Mendelson : Il y a encore quelqu'un...
Publié le 5 Juillet 2013
Vous ne connaissez pas Mendelson ? Je ne le connais que depuis qu'un lecteur - qu'il soit ici vivement remercié !! - m'a interrogé à leur sujet au moment de la parution de leur triple cd, et comme je suis curieux, je suis allé y jeter mes deux oreilles, les meilleures. Mendelson, c'est depuis 1997 (ou 1995) un groupe autour de Pascal Bouaziz, auteur-compositeur chanteur, guitariste. Je n'en reviens pas encore, d'être passé à côté pendant si longtemps. Au fond, c'est paradoxalement plutôt rassurant : on se lamente toujours trop vite sur la disparition des grandes voix, la fin de tout. Non, je n'en reviens pas encore du choc, de l'émotion, du frémissement à l'écoute d'une telle voix, de tels textes. Je suis heureux de n'en parler qu'après la musique de David Lang, après un moment de silence, la baisse du rythme des parutions sur ce blog, l'arrêt de la course folle aux chroniques - j'exagère bien sûr, nous n'en sommes pas là sur INACTUELLES, il n'en est même pas question, pas question de rentrer dans la logique de l'hyper consommation, dans la volonté de tout couvrir, dérisoire dès qu'on y pense un peu...
Ça fait drôle. Quelqu'un chante pour dire quelque chose. On n'est plus habitué ? Que reste-t-il de la chanson à texte ? Je veux dire au-delà de la bluette, du texte bien sympa mais qu'on oublie vite. Je ne prétends pas tous les connaître, mais qui les diffuse, qui a encore l'occasion de les écouter ? J'en ai chroniqué quelques uns : Arm, de Psykick Lyrikah, Institut, Gul de Boa, Del Cielo. Je n'oublierai pas Marcel Kanche, même si je n'ai jamais franchi le pas de lui rendre hommage. De la chanson en français, de surcroît, alors que tant désertent notre langue pour rallier les troupeaux bêlants des interprètes internationaux bavant un anglais insipide, si soucieux de leur audience, les choux, alors que partout, ce que les gens aiment de la France, c'est la langue française (je ne dis pas pour autant admirer les chanteurs portés au pinacle par nos amis américains ou égyptiens, par exemple !), de la linguadiversité bon sang !
Très vite, j'ai pensé à Léo Ferré (même si Pascal Bouaziz en est assez loin), le seul à oser un texte comme "Il n'y a plus rien", l'un des rares à gueuler sa vision du monde, à dire l'ère du désenchantement, de la putréfaction comme l'aurait assené Catherine Ribeiro. Avec une différence essentielle : pas de grande voix qui s'enfle, s'enflamme. Non, des textes chuchotés, murmurés, dits dans un flux, une urgence qui emporte. Des textes au ras du quotidien le plus banal, avec des histoires d'amours perdus, lamentables, sur le vide des villes nouvelles « Dans un lotissement / Dans une vie légère / Légèrement vide / En voie d'achèvement », le vide des vies décolorées par l'excès des lessives, là où « Il n'y a pas d'autres rêves / Il n'y a pas d'autres mondes au réveil / Il n'y a pas d'autres histoires à raconter » parce que chacun est enfermé dans sa vie sans destin, sans grandeur, alors « Si tu n'as rien d'autre à toi / Invente des rituels / Invente des signes dans une langue nouvelle / Une langue que tu seras seul à parler », avec le solipsisme comme unique horizon des hommes atomisés, accablés par un sentiment de culpabilité diffus, l'angoisse d'être si nuls, d'émerger à peine de la vase des pensées troubles, « La force quotidienne du mal / Comme ta seule certitude », l'envie de disparaître comme dans "L'Échelle sociale" avec cette terrible prière que je ne résiste pas à citer longuement :
La vie et tous les jours
Vous semblaient trop lourds
La vie et tous les jours
Vous restaient
Comme à regret
Comme un poids
Comme un cri que l'on rentre
La vie et tous les jours
Vous semblaient
Trop lourds
Le soleil écrasant
Mais tout était sombre
Sous le soleil descendant
Les habitants
Dans le chemin qui descend
Toujours contre le jour
Toujours contre le jour
Descendaient les gens
Couvrez de honte nos visages
Faites de notre vie
Cette vie misérable
Faites de notre vie
Cette vie misérable
Veuillez
Faites
Écrasez les gens
Faites que la nuit tombe sans cesse
Sur le dos de nos cadavres
Sur le dos de nos frères
Anciens camarades
Faites l'ombre dans nos têtes
Pascal Bouaziz chante le spleen d'aujourd'hui, la descente aux enfers de l'ère du vide, d'un monde à la Métropolis, quand les individus se recroquevillent sur leurs petites misères, se terrent dans leurs pavillons pas finis de payer ou leurs appartements mal insonorisés, ces cages qu'on empile pour gagner plus de fric au mètre carré. « Couvrez de honte nos visages » est comme un écho à la magnifique "Élégie funèbre" de Gérard Manset sur La Mort d'Orion (1970) : « Couvrez-moi de fleurs s'il le faut. / Laissez venir l'homme à la faux ». Deux univers singuliers, envers et contre tout : deux traînées lumineuses dans la cendre des jours...
La voix est fragile, légère, comme à demi effacée, voilée, ou bien haletante, un brin moqueuse, ironique, plus rarement elle s'élève en vrai chant, dans une veine lyrique vaporeuse, hypnotique comme dans le très beau "Une autre histoire" qui devient incandescent au long de ses volutes. Soutenue par une musique constamment passionnante, chaude, puissante : une pop-rock tour à tour aérée, lourde, électrique, rythmée par la batterie et les percussions de Sylvain Joasson, épaissie par les machines de Pascal, Pierre-Yves Louis - aussi aux guitares et basses - , Jean-Michel Pires - aussi à l'autre batterie - sans oublier Charlie O. à l'orgue, au piano et au moog. Des musiciens qui tissent des atmosphères autour de la voix, une musique qui prend tout son temps et pourtant pleine, une vraie présence tranquille et forte, attentive à souligner les moindres inflexions, les glissements et dérapages dans les textes, pour des chansons qui n'ont plus rien à voir avec ce que l'on entend par là d'habitude, plus d'habitude, des climats, des confidences et des réflexions, de la poésie, lâchons le mot, tiens je pense soudain à Benoît Conort tant leur écoute de notre temps consonne :
« Il voudrait bien poser la tête sur le bord du chemin ne plus porter sa voix comme on vit au désert il voudrait s'endormir
D'un sommeil lourd profond
Il voudrait tant tant de choses qu'il ne peut nommer
Tant de choses interdites au langage innocent
Il voudrait bien renaître se laver de son corps faire rouler la pierre
Il voudrait bien lever le bras avant de disparaître
Tenir sa voix
Mais l'effort est trop grand et sa fatigue immense tournoie sur le ciel vide »
Un extrait de Pour une île à venir (Gallimard, 1988) qu'on pourrait placer en exergue de ce triple cd, et en particulier du texte fleuve "Les Heures", plus de cinquante-quatre minutes pour faire l'inventaire des petites défaites d'une journée morne, immense dérive étrangement parue cent ans après une autre dérive, celle de "Zone", le poème liminaire d'Alcools (1913) de Guillaume Apollinaire. C'est le même dédoublement, le je tenu à distance, dépecé au scalpel :
« Et je te regarde qui regardes
Le jour qui s'élève sur ce désastre
C'est toi ça c'est ta vie
Ton tout petit désastre
Jour machinal qui se lève
Sur toi qui fais ta propre grève
Qui t'élèves immobile dans ce matin de gloire
Pas très fier et nul dans sa pure existence
Pure existence qui n'est que ça
Que quelque chose qui n'existe
Que parce qu'elle est là
Il est huit heures
et tu n'es pas mort et tu n'es pas re-né »
d'une lucidité acharnée à traquer les faux-semblants pour au bout de ce long parcours dans les bas-fonds de nos peurs d'exister arracher les étincelles libératrices, réveiller le désir d'en finir avec cette vie insipide, ce moi lamentable qui camoufle en destin ses lâchetés parce qu'il s'agit de cela, prendre conscience qu'en dépit de tout :
« Tu es libre
C'est terrible
Tout est
Exactement comme tu veux que ce soit
(...)
Une autre vie t'appelle
Sûrement une autre vie t'attend
Avance va voir n'aie pas peur essaye »
comme chez Apollinaire, l'abandon au désespoir n'est qu'une étape, la renaissance est à notre portée à condition de liquider notre passé, de grimper par-dessus les gravats, débris de nos vieilles murailles intérieures, pour découvrir la mer, le vent qui souffle, et une vraie lumière, alors, à nous d'y aller aussi semble nous dire Pascal, pourquoi continuons-nous d'accepter l'inacceptable, de quoi avons-nous peur, il n'est pas encore interdit, l'espoir, non ? Quand finirons-nous d'accepter que promoteurs, publicitaires, financiers nous enferment dans un monde de laideur, ce monde de béton gris, de zones commerciales funèbres et interchangeables, ce monde où l'on se calfeutre derrière son poste en mangeant un maximum de matières bien grasses, tous les verrous mis, derrière des frontières qui se referment de plus en plus ? Désolé, cher lecteur, tu trouves peut-être que je sors des cadres d'une chronique musicale, mais les cadres, ça encadre, c'est encore des frontières qui nous enferment, qui nous empêchent d'avoir une vision d'ensemble, qui favorisent la prolifération de spécialistes, experts nous confisquant la parole au nom de leurs pseudo compétences pointues, on voudrait que la musique, la poésie, ça n'existe que pour faire joli, pour nous distraire un peu avant de reprendre le collier, alors qu'elles sont là pour nous libérer, nous donner des leçons de vie, d'amour. Oui, cet album est hors norme, hors cadre, il regarde la vie en face, toute la vie, sans la découper en rondelles sociologiques, celle d'aujourd'hui, les yeux grands ouverts, c'est sa grandeur, sa beauté bouleversante, inoubliable, et là je rejoins complètement le bel article de Stan Cuesta sur le site du label Ici d'ailleurs, pas de la publicité creuse comme trop souvent dès qu'il s'agit de vendre une sortie, signe que ce label appartient à un autre monde, celui de ceux qui espèrent encore qu'on peut le changer, l'infléchir, refuser ce faux destin qu'on nous fabrique à coup de grands impératifs économiques très souvent rappelés pour qu'on soit bien persuadés que c'est comme ça et pas autrement, finissez plutôt vos chips et votre maïs pendant que nos profits continuent de décoller terrible.
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Paru chez Ici, d'ailleurs en mai 2013 / 3 cds / 11 titres / 42, 54 et 42 minutes.
Pour aller plus loin
- le site de Mendelson
- quelques poèmes de Benoît Conort sur le site de Jean-Pierre Maulpoix.
- une fausse vidéo pour écouter "D'un coup" ( deuxième titre du premier cd) :