Publié le 23 Février 2024
J'ai découvert Dominique Lawalrée (1954 - 2019) grâce au double album Satie et les Gymnopédistes du pianiste François Mardirossian. Sur le deuxième volume se trouvent trois pièces magnifiques de ce compositeur belge trop peu connu. Hasard des parutions ou convergence des intérêts, le pianiste Nicolas Horvath a sorti à la fin de septembre 2023 un cycle de quarante-sept pièces pour piano, De temps en temps, qui n'avaient été publiées que sur deux cassettes aux Éditions Walrus en 1986. Entre-temps, sur internet, je me suis aperçu que ce musicien ne manquait pas de défenseurs, avait son article Wikipedia (auquel je renvoie pour sa biographie, etc.) et d'autres articles dédiés, avec une liste de ses œuvres et une discographie très abondante. Éclectique, inclassable, lit-on partout. Voilà un homme qui écoute tout ou à peu près, écrit des pièces d'ambiance comme un Brian Eno (ils se connaissaient et s'appréciaient), se rattache au minimalisme, fuit la virtuosité au profit du silence, de la résonance, et ne cesse d'évoluer, mais c'est une autre histoire...
De temps en temps compte 47 séquences, la plus courte (n°32) de dix-huit secondes, la plus longue (n°2) de cinq minutes et dix-huit secondes. La première séquence commence par trois notes espacées, répétées, auxquelles viennent se greffer d'autres notes très douces. Il faut s'abandonner à la musique pour entrer dans cet univers délicat, feutré. De séquence en séquence, l'auditeur est peu à peu envahi par les cercles des boucles très larges, fasciné par le miroitement des notes, leur égrènement, leurs lents ricochets à la surface du silence, qui vous mènent de plus en plus loin. De séquence en séquence, tout semble recommencer, et pourtant rien n'est tout à fait pareil, comme si on explorait des univers parallèles, différentes facettes d'un objet irreprésentable. Il arrive que le rythme s'accélère, comme sur la n°5, mais il s'enlise dans les répétitions, ce n'est qu'une velléité, en somme, et non la nature du cycle, profondément méditatif.
La séquence n°2 ressemble à l'égrènement d'un rosaire, inlassablement repris, augmenté ou diminué, chaque note résonnant dans les intervalles comme un moment de l'ascèse, de la tentative d'escalader le ciel. La n°3 carillonne très lentement, la n°4 hésite entre deux notes, élargit son domaine pour s'évader dans les éclaboussements d'une joie...
Beaucoup de séquences ont la pureté des esquisses, frêles et brèves, concentrées, intenses. Peu de notes suffisent pour dessiner une recherche de l'absolu.
S'agenouiller sur les dalles froides, tendre son cœur avec humilité (N°42).
De temps en temps un contrepoint sensible fait entendre comme un dialogue...
Du minimalisme, la musique de Dominique Lawalrée a gardé les boucles, les motifs et leurs variations, mais aucune pulsation, aucune construction systématique. Si elle en a le dépouillement, elle n'en a aucunement le flux. C'est une esthétique du fragment, du montage, jouant des reprises et des échos proches ou éloignés entre les séquences, par exemple entre la n°5 et la n°17, puis la n°26 et la n°32, petite colonne vertébrale du cycle (il y en a d'autres). Elle ménage des surprises dans ce tissu de reconnaissances. La magnifique n°18 après le retour de la 5 sous la forme de la 17, qui nous touche à l'âme comme une source retrouvée, jaillissante... Prolongée par son double, la n°19, à la coda suspendue dans le vide...
C'est une musique qui cherche, parfois têtue, mais délicate, et qui varie ses chemins selon ses caprices. Souvent élégiaque, nostalgique, parfois facétieuse, oh pas trop, avec des éclats vifs d'ivresse folle.
Elle aime chanter de petits bouts de mélodie qu'elle répète gaiement. Elle ne pense à rien, elle s'amuse, elle muse. Elle apprivoise le temps, qu'elle emprisonne dans ses lacs qui n'ont l'air de rien. Elle danse aussi sur les pointes, délicieusement. (N°41)
Elle tutoie le sublime, soudain, et c'est à pleurer de beauté. Oh la n°18 et la n°19, et aussi la n°29 et la n°30, deux doublets, deux condensations trouvées au fil de cette longue dérive tranquille. Et l'envoûtante n°38 ! Et la bouleversante n°46...
Elle aime le vertige, à condition de vite s'échapper de boucles algorithmiques qui entraveraient sa liberté (N°35).
Rêver le temps, le défaire, le retisser, l'aérer, pour accueillir l'émotion pure, simple, et la beauté, dans sa lumière et son mystère. Pluie radieuse de la n°43...
Se battre avec l'ange, énergiquement et non sans une troublante douceur : extraordinaire n°44 !
La dernière séquence rassemble les fils dans une marche obstinée, nimbée d'une lumière diffuse...
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Un absolu de la musique pour piano de ce début de vingt-et-unième siècle, dans l'interprétation précise, limpide et sensible de Nicolas Horvath.
Reparution fin septembre 2023 chez 1001 Notes / Nicolas Horvath Discoveries // 47 plages / 1heure et 29 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp :