Pierre-Yves Macé : "Passagenweg", la troublante proximité des lointains.

Publié le 5 Mars 2010

Pierre-Yves Macé : "Passagenweg", la troublante proximité des lointains.
   J'aime assez l'idée de chroniquer le dernier opus de Pierre-Yves Macé un an après sa sortie. Dans ce monde qui court après le temps, Passagenweg est un objet insolite : deux ans de préparation, à travailler une matière sonore ingrate et pourtant fascinante, celle fournie par des échantillons de très vieux 78 tours contemporains des premières techniques d'enregistrement et de diffusion de masse. Pierre-Yves ne prélève à chaque fois que quelques mesures, qu'il entrelace avec d'autres, répète, monte avec un art consumé en un continuum aéré par le délicat fondu-enchaîné sonore, les bruits de l'aiguille du phonographe qui gratte le microsillon, et des sortes de puits temporels, de langoureux vortex d'où les mesures rescapées s'échappent. Inspiré par le Livre des passages du philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940), le disque ne se livre pas à de l'archéologie sonore nostalgique. Prenant acte de la perte de l'aura de l'œuvre - définie comme la "manifestation d'un lointain quelle que soit sa proximité", perte causée par sa reproductibilité technique, Pierre-Yves Macé s'empare des traces en artiste d'aujourd'hui pour les mixer, les triturer, j'ai envie de dire pour leur faire rendre l'âme, en extraire la substantifique moelle dont parle Rabelais. En ce sens, il tente d'exprimer ce que le temps a, non pas effacé, mais dissimulé dans ses plis, en le revivifiant, l'actualisant par le travail de composition le plus exigeant. Le résultat est d'une étrangeté fascinante, car l'auditeur oscille entre les époques, l'hier fragile et émouvant et un aujourd'hui distancié et énigmatique qui en est comme l'émanation fraternelle. Inactualité garantie ! Dès "Angelus novus", le premier titre, l'auditeur plonge dans le premier passage temporel, happé par un univers sonore décalé. Ritournelles mélancoliques, pâte sonore épaisse et tout à la fois évanescente. Une valse secoue la poussière, fantôme extirpé par des granulations spasmodiques, voici "La Comédie des Cachemires", comme si nous étions dans l'un de ces passages commerciaux aux vitrines pleines de nouveautés, mais tout se diffracte, miroir brisé, se recompose pour libérer soudain une énergie insoupçonnée. Toute la ville se met à graviter vertigineusement avant de se dissoudre dans le tremblement des lointains, que ne surgissent d'autres languides tournoiements. Musiques mécaniques, brisées en multiples fragments obsédants, c'est "Der Geistiger Automat" qui n'en finit pas de se dérégler avant une "Première parataxe" qui mouline le passé avec d'horribles triturations, jeu de massacre qui tire à vue sur la nostalgie si facile. Du passé surgit le nouveau, "Il Principe e Il Ranocchio", un conte enchanteur, ensorceleur, parasité par un piano mécanique fou et une bande son proliférante, un des titres inoubliables de l'album. "La Pratique quotidienne de l'Utopie" vient s'intercaler avant la deuxième partie du conte merveilleux, sorte de marche hors du temps dans un laboratoire sonore de pulvérisation des mélodies. Le Prince et la Grenouille reviennent, enveloppés de valses à demi désagrégées, de cloches, comme pour un mariage qu'interrompt brutalement la "Seconde Parataxe". De la recomposition naît alors "Crystal Palace 1", palais des métamorphoses sonores, des monstres, véritable poème électronique "trash", une splendeur qui s'évanouit dans le silence abyssal.

Nous sommes au cœur du labyrinthe, dans la chambre secrète des strates à demi détruites pour un "Nocturnorama" de près de 16 minutes. Plus rien ne peut nous atteindre, une torpeur nous saisit, les veux airs défilent et s'évanouissent, repassent dans une trame distendue ponctuée de quelques notes d'un clavier voilé, étouffé. Le temps s'est arrêté, peut-être, ou ne cesse de revenir dans un éternel retour nietzschéen. Séducteur redoutable, dont les effluves surannés dispensent "Le Sex-Appeal de l'anorganique", pot-pourri d'un absolu mauvais goût, aux relents militaro sentimentaux. "Dialektisches Bild" : « Dans l'image dialectique, l'autrefois d'une période déterminée est en même temps l'autrefois de toujours. » (voir l'illustration ci-dessus). Fin du pittoresque, l'autrefois est un, amalgame de toutes les strates temporelles, tout s'y dépose dans l'indifférenciation : le morceau associe boucles minimalistes des claviers et rythmiques ferroviaires, nuages électroniques en couches sonores à peine ourlées, superbe travail, un autre grand moment de cet album !! "Ultime Parataxe", troisième et dernier des interludes grinçants qui attaquent la nostalgie comme un acide salvateur, débouche sur une "Valse" engrossée par des échantillons qui en font un champ de tir de l'expérimentation sonore. Place au deuxième "Crystal Palace" dont les mille prismes piègent l'autrefois-présent dans un carrousel étourdissant toujours sur le point de se briser. Comment faut-il alors comprendre le "Necessary Angel"qui clôt l'album ? Ange de la tourmente et de l'envol, de la disparition programmée, recouvert d'épaisses couches de particules sonores qui le voilent et l'étouffent...
   Avec ce quatrième album solo, Pierre-Yves Macé s'affirme comme l'un des

musiciens les plus passionnants de notre temps. Il faut mériter ce disque déroutant à première écoute, si attachant ensuite qu'il semble faire partie de nous-mêmes, comme s'il nous avait révélé quelques-uns des secrets du temps. Un disque quasiment initiatique, parce qu'il a l'immense mérite de nous apprendre à écouter dans les interstices, sous la peau craquelée des années. La pochette et le livret si soignés, si éclairants, sont tout à l'honneur du label Brocoli.
Paru en  2009 chez brocoli / 16 plages / Plus de 70 minutes
Pour aller plus loin
- un article antérieur consacré à Circulations, sorti chez Sub Rosa en 2005.

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 janvier 2021)

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques

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