Missy Mazzoli - Song from the Uproar
Publié le 19 Mars 2013
Vies et morts d'Isabelle Eberhardt
C'est le sous-titre (traduit) du nouvel opéra de chambre de Missy Mazzoli, jeune compositrice américaine née en 1980 que les lecteurs de ce blog connaissent bien (une de ses œuvres figure sur l’album Sweet light crude de l’ensemble Newspeak, et elle est la compositrice attitrée de l’ensemble exclusivement féminin Victoire). Song from the Uproar - Chant du Tumulte - est basé sur la vie et les écrits d'Isabelle Eberhard.
Constitué de cinq musiciens (clarinette/clarinette basse, contrebasse, guitare électrique, piano et flûte/piccolo), le Now Ensemble (pour lequel Missy Mazzoli a également déjà composé) est au pupitre ; au chant, la mezzo-soprano Abigail Fischer, qui a interprété entre autres des œuvres de Steve Reich, David Lang et Nico Muhly, dans le rôle d’Isabelle Eberhardt ; et à cela s’ajoute un chœur de cinq voix dans un rôle de narration et de mise en valeur du texte et de la musique.
« Nomade j’étais, quand toute petite je rêvais en regardant les routes, nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés. »*
Née en 1877 à Genève, Isabelle Eberhardt, après une enfance peu conformiste, part à l’âge de vingt ans pour Bône en Algérie. Elle y mènera une vie de nomade, découvrira le désert, une culture et une religion, l’Islam, à laquelle elle se convertira. À vingt-sept ans, elle meurt noyée dans la crue d’un oued, et laisse derrière elle une œuvre composée d’un roman inachevé, de nouvelles, de récits de voyages et de sa correspondance. Figure du féminisme, souvent comparée à Alexandra David-Néel (pour les voyages) ou à George Sand (pour ses habits d’homme), sa vie est également placée sous le signe de Rimbaud. Certains biographes iront même jusqu’à imaginer que ce dernier était son père !
« Je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et peut-être de communiquer à quelques-uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara. »*
L’opéra se déroule comme une succession de treize tableaux courts, plus une ouverture et un interlude, évoquant les moments importants de la vie d’Isabelle Eberhardt en une sorte de série d’images d’Epinal. Musicalement, il est dans un style que certains se plaisent à appeler « post minimaliste » et que l’on peut rapprocher de celui du trio Gordon, Lang, Wolfe - un subtil mixte entre Lost Object et The Carbon Copy Bulding - en particulier dans le tableau "You are the dust". La musique et le chant sont tour à tour lyriques, nostalgiques, doux, puissants, voire poignants : un univers à la fois sombre et lumineux à l’image de ce que pouvait être Isabelle Eberhardt. L’ouverture, avec ses vocalises, les chœurs et les craquements de ce que l’on imagine être de vieux microsillons, plonge immédiatement l’auditeur dans l’univers sonore que Missy Mazzoli a créé pour Isabelle Eberhardt.
« Ce monde en moi est trop petit », premier tableau de l’opéra, résume assez bien le personnage d’Isabelle Eberhardt autant que l’oeuvre de Missy Mazzoli. Soulignant le jeu du piano, une clarinette basse vient en contrepoint de la voix d’Abigail Fischer, avant l’entrée en scène d’une flûte aérienne. Un interlude, avec ses choeurs qui semble venir de très loin et ces sons de coques de bateaux qui grincent, ces cris d’oiseaux marins sur lesquelles une clarinette vient se poser, crée une musique élégiaque de toute beauté. Le tableau "Chanson", chanté partiellement en français, nous emmène avec son ambiance de café concert et ses sonorités entre Poulenc et Ravel vers un univers proche d’Orphée de Philip Glass.
Là ou l’œuvre de Missy Mazzoli est, à mon avis, vraiment réussie, c’est dans le mélange, la symbiose qu’elle opère entre l’ensemble orchestral, la mezzo-soprano, le chœur, et l’utilisation de l’électronique. Effets et bruitages viennent souligner la musique et les voix, sans jamais surcharger l’œuvre en l’étouffant - l’effet d’écho utilisé sur le chœur du tableau "I am not mine" est aussi subtil que magnifique.
Au final une œuvre douce-amère, très nostalgique, mais parsemée d’éclats lumineux qui la rendent très attachante. Une compositrice à suivre sans aucun doute.
« Dehors, tout se tait, tout rêve et tout repose, dans la clarté froide de la lune. »*
* Les extraits sont tirés des livres d’Isabelle Eberhardt et non du livret de l’opéra.
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Paru chez New Amsterdam Records en 2012 / 15 titres / 65 minutes
Une chronique de Timewind
Pour aller plus loin
- le site du Now Ensemble, avec deux vidéos de l'opéra.
( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 3 juin 2021)