Wim Mertens - Series of Ands / Immediate Givens

Publié le 11 Novembre 2011

Wim Mertens - Series of Ands / Immediate Givens

   Wim Mertens, compositeur flamand minimaliste né en 1953, pianiste et chanteur à l'étrange voix haut perchée de haute-contre, n'était pas encore dans mon index ! Évoqué de temps à autre, certes, mais c'est tout. Après l'avoir écouté, je ne dis pas assidûment - je ne fréquentais que quelques uns de ses nombreux enregistrements - , je l'avais oublié, submergé par le flot des sorties, passionné surtout par bien d'autres musiciens. J'avais à son égard un peu le même sentiment que pour Philip Glass : disons-le tout net, oui, il était pour moi comme une sorte de Philip Glass belge. Comme lui, à la fois très populaire, grâce notamment à leurs musiques de film, ressassant des airs, recyclant sans cesse des ritournelles, presque jusqu'à la nausée pour l'auditeur. Et puis, en même temps, ce sont deux musiciens beaucoup plus subtils qu'ils n'en ont l'air, capables au détour d'une phrase mélodique, d'une reprise, d'atteindre au sublime, à une grâce limpide. En somme, ils ont en commun d'être tantôt agaçants, insupportables même lorsqu'ils flirtent avec la mièvrerie, tantôt fins ensorceleurs, mélodistes et harmonistes accomplis. Cette double face les rend aussi assez attachants : deux musiciens qui ne s'en laissent pas compter, qui persistent dans leur voie sans souci des modes ; deux hommes qui cherchent inlassablement, à partir de leur vocabulaire, de leur syntaxe musicale si reconnaissable que d'aucuns s'en gaussent un peu vite, oubliant sans doute que le génie n'est pas une donnée, qu'il est parfois, et parfois seulement, de manière discontinue, imprévisible le plus souvent, au bout des méandres du parcours. Je ne sais plus pourquoi il m'est venu à l'idée d'entendre ce qu'il devenait. J'ai constaté qu'il était toujours aussi prolifique, et me voici tombé sur ce double album, son dernier en date.

   Le premier, titré "Series of Ands", ne dépayse pas tout de suite l'auditeur. On reconnaît des airs, les paysages sont connus, si bien que l'on se dit d'abord : « Tiens, Wim fait encore du Mertens. », et l'on s'apprête à faire la moue, dépités, à lâcher le fiel de notre semi déception. Tout tourne si rond. Mais il s'agit de réécritures, de vraies réécritures, qui nous prennent au dépourvu.

    Cela m'est arrivé avec "Sonsigns", le deuxième morceau : le piano caracole, surmonté d'une ligne de cuivre, enveloppé de cordes ; survient la voix, en virgules aiguës, serrées, une boucle se boucle dans un arrondi ralenti, et puis cela arrive, à une minute et quarante sept secondes, pour être précis, rupture de rythme et bascule dans un monde délicat, d'un baroque raffiné, sorte de danse disloquée magnifique, avec de belles envolées filées. On respire, on se laisse reprendre par cette musique de chambre colorée, tout en spirales, en volutes empilées. L'album ne cessera d'ailleurs d'osciller entre quasi ambiances de fêtes foraines, de kermesses à flonflons - vous imaginez ma tête dans ces moments ! -, et sarabandes esquissées dans un crépuscule à la Watteau, bluettes translucides et si belles dans leur naïveté : qui d'autre en serait capable ? Écoutez "Face à main", simplicité touchante, grâce surannée du piano, puis la fanfare se déchaîne sans que le pire survienne, car une habile surenchère des textures qui s'enchevêtrent dessine des entrechats fascinants, pièges voluptueux qui - je l'imagine - ont dû inciter Peter Greenaway à faire appel à Wim Mertens pour la musique du Ventre de l'Architecte. Le dernier titre, "Man-in-person", est un majestueux autoportrait sous forme d'élégie en demi-teintes, volte-face inattendue qui dévoile le Wim introverti pudiquement caché derrière la façade ostensiblement chargée, parfois outrancière, dont il s'affuble : cordes nues, retenues, graves, suaves, beau pied de nez à ceux qui le voyaient en bouffon grotesque se contorsionnant dans la poussière des arènes populaires , superbe transition vers le second cd, Immediate givens.

  "Kerf width" nous introduit dans de nouveaux territoires :  cet austère solo de percussion creuse l'écart avec l'empreinte sonore de l'univers mertien, véritable ascèse invitant l'auditeur à chasser tous ses préjugés. Le second titre "The biggest fable of all", un solo de harpe d'un peu plus de trois minutes, est tout aussi surprenant par la rigueur économe de son dialogue entre une cellule refrain et des réponses énigmatiques qui procèdent souvent par grappes de notes répétées, obstinées. Avec "In.Zones", le plus long titre avec plus de treize minutes, on revient vers des rivages plus connus, mais c'est le meilleur du musicien : magnifique mélodie au piano, reprise très vite par tout l'ensemble de chambre, la trompette répondant tout en haut, et un jeu de variations éblouissant, des fractures franches donnant au développement une fraîcheur, un dynamisme irrésistibles. On sent le plaisir des musiciens à nous donner une musique de chambre à la fois évidente et d'une belle élaboration. Un des sommets de ce double-album qui met ensuite en avant tantôt le trombone, la harpe à nouveau, les percussions encore pour finir, en alternance avec des morceaux de bravoure où l'ensemble brille autour du piano chantant, comme dans "Tactility", sa merveilleuse aisance, ce goût de l'étourdissement qui serait factice s'il n'était pas le signe d'un besoin de chaleur, de bonheur facile : n'oublions pas la Flandre balayée par les vents glaciaux ! Il y a du funambule en Wim Mertens, une manière de se tenir sur la corde, de refuser le clivage entre musique populaire et musique savante, et s'il lui arrive de faire quelques faux pas, il se rattrape le plus souvent par des pirouettes et des échappées confondantes pour qui accepte de l'écouter vraiment.

   Un double album à facettes pour (re)découvrir un musicien au fond mal connu (presque rien sur le net au sujet de cette parution...). À noter sur la pochette ce reptile à deux têtes trouvé en Chine et qui daterait d'il y a cent millions d'années... mais qui me semble une manière indirecte d'annoncer la double face de ce disque.

Paru en 2011 chez Usura - EMI Classics / 2 Cds / 8 et 11 titres / Presque deux heures.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 avril 2021)

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