Publié le 9 Novembre 2023

Ivan Vukosavljević - Slow Roads

   Compositeur né en Serbie en 1986 et installé à La Haye (Pays-Bas) depuis 2014, Ivan Vukosavljević s'intéresse aussi bien aux guitares électriques, aux musiques bruitistes et électroniques qu'aux instruments occidentaux ou indiens, aux ensembles traditionnels... et aux orgues, d'où cet album qui rassemble huit pièces pour orgue solo à tempérament mésotonique [tous les tons sont égaux à une valeur médiane] à quart de comma [ le comma est un huitième de ton, à la limite du perceptible], tempérament faisant écho à la musique pour clavier de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance. Les pièces ont été enregistrées sur cinq orgues historiques différents, datant du début du XVIe au milieu du XVIIe siècle, situés dans des églises médiévales disséminées dans la campagne du nord des Pays-Bas. C'est une manière pour le compositeur de rendre hommage et de mettre en valeur une des cultures d'orgue les plus vivantes au monde, mais peu utilisée par la musique contemporaine.

Lents chemins vers l'Illumination

   Les titres renvoient souvent à la Bible ("Ladder" I et II, à l'échelle de Jacob ; "Psalm" sans numéro au livre des Psaumes ; "Ramum Olivae", le rameau d'olivier, à la fin du Déluge), mais "Echo"(titre 6), est inspiré de l'œuvre d'un célèbre organiste et compositeur néerlandais, Jan Pieterszoon Sweelinck 1562 - 1621), surnommé de son vivant L'Orphée d'Amsterdam, dont les œuvres sont à la jonction des musiques de la Renaissance et de la période Baroque. Le titre 5, "Porete", est un hommage à Marguerite Porete, mystique béguine et femme de Lettres, auteur d'un livre qui fit scandale, Le Miroir das âmes simples anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et en désir d'amour, livre condamné par l'Église et qui lui valut d'être brûlée vive en Place de Grève à Paris en 1310. Quant au titre 2, "When You Are Able To Become The Patterns Of The Earth", s'il a des résonances bibliques, rien n'empêche de comprendre "pattern" comme un clin d'œil aux fameux « motifs » de la musique minimaliste dans la mesure où plusieurs compositeurs de ce courant ont beaucoup écouté de musique de la Renaissance...

    Ce qui surprend toujours dans la musique pour orgue, surtout des orgues historiques, c'est le souffle, le vent, l'impression d'être d'emblée ailleurs que sur terre. Que la première pièce soit titrée "The Ladder" (L'Échelle) n'est pas indifférent. On monte tout de suite, on surplombe, porté par l'air dans les tuyaux. La musique est pure diffusion dans l'espace, ascension douce à travers les nuages harmoniques. On est soulevé dans des flocons de ouate, toujours plus haut, c'est une extase d'une bienheureuse mollesse. Quelle belle entrée feutrée !

   L'orgue se fait flûtes pour le deuxième titre, "When You Are Able To Become The Patterns Of The Earth". Sonneries modestes, étayées de notes agglomérées au long vibrato, elles résonnent, rayonnent, pour se colorer vivement au fil des motifs, gagner en vigueur sans perdre de leur charme immatériel, d'une suavité angélique. "Triptych", aux boucles en canon, prend les allures d'un étonnant hymne minimaliste, sorte de feu d'artifice sonore en trois phases décalées que ne renierait pas un Steve Reich. Quant à "Ramum Olivae", c'est au contraire d'abord une humble salutation de la terre, des oiseaux, tout en courbures descendantes, avec ses chants sifflants et joyeux au milieu des buissons bourgeonnant de sons qui éclosent sur la fin.

   Avec "Porete", l'orgue se fait plus mystérieux, au plus près de bouillonnements intérieurs obsédants rendus par des variations serrées. Puis la pièce se jette dans les flamboiements grandioses d'une extase spiralée, aspirée par le Ciel : superbe évocation indirecte des états d'âme de la mystique et de son effusion dernière dans le bûcher. L'hommage à Sweelinck prend la forme comme d'une comptine, mais se change en une mélodie répétitive inlassablement reprise et variée, antienne envoûtante, écho du Paradis perdu...

   La deuxième échelle, "Ladder II", nous transporte dès les premières notes au plus haut. Pièce transcendante, elle marche au milieu des étoiles, dans le firmament, tranquille et pure, d'une sérénité magnifique.

   Le psaume final, au début si douloureux, déchirant, alterne désespoir et espoir, se redresse après les phases de lamentation, reflet d'une condition humaine tourmentée.

   Un disque admirable, tout en respirations, floraisons et modulations colorées, délicates, en dérapages minuscules et contrôlés au bord de ce que certaines oreilles appelleraient des fausses notes. Les cinq orgues - et les quatre organistes : Tineke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage, Lise Morrison, sonnent merveilleusement les approches d'un monde ineffable au fil de ces compositions désarmantes par leur apparente simplicité et leur véritable richesse intérieure, foisonnante.

De gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise MorrisonDe gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise Morrison
De gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise MorrisonDe gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise Morrison

De gauche à drioite et de haut en bas : Tinieke Steenbrink, Francesca Ajossa, Jan Hage et Lise Morrison

Paru en septembre 2023 chez elsewhere music (Jersey City, États-Unis) / 8 plages / 45 minutes environ

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Publié le 3 Novembre 2023

Christina Giannone - Reality Opposition

   Américaine installée à Brooklyn,  Christina Giannone, artiste sonore et compositrice, signe un second album chez Room40. De nouveaux murs sonores, animés de vagues de dissociation. Sa musique est naturellement cosmique, épique, mais dans le même temps concrète, travaillée par des flux de particules.

   L'extraordinaire second titre me hante depuis un moment, d'où l'article que j'écris. Derrière le mur s'entend comme en filigrane un ouragan grandiose, voilé, gravillonné, d'une stupéfiante beauté trouble : voilà une ambiante hantée (comme moi !), loin des ronronnements d'une certaine ambiante. Christina Giannone, c'est du Nicolas de Staël viré au noir par Pierre Soulages, et recouvert d'épaisseurs à demi opaques, vivantes. De la musique industrielle enfermée dans un macrocosme aplati, au point de se changer en hymnes à la Matière éternelle, secouée, pulsée par des vents incessants.

   Le titre éponyme, "Reality Opposition"(titre 4), évoque le bouillonnement interne d'une matière noire, une fantasmagorie d'ombres sifflantes, effilées comme des lames, crantées comme des rabots, évoluant dans une forêt en pleine putréfaction. La belle vidéo d'Emma Northey insiste sur la dimension fantomatique de ce ballet d'apparitions-disparitions. De titre en titre, Christina Giannone dessine une identité cosmique qui donne son titre à la dernière pièce, sorte d'opéra ventriloque de l'espace, d'une grandeur sombre et hiératique, comme le chant sacré, le cantus absconditus de l'Infini.

    Avec ce disque d'une sauvage beauté, Christina Giannone prouve qu'elle est désormais une artiste majeure de la musique électronique.

Paru en juillet 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 5 plages / 53 minutes environ

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Publié le 30 Octobre 2023

Carbon in Prose - Salt Water Blood

   Cameron MacNair, compositeur de musique électronique expérimentale travaillant à Seattle, publie chez Dragon's Eye Recordings son second disque sous le nom de Carbon in Prose. Une ode à la terre et à ses océans, et je passe, j'en suis désolé, sur le discours écologico-larmoyant devenu habituel, parfaitement creux et gratuit, surtout concernant des musiciens qui utilisent des instruments et des logiciels consommateurs d'électricité... Oublions ces demandes de pardon, écoutons cette musique, d'une belle mélancolie. Une musique élaborée à partir de synthétiseurs modulaires, d'enregistrements de terrain (surtout des eaux en mouvement) et de piano.

Voluptés mélancoliques 

   J'aime la mélancolie poignante de l'album, qui vous prend comme une grande vague. "Crimson Waves", en ouverture, déborde d'eaux, de draperies amples serties de sortes de voix synthétiques, qui se déploient comme un flux immense, avec des irisations internes troubles. Carbon in Prose compose une musique électronique d'une belle force émotionnelle, pas une musique innovante, une musique évidente, facile, dans le meilleur sens du terme. Il y a en elle une langueur, un abandon aux rythmes universels, par exemple dans le deuxième titre, "A Gentle Shimmer, Everlasting", très dans la manière de Harold Budd, autre compositeur californien d'ailleurs : Un doux chatoiement, éternel, c'est tout à fait cela. Autre très beau moment de l'album, le quatrième titre, "Beacon From the Brine" (Balise de la saumure), le plus long titre avec un peu plus de neuf minutes, immense moutonnement d'une délicatesse bouleversante.

   La mer, toujours la mer, avec "Cliffside Murmurs" (Murmures à flanc de falaise), le roulement sourd des eaux sur le sable ou les galets dans des embruns épais, avec "Cold Sea", aux sombres et grandioses sinuosités granuleuses, crépusculaires. Et puis n'oublions pas  les titres, ils sont très beaux, participent de cette mélancolie océanique. "Washed Ashore and Eaten by Gulls" (Échoués sur le rivage et mangés par les mouettes) évoque des sirènes tournoyantes pendant une tempête. Comment résister au titre suivant, "Surrender to the Tide" (Abandonnez-vous à la marée) ? Synthétiseurs profonds et veloutés, qui nous submergent de leurs lentes et hypnotiques vagues pour nous emporter loin. L'album se referme avec une ultime promesse, "One Last Promise Before I Leave Forever", le triomphe de la mer sur l'homme d'une certaine manière, la célébration ultime de sa musique à elle, majestueuse et éternelle, dans laquelle s'engloutit l'hommage doloriste.

    Laissez-vous envahir par les infinis bercements des synthétiseurs modulaires plongés dans les eaux bouleversantes !

Paru fin septembre 2023 chez Dragon's Eye Recordings (Los Angeles, Californie) / 7 plages / 33 minutes environ

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Publié le 20 Octobre 2023

Volume I : Nigredo

Volume I : Nigredo

  Trois compilations ? Je suis peu amateur des fourre-tout. Mais s'agit-il de compilations ? D'un concept, si l'on veut. L'idée est de rassembler en trois volumes des compositions inspirées des trois phases du processus alchimique menant à la pierre philosophale ou à une transmutation spirituelle. Je vous sens méfiants. L'hermétisme pointe son museau, et l'on aura beau invoquer les mânes de Carl Gustav Jung, qui réinterprète le Gand Œuvre des Alchimistes pour l'adapter à sa vision du processus d'individuation, vous secouez la tête, dubitatifs. Rassurez-vous, je ne me lancerai dans aucun discours théorique de légitimation de ces musiques, qu'on peut écouter pour elles-mêmes. Comme dans tout rassemblement d'œuvres, on n'y trouve pas que de l'or, mais l'ensemble se tient, dégage une atmosphère de ferveur mystérieuse, de folie chaotique parfois, qui est loin d'être sans charme. Je regrette de ne pouvoir illustrer mes propos de mes titres préférés, introuvables un par un sur les plates-formes. Ce qui m'intéresse aussi, dans cette entreprise, ce sont les images qui les accompagnent : trois couvertures dues à l'artiste italienne Valentina Bartozzi, qui nous invite à voir autrement les corps, comme des écorchés médiévaux, des flux cosmiques nouvel-âge ou des fragments symboliques. Sans oublier les trois galeries de portraits des musiciens : des portraits intelligents, sensibles, et beaux.

Volume II : Albedo

Volume II : Albedo

   Nigredo rassemble des pièces volontiers inquiétantes, suffocantes. C'est un univers de putréfaction, nocturne et saturnien. Beauté sombre, par exemple sur le magnifique "Sileam" (titre 7) de Yakovlev Dounis et Magnani ou encore l'abyssal "Zuzanaghee (Alchimized)" (titre 10) de Yajuj Majuj, titre dans la lignée de Dead Can Dance. Le cauchemardesque, et très réussi, "Smog_193211" de Klaas Hübner, termine en ultranoir ce premier volume commencé dans le brouillard fantomal de la pièce de Zen Lu, "Landscape in the Mist" [titré aussi "Landscape of Myths"], magistrale.

Les musiciens de Nigredo

Les musiciens de Nigredo

   Albedo commence par une incantation avec le très beau titre vocal (pour l'essentiel) "Terra Nos Deus (Undogmatische Lösung)" de Bleedingblackwood. Parmi les autres pépites : le planant et bourdonnant "Isle of Winds" (titre 3) de Seiji Morimoto, qui se gonfle en multiples filaments radieux ; le hiératique et mystérieux "Setting 32" (titre 4) de Andrea de Witt, à base de motifs répétés. Je retrouve avec plaisir Zen Lu pour "Flying at Midnight" (titre 7), un bel envol ponctué de percussions. Ken Karter donne un "[AL-BE_DO][XXI-22]" (titre 8) syncopé, flamboyant,  à la Autechre. Je m'aperçois en réécoutant de la qualité de ces regroupements, peu de morceaux vraiment faibles (je n'en citerai pas, fidèle à ma démarche fondée sur l'enthousiasme !) . Je vous laisse découvrir...

Les musiciens de Albedo

Les musiciens de Albedo

Volume III : Rubedo

Volume III : Rubedo

   Plus inégal à mon sens, Rubedo nous offre toutefois des sommets de la trilogie. Avec "Stand on the Mountainside and Gaze afar the Dark Sea" (titre 4) Zen Lu, présent sur les trois disques, réussit une pièce méditative lumineuse, sublime. "Quartz" (titre 5), de Orquestrina Utu, est une pièce aux vocaux envoûtants mêlés à des synthétiseurs frémissants. Lukas Cane signe sans doute la composition la plus originale, "Together (feat. Tsuki)" (titre 6) : répétitions obsédantes et très rapides du mot titre sur fond d'ambiante sombre, grandiose, animée d'une pulsation profonde, avec un finale en forme d'apothéose trouble de toute beauté. La quintessence du rubedo, un véritable mariage alchimique ! Ken Karter nous embarque avec le titre 11, "RU_BE_DO_X-000-SYS", techno foisonnante, hallucinée

    Une Collection très bien conçue, véritable traversée de divers courants des musiques d'aujourd'hui. Berlin est le pôle d'attraction d'une myriade de musiciens passionnants, venus d'un peu partout : Italie, Chine, Iran, Espagne, Grèce, Chypre, Mexique, Danemark, Suède, Malte, Pologne, et Allemagne bien sûr.

Les musiciens de Rubedo

Les musiciens de Rubedo

Trois disques publiés chez Undogmatisch (Berlin, Allemagne)

Nigredo est paru en août 2021 / 11 plages / 1 heure et 3 minutes environ

Albedo en avril 2022 / 12 plages / 1 heure et 11 minutes environ

Rubedo en mai 2023 / 13 plages / 1 heure et 31 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 16 Octobre 2023

Jürg Frey - Les Signes Passagers

   Sur la couverture, quelques barres obliques de couleur, à peine appuyées, à peine visibles sur le fond blanc-crème. Il aura fallu que votre rétine fasse un effort pour que ces signes passagers vous apparaissent, que vous discerniez enfin quelque chose. Toute la musique de Jürg Frey, dont j'avais déjà célébré le triple cd Lieues d'ombres (je renvoie les lecteurs à cet article pour des précisions biographiques), est dans ce tremblement d'apparition, dans cette discrétion pudique, en complète opposition avec un certain monde moderne et les musiques qui vous prennent d'assaut, au risque de vous assourdir, voire de réellement vous rendre sourd. Ici, il faut tendre l'oreille, les attendrir pour qu'elles captent le chant secret de l'ineffable. Ces sept pièces pour piano-forte, plutôt que de vouloir s'imposer à nous, sont des propositions de transport pour les auditeurs qui sauront les accueillir. Je comprends le choix du piano-forte de cette manière : non pas une volonté puriste de revenir aux origines, mais le désir de profiter des « imperfections » de l'instrument pour nous entraîner par-delà l'uniformité sonore des pianos modernes. Par « imperfections », il faut entendre des différences dans les sonorités selon les registres, des couleurs inattendues et, en somme, une fragilité émouvante. Curieusement, alors même que je n'avais pas prêté une attention particulière au nom de la pianiste, laquelle m'était inconnue, j'avais l'impression à certains moments qu'elle jouait du koto, tant ce piano-forte est dépaysant dans les compositions de Jürg Frey, tant on croirait alors entendre des cordes pincées ! Cela m'a fait sourire, car j'ai regardé attentivement le livret pour voir si les pièces n'étaient pas pour piano et/ou koto selon les passages...

   Ne te laisse saisir qu'à portée de silence...

   Les titres en français ressemblent à des indications de tempo ou de nuance, sans coïncider avec la liste des termes italiens consacrés par l'usage. Si on trouve "Avec sonorité, mais très calme" (titre 2) ou "Lumineux et calme" (titre 4), d'autres renvoient plutôt à une atmosphère, comme "Léger et silencieux" (titre 1), "Tendre et monotone" (titre 6), ou indiquent une distance : "Au lointain" (titre 5) et "Discrète et loin" (titre 7).

   "Léger et silencieux" commence par un couple répété de notes, comme l'esquisse d'un léger balancement, des notes qui s'espacent, s'éloignent, reviennent pour nous entraîner sur un chemin de résonances. Chaque note est reine, rayonne dans un halo clair ou plus opalescent : plus rien ne compte que la note suivante sur les rives du silence, ce fleuve méconnu. Si vous passez le cap de ces cinq premières minutes merveilleuses, la musique de Jürg Frey vous attend..."Avec sonorité, mais très doux" redouble en plus grave la pièce initiale. Ses boucles lentes dérapent vers un ailleurs pour revenir à une espèce d'incantation hypnotique. Après ce diptyque, la musique s'échappe, minimale et répétitive si l'on veut, mais surtout à la recherche d'une mélodie, patiemment cernée, suggérée, ce en quoi la musique de Jürg Frey est parfois verlainienne, ce qui n'exclue pas, dans "Lumineux et calme" (titre 3), une fermeté, un tranchant qui, par contraste, souligne l'aspect processionnel du battement de cloche du piano. Superbe pièce ! J'aime beaucoup aussi le très répétitif "Très calme" (titre 4), véritable ascèse sonore, dramatique affirmation ou fragile suspension face au mystère dans lequel la composition revient toujours s'enfoncer. La répétition, chez Jürg Frey, est toujours une manière de frapper à la porte, de percer obstinément pour mettre à jour l'autre côté, le lointain, qui attend tout près derrière la cloison. La plus longue composition, "Tendre et monotone", de près de dix-huit minutes, ne signifie rien d'autre que ceci : la tendresse tord le cou à la monotonie, apparente, parce qu'elle en révèle la diversité réelle. La même note ne sonne jamais exactement pareille, différente en hauteur, intensité, couleur, différente aussi par son contexte. L'enregistrement, qui capte le bruit des marteaux, des frôlements, entoure les notes d'un voile fantastique, comme si celles-ci venaient caresser des esprits dormants pour les réveiller, oh, à peine, et ces remuements infimes donnent une vie émouvante à la tendresse précautionneuse des touches. De pièce en pièce revient le motif de deux notes en balancier, motif proprement sublime à partir duquel les variations tournent, tâtonnent, cherchent les Signes Passagers d'une Unité perdue, d'une Vie fragile qu'il ne faut pas effaroucher, "Discrète et loin", nous dit le dernier titre aux notes raréfiées, de plus en plus espacées.

    Un chef d'œuvre de musique transcendante à la sensibilité contenue, frémissante, interprété magnifiquement par la pianiste Keiko Shichijo, au toucher tranquille et lumineux.

Parution prévue le 1er novembre chez elsewhere music / 7 plages / 49 minutes environ

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© Photographie personnelle : Signes Passagers dans le ciel

© Photographie personnelle : Signes Passagers dans le ciel

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Publié le 11 Octobre 2023

Thomas Köner - Daikan
   Radieuse ultranoire

    Fallait-il un article (même bref) pour signaler cette reparution d'un album sorti en 2002 ? Et près d'un an après sa réapparition ? Je me suis dit que l'idée de retard ne convenait pas ici, d'autant que le disque m'a rattrapé, par surprise, parce qu'enfin je l'ai écouté dans de bonnes conditions, d'affilée. J'avais déjà beaucoup apprécié Nuuk, publié en 2021 sur le même label. J'y renvoie les lecteurs pour la présentation de Thomas Köner.

    « Daikan », en japonais, signifie « le plus froid » ou « la période la plus froide de l'année ». Thomas Köner s'intéresse au froid, car il lui semble qu'il faudrait refroidir le monde au moment où la terre se réchauffe, où les activités humaines conduisent à une surchauffe généralisée de nos tempéraments, de nos affects. Sa musique s'enfonce dans les couches les plus glacées pour débusquer la profondeur du temps vivant dans la glace. Elle prend son temps. Trois longues incursions au cœur du blanc qui est aussi le cœur du noir, pour réapprendre à l'oreille à écouter, derrière l'apparente monotonie, la vie tapie telle un gigantesque fossile qui respirerait encore. Chaque version de Daikan (les trois pièces sont titrées respectivement "Daikan A", "Daikan B" et "Daikan C") est comme une symphonie monochrome d'ambiante sombre et minimale, ou si l'on veut de techno allongée jusqu'à ramper dans des souterrains de glace. En raclant le fond des graves, la musique devient radieuse, radieuse noire, évolue comme des essaims d'étourneaux formant ce qu'on appelle un soleil noir aux mouvements amples et lents, d'une majesté impressionnante. Elle prend parfois la forme d'une respiration énorme, ambigüe, à la limite de la Vie et de la Mort, en fait hors du Temps orienté, dans le temps de l'Éternité sans aucun point de repère extérieur. Pourtant ce n'est pas une musique claustrophobe, ni inquiétante. C'est la musique du Repos essentiel sous l'agitation humaine effrénée, la murmuration illuminante inverse du Temps retrouvé...

   D'une absolue beauté ! Pour auditeurs patients et concentrés...

  Cette reparution est accompagnée d'un inédit, Banlieue du vide, œuvre audiovisuelle conservée seulement dans quelques musées, par exemple au Centre Beaubourg à Paris, œuvre secrète récompensée par le Golden Nica du Prix Ars Electronica en 2004, dans la catégorie Musiques Numériques. Banlieue du vide est le résultat de mois d'observations ponctuelles dans le cercle arctique finlandais, montées dans une sorte de ralenti irréel. Le vide éventuel y apparaît alors comme rempli des bruits passés.

(Re) Paru en novembre 2022 (numérique) et février 2023 (physique) chez Mille Plateaux (Frankfort, Allemangne) / 4 plages / 1 heure et 7 minutes environ

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Publié le 4 Octobre 2023

Yann Novak - The Voice of Theseus

   Artiste interdisciplinaire et compositeur installé à Los Angeles, Yann Novak poursuit une carrière qu'il dit marquée par les différences de perception qu'il vit en tant que daltonien partiel, dyslexique et sujet à des acouphènes. Les fois précédentes, il travaillait une musique électronique aux drones impressionnants, y ajoutant parfois des enregistrements de sa voix qui ne chantait pas vraiment. Cette fois, il a demandé à deux de ses chanteurs préférés, Gabriel Brenner et Dorian Wood, de l'aider dans une expérience de manipulation de leurs voix enregistrées.

Jusqu'à quand reste-t-on une même entité ?

   Yann Novak est parti de l'histoire de Thésée qui, en tuant le Minotaure sur l'île de Crète, sauve les enfants athéniens victimes de sa voracité. En mémoire de cet exploit libérateur, les Athéniens entreprennent un pèlerinage à Délos avec le navire de Thésée. Avec le temps, le bateau se détériore, il faut le réparer, pièce après pièce, si bien qu'à un moment on peut se demander si c'est bien encore le navire de Thésée qui accomplit le voyage commémoratif. D'où l'expérience dont je parlais : que reste-t-il de l'identité des voix initiales au fil des manipulations, jusqu'où peut-on aller ? Ce qui est une tentative pour lui de réfléchir aux différences de perception entre lui et les autres, et plus largement entre nous. Aussi la bonne écoute consiste-t-elle, particulièrement pour ce disque, à écouter les morceaux d'affilée : à cette condition seulement, on appréciera les modifications, altérations, en effet très sensibles entre le premier titre, "A Monument to Oblivion" et le titre 7 par exemple, "The Inevitability of Failure".

   Rassurez-vous : il n'est pas nécessaire de se référer à l'expérience évoquée ci-dessus pour apprécier ce disque, de même que vous pouvez oublier les inquiétudes de Yann Novak. The Voice of Theseus confirme le talent d'un grand compositeur. Yann se lance, après des albums relativement brefs, dans une sorte d'oratorio pour voix et électronique. Et c'est de toute beauté !

   Au départ, dans "A Monument to Oblivion", il y a les voix pures, en polyphonie quasi médiévale, avec une ponctuation rythmique espacée, mais forte, et déjà une  électronique dont on ne sait pas très bien dans quelle mesure elle contient des voix, déformées. Les deux cheminent de concert... De titre en titre, les voix sont modifiées, puis se fondent jusqu'à disparaître à peu près (on n'en est pas très sûr !) dans le dernier, "We Went out, Not with a Whimper, but a Whisper", titre qui joue de la paronymie entre "Whimper"(gémissement) et "Whisper"(murmure) : il suffit de presque rien pour que le tout soit changé en un autre. Ce "presque rien" est au cœur des compositions. À la fin, les voix sont vaporisées, fondues, méconnaissables ... et troublantes. Entre les deux, drones, orgue et synthétiseurs tissent des toiles somptueuses, enchâssent les voix comme on enchâsse les bijoux. On traverse le substrat (titre 3 : "Traversing the Substrate") pour rentrer dans un espace vibratoire suave, aux amples pulsations. Comment ne pas être séduit ? Le court titre 4, "Interlude - The Translator", nous plonge en milieu maritime, avec un étrange oiseau au chant étranglé, caverneux, peut-être comme une pythie antique, pour nous conduire au pays de la lumière, "Super Coherent Light" (titre 5). Des textures mouvantes de synthétiseur, d'orgue, s'animent d'un battement régulier, puis les voix reviennent dans un crescendo puissant, des voix liées en gerbes vocales, et non plus individuelles, pour contribuer au sfumato sinueux de la fin de la pièce.

    Arrivés à "Patterned Behavior", on navigue sur les sommets : morceau à la Jocelyn Pook (le bal masqué chez Stanley Kubrik...), tout en drones troubles autour d'une voix à peine distincte de la trame. L'espace sonore se fait tapis de frottements, friselis froissés, voix archangélique comme rentrée en elle-même : c'est le sublime "The Inevitability of Failure", la musique semblant se fissurer, se fracturer en micro grains au long d'une série d'ondulations tremblées. Ballet de drones bien opaques, "Seeing Light Without Knowing Darkness" a la majesté d'une avancée aveugle, inconsciente, et grandiose, avec ses enveloppes striées, tandis que des voix perchées incantent la stratosphère, et c'est le dernier titre, déjà évoqué, suite d'ébranlements nébuleux aux portes d'une lumière qui semble toujours se dérober sous les coups de butoir de forces obscures.

   Une réussite envoûtante !

Paru début juillet 2023 chez Room40 / 9 plages / 45 minutes environ

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Publié le 28 Septembre 2023

Transtilla - Transtilla III

      Transtilla bouscule mes prévisions de publication ! Ils passent en force, en urgence ! Transtilla, c'est le duo formé par deux musiciens néerlandais que je connais bien, Anne-Chris Bakker et Romke Kleefstra (l'un des deux frères). Du premier, je me souviens du choc de Weerzien en 2012, puis de Tussenlicht en 2013, de sa collaboration avec l'anglais Andrew Heath sur Lichtzin en 2018 puis a gift for the ephemerist en 2019, et bien sûr de sa participation au trio qu'il formait avec les deux frères Kleefstra, Romke et Jan, par exemple sur le magnifique Sinne op'e Wangen en 2014, de son appartenance à Piipstjilling avec un autre néerlandais fondamental, Machinefabriek (dont je ne parviens pas à suivre les publications...). Du second, je viens déjà de parler, il me resterait à mentionner l'aventure de The Alvaret Ensemble dont les deux frères ont fait partie.

Sous le signe de l'incandescence

   Je les retrouve sous un jour musical un peu différent. Les toiles délicates, ambiantes, méditatives, ont cédé la place à une musique bouillante, brûlante. "Ferlern" ("perdu" en frison, la langue des frères Kleefstra) donne le ton : guitare saturée, drones rageurs, c'est une coulée magmatique puissante qui nous transporte loin ! "Paesens" ("des pays" en frison) commence comme finissait Weerzien : un ailleurs de glace trouble, mais vite soulevé par une force irrépressible, tout explose dans un brouillard hachuré, zébré, la guitare déchirée dans un mur de drones. Une claque magistrale ! La musique ambiante est ici court-circuitée par un post-rock flamboyant. "All Love Lost", au titre si romantique, est une descente aux enfers dans des giclées de gaz. De la musique au chalumeau, avec des drones tournoyants, épais, puis des nappes somptueuses léchant les murs de l'abîme, des vagues immenses, tout le rayonnement de Lucifer vous enveloppant de velours noir pour une plongée infinie dans le fourmillement de la matière. Titre absolument sublime !

   Après ces tempêtes, les deux titres suivants paraissent plus calmes. "Petre de la Meuse" déploie une falaise radieuse de boucles de guitare et de textures électroniques, parcourue de trajectoires montantes, comme une musique jetée à l'escalade du ciel, cette fois. Après les abîmes, l'empyrée... Quant au dernier, "Sketch for Paul", c'est une merveille de délicatesse extatique, violon et guitare au centre d'un foyer d'une extraordinaire intensité dans un accelerando et crescendo fabuleux, libérant des millions d'esprits avant de se résorber dans le néant primordial...

   Le miracle d'une musique ardente, illuminée par une énergie...infernale ou/et céleste !

Paraît le 29 septembre 2023 chez Midira Records (Allemagne) / 5 plages / 43 minutes environ

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   N'ayant pas d'extraits musicaux en dehors du bandcamp, je vous propose une incursion dans Transtilla II...tout aussi recommandable, moins débordant que le III, mais superbe !

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