Résultat pour “william duckworth”

Publié le 18 Décembre 2009

William Duckworth : "The Time Curve Preludes", chef d'oeuvre du post-minimalisme.

   Que voilà un cycle admirable ! Découvert grâce à l'interprétation du livre I par Bruce Brubaker (voir mon article précédent). On peut encore se procurer l'enregistrement intégral des deux livres, 24 préludes comme chez Debussy, par un autre pianiste américain, Bruce Neely : c'est un des très beaux disques du label new-yorkais Lovely Music, fondé en 1978 et consacré aux nouvelles musiques américaines. L'enregistrement initial remonte à 1979, le cd est de 1990, d'une fraîcheur extraordinaire. Rien à ajouter à l'article précédent, le second livre est aussi beau que le premier. Bien sûr, l'écoute des deux livres permet de mieux percevoir l'architecture en courbe du cycle. Tout ce que l'on peut attendre de la musique : force et douceur, limpidité et chatoiements, éclat et mystère. Quelques morceaux sont en écoute ici.

Paru en 1979 puis 1990 pour le Cd chez Lovely Music / 24 plages / 57 minutes environ
Pour aller plus loin :

En 2011, le pianiste américain R. Andrew Lee a enregistré le cycle chez Irritable Hedgehog.

-Album en écoute et en vente sur bandcamp

 
William Duckworth : "The Time Curve Preludes", chef d'oeuvre du post-minimalisme.

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 janvier 2021)

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Publié le 28 Mars 2023

William Fowler Collins - Hallucinating Loss

William Fowler Collins, né en 1974, est un compositeur installé dans la compagne au Nouveau-Mexique. Sa musique se situe quelques part entre une ambiante sombre, une forme de néo-classicisme à base de drones. Il a déjà collaboré avec Daniel Menche sur l'album split (2014) , Il présente son nouveau disque comme une méditation sur la douleur, la perte et le chagrin. "Opening scene" explose, gerbe de drones vibrants. Pas question d'en rester aux affects premiers. Une musique cinématographique, nous dit-on. Des affects médiatisés, projetés sur une scène grandiose.

William Fowler Collins - Hallucinating Loss

     "Death acquires A Different Meaning", second titre, revendique ce changement : "la mort acquière un sens différent". Les plaintes de Johanna Hedva trouent le ciel, entendit-on jamais de telles pleureuses ? Des plaintes aux imprécations, il n'y a pas si loin. Ces voix qui se croisent dans le lent tournoiement d'une draperie synthétique échappent aux catégories, dépassent les peines initiales, pour atteindre un niveau cosmique, d'où peut-être le titre de l'album, Hallucinating Loss. L'hallucination dépayse, agrandit. "Interpreting Nightmares" est un titre hanté, d'une abyssale noirceur, dans la déflagration incessante de drones effrayants, de déchirures lancées à toute allure dans les ténèbres, le violoncelle tel un guetteur imperturbable au milieu des visions. C'est donc une musique authentiquement sublime, dans les hauteurs. L'harmonium de "Return Visit" oscille en pleine lévitation tandis que Maria Valentina Chirico plafonne à ses côtés (c'est elle qui joue de l'harmonium). La seconde partie du titre est le retour proprement dit, sous la forme d'une poussée sourde accompagnée d'un grondement encore plus sourd. On retrouve la voix de Maria Valentina Chirico sur le titre suivant, d'abord réduit à un sifflement intermittent sur fond de drones, lequel devient peu à peu une mélopée hyper élégiaque, je veux dire distante, avec l'alto stratosphérique. La voix n'est plus qu'une trace archangélique cerclée par le violon ou l'alto en mouvements suaves. C'est une merveille d'ambiante anthracite, synthétiseurs altiers, souverains, puis un battement comme de tambours transforme la pièce en crescendo soufi. Nous étions pourtant prévenus par le titre, "Preliminal Rites". Plus rien n'existe que cette frénésie battante, d'ailleurs absorbée par le sous-bassement de drones. Il ne reste qu'un tournoiement grave, pour nous enlever définitivement !

  Le titre éponyme, le dernier, revient à un calme relatif, tout bouillonnant de drones comme un chaudron surchauffé, le violoncelle fondu dans la masse. Comme si la douleur enfermée ne pouvant sortir se mettait à muter, à lever, à se jouer une partition spectaculaire, fabuleuse, avant, épuisée par l'effort, de s'affaisser dans des gargouillis répétitifs sombres, hébétés, stupéfiés par l'intensité de la perte.

   Un disque fort, dramatique, avec de très belles envolées.

Très belle couverture de Claudia X. Valdes

Paru en septembre 2022 chez Sicksicksick Distro / Wertern Noir Recordings / 6 plages / 45 minutes environ

Pour aller plus loin

- peu de choses sur les plates-formes à vous faire écouter pour ce disque-ci. J'ai placé un renvoi à un autre disque de William Fowler Collins, Tenebroso (2012) en toute fin d'article. Très beau disque !

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Ambiante sombre, #Drones & Expérimentales

Publié le 9 Février 2023

William Susman - Quiet Rhythms Book I (Nicolas Horvath, piano)
Un fils naturel du minimalisme

   Né en 1960, le compositeur et pianiste américain William Susman a très tôt baigné dans la musique des aînés du minimalisme, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass. On entend d'ailleurs des échos glassiens dans le disque dont il va être question, et il utilise les procédés compositionnels de ce courant : la répétition et la transformation par une série de variations d'un matériau tonal limité. Seulement, le jeune William a baigné dans des influences bien différentes avant cette rencontre, lorsqu'il était pianiste dans diverses formations jouant de la musique afro-cubaine. Il remarqua aussi que ses trois aînés incorporaient à leur musique des influences africaines ou indiennes, c'est pourquoi il décida de se laisser guider par ses expériences personnelles, ses influences, auxquelles il faut ajouter sa passion pour les musiques médiévales. Quiet Rhythms, cycle de quatre livres comportant au total 88 pièces brèves recueillies entre 2010 et 2013, découle de ce parcours. Le pianiste français Nicolas Horvath a décidé d'enregistrer l'intégralité du cycle. C'est chose faite pour le Livre I. Ajoutons que chaque livre compte onze actions précédées chacune d'un prologue écrit après l'action correspondante. [ Cette présentation doit tout aux excellentes notes d'accompagnement de David Sanson. ]

 

   Fils naturel du minimalisme, William Susman tient nettement plus de Philip Glass que des autres. Cela s'entend surtout dans les Prologues, pièces fluides sans aspérités qui déroulent plus ou moins vivement des cellules rythmiques répétées et variées, créant une écume harmonique doucement hypnotique. On y reconnaît la grâce un peu chantante de Glass. Mais cette proximité s'estompe au fil des titres, même si elle revient ponctuellement. Très vite, l'originalité de Susman éclate, par exemple, après quelques mesures, dans le magnifique quatrième prologue, qui part très loin dans un clapotis sublime, puis un tintinnabulement vaporeux.

   Glass, c'est comme le point d'ancrage secret (à peine) de ce cycle, c'est de là que les lignes divergent, ménagent des perspectives différentes. Si l'on veut, ce cycle est comme les Cent vues du Mont Fuji du peintre japonais Hokusaï, qui eut tant de répercussion chez certains Impressionnistes, je pense aux différentes vues de la cathédrale de Rouen ou aux vingt-cinq Meules de Claude Monet. Glass, c'est le Mont Fuji, non au bout de la perspective, mais au début. De là, William Susman explore des allées, met en mouvement ses « éclats d'inspiration » comme il le dit lui-même. Le fractionnement en pièces assez courtes - de un peu plus de une minute à un peu plus de quatre,  le démarque de ses aînés, qui affectionnent volontiers des pièces plus longues. La discontinuité introduite déjoue les efforts de la mémoire à reconnaître ce qui est antérieur et à s'appuyer dessus pour son confort. Autrement dit, elle oblige à redoubler d'attention, ce qui favorise un rafraîchissement de l'écoute, stimulée par les bornes silencieuses. La mémoire comble les trous comme elle peut, évitant la frustration des interruptions, car on a l'intuition d'un tout à reconstituer. Très vite justement, c'est un des plaisirs supplémentaires de l'écoute d'un livre en entier. À chaque fois, on sort la tête du flux, puis on replonge... dans une eau qui est la même sans l'être tout à fait !

  À la marche lumineuse des prologues répond l'emportement des actions, leurs rythmes syncopés, martelés, comme dans les énergiques actions 7 et 9, avec d'émouvants retraits plus méditatifs comme dans l'action 8 et la bourdonnante 10.

La même rivière ou une autre, onze fois...

   Alors pourquoi "quiet" ? Il y a dans ce cycle une force tranquille à l'œuvre, qui le recentre à chaque fois qu'il s'oublierait dans les lointains : c'est sa cohérence impressionnante derrière ses perspectives diverses. Et malgré tout dans le cycle lui-même un cœur sensible, que j'entends dès la belle action 2, la belle déhanchée, dans la quasi onirique action 3, et encore plus entre l'action 4 (le prologue inclus) et la 6, avec leurs échappées carillonnantes, sublimes. La musique miroite, danse dans une joie extatique, frémissante au bord du silence. Elle rayonne dans une corolle de notes répétées, s'élance de toutes ses harmoniques à l'assaut du ciel. Peu de pages minimalistes sont aussi intensément radieuses, illuminées de l'intérieur.

   Une découverte majeure, interprétée brillamment par le passionné Nicolas Horvath, auquel nous devons ce nouveau continent sonore puisqu'il a également produit le disque dans la série Nicolas Horvath discoveries consacrée à ses découvertes et explorations pianistiques. C'est la première fois que le cycle entier est rassemblé sur un album, certaines de ses pièces étant des premières mondiales.

Paru en février-mars 2022 chez Nicolas Horvath Discoveries / Collection 1001 Notes / 11 plages (chacune en deux parties) / 50 minutes environ

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Publié le 13 Décembre 2009

Bruce Brubaker (2), défricheur des musiques d'aujourd'hui.
  Bruce Brubaker fait décidément partie de ces rares pianistes qui n'ont peur de rien, qui vont jusqu'au bout de leurs enthousiasmes musicaux. Sur hope street tunnel blues, sorti en 2007, il propose un programme qui alterne des œuvres de Philip Glass et d'Alvin Curran. Si le premier a gagné les faveurs du grand public, le second reste dans l'ombre alors qu'il est l'un des compositeurs majeurs de ce temps. De Glass, Bruce interprète une transcription de "Knee Play 4", un fragment de l'opéra Einstein on the beach", "Wichita Vortex sutra", deux morceaux typiques de ce minimaliste au lyrisme fluide, le célébrissime "Opening",  un morceau que je ne me lasse pas de réécouter, mais aussi une des très belles études pour piano, la cinquième, intériorisée et frémissante, un versant moins grand public de ce compositeur prolifique. D'Alvin Curran, Bruce retient le morceau éponyme, prodigieux, une machine à accumuler de l'énergie avant de se résoudre en fleuve irrésistible, en vrai blues lancinant. Et il se lance à nouveau dans ce monument pour piano, "Inner cities", dont il interprète cette fois, après la première pièce sur son disque précédent, la seconde, tout aussi radicale dans sa beauté  lumineuse et désolée, dans son obstinée recherche d'absolu. Plus de vingt minutes si loin des vaines agitations, si près du son originel et ultime à la fois...

Paru en 2007 chez Arabesque Recordings / 6 plages / 60 minutes environ
Bruce Brubaker (2), défricheur des musiques d'aujourd'hui.

   Fidèle à Philip Glass, Bruce Brubaker a sorti voici quelques mois un nouvel opus où il interprète ses six études dans la version originale de 1994. À écouter pour ne pas enfermer le minimaliste dans des clichés injustes ! Comme dans ses disques précédents, le pianiste en profite pour entraîner ses auditeurs vers de nouveaux continents. Cette fois,  vers un autre de ses compatriotes, né en 1943, William Duckworth, compositeur, professeur de musique à l'université de Bucknell, à qui l'on doit un superbe cycle pour piano, The Time curve preludes (1977-1978), que certains considèrent comme l'une des premières manifestations du postminimalisme. En tout cas, un grand cycle, dont nous n'avons ici que le premier livre de 12 préludes. Alors, un Debussy du postminimalisme ? Assez juste pour quelques pièces vaporeuses, lignes impalpables et clapotements. Il y a aussi du John Cage - compositeur qu'il a beaucoup étudié, dans ces pièces imprévisibles, discrètement envoûtantes, je pense au sixième prélude, carillon en boucles serrées, l'une des pièces où le titre d'ensemble se comprend le mieux, l'auditeur pris dans les filets du temps courbe. Comme des miniatures d'une extraordinaire fraîcheur, labiles, des truites qui s'échappent dans les éclaboussures, éblouissantes et rieuses.

Time Curve (Musique de Philip Glass et William Duckworth)

Paru en 2009 chez Arabesque Recordings / 18 plages / 70 minutes environ
Pour aller plus loin
- mon article précédent consacré au pianiste, le 19 novembre.
- une vidéo où Bruce montre comment il "prépare" son piano pour jouer la musique de William Duckworth.

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 janvier 2021)

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Publié le 3 Mai 2023

William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)

   Considérés par le compositeur et critique musical Kyle Gann comme la première œuvre post-minimaliste, les Time Curve Preludes de William Duckworth (1943 - 2012) ont peu à peu acquis la renommée qu'ils méritent. Ces vingt-quatre petites pièces pour piano, composées en 1977 et 1978, ont été crées en 1979 par le pianiste Neely Bruce, intégrale enregistrée chez Lovely Music la même année. Bruce Brubaker, pour lequel le compositeur écrivait un concerto pour piano dans les derniers mois de sa vie, donna une belle version des douze premières en 2009 chez Arabesque Recordings. En 2011, le pianiste R. Andrew Lee a enregistré le cycle chez Irritable Hedgehog. Trois interprétations par trois pianistes américains importants, et d'autres sans doute qui m'ont échappé, témoignent de l'attraction exercée par ce cycle, devenu au fil des ans un classique. À juste titre !

William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)
William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)William Duckworth - The Time Curve Preludes (Emmanuele Arciuli + Costanza Savarese)
Emmanuele Arciuli

Emmanuele Arciuli

   C'est au tour d'un pianiste européen, l'italien Emmanuele Arciuli, familier des œuvres de Georges Crumb, Philip Glass, Lou Harrison ou Frederick Rzewski, de proposer sur ce disque paru voici peu chez Neuma Records son interprétation des douze premières pièces. Une interprétation qui n'a rien à envier à celle de ses prédécesseurs. Le piano est enregistré de plus près, plus mat que chez Neely Bruce. Le parti-pris d'un toucher très analytique, les notes bien détachées alors que chez Nelly ou Bruce elles sont plus enchaînées, donne des lectures à la fois équilibrées et d'une grande luminosité. Dans le prélude VI, un des préludes ineffables du cycle, on entend, par différence, que Neely joue sur le tapis des harmoniques, que Bruce accentue le pendulum enivrant de la pièce, tout en la ralentissant suavement, tandis que Emmanuele choisit de creuser les contrastes pour donner le sentiment d'une rigueur quasi mathématique tout à fait envoûtante ! Bruce plonge le prélude VII dans une brume languide, Neely en fait sonner les dissonances ; Emmanuele ôte la brume, donne à la pièce son côté boogie woogie détourné par Satie. Sous ses doigts, le VIII étincelle mystérieusement, assez loin de Bruce et de son rubato alangui (2'50 - au demeurant magnifique !), plus proche de la grâce légère de Neely. Je ne poursuis pas une comparaison très partielle. Cette nouvelle version a ses caractères propres, qui la rendent aussi attachante que les "anciennes".

   Dans l'ensemble, il se dégage de l'interprétation de Emmanuele Arciuli un sentiment de grande paix radieuse, ce qui n'exclut pas une belle énergie dans les préludes les plus nerveux.

Un titre en cache un autre...  

   Le titre de l'album ne laisse pas prévoir une jolie surprise, celle de découvrir un petit cycle de mélodies (soprano et piano) du même compositeur, titré Simple Songs About Sex and War, sur des paroles du poète américain Hayden Carruth (1921 - 2008) : cinq pièces entre un peu moins de deux minutes et un peu plus de trois pour environ quatorze minutes au total. On y retrouve le même pianiste pour accompagner la soprano italienne Costanza Savarese, par ailleurs guitariste classique internationalement reconnue et artiste interdisciplinaire.

Costanza Savarese

Costanza Savarese

   Ce cycle est la dernière œuvre composée par William Duckworth. Cinq pièces délicieuses ! Sur la première, "Six O'clock" Costanza Savarese chante d'une petite voix pointue, mutine. La langoureuse "If Love's No More" permet à la voix souple de la chanteuse de donner toute sa mesure. Je pensais parfois à Kate Bush en l'écoutant. On n'est pas loin des chansons de cabaret, entre gouaille et dramatisation affectée, sur des mélodies superbes, parfois avec d'audacieuses ruptures de ton, comme sur "The Stranger", la quatrième. La dernière, "Always or the Children or Whatever", est empreinte d'une nostalgie magnifique. Quel beau testament musical !
   Un disque admirable servi par de brillants interprètes.

 

Paru en février 2023 chez Neuma Records / 17 plages / 45 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 31 Janvier 2008

Ingram Marshall/Eve Beglarian/Jah Wobble : les sombres eaux de la Création, et le fantôme de William Blake qui rôde...
    J'avais l'idée d'une proposition autour d'Eve Beglarian depuis le dernier disque de Maya Beiser, Almost Human, qui lui accorde une large place avec les huit mouvements de "I am writing to you from a far off country", longue pièce d'Eve de 2006 associant le violoncelle et le chant à la lecture intégrale du texte de Henri Michaux ("Je vous écris d'un pays lointain" : cf. notamment article du 7 juin 2007). Les matériaux me manquaient jusqu'à ce que je trouve Tell the birds, un disque entièrement consacré à six de ses récentes compositions. La présence d'un titre comme  "Creating the world" et la référence à William Blake dans "The marriage of Heaven and Hell" ont attiré autour de ce noyau un extrait de Dark waters d'Ingram Marshall et des œuvres de Jah Wobble inspirées du peintre et poète anglais.
   Pour commencer, la musique d'Ingram Marshall, penchée sur les origines mystérieuses du monde. Le compositeur américain, qui a commencé sa carrière par des collages électroniques élaborés, fascinants, est une figure à part, difficile à rattacher à un quelconque courant. Il s'inscrit en fait dans une tradition américaine profondément métaphysique : de la contemplation des grands espaces surgit une musique qui ne cesse de célébrer la magnificence de la Création en même temps que son impénétrable mystère. Depuis plus de dix ans , il associe textures électroniques travaillées par des échos, des filtres,des retards, des boucles et des variations de vitesse avec des instruments acoustiques, solistes ou en plus grande formation. Dans le titre éponyme Dark waters, un cor anglais plane sur les eaux primordiales. Ecoutez-le grâce à cette vidéo, collage à la fois visuel et musical, dans laquelle on entend le début de l'oeuvre (mixée avec d'autres).
   Dark waters ne manquera pas d'évoquer la musique de Tangerine Dream à ses débuts. Ingram Marshall reprend une de ses anciennes compositions, Sibelius in his radio corner, et rend à nouveau hommage au musicien finlandais auteur du Cygne de Tuonela, pièce inspirée par ce cygne légendaire qui glisse au-dessus des sombres eaux séparant le mondes des vivants de celui des morts. Ici, c'est le cor anglais, avec son velouté langoureux, qui incarne le cygne, tandis que la bande enregistrée pose le paysage grandiose, agité de convulsions lentes, parfois troubles, inquiétantes et attirantes à la fois.    
Ingram Marshall/Eve Beglarian/Jah Wobble : les sombres eaux de la Création, et le fantôme de William Blake qui rôde...

   Née en 1958, Eve Beglarian travaille beaucoup pour des chorégraphes, des performances, répond à des commandes d'ensembles comme le Bang on a Can All-Stars, élaborant une oeuvre elle aussi atypique, résolument loin de tout dogme, de toute école. Elle pratique le collage, utilise l'électronique, et dans le même temps fait appel à des musiciens, des comédiens et des lecteurs lorsqu'elle met en musique des textes poétiques, un des aspects passionnants de son itinéraire.Creating the world, l'un des titres de cet album qui rassemble six créations comprises entre 1994 et 2004, part d'un poème de Czeslaw Milosz, écrivain polonais naturalisé américain à la fin de sa vie, Prix Nobel de littérature en 1980. Le comédien Roger Rees dit le texte tantôt avec une fougue joyeuse, tantôt avec un détachement sarcastique, voire théâtralement comique, en parfaite adéquation avec la verve héroï-comique de ce poème cosmogonique, sur fond d'un immense collage d'échantillons de Mozart, de mélopée orientale, de chant médiéval, de rock, tous d'ailleurs motivés par le poème lui-même, échantillons enveloppés par le travail de l'Ensemble électro-acoustique de Paul Dresher. Une Création haute en couleurs, bigarrée et jubilatoire, ce qui n'exclut pas quelques superbes échappées rêveuses. Robin redbreast, composition plus courte de 2003 sur un poème de Stanley Kunitz, poète américain mort en 2006 à l'âge de cent ans, un des fondateurs de la maison des Poètes de New-York, propose un univers très différent. Le texte est dit-chanté, murmuré, devient mélopée parfois discordante et brisée, sur un bourdon de claviers, tandis que la flute piccolo gazouille pour évoquer cet étrange oiseau échappé peut-être du paradis : "C'était l'oiseau le plus lugubre/ qu'on eût jamais vu, nettoyé/ de toute sa couleur, comme s'il/ s'était tenu sous la pluie/ seul et raide et refroidi/ depuis que l'Eden allait mal." Wonder Counselor, pièce de 1996, est une plongée dans les eaux fraîches de l'Eden : des variations extatiques à l'orgue sur un Graduel du XIIIè siècle, "Res est admirabilis", encadrées par des sons naturels d'oiseaux,  d'eaux agitées et de halètements amoureux. Eve Beglarian donne aux propos d'Isaïe, au chapitre 9, verset 5, "et on lui a donné ce nom, Conseiller-merveilleux, Dieu-fort" leur sens non édulcoré en s'appuyant sur un autre passage de la Bible, au chapitre 30, versets 18 et 19 du livre des Proverbes : "Il est trois choses qui sont trop merveilleuses pour moi ; et quatre que je ne comprends pas : le chemin de l'aigle dans les cieux, le chemin du serpent sur le rocher, le chemin du navire au milieu de la mer, et le chemin de l'homme dans la femme." A sa manière, on aura compris que ce disque est un livre des merveilles, dont je n'ai évoqué que la moitié je vous le rappelle.

Ingram Marshall/Eve Beglarian/Jah Wobble : les sombres eaux de la Création, et le fantôme de William Blake qui rôde...

   Bassiste de Public Image Limited de 1978 à 1980, Jah Wobble, né en 1958 comme Eve Beglarian, a poursuivi depuis une carrière solo d'un éclectisme incroyable, collaborant avec des chanteuses orientales, avec Brian Eno, Bill Laswell, se lançant dans des projets improbables comme ce disque inspiré par la peinture et la poésie de son compatriote William Blake. Accompagné de Jackie Liebezeit (du groupe allemand Can) aux percussions, de Mark Ferda aux atmosphères (claviers et autres synthétiseurs...), de Justin Adams à la guitare et de Clive Bell à divers instruments traditionnels, il propose un voyage convaincant et vraiment inspiré dans les poèmes flamboyants de William Blake, dont les textes sont fournis dans le livret, très bien édité. Au début de "Auguries of Innocence", on retrouve notre Robin Red breast (rouge-gorge) évoqué par Stanley Kunitz, qui s'est peut-être souvenu de Blake :
To see a World in a Grain of Sand
And a Heaven in a Wild flower,
Hold Infinity in the palm of your hand
And Eternity in an hour.

A Robin Red breast in a Cage
Puts all Heaven in a Rage

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Pour aller plus loin
Site d'Eve Beglarian, très riche, avec des morceaux à écouter et des MP3 à télécharger, ici.
Un site bilingue consacré à William Blake.

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 4 août 2020)

Illustrations de la pochette de "Dark Waters"

Illustrations de la pochette de "Dark Waters"

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Publié le 28 Avril 2021

Lois Svard - With and without memory

Le Temps fragmenté est tout le Temps

[ Reparution d'un article de juillet 2012, en raison de son intemporalité pianistique et de son importance !  ]

    Cela faisait un moment que je voulais revenir vers la pianiste américaine Lois Svard, dont le disque Other Places, consacré à des pièces d'Élodie Lauten, Jerry Hunt et Kyle Gann, devrait figurer dans les discothèques  de tous les amoureux du piano. Pianiste rare, elle a peu enregistré, mais, à l'instar d'une Sarah Cahill, met son talent au service des meilleures musiques contemporaines. Elle passe aisément de Franz Liszt au piano préparé, participe à des créations multimédia. Dans ce disque paru en 1994 chez Lovely Music, elle interprète des pièces de "Blue" Gene Tiranny, William Duckworth et Robert Ashley. Une manière de nous proposer trois entrées différentes dans les musiques d'aujourd'hui.

   "Blue" Gene Tiranny est un compositeur d'avant-garde, pianiste, né en 1945. Il interprète d'habitude ses propres compositions, aussi est-ce une première d'entendre une autre jouer sa musique. Il a participé à des enregistrements avec Laurie Anderson, John Cage, mais aussi Carla Bley. Son style, s'il emprunte au jazz sa fluidité versatile, son aspect improvisé, est extrêmement élaboré, parfois rythmiquement complexe, à d'autres moments presque impressionniste. C'est son nocturne éponyme qui ouvre l'album de Lois Svard : une belle méditation éclatée en fragments tour à tour brillants et évanescents, aux limites parfois de la dissonance. Des fragments qui se souviennent ou pas du précédent, selon une logique souterraine qui donne à l'ensemble un aspect intriguant. La pièce ne se livre pas facilement, fantasque et sévère, ramassée et soudain détendue en éclats vifs, en à-plats désamorçant tout lyrisme intempestif. Encore un compositeur à mieux découvrir...

   La seconde composition est de William Duckworth, l'auteur d'un autre cycle majeur, splendide, les Time Curve Preludes, dont j'ai chroniqué l'interprétation par Bruce Brubaker. Les neuf Imaginary Dances, dont la plus longue n'atteint pas les trois minutes, rappellent immédiatement à l'oreille cet autre ensemble. Allègres, dynamiques, elles enferment l'auditeur dans un réseau serré de motifs issus du jazz, du bluegrass, mais aussi de musiques médiévales ou orientales, nous dit la pochette très renseignée de l'album. La numéro cinq, la plus courte, moins d'une minute, est un miracle de grâce transparente. La six décline de manière solennelle et répétitive le thème central du cycle, souvenir des Time Curve Preludes. La sept, très jazzy, s'amuse à le bousculer, à flirter avec le bastringue, tandis que la huit avance sur des miroirs brisés. Le cycle s'achève sur la touche à peine élégiaque de la dernière dance, qui se courbe pour s'arrêter sur un long silence.

   La dernière entrée est pour moi une surprise. Il m'est arrivé d'écouter des fragments d'œuvres de Robert Ashley : je restais impassible, extérieur. La rencontre n'avait pas encore eu lieu avec cet autre américain né en 1930, compositeur de musique électronique, d'opéras et de nombreuses pièces hybrides utilisant le multimédia. Il n'en est pas de même pour les presque trente-huit minutes de cette "Van Cao's Meditation". Le choc est rude, avec ce monolithe qui rumine dans la durée une ligne de notes au relief marqué : jeu fascinant de reprises, d'amplifications qui prennent tout leur relief du silence qui entoure chaque bloc. L'impression que tout recommence, qu'il faut toujours recommencer pour espérer aller plus loin : Sisyphe au piano, mais un Sisyphe qui saurait varier sa route vers les sommets, ménageant pauses et détours, ajoutant sa touche à chaque remontée, affirmant ainsi sa liberté en dépit du cadre contraint. Une manière se suggérer l'infini dans le fini, chaque nouveau segment ayant tendance à s'allonger, à devenir un prisme fascinant, à la fois autonome et chargé de réminiscences. Un pièce magistrale, inépuisable...

   Le tout est porté par le jeu précis, lumineux, de Lois Svard qui sculpte chaque contour avec fermeté et une sereine aisance. On comprend que Robert Ashley ait écrit "Van Cao's meditation" pour elle. Ajoutons que le tout est présenté par Kyle Gann, critique musical et compositeur talentueux.

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Paru en 1994 chez Lovely Music / 3 titres - 11 pistes / 66 minutes environ.

Pour aller plus loin

- le site personnel de Lois Svard

- "Van Cao's Meditation" en écoute intégrale :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Publié le 28 Juin 2013

Le Piano sans peur (3)

   Je voulais rendre hommage au pianiste américain Bruce Brubaker, interprète de Philip Glass et de bien d'autres (voir ici) et je suis tombé, comme on dit, sur une très belle vidéo, puis une seconde, à partir de chorégraphies de la danseuse Maureen Fleming. Je ne pouvais rêver mieux pour succéder à death speaks de David Lang. Formée à la danse buto, Maureen danse généralement nue, avec des mouvements très lents, des contorsions transformant le corps en une suite de sculptures. Le travail vidéographique de Christopher Oddo accentue cet aspect. L'extrait de Waters of Immortality est inspiré par la poésie de William Butler Yeats.  Bruce interprète l'étude n°5 pour piano de Philip Glass.

   Pour la seconde vidéo, Bruce interprète "Metamorphosis Two". À noter que la danseuse a enseigné à la Julliard School, comme le pianiste.

    Deux vidéos qui célèbrent la beauté du corps, de la Vie...après l'irruption de la Mort, de Thanatos dans l'article précédent, deux vidéos sur l'immortalité ! 

P.S. L'un des deux vidéos est indisponible, parce que Maureeen Fleming danse nue. Quelle bêtise ! En voici le lien  pour regarder sur YouTube : https://youtu.be/-qpRmG8Apo4

Pour aller plus loin

- le site de Maureen Fleming. Sur la page d'accueil, à nouveau Bruce Brubaker interprétant une autre pièce de Philip Glass, Satiagraha.

- le site de Bruce Brubaker.

- Yeats mis en musique par le compositeur irlandais Donnacha Dennehy : Grá agus Bás, un chef d'œuvre à découvrir, avec la soprano Dawn Upshaw.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 juin 2021)

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