drones & experimentales

Publié le 28 Septembre 2022

Radboud Mens - Continuous Movement
Radboud Mens - Continuous Movement

   Radboud Mens ? Sous ce nom énigmatique (pour moi en tout cas), se cache un artiste sonore et compositeur qui travaille depuis 1982, qui a produit son premier album de drones en 1995. Depuis de nombreuses années, il conçoit lui-même ses propres instruments acoustiques, ses installations sonores. Il songeait depuis une vingtaine d'années à une sorte d'album total, combinant esthétique glitch, techno minimale, rythmes dub, ambiantes à base de drones. Il en résulte ce double album de seize titres. Fascinant !

   Je n'aime pas tout également. Le premier titre "Conversion" est d'une ambiante glitch peu emballante. Par contre, le titre suivant "Decay (Instant Gratification Mix)" est totalement envoûtant : une techno minimale à ras de drones, du reggae aplati qu'on pourrait écouter jusqu'à la fin des temps ! Le remix suivant "An Enabled Chord", est tout aussi convaincant, une ambiante de drones bien sourds, flamboyant noir dans les ténèbres piquetées de glitchs légers et de sons percussifs. "Cyclic Form (Remix)", conforme à son titre, est une longue traversée paresseuse de paysages arasés. Je préfère le suivant "Tongue (Remix)", une techno ambiante presque radieuse dans son implacable sérénité. "Convolution" a un côté buddien, en dépit des glitchs dansants, puis des éclats enchâssés dans la matière sonore mouvante, de plus en plus mystérieuse au fil de la pièce avec ses molles circonvolutions. Suit un "Continuous" très techno-dub, micro frétillant dans sa robe rapiécée : séduisant ! L'atmosphérique "Polyrythmic Ambient Drone (Remix)" ferme ce premier album avec une composition délicate, élégante, en apesanteur parfois : sur un tapis de vagues ondulées bien rythmées en douceur naissent de courtes virgules scintillantes sans cesse renaissantes. Très belle fin !

   Le second disque est nettement plus ambiant, avec parfois de curieux effets, comme dans "Release", qui prend des allures de raga indien, tant le riche bourdon libère des harmoniques chatoyants. "Start Again" élève sur les ruines d'un paysage sonore une forte pulsation hypnotique, dans un brouillard de textures discrètement exotiques. J'avoue que le rutilant "Again" me paraît très convenu. Passons. "Movement (Remix) " ne me séduit pas plus... Quant à "Again (Reprise)"... je me tais !

   Bref, deux disques qui à mon sens auraient pu fusionner en un, en gardant du deuxième "Modular", "Release" et "Start Again", et presque tout le premier, sauf le premier titre. Mais ce n'est pas à moi de refaire l'édition. Le chef d'œuvre, c'est "Decay (Instant Gratification Mix)", puis "An Enabled Chord (Remix), "Tongue (Remix)" et "Continuous", "Polyrythmic Ambient Drone (Remix)"...

Paraît le 10 septembre 2022 chez ERS Records /  2 cds / 16 plages / 57 + 47 minutes environ

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Publié le 22 Septembre 2022

Greg Davis - New Primes

   Imaginez une musique fondée sur les propriétés de composition des nombres premiers... Vous commencez à avoir mal à la tête ? Rassurez-vous, je ne rentrerai pas dans tous les détails. Rappelons que la musique a toujours été cousine des mathématiques, que cela plaise ou non. Le musicien électronique Greg Davis, originaire du Vermont, tire de ces séquences de nombres un réseau de tons sinusoïdaux purs. Le fondateur de la maison de disque Greyfade a découvert Greg Davis en 2016 dans la compilation The Harmonic Series (cf l'un des disques de cette compilation en plusieurs volumes, où il est question de Greg Davis et de la composition "Star Primes" qui l'a impressionné), consacrée par le label Important Records à l'intonation juste. L'utilisation d'ensembles de nombres premiers est apparue au musicien comme un moyen de développer des relations et des intervalles d'accord d'intonation juste et il travaille dans cette direction depuis 2008. Greg Davis précise : « Je commence par choisir une fréquence fondamentale pour chaque pièce et je multiplie cette fréquence par chacun des nombres premiers dans une séquence donnée pour déterminer les harmoniques au-dessus de la fréquence de base ». Les titres des pièces renvoient simplement au nom de l'ensemble des nombres premiers utilisé.

   Musique d'essence abstraite, et pourtant troublante. Des drones, des sons sinusoïdaux, c'est-à-dire pour notre oreille des sons en allée, qui planent et vrombissent doucement dans un halo d'harmoniques, traçant des courbes sonores très pures, presque suaves. Cette musique nous donne une idée de l'impalpable, de l'ineffable, tellement elle semble loin des contingences matérielles et humaines (ce qui n'est pas le cas : les ordinateurs travaillent, le compositeur est intervenu...). Chaque pièce a son atmosphère propre. Si "Sophie Germain" est à tous égards une épure, "Irregular" produit des tons plus troubles, donne une plus grande impression de profondeur, d'épaisseur, animé par des battements imperceptibles et des superpositions qui dramatisent le cours de la composition. "Proth" est plus grondant, plus nettement ondulatoire, parcouru par une pulsation vrillante.

   Avec "Pierpont", le bourdonnement des graves s'intensifie, la musique plonge dans un abyssal inquiétant. Certains sons s'élèvent de ce fond pour pulser longuement en des dissonances radieuses. "Cullen" s'envole très vite en effritements battants, porté par un puissant courant de graves, puis envahi de résonances troubles en longues ondulations scintillantes. Le dernier titre, "Euclid", repose sur des superpositions, des différences rythmiques sensibles. La composition foisonne, vertigineuse, littéralement saturée par les harmoniques dans tous les sens, au point de provoquer une sensation d'arrachement.

   Cette musique, non seulement nous enveloppe, mais elle nous absorbe et nous nie, dépouillée d'affects, ce en quoi elle est paradoxalement reposante... et envoûtante ! On ne peut s'empêcher en l'écoutant de penser aux compositions d'Éliane Radigue, quoique cette dernière joue davantage sur la durée et sur l'attraction subtile exercée sur l'auditeur vraiment attentif, alors que la musique de Greg Davis nous envahit, s'impose par sa densité lancée dans la nuit infinie.

Paraît le 23 septembre 2022 chez Greyfade / 6 plages / 39 minutes environ

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Publié le 9 Septembre 2022

Various Artists - Epiphanies

   Une fois de temps en temps, une compilation... Pourquoi pas ? Celle-ci est publiée par le label suisse (de Lucerne)  Hallow Ground, dont j'aime beaucoup le slogan d'intention : « Pour la Musique et l'Art qui mène aux visions » (For Music and Art that leads to visions). Beaucoup de monde sur ce disque très généreux. Des musiciens liés aux musiques électroniques, déjà connus sur d'autres labels comme Room40 représenté par Lawrence English ou Siavash Amini.

   Ce sont musiques de plénitude, gorgées de surprises sonores : électroniques, électro-acoustiques, drones, qui tentent d'approcher par le son le phénomène de l'épiphanie, manifestation d'une réalité cachée nous dit le dictionnaire. Aussi nombre de musiciens brouillent-ils les frontières entre acoustique et électronique, travaillent-ils les textures pour les densifier, suggérer une présence, un mystère au creux des sons.

   Impressionnant début avec "Baldaquin", du propriétaire du label Remo Seeland : un mur de drones se met peu à peu à laisser entendre d'autres couches sonores et à tintinnabuler sur la fin. "Peri-Acoustic-Feedbacks" de A. Frei est un titre étrange à base de raclements percussifs, de sons de cloches, de poussées de drones : un des joyaux de cette compilation ! Maria Horn signe un autre grand moment avec "Oinones Death pt 1", flûte à bec contrebasse et verre frotté : lamento somptueux !

   Dans le sillage de Maria Horn, le troublant "Withinside" de Atmosphere déroule des boucles d'orgue ou de synthétiseur, on ne sait plus très bien, émaillées de crépitements réguliers. C'est également superbe. "Kumo" de FujiIIIIIIIIIta combine les sons d'un orgue construit par ses soins avec un shō, orgue à bouche chinois, pour une pièce post-minimaliste tout en stries sonores... Lawrence English déchaîne les démons dans "Outside the City of God" en jouant des aigus tenus de son orgue avant de les recouvrir par un fond de drones et de draperies délicates. La toile électronique ondoyante de Samuel Savenberg dans "The Endless Present" se craquèle finement pour laisser le passage à d'étranges voix déformées accompagnées de quelques notes éparses. Siavash Amini, dans "Spuming Silver" fond des instruments à cordes dans des textures électroniques miroitantes pour créer une musique ambiante fascinante, lentement fastueuse.

  

   Nous n'en sommes qu'à la huitième piste... Et après ? C'est toujours aussi bon ! Magda Drozd signe avec "Suspended Dreams" une pièce mystérieuse pleine de grésillements, de lourdes et lentes percussions, une sorte de cérémonie exténuée s'enlisant dans les bruits. "Exerpt from Piano Study" d'Akira Sileas nous plonge à l'intérieur d'un instrument qui n'est pas un orgue, véritable moteur de drones ronflants, avec à l'arrière-plan de curieux craquements, les bribes d'une mélodie peut-être, une corde qui grince, comme les traces d'un occupant inconnu. Laurin Huber, sur "Puolipilvistä (Partly Cloudy)", suggère aussi une présence par des bruits divers d'objets familiers et de miaulements, bruits transcendés par des écoulements d'eaux et un flux mélodique de sons tenus. La juxtaposition de cette musique concrète avec la toile ambiante minimale est très belle, émouvante. On revient vers une pure musique ambiante avec "For Alice" de Norman Westberg : accords gras de guitares sur un fond lourd de bourdons. Fascinante abstraction minimale avec "Alternatio - Alternatio" de Miki Yui : ondes sinueuses, gouttes amplifiées sur une texture mouvante.

   Le pianiste et compositeur Reinier van Houdt, interprète notamment de Dead Beats d'Alvin Curran, et dont j'ai chroniqué récemment le magistral double album drift nowhere past / the adventure of sleep, donne avec "Dream tract" sans doute le plus beau titre de cette riche compilation : une somptueuse rêverie électro-acoustique à la fine granulation ponctuée de frappes percussives sourdes, de clapotements et d'indices de présence, avec, dans la seconde moitié, une montée onirique extraordinaire de sons brouillés et de vagues synthétiques à l'arrière-plan. Valentina Margaretti utilise les percussions pour un étrange ballet d'invisibles : frottements, roulements sourds, frappes discrètes, créent une atmosphère surnaturelle. Quant à Martina Lussi, son "Losing Ground", dernier titre de l'album, est un tapis mouvant de froissements sur un fond immobile d'orgue, dont surgit peu à peu un fragment mélodique en boucles serrées, envahi à la fin par des voix synthétiques. Aussi une des très belles Épiphanies de cette étonnante compilation d'un label si bien nommé, Sol Sacré (Hallow Ground) !

Loin d'être un fourre-tout, cette remarquable compilation rassemble des expérimentations sonores qui ne cessent de nous surprendre, nous envoûter en suggérant un ailleurs déjà là entre les plis !

Paru en novembre 2021 chez Hallow Ground   /  16 plages / 1 heure 18 minutes environ

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Publié le 9 Août 2022

Maninkari - Inner Film

  Chasse mystique

   Pour ce nouvel album, Frédéric et Olivier Charlot, alias Maninkari, ont utilisé deux synthétiseurs, un Kontakt et un Korg Wavestation. Ils ont mélangé plusieurs orgues d'église, ajouté des sons de voix symphoniques mélangées à des sons de hautbois, d'harmonium, des réverbérations et des distorsions. Entièrement composé, il a été enregistré chez eux. Et ils sont aux claviers d'un bout à l'autre !

   Je vous conseille de lire d'abord le texte de présentation sur bandcamp. Il commence ainsi : « Je pris la fuite avec toi, femme inconnue, dans cette ruelle ombragée et presque sinistre.» Pas de grand discours sur la musique, les intentions. Car la musique nous prend, nous emporte, dans un labyrinthe infini de boucles. Ce film intérieur est passionnel avant tout. Tandis qu'un orgue joue une boucle vive, aiguë, ad libitum, l'autre fait entendre des sons graves parfois longuement tenus, puis des sons boisés, des voix peut-être, surgissent dans les corridors du palais des miroirs, la fuite continue, la poursuite, la chasse. On ne sortira plus, la boucle est un sortilège. Il y a là comme une beauté sauvage, écrasante. Écoutez le disque à plein volume !

   Chaque titre apporte son lot de variations à cette première composition, non titrée comme les suivantes. La poursuite reprend. Le bal des drones se creuse, la mélodie se fait toujours plus sublime dans sa simplicité répétée. Musique prodigieuse. « Je cherche à être en toi, irradier l'amour. », phrase finale du texte de présentation, donne une des clefs de cette musique. Frédéric et Olivier sont deux derviches tourneurs, deux mystiques égarés en ce bas monde. Leur musique aspire à remonter, à brûler, dans un mouvement spiralé, dans un magnifique tuilage de couches ascendantes.

   Le titre trois correspond à une sorte d'affolement de la biche poursuivie dans les sombres forêts. Tout s'épaissit, les textures semblent se rayer, Tout devient hallucination terrassante. Et la poursuite reprend en quatre, aigus vrillés, tremblés, tandis que les drones implacables sont d'une redoutable sérénité. Lorsque j'écris « la biche », il faut comprendre l'absolu, l'amour, qui nous entraîne toujours plus loin. La partie cinq semble revenir à la deux, mais avec des réverbérations, des granulations, des tremblements. La boucle répétée résiste aux efforts de l'ombre, échappe aux forces descendantes, aplatissantes, qu'elle fait exploser de l'intérieur, dirait-on. Un harmonium enrayé se mêle à la poursuite en six, la boucle plus serrée, rapide et inaccessible irradie des strates de lumière qui font taire un moment les graves. Les deux voies sont en cours de fusion, s'enlacent dans une extase flamboyante d'une somptuosité sonore extraordinaire. Aussi peut-on entendre le dernier titre comme des noces mystiques. La biche danse sa joie au milieu du buisson de drones qui lui sert de couronne et de rempart contre la laideur extérieure.

   Un film intérieur totalement envoûtant !

Pas d'extrait sonore en dehors de bandcamp (voir ci-dessous)

Paru fin avril 2022, Autoproduit /  7 plages / 36 minutes environ

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Un extrait d'un album antérieur...

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Publié le 24 Mai 2022

Jana Irmert - What Happens at Night

   D'avant ou d'après l'homme...

   Artiste sonore travaillant à Berlin, Jana Irmert, récompensée par le prix allemand de la musique de film documentaire en 2019, me poursuit ! J'avais consacré un article à son disque précédent, The Soft Bit. Je regrette la brièveté de ce cinquième opus chez Fabrique Records, 28 minutes pour quatre titres. Mais j'ai accroché, à nouveau, dès la première écoute. Particules, cendres, poussière dans la rouille du temps, strate : la traduction française des titres est une bonne entrée dans son univers. Elle dit elle-même être tombée hors du temps, « sur une planète à laquelle nous sommes un ajout très récent ». L'électronique lui permet de juxtaposer de nombreuses strates pour nous propulser dans un ailleurs étrange. Des oiseaux métalliques criaillent, des cloches sonnent, un orgue pousse ses drones, tout tourbillonne, c'est "Particles", le premier titre de presque neuf minutes. Des battements sourds traversent l'espace sonore, des matières remuent, témoignages d'une vie énorme, informe. Jana Irmert excelle à créer une bande-son à un monde magnifique et effrayant en ce qu'il semble n'avoir aucun rapport avec l'homme. C'est une musique d'avant ou d'après l'homme, la musique d'une nuit immémoriale, abyssale.

   On entend bien des raclements dans "Ashes", mais s'agit-il de pieds humains frottant sur le sol ? L'orgue dédoublé balbutie une mélodie pathétique, sépulcrale, sur un fond de clapotis, de glissements de terrains. Il ne restera de nous que des cendres... "Dust in the Rust of Time" : traces de voix tremblées, grelottantes, à peine des voix dans les sous-sols encombrés, parcourus d'une pulsation profonde et d'autres souvenirs de voix pour tapisser cet infra-monde. Lieux hantés à l'inquiétante beauté mi-liquide, mi draperies de drones et de poussées particulaires. On retrouve les voix tremblotantes dans "Stratum" : fuient-elles un monde en train d'exploser, dans lequel font irruption des trombes louches ? Nous sommes au cœur des roches, des laves, dans les strates de l'espace-temps, tout se fissure, tout chute. Au cœur du Mystère, nous frémissons devant la beauté terrible de l'énigmatique Éternité. Vanitas Vanitatum et Omnia Vanitas...

   Cette musique est fabuleuse ! Une splendeur à écouter dans le noir, au fond d'un puits métaphysique, pour guérir notre orgueil.

Paru en avril 2022 chez Fabrique Records / 4 plages / 28 minutes environ

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Publié le 18 Mai 2022

Maria Moles - For Leolanda

   J'avais sélectionné ce disque, puis il a été relégué dans la file d'attente, sans doute à cause du premier titre, d'une ambiante électronique assez convenue m'a-t-il semblé alors. Un peu par hasard, en faisant de la photographie, j'ai réécouté les quatre titres de l'album. Enthousiasmé par les titre suivants, me voilà parti pour un petit article !

   Maria Moles est une percussionniste et compositrice australienne. Dédié à sa mère Leolanda, le disque part de ses racines familiales aux Philippines pour combiner le rythme et le timbre des diverses musiques de ce pays avec des percussions, un synthétiseur et des bols chantants, des cymbales à archet et des cloches, associant donc éléments électroniques et acoustiques. Elle s'inspire  de la musique Kulintang de ces îles.

Maria Moles par Nick McKinlay

Maria Moles par Nick McKinlay

   Le premier titre, "River Bend", est à dominante de synthétiseur, très ambiant, les touches acoustiques modestes, enfouies dans la masse électronique ondulante. Bon morceau, certes, mais à mon oreille assez conventionnel. Le disque devient passionnant avec le second titre, "In Pan-as", hommage indirect à sa mère, qui lui avait demandé de disperser ses cendres après sa mort sur la ferme Pan-as où elle jouait régulièrement. Elle a tenté d'écrire un rituel en partant de l'écoute de l'album Muranao Kakolintang - Philippine Gong Music, construisant la partie batterie qui ouvre le titre à partir d'un rythme entendu sur cet album. Le synthétiseur vient greffer sur le rythme hypnotique un vent de fond mystérieux qui envahit le premier plan lorsque la batterie cesse son battement. Les drones vibrants sont parcourus de touches percussives, de cloches, et dès ce moment, on sait qu'on se trouve dans un grand disque inspiré. Les bols chantants instaurent un dialogue avec les autres percussions, créant un carillonnement lent, espacé, de toute beauté. Quel magnifique rituel pour rendre hommage à un mort cher ! Des traînées électroniques, des frottements de cymbales accentuent le côté spirituel, immatériel, de la composition, dentelle diaphane sur le silence.

   Inspiré par la tribu du même nom, "Mansaka" est tout aussi fascinant. Cercles de synthétiseur auxquels répondent en écho comme des chants synthétiques : envoûtement garanti ! Peu à peu, des éléments acoustiques s'enchâssent finement dans ces tournoiements chatoyants, cliquetis léger tel un bracelet en mouvement, puis les percussions se déchaînent pour une transe de résonances. Un deuxième chef d'œuvre ! Le dernier titre, "Distant Hills", est le plus ouvertement exotique, avec ses percussions évoquant un orchestre gamelan (l'Indonésie n'est pas loin). Là encore, Maria Moles marie les harmoniques des percussions et celles du synthétiseur, qui joue le rôle d'un cocon résonnant.

   N'hésitez pas à franchir le premier titre, tout à fait écoutable d'ailleurs, pour découvrir ce beau disque très original ! Une musique électro-acoustique délicate et prenante, forte.

Paru fin janvier 2022 chez Room40 / 4 plages / 37 minutes environ

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Publié le 6 Mai 2022

Yann Novak - Reflections of a Gathering Storm

   Artiste interdisciplinaire et compositeur installé à Los Angeles, Yann Novak produit des albums numériques assez courts. Comme j'avais manqué l'un des précédents, il sera abordé à la suite de Reflections of a Gathering Storm qui vient de sortir.  Pour ce dernier, Yann Novak précise qu'il souhaitait explorer le sentiment nébuleux d'instabilité et d'insécurité qui semble imprégner actuellement nos vies. Aussi a-t-il cherché à se rendre vulnérable sur cet enregistrement. Il a associé des sons synthétisés à des enregistrements de sa propre voix, essayant de chanter. Les morceaux tentent de faire écho à cette délicate précarité, comme si nous étions au bord de l'effondrement. Les titres des trois titres renvoient à cette expérience particulière : un tremblement de lumière / la partie d'elle qui pouvait ressentir avait disparu / le frisson de la destruction imminente.

   C'est une musique électronique ambiante mouvante, grondante, comme une nébuleuse (en effet) en voyage, avec des attaques particulaires vibrantes, chargées de drones. Le monde vacille sur sa base, la lumière tremble (titre 1). Un chant, à peine un chant dans le lointain des nuages de drones dans lesquels tournent des spirales noires. Un orgue ne parvient plus à diffuser ses nappes, déchirées et froissées, hachées, il n'en reste que des bribes menacées, cernées (titre 2). Quel frisson monte ? Quelque chose d'énorme est sur le point d'éclore, de tout recouvrir. Angoisse somptueuse... et soudain une poussée formidable de lumière trouble, la venue du cataclysme, sur les bords du ravage, comme un bateau au sommet de l'entonnoir du maëlstrom. On ne peut que se laisser glisser, happer par l'envoûtante douceur mortelle.

   Beauté noire de ces joyaux ambiants !

Paru en avril  2022 chez Playneutral / 3 plages / 22 minutes environ

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Couverture de "Lifeblood of Light and Rapture"

Couverture de "Lifeblood of Light and Rapture"

   De Lifeblood of Light and Rapture Yann Novak dit qu'il voulait explorer le paradoxe sans doute central de notre époque : la plupart des choses que nous essayons pour rendre le monde vivable contribuent à sa destruction. Qu'il espérait que sa musique, elle, apporterait de la lumière sans causer de dommages...

   Un quatre titres vraiment magnifique. Quatre toiles ambiantes de drones, d'orgue et de synthétiseurs. Tournoiements, pétales colorés de fleurs mouvantes, orageuses. Yann Novak écrit une musique grandiose se déployant dans des titres assez longs, entre sept et dix minutes, que le titre trois, "The Ecstasy of Annihilation", résumerait assez bien. Elle exprime l'admiration, la fascination suscitée par la perspective de la disparition, de l'effacement : rien n'est plus beau que cette proximité terrible, que ce ravissement dans la lumière terminale. Quand nous serons partis, le silence restera suspendu dans l'air ("Silence Will Hang in the Air (When We Are Gone)") : longue respiration, velours des textures floues, lente montée de la lumière dans un halo de drones suaves...

Yann Novak : maître des musiques d'entre-deux mondes !

Paru en juin  2021 chez Room40 / 4 plages / 34 minutes environ

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Publié le 22 Mars 2022

Ale Hop - Why Is It They Say A CIty Like Any City ?

   L'artiste expérimentale d'origine péruvienne Ale Hop (pseudonyme de Alejandra Cárdena) travaille à Berlin. Elle a commencé sa carrière dans les années 2000 à Lima, sur la scène underground, où elle a participé à des groupes aussi bien pop, punk, que de musique électronique. C'est pendant un périple en Amérique latine, dans un contexte de confinement et d'immobilité, qu'elle a lancé des messages postés dans différentes villes à treize musiciens d'un peu partout, qui ont relevé le défi en lui répondant par des collaborations sonores. Elle a reçu ainsi des enregistrements de terrains, des drones de violoncelles, des percussions de bouche, des boucles électroniques, des rythmes et des voix arythmiques. Elle a assemblé, superposé, tordu, transformé ces matériaux, d'où résultent les six vignettes de l'album Why Is It They Say A City Like Any City, en s'interrogeant, nous dit-elle, sur le lieu, la circularité, l'enracinement et l'expérience. Elle a voulu, derrière cette expérimentation, utiliser la géographie comme outil de mémoire et d'imagination pour faire émerger de nouveaux paysages sonores.

Ale Hop par R.S.Z.

Ale Hop par R.S.Z.

   C'est cette dimension de paysages sonores qui m'a séduit très vite. Des paysages moins abstraits qu'on pourrait le penser, vivant chacun de leur propre vie, d'une géographie intériorisée. La première vignette, "The Mountains That Eats Men" (collaborateurs sonores : Raul Jardin et la marocaine Sukitoa o Namau), mélange synthétiseur déraillant ou haché et voix synthétisée délivrant un message ou complètement désossée de manière répétitive. Je pensais curieusement à certains morceaux du groupe Gong, pour un onirisme très fin, les spirales écrasées de boucles translucides, un vague côté pop psychédélique discrètement rythmée. Une très belle entrée dans l'album ! "Mayu Islapi" (collaborateurs : Ana Quiroga, Fil Uno et Ignacio Briceño) unit drones de violoncelle, synthétiseurs et électronique dans un chant envoûtant d'après la composition andine éponyme, mélodieux, autour de boucles alanguies, profondes, rythmées en profondeur. Lorsque la voix de Fil Uno se met à chanter à l'arrière-plan, on est à la confluence des musiques traditionnelles et expérimentales, d'autres voix tissées autour de la première constituant une polyphonie raffinée évoluant entre le synthétiseur aigu d'Ana Quiroga et les drones de synthétiseur de Ignacio Briceño.  La mexicaine Daniela Huerta (sons de terrain, échantillons, synthétiseurs) et Manongo Mujica (udu - percussion idiophone du Nigéria en forme de jarre - et voix percussives) ont collaboré au troisième titre, "Latitud 0", qui nous entraîne dans une contrée maritime équatoriale : bruit des vagues, instruments traditionnels, chants tribaux. Dépaysement garanti avec des voix déformées, des chuintements réverbérés, une atmosphère magique peuplée de miaulements, d'esprits, de cascades lumineuses !

Lettre envoyée pour le titre "Mayu Islapi"

Lettre envoyée pour le titre "Mayu Islapi"

   "They Thought of Themselves" (collaborateurs : l'australienne Felicity Mangan, sons de terrain et synthétiseur et KMRU, alias de Joseph Kamaru de Nairobi - présent sur l'album Touch paru en 2021 -, sons de terrain et synthétiseur) nous plonge dans une ambiante aérée : oiseaux, murmures de drones, électronique vaporeuse évoquent une intériorité paisible, chaude, voluptueuse, parcourue de courants sourds. "Chiapas Y Phinaya" (collaborateurs : Conceptión Huerta, enregistrements de terrain et bandes magnétiques et Tomas Tello, sons de terain et charango, sorte de guitare des populations andines) est construit sur de brèves séquences montées de manière hachée, donnant l'impression d'une fête foraine qui aurait déraillé, rythmée par de fines percussions étincelantes, puis déchirée d'éclats zébrés, travaillée par des nappes électroniques sourdes. Tout à fait incantatoire, ce Mexique et ce Pérou (Phinaya est une ville du Pérou) de la mémoire ! L'album se termine avec "Once Upon A Time" (collaborateurs : Elsa M'Balla, voix, synthétiseur et échantillons, et l'artiste multimédia chilienne Nicole L'Huillier aux échantillons percussifs), titre bouillonnant, aux percussions bondissantes sur la voix grave et rocailleuse d'Elsa, parfois démultipliée, réduite à des fragments très courts, au synthétiseur diaphane : comme un conte mystérieux, immémorial, enchâssé dans un faisceau de splendeurs irisées, qui s'efface pour laisser la place à une traînée méditative.

   Merveilleuses vignettes intemporelles : six microcosmes finement ciselés pour exprimer l'infinie variété du monde !

Lettre envoyée pour le titre "Once Upon A Time"

Lettre envoyée pour le titre "Once Upon A Time"

Paru en février 2022 chez Karlrecords / 6 plages / 39 minutes environ

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