Publié le 26 Septembre 2023

Eve Egoyan + Mauricio Pauly - Hopeful Monster

  Je connais la pianiste canadienne Eve Egoyan depuis ses interprétations du cycle Inner Cities d'Alvin Curran et de la musique de sa compatriote Ann Southam. Je sais qu'elle n'a peur d'aucune audace, d'aucune aventure. Et en voici une belle, risquée, avec Mauricio Pauly, compositeur et musicien anglais, né au Costa Rica, désormais installé à Vancouver. La simple revue des instruments utilisés par le duo donnera déjà la mesure du dépaysement probable. La pianiste joue certes d'un simple piano acoustique, mais augmenté par la manipulation d'un piano modélisé et par des échantillons acoustiques ; elle utilise aussi sa voix, pas seulement pour chanter ! Mauricio Pauly manipule des échantillons et des traitements électroniques en direct, joue de la chromaharpe (une sorte de cithare) désaccordée et d'un ensemble de percussions (sous réserve, traduction de "drum bundle").

   Le disque comporte dix pièces, entre deux minutes trente et un peu moins de neuf minutes. Je considérais au début les premières comme des mises en oreille, entre free jazz et musique expérimentale. Très vite cependant, et déjà dans le premier titre "Spore", le disque prend une autre envergure, devient l'exploration de continents sonores d'une fascinante étrangeté. Indéniablement, le disque s'inscrit dans la lignée ouverte par les pièces pour piano préparé de John Cage. Seulement, il ne s'agit pas d'un piano seul. On entend souvent plusieurs instruments en même temps grâce aux traitements, et tous sont plus ou moins affectés d'une augmentation, d'un déréglage  sonore, ils dérapent vers l'inconnu, si bien qu'on est tout surpris, émus même quand le piano redevient le piano qu'on connaît. Sans cesse, la musique s'échappe, s'engage dans des chemins imprévus. Le piano ouvre un labyrinthe, un palais des échos et des distorsions. Des sources surgissent, ruisselantes, ou bien grincements et frottements nous mènent avec le piano martelant, comme dans "Dive", dans une forgerie de cristal. "Braid", orchestral et polyphonique par moments, laisse planer une atmosphère inquiétante, drones à l'arrière-plan et paquets foisonnants de tresses (l'un des sens de "braid") tordues, de glissendos résolument hors des clous de la gamme, comme des loups tournant en guimauve. "Dialing with abandon" poursuit l'amollissement des sonorités, et monte peu à peu la voix d'Eve, démultipliée, dans ce concert purifié par la plus pure fantaisie sonore, loin des règles anciennes : s'élève alors une curieuse ode fragile, soutenue par le piano en apesanteur et des drones légers. Moment d'une grâce indicible !

    Tout est devenu possible, les amarres larguées. "Stilled Shadow", si sobre, si calme, ménage une plage méditative, travaillée par de profonds remous : nous sommes ailleurs. La seconde partie peut commencer ! "Single spore flexing gently" réaffirme la torsion à l'œuvre dans tous les sons : échos courbes, glouglous et bondissements rythmiques, c'est une dévastation tranquille, une table rase. La folie semble s'installer dans "Agree no frown" : percussions déchaînées, voix mêlées, pour une cacophonie euphorique tournant aux hoquets hagards ! Après ces rivages difficiles parfois pour l'auditeur, il faut le dire, nous abordons sur trois terres splendides, trois pièces assez longues entre six minutes trente et presque neuf minutes. On respire, on écoute ces chants extatiques, le grouillement percussif d'un monde lointain, de nouvelles harmonies subtiles. Là tout est miroitements, surgissements translucides, feuilletages en vrilles. Là règnent les illusions, vaporeuses ou puissantes, les cordes qui sonnent comme des instruments asiatiques frémissants d'inflexions désaccordées. Le neuvième titre, "Height", est sans doute le chef d'œuvre de l'album, d'une magnificence somptueuse dans ses dérapages incessants qui donnent l'impression de voix démoniaques surgies des profondeurs. "Effort grind braid", après un début chaotique, inaugure une musique post-industrielle proliférante, répétitive, dans laquelle le piano augmenté monte à une incroyable puissance dans une atmosphère découpée par une rythmique erratique, avant de nous ramener au piano presque "pur" dans des méandres élégiaques assez émouvants.

   Il faut avoir confiance en ce « monstre plein d'espoir », lui passer ses moments les plus "destructifs", car il recèle des beautés inouïes. Eve Egoyan et Mauricio Pauly, plus que des musiciens, interprètes ou compositeurs, sont des créateurs d'univers sonores, à l'arraché de l'aventure.

Paraît le 6 octobre 2023 chez No Hay Discos (Montréal, Canada) / 10 plages / 57 minutes environ

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Pas d'extraits autres à vous présenter, mais il reste...

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Publié le 20 Septembre 2023

Zimoun - ModularGuitarFields I-VI
Foisonnement épique

   Connu pour ses installations à grande échelle de bruit et mouvement orchestrés, l'artiste suisse multi-disciplinaire Zimoun publie chez 12K un disque qui rompt avec la quiétude, la fragilité des productions de cette maison de disque (voir l'article précédent à propos du duo Illuha, par exemple). Modular Guitar Fields I-VI combine les sons d'une guitare Ténor Baryton, d'une sélection d'éléments provenant d'un synthétiseur modulaire et d'un amplificateur Magnatone des années 1960. La courte section IV mise à part , autour de une minute, les cinq autres sont amplement développées, entre dix et seize minutes.

  Six paysages sonores en perpétuel mouvement, six immersions dans des espaces grandioses, peuplés de drones épais, d'éclairs fulgurants, de hoquets, de collisions. Six voyages au cœur d'une densité aux micro-variations multiples, ce que la couverture illustre très justement. D'ailleurs sa devise, explorer la complexité à travers la simplicité, relève de l'esthétique minimaliste, comprise comme un moyen de donner à la musique une dimension à la fois organique et spatiale, mêlant microcosme et macrocosme pour nous prendre dans les filets brouillés d'une trame hypnotique. L'univers du disque est en effet flou, un flou d'un psychédélisme vertigineux, marqué par de longues traînées granuleuses, sourdes, de brefs et répétés courts-circuits : la musique ne cesse de se recréer dans une ébullition sombre et farouche, magmatique. L'osmose entre la guitare, le synthétiseur modulaire et les jeux d'amplification débouche parfois sur des tapisseries sonores chatoyantes, comme dans la section III, particulièrement répétitive, plus dans le genre 12K  par sa fragilité élégante, cependant peu à peu envahie par des granulations, une densification et un assombrissement des textures menant à un finale à frémir et à la courte quatrième section déchirée, dévastée d'échos, elle-même prélude à la cinquième, épique et flamboyante, aux colorations somptueuses. Toutes les sections sont enchaînées, d'où un continuum exaltant, fabuleux.

   Un disque magistral, d'une sidérante beauté !

Paraît le 22 septembre 2023 chez 12K / 6 plages / 1 heure et 4 minutes environ

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  En complément, comme je ne trouve rien d'autre à vous faire entendre que le bandcamp, retour sur son disque précédent, Guitar Studies I-III, paru en 2022 chez Room40, vous ne serez pas déçus... Chaque étude dure autour d'une heure, la longue durée n'ayant jamais effrayé les minimalistes, au contraire.

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Publié le 11 Septembre 2023

Illuha (3) - Tobira

   Illuha ? Le japonais Tomoyoshi Date et l'artiste sonore américain Corey Fuller (dont la famille s'est installée au Japon depuis 1983) se sont rencontrés en 2006. Après Shizuku, premier album de leur duo ILLUHA enregistré dans une vieille église, sorti en 2011, et Interstices en 2013, puis Akari en 2014, j'avais un peu perdu leur trace, ayant manqué leur collaboration avec Ryuichi Sakamoto et Taylor Deupree en 2015. Les revoici donc tous les deux avec Tobira (Porte / Ouverture) , ou plutôt tous les trois avec la collaboration du percussionniste Tatsuhisa Yanmamoto, toujours chez 12K. Les deux hommes cherchent de nouveaux territoires sonores. La palette électro-acoustique d'Illuha se trouve soutenue par la structure rythmique donnée par la batterie de Tatsyhisa, à la touche légère, enregistrée avec les micros très proches.

   Illuha : bulles d'illusions, gazes délicates, arabesques élégantes. De l'ambiante parfois spatiale ciselée avec un sens du détail des textures . Sur ce nouveau disque la présence de la batterie, frottée, jouée presque comme du koto ou du bout des doigts, surprendra les admirateurs du duo. Mais loin de détruire le calme rêveur de ces toiles atmosphériques, elle place des amers, des repères permettant aux constructions fragiles du duo de flotter en toute quiétude, comme sur Roji, le second titre. Le très beau "Nijiriguchi" (titre 4) devrait d'ailleurs les rassurer : on baigne dans une rêverie étirée que la batterie vient coudre, ourler de ses frappes frémissantes et tranquilles. Et le piano de Tomoyoshi donne à "Monkou" (titre 5) un côté Harold Budd qui en séduira plus d'un ! Du grand Illuha ! "Okurirei" s'ouvre sur un solo épuré de batterie en guise d'ouverture à une composition planante et grandiose, mystérieuse, émaillée d'autres percussions cristallines.

   Un disque d'Illuha impur, de l'Illuha quand même, et c'est une joie de les retrouver.

Paraît le 22 septembre 2023 chez 12K (New-York) / 6 plages / 54 minutes environ

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Le sublime Perpetual (paru en 2015) en collaboration avec Ryuichi Sakamoto et Taylor Deupree, illustré très justement avec une image de film d'Andréi Tarkovski :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 6 Septembre 2023

Flocks - Flocks

   Flocks est un duo atypique formé par le spécialiste des drones Werner Durand et Uli Hohmann. Tous les deux, grands connaisseurs des musiques extra-européennes, créent des instruments : Werner des vents (ur-sax, clarinette bourdonnante, neys et cors en PVC), Uli des cordes (branchées, martelées, à archet). Werner joue aussi du saxophone ténor, de la kalimba soufflée, de la harpe à bouche et des drones, et Uli des tambours sur cadre, de la kajira indienne (autre petit tambour sur cadre), du riq (instrument de percussion classique au Moyen-Orient) et de l'électronique.

Flocks - Flocks

   Leur musique est donc à la confluence des musiques traditionnelles orientales ou africaines, et des musiques expérimentales-électroniques à base de drones. On peut penser à Jon Hassell, qui, avec son jeu de trompette influencé par la musique classique indienne et les effets électroniques greffées sur elles, est justement fondateur de la "Fourth World Music".

   Le premier long titre (20 minutes), "Quicksand" (Sables mouvants), est tout à fait hypnotique, avec sa nappe de drones d'orgue sur laquelle le saxophone déchiré se tord, souffle au rythme de diverses percussions. Formidable musique de transe, quelque part entre la musique soufie et Ash Ra Tempel !

   "Convergence", un peu moins long (autour de quinze minutes), est au début plus expérimental, électronique, mêlant drones électroniques et drones de clarinette notamment. Titre vibrant, plus sombre, il joue de longues notes tenues, est parcouru de zébrures comme autant d'appels inhumains, glisse dans des graves profonds. On baigne dans le doux balancement des textures, vers la sérénité de l'abandon. Le court dernier titre (un peu plus de six minutes), "The Hunter", après une introduction calme, s'anime autour de chuintements de ney (?) et de plaintes de saxophone bouché : quel chasseur dans des plaines arides traque des bêtes apeurées ? La chasse, c'est sûr, ne finira jamais...

   Vous ne sortirez plus des sables mouvants, ni des chasses infinies...

Paru fin août 2023 chez Zéhra (Berlin, Allemagne) / 3 plages / 42 minutes environ

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   En 2017, Werner Durand avait sorti avec la chanteuse de drhupad Amelia Cuni et Uli Hohmann un disque déjà appelé Flocks... Extrait ci-dessous.

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Publié le 31 Août 2023

Siavash Amini - Eidolon
Multiple splendeur

   Le compositeur iranien Siavash Amini devient un habitué de ces colonnes. Après A Trail of Laughters (son second disque chez Room40, en 2021) et Songs for Sad Poets en collaboration avec l'écrivain new-yorkais Eugene Thacker (chez Hallow Ground en septembre 2022), Siavash Amini revient chez Room40 pour Eidolon, un disque composé de trois titres, qui approfondit ses recherches autour de l'accordage, des timbres. Il se dit obsédé par la théorie de Safi-Al-Din Urmavi (musicien érudit mort à Bagdad, connu pour sa division de l'octave en 17 tons) sur l'accordage, le rythme, le maqam, ce qui le conduit vers une musique microtonale, spectrale. L'illustration de couverture renvoie à quelque chose qui le travaille : comment exprimer une apparition, c'est-à-dire une image apparaissant et disparaissant l'instant d'après, laissant subsister un doute quant à sa réalité ? Il mentionne d'ailleurs les dessins d'Odilon Redon, maître en peinture des apparitions, de tout une imagerie fantastique parfois d'une inquiétante étrangeté, comme aurait dit Sigmund Freud. Une image en somme entre conscient et inconscient, flottante, susceptible de métamorphoses. Donc une musique elle aussi flottante, aux textures fluctuantes, avec des chevauchements, dans laquelle quelque chose fait sentir sa présence, en rapport avec les autres obsessions de Savash, l'obscurité, la lumière et la mort.

    Trois titres entre plus ou moins dix et quinze minutes. Le premier, "Ortus", c'est l'origine, l'eau, les bruits, un chaos sonore, et c'est aussi hortus, le jardin, le jardin des origines. Peu à peu le chaos laisse sourdre des coulées de musique. Électronique, oui, et en même temps traditionnelle, on croit reconnaître des instruments anciens dans ces affleurements, aussi comme des halètements soufis. Après quelques jets de sons vaporisés, c'est la source pure, transparente, tremblante. Elle se répand en ondes fluides, en arabesques diaphanes. Musique transcendante de nappes superposées. Irisations, cascades intérieures, la beauté fragile de la merveille.

  "Instantia" surprend par son caractère plus compact : unissons tenus de cordes synthétiques et d'orgue. Comme une corde, un tressage serré, pour monter ou rester suspendu dans le vide. Puis la musique change abruptement, pour une autre corde plus fine : on est dans les arcanes microtonales. Un rideau bouge lentement, dévoile d'autres sons, des « hurlements » de loups électroniques avec échos. Nous sommes entrés dans une caverne, habitée par des créatures inconnues. Quelque chose nous happe, menace de nous submerger, une force tellurique à peine tourbillonnante, elle irradie dans le noir, et c'est au fond très doux...

   "Relictio" : il faut s'abandonner au continuum, se perdre dans le son, ne pas craindre les jaillissements, les absorptions, les disparitions. Derrière, il y a tout un monde enfoui, concassé, broyé, et pourtant de ce magma il émet encore jusqu'à nous. Il fourmille, rayonne, se lève dans un vent immémorial, disparaît. La musique se fait chuchotis, se laisse envahir par une splendeur de sable illuminé d'une infinie suavité.

  Siavash Amini utilise la musique électronique microtonale comme un romantique contemporain, passeur d'une beauté fantôme image d'un paradis perdu, d'où le titre de son magnifique album.

Paru début juillet 2023 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 3 plages / 36 minutes environ

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Publié le 20 Août 2023

François Mardirossian - Satie et les Gymnopédistes
Satie, notre contemporain inactuel...  

   Après trois disques consacrés à de grands compositeurs américains (Moondog, Philip Glass et Alan Hovhaness - ce dernier né aux États-Unis, mais d'origine mi-écossaise mi-arménienne) et un autre, Pianisphere volume 1, à un programme minimaliste, choix éclectique de pièces pour deux pianos exécutées avec son ami Thibaut Crassin, le pianiste François Mardirossian rend hommage à Erik Satie (1866 - 1925), compositeur français qui fut admiré en son temps non seulement par des compositeurs prestigieux mais par des artistes divers, et plus récemment outre-atlantique par John Cage, puis les minimalistes (Adams, Glass, La Monte Young, Reich, Riley). Deux ans avant le centenaire de sa mort, pour ne pas être trop conventionnel - on connaît l'esprit facétieux de Satie..., après beaucoup d'autres, et avant une floraison prévisible. Alors, un Satie de plus, pourquoi ? Et un double album...

   Satie est aimé des amateurs, peu présent dans les concerts, absent des Conservatoires - pas assez sérieux, ce Satie ! Il n'est toutefois relativement connu que par ses Gnossiennes et ses Gymnopédies. François Mardirossian leur fait une place, il n'est pas interdit de se délecter encore à leur écoute. Seulement, il étoffe son premier cd d'un large choix de pièces nettement moins connues et tout à fait délectables, sans pour autant nous livrer une intégrale qu'aurait peut-être boudé une partie du public. L'idée géniale de ce double-album, c'est d'adjoindre à ce choix d'œuvres du Velvet Gentleman (surnom dû à son costume de velours couleur moutarde porté dans les années Montmartre) un florilège d'hommages composé par des amis, des fidèles et des musiciens vivants. À quelques-uns de ces derniers, le Festival Superspectives de Lyon, que le pianiste co-dirige, a commandé des pièces nouvelles, enregistrées ici pour la première fois comme quelques autres exhumées par le gymnopédiste passionné. Le cd 2, ce sont les Gymnopédistes du titre !

    Je vais tâcher de ne pas empiéter sur le riche livret,  dû au pianiste lui-même, qui présente aussi les pianos choisis, pianos d'époque « non-standardisés » .

Satie connu... et méconnu

   Le premier cd présente un choix chronologique, à l'exception de la première et de la dernière pièce. La première, Désespoir agréable, c'est déjà tout Satie. Un Satie qui, à 39 ans, reprend des études musicales et écrit cette courte pochade au titre oxymorique : pas question de se laisser engluer dans le sentimentalisme, dans un romantisme flamboyant. Un pas de côté, un clin d'œil à la musique académique, et pourtant, en quelques mesures, une noble nostalgie. La dernière, Je te veux, de 1897,  permet de souligner l'anticonformisme d'un compositeur qui ne répugnait pas à écrire des chansons, une valse, comme celle-ci, pour la chanteuse Paulette Darty (1871 - 1939), reine des valses lentes. Jouée sur un Pleyel droit de 1923, elle sonne comme une pièce de cabaret, au sentimentalisme conventionnel, certes, mais non dénuée d'humour dans son allégresse doucement impérieuse...

   Entre les deux, on a d'abord les pièces célèbres, Gymnopédies puis Gnossiennes. Pièces intemporelles, danses inoubliables et hypnotiques dans leur pureté altière, et si délicate, interprétées avec une sobriété lumineuse par François Mardirossian, desservant de ces Mystères harmonieux et graves. Puis le pianiste passe à des œuvres à peu près inconnues du grand public, qu'on ne trouve que dans des intégrales comme celle donnée par Nicolas Horvath dans la collection Grand Piano chez Naxos ou lors de sa nuit blanche à la Philharmonie de Paris. Il s'agit notamment des Pièces Froides. D'abord trois Airs à faire fuir, tout à fait magnifiques, à la fois d'une mélancolie raffinée et d'une fantaisie distanciée, avec un titre collectif  et un sous-titre volontairement négatifs, typiques de la modestie farouche d'un compositeur...volontiers facétieux ! Puis trois Danses de travers, trois crescendos, variations sur une jolie mélodie un brin moqueuse, rêveuse aussi, parfaite pour des jeunes filles en fleurs, proustiennes avant l'heure.

   Suivent les Véritables Préludes Flasques (pour un chien), de 1912. Avec un titre à la Dali - je pense à ses montres molles..., un sommet de drôlerie, d'impertinence, contemporain des Préludes de Debussy. Une "Sévère réprimandeemphatique, bouffonne, se déverse sur le pauvre chien, assommé. Par contraste, "Seul à la maison" est un petit lamento larmoyant et émouvant pour le chien pitoyable. Heureusement, "On joue" vient rompre la solitude, les trilles dépeignent la joie de l'animal. Au total, ces trois pièces absolument délicieuses font penser à la bande-son d'un film burlesque muet.

   Sports et divertissements (1914) est une série de vingt-et-une vignettes, miniatures n'excédant pas une minute et vingt-cinq secondes, la plupart de moins d'une minute. On y découvre un Satie caricaturiste au trait acéré, à la verve acerbe ou bouffonne, qui s'amuse prodigieusement. Ah! Ce "Colin-maillard", primesautier, d'une légèreté nimbée d'un zeste de mélancolie ! Et l'évocation merveilleuse du "Yachting", se balançant dans les eaux d'un rêve de langueur infinie (presque baudelairien...). Et "le Flirt", avec sa citation-éclair de Au clair de la lune : le coquin Satie, comme il y va mine de rien, « Ma chandelle est morte / Je n'ai plus de feu » pour un séducteur voulant se faire ouvrir la porte...Un journal de la Belle Époque, ce cycle pétillant et malicieux, que François Mardirossian dessine avec un entrain communicatif.

 Pour ce cd 1, il nous reste les trois Avant-dernières pensées, admirées par John Cage. Ces très courtes pièces annonceraient le minimalisme par les motifs perpétuels, les répétitions, les mélodies faciles. La première, "Idylle", est gentille et brillante, mais pas impérissable... "Aubade, avec ses grappes répétées, son staccato grotesque, est par contre vraiment savoureuse. "Méditation", au rythme paradoxalement pressé, laisse entendre comme un vif dialogue intérieur : pièce assez étrange, au seuil de l'océan des rêves par ses volutes liquides et son friselis incessant.

Gymnopédistes d'hier...et d'aujourd'hui

    Le cd 2 regroupe dans le plus désordre chronologique (ce n'est absolument pas un reproche !!!) amis, connaissances et admirateurs anciens ou contemporains. Je passe sur les précisions biographiques (dans l'excellent livret et ailleurs). Je commence par amis et connaissances. D'abord Ricardo Viñes, pianiste si important du début du XXe siècle, créateur des plus grands. Sa Thrénodie ou Funérailles antiques (à la mémoire d'Erik Satie) est d'une poignante douceur. Première pépite de ce florilège ! Puis Henri Cliquet-Pleyel, proche par l'esprit de Satie comme le disent déjà les titres délectables des Trois pièces à la mémoire d'Erik Satie : Prélude rigide / Lamentation hydraulique / Oripeaux de bal et ballets de crins crins. Un prélude tourné en dérision par le thème récurrent et le mélange des genres ; une lamentation bien sépulcrale, qui s'endort et qui rêve, primesautière par bouffée avant de penser à redevenir funèbre ; un bal tournoyant qui s'emmêle et se croit tout autre ! Enfin Germaine Tailleferre, grande dame du piano et compositrice que l'on redécouvre depuis quelques temps, qui joua devant Satie. Sa Rêverie ne manque pas d'une grandeur un peu mélancolique.

    Je réunis ensuite deux compositeurs belges. Le premier, qui fut l'ami de Satie, Édouard Léon Théodore Mesens, est présent avec trois délicieuses pièces courtes : des Étrennes (pour Erik Satie) d'une joie guillerette, une composition (Composition n°4) tout aussi allègre, assez moqueuse, et une Danse pour piano, musique pour bastringue étincelante et drôle.. François Mardirossian a découvert dans les archives le second, Willy Dortu, dont il donne deux miniatures : l'une,  grave, baigne dans une nostalgie très gnossienne ; la seconde, vif, hésite entre esquisse caricaturale, parodie mélancolique et entrechat malicieux.

  Jusque là, un parcours passionnant, avec retrouvailles et trouvailles, parcours qui est aussi une réhabilitation des pièces les plus courtes.

   On arrive aux années  soixante, avec un autre facétieux, qu'on a pu prendre même pour un imposteur, l'américain John Cage, qui n'a jamais cessé de dire son admiration pour Satie. All Sides of the Small Stone for Erik Satie and (Secretly Given to Jim Tenney as a Koan ne surprendra pas venant de l'auteur de l'une des plus sublimes compositions pour piano, In A Landscape. C'est un Cage plus grave, plus sérieux, qui compose cette pièce admirable, gymnopédie méditative, sorte de ronde lente, ensorcelante. Un autre très grand moment de ce disque !

   Admirateur de Gavin Bryars depuis longtemps, j'étais partagé par sa New Gnossienne (after Satie) n°1, tellement impeccable, pastiche exemplaire. On jurerait du Satie, et rien d'autre. Où est donc passé Gavin Bryars, trop prudent Gavin  ??? Mais c'est éblouissant.  Je préfère, en guise d'hommage, une non-disparition de l'admirateur. Par exemple, Joyeux Satieversaire de Denis Fargeat : une mélodie limpide, un soupçon de nostalgie, le tout dans un calme troublant à la manière de, mais sans y coller trop...

    Ce disque recèle encore des trésors...

   La très belle Danse pour un enterrement de Claire Vailler, d'une noblesse et d'un envol magnifiques. Pièce miroitante, ode funambulesque...  

    La suite Various Occupations de Adrian Knight, auquel on doit un des sommets de l'écriture pianistique de ce siècle, Obsessions. Suite plongée dans des limbes rêveurs, une musique à la limite de la dissolution, du Satie distendu, ramené à des occupations irréelles, privé de son masque mondain, de son alacrité de surface. Sans doute la contribution la plus originale, inattendue, la plus audacieuse de cet ensemble d'hommages.

  Puis... il y a encore les trois pièces admirables de Sébastian Gandera, à la fluidité mélancolique irrésistible, doux cercles, vertiges intimistes...

   Et j'en viens à l'ouverture de ce second cd, fournie par trois pièces à tomber, trois pièces de Dominique Lawalrée. Son Listen to The Quiet Voice est évidemment le plus émouvant hommage possible. D'une simplicité dépouillée, avec sa boucle lente, entêtante, la musique s'enroule autour de notre âme et la serre doucement, à en mourir de douceur. L'Ombre des couleurs (ô le beau titre !) est d'une déchirante beauté tendue vers la lumière, du Satie-Bach minimaliste. Musique Satieerique, c'est l'autre face de Satie, le joueur, le torpilleur, qui s'amuse à citer J'ai du bon tabac au détour d'une broderie à l'allure enfantine, des gammes sautillantes, et flotte quand même un discret parfum de nostalgie.

   Un pur plaisir, ce double album généreux, il vous hantera longtemps si vous aimez Satie (ou pas), et que de découvertes ! François Mardirossian habite ce parcours avec une tranquille aisance : n'est-il pas chez lui, chez Satie ? Comme d'habitude chez Ad Vitam Records, un disque impeccable : prise de son , pochette, livret (en français d'abord !!), soit un très bel objet [ ce qui est devenu trop rare...].

Paraît en septembre 2023 chez Ad Vitam Records / 2cds / 73 plages / 2h et 20 minutes environ

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Publié le 14 Août 2023

Mission to the Sun - Sophia Oscillations

   Deuxième album de ce duo de Détroit, Chris Samuels aux synthétiseurs, échantillons, à la programmation et aux boîtes à rythme, Kirill Slavin pour les textes et la voix. Si l'on peut penser aux Legendary Pink Dots pour la voix sombre et incantatoire de Kirill, on évoquera aussi bien les meilleurs albums du label Crammed Discs avec des groupes comme Aqsak Maboul, Tuxedomoon ou Minimal Compact.

Une musique d'Enfer...

    C'est une musique flamboyante, dramatique, attirante comme un trou noir. Et la signification du premier titre "Drowning" est à prendre comme une plongée dans les eaux du subconscient sur une planète inconnue... la nôtre peut-être. Vagues de synthétiseur, rythmique lourde, voix fondue dans les drones, un régal post mélancolique ! Le titre éponyme évoque un monde terrifiant à travers des rafales sèches, des boucles obsédantes et une diction détachée de dandy infernal. "Censor Sickness" affole comme un rock acide, halluciné, les paroles dites presque comme du rap. Mission to the sun fait surgir un univers post-industriel, peuplé de machines délirantes. "Unborn" semble se situer à l'intérieur d'une gigantesque machine à sou ou d'un jeu de massacre. "Attrition" est plus déchiré, boursouflé, pilonné : tout brûle, le disque atteint l'un de ses points d'incandescence, pulvérisé avec "Cornerstone", rock post punk ravagé, distordu par des riffs acérés, soulevé par des éruptions denses, sombres. Grandiose épopée apocalyptique !

   "Touch" sonne comme un après fantomatique, les paroles glaciales mêlées à des murmures alors que tourne un drone énorme parcouru de déflagrations, puis que tout semble se désagréger dans un vent nocturne. "No Fondation" apporte une conclusion épique, zébrée, glitchante, métallique, de toute sauvage beauté.

  Cet album est une messe noire ardente pour des temps foudroyés !

 

Paru mi-juillet 2023 chez Felte (Los Angeles) / 8 plages / 32 minutes environ

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Publié le 10 Août 2023

Lawrence Ball - Prayer for the Breath of the World (Piano : Nicolas Horvath)

   Lawrence Ball est un compositeur britannique né en 1951. Diplômé en Science de l'ordinateur et en mathématiques, il a notamment étudié la composition avec Robert Boyle, un proche de Philip Glass, de 1978 à 1979. Intéressé par les sons, la musique et les images produits de manière algorithmique, il travaille dans une branche des mathématiques appelée mathématiques harmoniques. En 1996, il a fondé le Planet Tree Musique Festival, qu'il dirige toujours, présentant la musique d'Alan Hovhaness, Kaikhosru Sorabji, ou encore Jean Catoire, ce compositeur français dont le pianiste Nicolas Horvath (justement lui !) a entrepris une intégrale monumentale. Parmi les influences revendiquées par Lawrence Ball, on notera la présence de Terry Riley et LaMonte Young, minimalistes de la première heure mettant en œuvre boucles et répétitions, mais on trouvera aussi, outre encore Alan Hovhaness, Erik Satie et Arvo Pärt. À ces noms connus, il convient d'ajouter son goût pour les musiques marocaine ou indienne, le jazz, le rock. Il ne lui paraît pas étrange d'associer musique et méditation ou musique générée par ordinateur. Le catalogue de ses œuvres, essentiellement tonales, est immense... Son ami Nicolas Horvath publie sur son label Nicolas Horvath Discoveries deux suites pour piano, la n°9 en cinq parties et la n°8 en trente.

Lawrence Ball - Prayer for the Breath of the World (Piano : Nicolas Horvath)
À la pour(suite(s)) du Mystère...  

La suite n°9 joue surtout sur des boucles à la main droite, soutenues par des notes isolées dans les mediums. C'est un lac paisible sous plusieurs éclairages, avec la lumière qui chante doucement tendue vers le ciel. Déjà le crépuscule s'approche, le promeneur marche à pas lents, attentif à la danse diaphane des gouttelettes frémissantes à la surface du lac...

   L'ample suite n°8 est d'allure plus grave, plus recueillie, trouée de silences. Un peu moins d'aigus, plus de médiums et surtout quelques graves. L'heure est à la méditation, à l'intériorité, au dépouillement. Des thèmes reviennent, enveloppés d'une brume rêveuse, presque disloqués par la lenteur. Avec d'imprévues relances mystérieuses, comme en 8.

   Puis la suite se met à chanter, en 11, un air touchant, souvenir d'Alan Hovhaness ou Georges Ivanovitch Gurdjieff. Un de ces airs qui touchent à l'ineffable en quelques notes. La suite en est transformée, transcendée. Elle nous transporte dans ses volutes résonnantes, énigmatique et belle, vers une grâce d'autre monde. Elle semble parfois revenir en arrière (la 15 sur la 14, par exemple), et c'est pour mieux nous ensorceler dans ses petites mélodies tendues comme des fils fragiles sur le néant de toute chose. Avec son parfum oriental, la 18, solennelle et vaporeuse, incante le soir mystique. La 19, c'est Satie tel qu'en lui-même, son fils des étoiles au regard droit dans une cathédrale ouverte sur le ciel...

   Les cloches sonnent, c'est la 20, aux boucles envoûtantes, un des sommets de cette suite sublime. On gravit un escalier, ou une échelle, comme Jacob, ô l'étonnante 24, porté par les harmoniques de cette économie confondante. Puis  c'est la 25, qui me fait frémir à chaque écoute, aux boucles denses et haletantes, au doux balancement hypnotique. Qu'y a-t-il de plus beau que cette musique ? Il y a en elle une pureté vibrante que Nicolas Horvath donne à entendre note après note grâce à un toucher précis et respectueux de cette approche pudique et sans cesse reprise, une pour(suite) obstinée du Mystère, la respiration du monde pour laquelle le compositeur nous invite à prier.

Paru fin juillet 2023 chez 1001 Notes ACEL - Nicolas Horvath Discoveries / 35 plages / 55 minutes

Pour aller plus loin

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