De la recomposition

Publié le 10 Novembre 2012

De la recomposition

Où il sera question de Vivaldi, Max Richter, Baudelaire, Nicolas Bréhal, Carl Craig, Moritz von Oswald, Michael Gordon

et de quelques autres. 

   Cherchant une vidéo pour l'article précédent consacré au travail de recomposition effectué par Max Richter sur les Quatre saisons d'Antonio Vivaldi, j'ai été surpris par certains commentaires, qui reprochaient tout bonnement au compositeur allemand d'avoir osé toucher à un monument intangible. À leurs oreilles, tout avait été dit, rien ne devait jamais altérer, modifier l'œuvre sacralisée par le temps. Pour d'autres, le travail de Richter était passé sous silence, comme si l'ancêtre écrasait de sa célébrité ce jeune bricoleur qui jouait à coller un peu d'électronique sur les sonorités acoustiques. Étonnante surdité des seconds, confondante ignorance ou naïveté des premiers ! Je renvoie les sourds à mon article et les invite à une véritable écoute du disque, sachant bien que je demande là quelque chose qui ne se pratique peut-être plus si souvent, alors qu'on écoute en se baladant ou en se livrant à d'autres activités en occidentaux hyperactifs.

    Quant aux naïfs, aux ignorants, si soucieux de sauver les génies des expérimentations profanatrices, faut-il leur rappeler que les plus grands d'entre les compositeurs classiques ont pratiqué l'emprunt, la citation, le collage, la variation, comme des exercices d'admiration ? En peinture, les maîtres ont commencé par copier dans les musées, puis ils adaptent à leur tempérament. Picasso réinvente Rembrandt, Andy Warhol fait revivre La Joconde de Léonard. Chaque portrait de Giuseppe Archimboldo est une recomposition à partir de fruits, animaux, poissons, ces œuvres de la création divine : qui songerait à lui en faire grief ? En littérature, on a toujours pratiqué la réécriture, autre nom de la recomposition. La Fontaine faisait sienne les fables des grecs Ésope ou Phèdre sans aucunement cacher ses sources : on ne se piquait pas alors d'être original. On imitait les Anciens, on essayait de les égaler, persuadés comme La Bruyère que "Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes qui pensent." Belle modestie, foulée aux pieds par le culte de l'avant-gardisme et la prétention forcenée à la nouveauté. Pourtant, Blaise Cendrars lui-même, chantre d'une poésie nouvelle, a pratiqué le collage à grande échelle, taillant dans le roman-feuilleton Le Mystérieux Docteur Cornélius (1912-1913) de son ami Gustave Le Rouge pour écrire les poèmes de Kodak (1924). William Burroughs, après les cubistes et des surréalistes comme Max Ernst, invente avec Brion Gysin le cut up, qui est sur le plan littéraire l'ancêtre direct du mix et du remix, dans la mesure où il s'agit déjà de créer un texte à partir de fragments d'origines diverses, remontés selon une logique nouvelle.

   C'est qu'une œuvre, une fois éditée, publiée, appartient à tous. Elle devient un matériau au même titre que les autres composantes de ce que l'on appelle inspiration. À ce titre, se référer à elle, c'est non pas la profaner, à moins d'une intention polémique affichée, cas évidemment possible, mais la faire revivre, la rendre à nouveau contemporaine, vivante. Citée, coupée, collée, variée, prolongée, engrossée, elle revient hanter la scène, dire que le présent est tissu de passé comme d'imaginaires d'avenir. Toute recomposition est fascinante justement parce qu'elle vient critiquer notre croyance au présent en tant qu'entité séparée, autonome : elle exhibe son hétérogénéité constitutive, sa nature fictionnelle. Car le présent n'existe pas, il n'est que passage, transition, informé par les héritages superposés des strates du temps passé. Ou s'il existe, c'est comme somme de traces, de sillages, avec un peu d'écume à l'avant du navire temps. Si le passé existe, lui, il n'est pas immuable, sans cesse recomposé par la mémoire, l'imaginaire, les travaux des historiens et des artistes.

   Vivaldi, n'ayant pas disparu des mémoires, offre un support à des œuvres d'aujourd'hui : cela devrait réjouir ses aficionados au lieu de susciter des réprobations incompréhensibles. Grand baudelairien, j'ai lu avec passion le beau roman ténébreux de Nicolas Bréhal, Le Sens de la nuit (1998), dont le tueur en série est surnommé Gaspard de la Nuit, clin d'œil au recueil de poèmes en prose d'Aloysius Bertrand tant apprécié par Charles, le poète que lit justement le fonctionnaire de police baptisé Achille (!), ce qui nous vaut un maillage de citations tout au long des quatre nocturnes de cette enquête admirable, bouleversante. La preuve que Baudelaire est toujours vivant, elle est notamment dans ce roman testament d'un écrivain mort l'année suivante dans sa quarante-septième année.

   Pour finir, je renvoie à mon article consacré à un autre disque de la série "Recomposed" publiée chez Deutsche Grammophon, consacré au travail de Carl Craig et Moritz von Oswald à partir du Boléro et de  la Rapsodie espagnole de Maurice Ravel et des Tableaux d'une exposition de Modeste Moussorgski. J'aimerais aussi dire toute mon admiration pour l'un des chefs d'œuvre de Michael Gordon, Weather, sorti en 1999 : une longue pièce en quatre mouvements, véritable recréation hallucinée des Quatre saisons, sans qu'il soit nulle part d'ailleurs fait référence à Vivaldi, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il a écrit là une composition d'un esprit similaire à celui du maestro, adapté à notre société contemporaine.

Post scriptum métaphysique

   Le temps est perpétuelle recomposition. Rien de nouveau sous le soleil, comme le disait déjà L'Ecclésiaste, cela ne veut pas dire autre chose que le gigantesque et permanent brassage des particules élémentaires dont l'ensemble forme l'univers. Celui-ci ne disparaîtra qu'après avoir épuisé toutes les combinaisons possibles du vivant : or, leur somme doit tendre vers l'infini puisque chaque combinaison peut elle-même être recombinée. Donc l'univers ne saurait disparaître : il sera à jamais, et nous aussi, dont les cellules mutent, migrent vers d'autres formes vivantes. Alléluia ! Sic Manet Gloria Mundi !!

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Pour aller plus loin

- Nicolas Bréhal : Le Sens de la nuit (Gallimard, 1998, repris en Folio) 

- Michael Gordon : Weather (Nonesuch, 1999) Couverture en début d'article

  

 

 

 

 

- Extraits de Weather, le début (au-dessus) et l'extraordinaire troisième partie, avec les sirènes, plus bas... (L'un de mes lecteurs au moins y verra une allusion à l'une de ses idées, que je n'oublie pas !!) : (Soyez patient, ou laissez charger pour écouter d'affilée...)

 - Giuseppe Arcimboldo, L'Eau (1566, Musée des Beaux-Arts de Vienne) : ci-dessous.

 

De la recomposition

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 24 mai 2021)

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