière des rêves, abysses sonnantes des souvenirs - eaux profondes ! », puis le morceau reprend sa promenade, plus lumineuse, transfigurée par le mouvement pendulaire d'un motif répété de cloche. Enveloppé dans les harmoniques, l'auditeur est cette rivière souterraine qui nous transit et nous traverse de beauté. 

  Comment rendre compte de "Day Creek Piano Works and The Teams Are Waiting in the Field",(1995) trente-sept minutes en douze sections, avec triple intervention de chant choral (voix de Nurit, David et sa femme) ? Commandée par un ami compositeur et fermier, qui, après avoir construit seul sa ferme au milieu de quelques hectares fertiles de Day creek, dans l'état de Washington, venait de recevoir son piano, la pièce fut interprétée à l'occasion de la cérémonie de réception de l'instrument. On comprendra mieux l'intention de Malher d'en faire le prétexte à une exploration de toutes les ressources de l'instrument. La composition se fait virtuose, d'une rigueur difficile, chaque section explorant un geste pianistique, un secteur du clavier, voire ses extrêmes. Pour autant, elle fascine par sa clarté, son altitude, culminant dans les longues cascades immobiles-mobiles de la section "Cascades" : quatorze minutes qui exigent de l'interprète une véritable ascèse et de l'auditeur...un effort de compréhension dont il sera récompensé, car l'œuvre est fidèle à l'esprit minimaliste, faire le plus avec le moins. En dépit de la débauche de notes frappées, l'économie d'écriture préside à de véritables exercices spirituels : c'est du saint Ignace pour piano, avec à la clef, si j'ose dire, une intelligence de l'écoutant transporté latéralement sur place dans un autre ordre. Monumental ! Après les cascades, "Always Birds", délicieux frissonnements d'ailes dans les ramures. Et ce n'est pas fini. Si le chant choral, d'après un texte de 1843 du révérend John Mason Neale, rassure par ses interventions, avec leur côté musique religieuse anglo-saxonne, ce monstre se termine par le fulgurant "Distant sounds", martèlements roulants en nappes puissantes ponctués de fractures surnaturellement calmes avant l'entrée très douce dans la lumière.

   Il reste deux petites pièces : "A Rose blooming for Charles Ives"(1971 / 1976), bitonale et inspirée d'un chant de Noël du quinzième siècle, est un bel hommage à l'un des pionniers de la musique américaine. "Frank Sinatra in Buffalo" (1987-1988), carte postale décalée, détournement d'accords de jazz vers des séries répétitives et des jeux d'échos, diffuse une clarté mystérieuse.

  Et puis encore...Rien à jeter dans ce disque ! La pièce titre, "Only Music Can Save Me Now", de 1978, contemporaine de l'âge d'or du minimalisme, en est l'un des aboutissements les plus éclatants. Ce que David Mahler disait en 1980 de la musique d'Harold Budd et Brian Eno convient à ce morceau d'anthologie : « consonante, suggestive, synthétique au meilleur sens du terme, rythmiquement passionnante (en dépit de la simplicité du matériau), aussi imprévisible qu'un enfant. » On s'embarque dans cet océan virtuellement infini (la durée de la pièce n'est d'ailleurs pas déterminée, le compositeur permettant à l'interprète de choisir le nombre de répétitions de motifs contenus dans  un simple mesure) de motifs oscillants, à la fois allègre et calme. Je pense au radeau sur une mer de lait de Brian Eno, au Wang-Fô de la nouvelle orientale de Marguerite Yourcenar, disparaissant dans le tableau qu'il est en train d'achever, échappant ainsi à la vengeance de l'Empereur. Une œuvre-univers, qui se suffit à elle-même, nous élève à notre sur-vie.

Paru en juin 2010 chez New World Records / 18 titres / 79 minutes.

Pour aller plus loin

-  sur le site du label, toujours passionnant, avec des extraits.

- Ou encore sur Kalvos & Damian, chroniques de la Non Pop Revolution : un court entretien avec le compositeur et une étonnante pièce vocale,"Cup of coffee" : déconstruction du langage et art du collage poussé à un point sidérant. (voir ce que fait AGF aujourd'hui).

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 22 mars 2021)

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