Julius Eastman - Unjust Malaise
Publié le 10 Mai 2013
Quel point commun y a-t-il entre Peter Maxwell Davies, chantre du néosérialisme anglais, Meredith Monk, l’exploratrice du chant et de la voix et Jace Clayton, alias DJ Rupture ? Sans doute aucun et pourtant, un nom émerge de ce trio improbable : Julius Eastman. Et comme chaque fois que je découvre un compositeur dont j’ignorais jusqu’au nom, je me trouve enchanté de la découverte et un peu surpris si ce n’est vexé d’être passé à coté !
Si j’avais déjà lu le nom de Julius Eastman sur deux livrets des disques de Meredith Monk (Dolmen Music et Turtle Dreams) il ne m’apparut alors que comme chanteur et organiste de l’ensemble vocal de Meredith Monk. De même à l’époque où je fis une tentative de m’intéresser à « l’avant garde britannique », j’aurais pu entendre sa magnifique voix de baryton dans « Eight Songs for a Mad King » de Peter Maxwell Davies, et même dans ce cas, Eastman ne me serait toujours pas apparu comme un compositeur, mais comme un interprète. C’est le disque de Jace Clayton paru chez New Amsterdam Records qui, par l’hommage qu’il rend à Julius Eastman, m’a fait découvrir ce compositeur.
Né en 1940, Julius est un compositeur Afro-américain associé au courant minimaliste et répétitif. Après des études de piano et de composition à Philadelphie, il se fera connaître comme chanteur et occasionnellement danseur. En 1970, il cofonde avec Petr Kotik le S.E.M. Ensemble, qui se signale par des programmes non seulement consacrés aux compositeurs déjà consacrés comme John Cage ou Morton Feldman, mais aussi à des originaux comme Cornelius Cardew (en hommage auquel Alvin Curran a écrit une pièce folle et superbe). En 1973, il enregistre pour le label Nonesuch « Huit chansons pour un roi fou » de Peter Maxwell Davies ; il participera à deux disques de Meredith Monk, Dolmen Music (1981), en tant que chanteur, et Turtle Dreams (1983), en tant qu’organiste. Parallèlement, il compose des oeuvres pour piano et petit ensemble, dont une vingtaine ont pu être sauvées de l’oubli. L'affirmation de sa négritude et de son homosexualité, son refus de faire parti du système médiatique et financier entourant le monde musical le conduisirent sur la pente de l’alcoolisme et de la misère. Il mourut dans l’anonymat en 1990.
Il n’existe à ce jour qu’un seul disque regroupant des œuvres de Julius Eastman. Le coffret Unjust Malaise est la compilation d’archives historiques et d’enregistrements de concerts des années 1970/80. Six œuvres pour découvrir un compositeur à la marge, au radicalisme exacerbé et au destin tragique.
Datant de 1973 - c’est à dire avant Music for 18 Musicians de Steve Reich et avant Music in Twelve Parts de Glass - Stay on It, œuvre pour voix, piano, violon, clarinette, saxophones et percussion, fait penser dès les premières seconde à In C de Terry Riley, et convoque également avec son joyeux « bazar » le souvenir de Harry Partch, autre compositeur américain méconnu.
La deuxième pièce avec son titre en forme de boutade, " If You’re So Smart, Why Aren’t You Rich" (1977) pour un piano, un violon, deux cors, quatre trompettes, deux trombones, chimes (jeu de cloches) et deux contrebasses, n’est pas d’inspiration répétitive. Cet exercice de style avec ces ascensions et ces descentes de la gamme chromatique, parfois un peu austère, éclaire une autre face du compositeur.
"The Holy Presence of Joan D’Arc" (1981), est en deux parties, un prélude pour voix seule qui permet d’entendre la magnifique voix d’Eastman, pièce entre les vocalises de Meredith Monk et It’s Gonna Rain de Steve Reich, une œuvre vocale de toute beauté et assez poignante. La deuxième partie, pour dix violoncelles, commence comme un morceau de rock, avec son ostinato énergique, qui n’est pas sans rappeler Led Zeppelin ou même Deep Purple; puis, passant au deuxième plan, la rythmique va être ornementée de phrases musicales frisant l’atonalité et le sérialisme et faire de cette pièce une aventure musicale des plus intéressantes.
Eastman parlait de « formes organiques » pour décrire sa musique : « Chaque phase contient l’information de la phase précédente, avec des matériaux nouveaux qui viennent s’y ajouter progressivement et d’anciens qui en sont progressivement supprimés. » C’est ce coté organique qui est puissamment ressenti dans cette pièces pour dix violoncelles.
"The Nigger Series" (1979/1980) est une œuvre pour quatre pianos en trois parties (Gay Guerrilla, Evil Nigger et Crazy Nigger) d’une durée d’une heure quarante cinq environ. L’enregistrement proposé ici est celui d’un concert donné en janvier 1980 à la Northwestern University avec Julius Eastman au piano. Le critique musical et compositeur Kyle Gann, étudiant à l’époque, se souvient que, les titres des pièces faisant polémique, ils furent supprimés du programme imprimé. Ces trois pièces, par leurs apports d’éléments venant du blues, du rock et de la pop, produisent sur l’auditeur un effet tout à fait différent de Piano Phase ou Six Pianos de Steve Reich. "Evil Nigger" avec son rythme soutenu et cette voix qui crie « One, Two, Tree, Four », comme dans un vieux rock, semble un appel à taper du pied pour marquer le rythme, plus qu’à l’écoute méditative que crée souvent la musique répétitive.
Le dernier document d’archive du coffret est l’introduction que fit Eastman lors du concert de la Northwestern University, il y explique ses « formes organiques » ainsi que les titres des trois compositions, un document touchant au regard de son destin.
Le radicalisme d’Eastman, s’il se trouvait dans sa vie, dans sa démarche musicale et dans les titres de ses oeuvres, est finalement absent de sa musique. Sa musique est débarrassée de tout dogmatisme, elle n’est pas enfermée dans une forme rigide comme pouvait l’être la musique de Philip Glass et Steve Reich au début des années 70. Eastman s’est servi de l’oralité de la musique africaine pour la libérer du carcan dans lequel sa forme la maintenait. Je pense à ce que Michael Gordon fera subir à la belle mécanique répétitive dans Trance. Comme si les trains de Steve Reich déraillaient pour emprunter des chemins de traverse...
Une oeuvre qui précède les grandes compositions de Steve Reich et Philip Glass, et qui, dans le même temps, préfigure ce que sera la deuxième génération de minimaliste par l’apport d’élément de musique pop, rock et blues dans ces compositions.
Le disque de Jace Clayton The Julius Eastman Memory Depot n’est pas un remix de DJ d’oeuvres d’Eastman. Le disque reprend deux des trois parties de la Nigger Series (Evil Nigger et Gay Guerrilla), interprétées par deux pianistes (David Friend et Emily Manzo), sur lesquelles, Jace Clayton va intervenir avec de l’électronique : c’est donc plus une oeuvre pour piano et électronique qu’un simple remix de DJ. Tout à la fois indispensable s’il permet de faire découvrir un compositeur et discutable quant à son réel intérêt musical !
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Unjust Malaise paru en 2005 chez New World Records / 3 cds / 8 titres / 3h10 environ.
The Julius Eastman Memory Depot paru chez New Amsterdam Records en avril 2013 / 9 titres / 53 minutes.
Une chronique de Timewind
( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 juin 2021)