Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Martin Scorsese, Shutter Island et Ingram Marshall.
Publié le 23 Mars 2010
Ingram Marshall, Morton Feldman, Giacinto Scelsi, John Adams, Brian Eno : cinq compositeurs fétiches de ce blog...présents sur la bande-son du formidable dernier film de Martin Scorsese, Shutter Island. Scénario éblouissant, distribution impeccable, pour un film en hommage à tant de classiques de l'histoire du cinéma que Scorcese a montrés à son équipe pendant le tournage, je n'y reviens pas. À ceux qu'il cite volontiers, il convient d'ajouter Shining de Stanley Kubrick pour au moins trois raisons. L'arrivée sur l'île et l'entrée dans le pénitencier-hôpital, filmées en travelling dramatisés par la musique, avec en particulier un travelling sans doute en hélicoptère, comme pour la traversée des espaces déserts avant l'hôtel dans le film de Kubrick. Ensuite, le choix des lieux : l'hôtel et Ashecliffe sont des prisons-labyrinthes isolées du reste du monde, propices à un fantastique "gothique" assez appuyé. Enfin, la bande-son soignée, qui fait appel à des compositeurs contemporains, voilà qui est tout à fait kubrickien, et je m'en réjouis.
Mais ce qui m'intéresse ici, c'est l'utilisation de "Fog tropes", morceau d'Ingram Marshall conçu à la fin des années soixante-dix. La composition résulte d'un collage sonore comme Ingram les affectionne : enregistrements de cornes de brume dans la baie de San Francisco, sons maritimes et flûte balinaise "gambuh", le tout retravaillé par des processus électroniques. Le film de Scorsese s'ouvre sur un écran gris, vide, dont émerge au bout de quelques secondes le bateau qui emmène les deux marshalls sur Shutter Island. Ouverture emblématique sur le brouillard (clin d'œil à Nosferatu, fantôme de la nuit de Werner Herzog ?), celui des rêves et des hallucinations qui envahissent le film, celui du trouble que le scénario se plaît à semer dans la conscience du spectateur comme dans celle du pauvre Teddy Daniels. Fog tropes, ce pourrait être le sous-titre du film, d'autant que le décor choisi évoque une autre île qu'Ingram Marshall connaît très bien - à laquelle il a consacré un disque, l'île d'Alcatraz, dans la baie de San Francisco (voir photographie en haut de l'article, c'est à peu près le visuel du disque).
L'île est célèbre pour son fort militaire, devenu prison militaire entre 1909 et 1933, puis prison fédérale modèle de haute sécurité entre 1934 et 1963. Désaffectée depuis cette date, elle a attiré l'attention d'Ingram et de son ami, le photographe Jim Bengston. Une œuvre conjointe en est résultée. Le disque paru chez New Albion Records en 1991 comporte un livret avec quelques photographies de Jim. D'Alcatraz aux décors de Shutter Island, il n'y a pas loin, d'abord parce que l'architecture pénitentière ou psychiatrique dérive très souvent de l'architecture monastique, et parce qu'il s'agit de deux îles, même si les décors du film mêlent lieux réels et éléments reconstitués. Les notes de production du film éclairent les choix de Scorsese : les côtes rocheuses déchiquetées de Peddocks Island, à moins de 150 kilomètres au large de Boston sont idéales pour l'atmosphère, tandis qu'un ancien hôpital psychiatrique du Massachussets, bâti par l'architecte Thomas Story Kirkbride, fourni un bâtiment de brique rouge à un étage d'allure gothique, avec ses toits élancés, ses grandes pelouses. « L'idée de Kirkbride était de bâtir des sanctuaires aux allures de cathédrales qui procureraient aux malades mentaux un cadre de vie paisible, élégant, moralement ordonné. » nous apprennent ces notes. Encore une parenté avec Alcatraz, prison-modèle qui a fonctionné plutôt bien, tandis que ces hôpitaux, faute de fonds suffisants, s'étaient transformés en lieux inquiétants, mal entretenus et détériorés. Toujours est-il que le choix d'Ingram Marshall (parmi d'autres, j'en conviens) est comme surdéterminé. Ingram est le Ghost composer de ce film : n'est-il pas marshal(l), lui aussi, dont le patronyme redouble le "l" final ? Ajoutons un autre lien sonore : Alcatraz / Ashecliffe...
D'un pénitencier l'autre...
Photographie de Jim Bengston
Abbaye d'Eberbach / Photographie de Jim Bengston
Pour aller plus loin
- deux articles consacrés dans ce blog à Ingram Marshall : September Canons et Dark Waters.