la musique et les mots

Publié le 2 Février 2024

Sylvain Fesson (2) - Rendu à l'état naturel : je ne peux que peau être
Sylvain Fesson (2) - Rendu à l'état naturel : je ne peux que peau être
Quand d'un coup 
Quelque chose prend

 

    En avril 2020, j'ai consacré un premier article à Sylvain Fesson. Depuis 2015, il avait déjà sorti quelques titres sur plusieurs courts albums, entre trois et six titres, et réalisait des clips pour ses chansons. Se dessinait peu à peu un univers personnel dont Sonique-moi, en avril 2021, son premier album long, donne la mesure, rassemblant douze titres réalisés au long des années avec Arthur Devreux (composition et arrangements), lui-même chantant ses propres textes. De la pop si l'on veut, parfois rock, électrique, parfois plus dépouillée, toujours éclairée par sa belle voix légère, délicate, alors j'y reviens, en essayant de ne pas me répéter.

 

   Du lyrisme haletant et grandiose de "Sonique-moi", on passe naturellement au lyrisme plus intime, touchant, de "Le Cœur du monde" : « Qui donne au monde cette intime vibration / Cet élan qui abonde mon corps / Et que mon âme cherche tant ? » Naturellement, car voilà quelqu'un qui ose encore parler d'âme, qui fait chanter les mots seulement en les disant, les murmurant, les caressant. Les mises en musique lumineuses d'Arthur Devreux, entre flamboiements et soulignements attentifs et délicats, respectent les paroles, toujours nettement audibles, jamais recouvertes, ce qui permet à l'auditeur de suivre le cours d'une inspiration qui est comme la respiration même d'un être sur le fil, un funambule de la vie, « l'amour dans l'âme » :

 

« Il est fini le film

Qui durant deux heures

M'a tenu au chaud et offert son cœur

 

Je marche le soir

Seul, le vent dans le visage

Regarde le ciel, l'immeuble et l'arbre

 

Quand d'un coup

Quelque chose prend

Part, alors la nuit est grande

Belle et noire tout autour »

   [ Début de "La Chance de vivre" ]

 

     Pas étonnant que dans "La Vie m'allait bien", Sylvain Fesson se souvienne de la chanson de Tim Buckley, "Song to the Siren", et plus loin de l'album de Nick Cave The Boatman's Call : « Sous le coup d'une perte terrible », il chante lui aussi avec pudeur le vide d'un déchirement sentimental évoqué non sans humour. Deux guitares suffisent pour accompagner des moments de grâce que l'on n'a pas su saisir, retenir, « Toute cette magie en l'air / (...) / Et ressentir l'envergure / De tout l'inaccessible ». De chanson en chanson s'égrènent « Les secrets de (s)on âme » ("Aux étoiles"). Sur "Violaine", Sylvain Fesson s'abandonne à un véritable chant, diaphane. Un amour perdu le ramène à ses ressources intérieures :

« Rendu à l'état naturel

Du sourire de mes rêves

Je veux vivre de mes propres ailes

Faire un enfant de moi-même »

 

    Chez lui, l'amour appelle la poésie, « je sens qu'un poème veut ma tête », et c'est le bonheur « d'embrasser lyre et elle » ("La Forêt"), on « Cuisine avec les restes / Pendant que l'amour n'y est pas », une peau blanche et des cheveux noirs ne deviennent-ils pas un chocolat liégeois, dans la chanson ainsi titrée, à la chute si délicieuse :

« Mais parfois ça me démange

De tout mélanger pour voir. »

 

    Chez lui, l'amour n'est pas tragique, tout juste pathétique, c'est une affaire de personnes qui s'emmêlent, sans idéalisation de l'autre,

« Je ne veux pas d'amoureuse

Je ne veux pas de moitié

Je suis trop pris ailleurs

Je suis trop prisonnier »

écrit-il dans le même "Chocolat liégeois".

 

    La rime s'exaspère et provoque dans le très rock "Sacher-Masoch" où les « rimes désinvoltes », « Sacher et ces capotes » dans sa poche le mènent tout droit « à (s)a porte / Le réel l'emporte. ». Il n'écrit pas de chansons philosophiques, mais un insistant "Qui suis-je" traverse ses textes, l'épreuve du miroir est impitoyable,

« Se regarder dans la glace 

Le sourire carnassier en dessous 

Oublier son angoisse 

Les pétoches que ça fout » ,

est inséparable du seul défi qui vaille pour supporter la journée qui s'annonce :

« Réussir la plus belle des œuvres d'art

S'accepter dans le miroir »

                                   ("Six O' Clock")

 

   Un quatrain, d'une sublime simplicité, suffit pour boucler ce parcours sensible, le chant du signe d'une âme en peine d'existence. C'est la chanson "Les Oiseaux", déjà évoquée dans l'article précédent.
 

    Avec Origami, sorti au début de 2023, les compositions et arrangements étant cette fois de Vivien Pézerat, le rapport au réel s'exacerbe, dès le très beau "Parfois", au refrain lancinant, emporté par les vocalises à l'indienne de Celinn. Tel Breton et les Surréalistes, le poète ne comprend plus pourquoi « (il) irai(t) au travail » à la seule vue d'une « fille dans le métro ». Le deuxième titre est un hommage bouleversant à la chanteuse britannique Amy Winehouse (1983 - 2011), qui lui serait apparue en rêve et lui aurait inspiré « quelques mots sans qui ce disque ne serait pas » [ mention dans les crédits de l'album ], hommage en forme de lamento funèbre à base de chœurs et de claquements de mains, le chanté-parlé d'une douceur extasiée. Lui succède l'aérien "Ciel de Shoah", Sylvain se laissant aller à un vrai chant, comme une « Prière aux espaces déserts / Où nous étions naguère ». Plus acide, "Center Parcs" dénonce en quelques mots une société factice coupée du réel :

« Nous vivons dans des Center Parcs

Protégés de la Terre, on nous talque »

La musique bondissante, les chœurs se calment pour évoquer le spectacle rare d'un rayon de lumière, alors que règnent « Un Spectacle et la guerre »...

Pas de quoi

En faire

Un drame

 

"Origami", le titre éponyme, avec son harmonium, sa guitare classique et la mélopée indianisante de Celinn, est une échappée onirique, très loin, très folle, célébration précieuse de la « douce origami de ton visage »  au « regard de rose épique ». "Caprice des Dieux" subvertit la classique bluette par un humour un rien moqueur (dès le titre...) et une musique scintillante, le duo avec la voix d'Alexia Aubert en écho. Le titre suivant, "L'Amour au soleil", lui répond ironiquement par un texte érotique vraiment délicieux :

 

« Disparaître sous le sable

Caresser ce qu'on est

Sensuelle camarade

Quadra douce du cercle

 

Je suis en nage

Tu es indienne

Je suis ton arc

Tu es ma flèche

 

Par tous les chemins

si tu viens, je viens

(...)

Quand tu es là, je n'ai qu'une idée en tête

Lécher la flamme que tu ruisselles

Comme un prodige, une pêche

Et titiller ton grain d'ivresse »

 

    Et j'aime beaucoup "Sentima", aux vers courts d'une syllabe, de six pour le refrain, résumé éloquent de la retenue pudique de tout l'album. Le saxophone, déjà présent sur le titre précédent, y apporte sa touche chaleureuse. Pour finir l'album, "Sakin" offre une nouvelle version de "Les Oiseaux", qui concluait le disque précédent, manière de souligner une continuité, mais aussi un renouvellement. Le texte original est encadré par l'ajout du mantra, « Toute âme est tam-tam de toute âme », fondu dans une solennelle introduction instrumentale, et celui symétrique du texte en anglais écrit et dit par Lila Lakehal, racontant la touchante apparition un jour d'un oiseau bleu nommé Sakin, trouvé mort le lendemain matin. Ainsi étendue, la chanson devient tombeau, prière confiante en l'immortalité de l'âme. Le piano accompagne sobrement cette élégie funèbre illuminée en hommage à la beauté.

   Tout compte-rendu de ce disque serait incomplet s'il ne mentionnait pas le beau livret plaçant en regard des paroles de chaque chanson un des dessins de coquillages extrait du livre Coquillages de Jean-Pierre Le Goff : c'est superbe ! Comme pour le disque précédent, n'hésitez pas à regarder les illustrations vidéo, un autre regard sur notre monde, notre quotidien.

Sonique-moi, paru en avril 2021, autoproduit / 12 plages/ 43 minutes environ

Origami, paru en mai 2023, autoproduit / 9 plages / 41 minutes environ

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Publié le 23 Janvier 2024

Delphine Dora - As Above, So Below
  Butineuse d'aubes continuelles...

Delphine Dora ne s'en laisse conter par personne. Après les flamboiements expressionnistes de Si nous faisons du bruit, le temps va encore recommencer (fin mars 2023), elle se tient sur les seuils entre tous les mondes, là où l'on peut accueillir L'intime intérieur [Intimo Interior ], la Contrée du dedans, le Mirage du temps dans un Éblouissement, un Cantique spirituel venu de L'Aube éternelle, L'Écho des limbes baigné de L'Ellipse du doute...Ses titres (en italique) sont autant de promesses de poèmes. La musique est liberté. Vocalises flottantes sur fond mouvant de synthétiseur, oiseaux : "Intimo Interior" est un ouvroir d'échappées nonchalantes, en apesanteur. Son cher piano l'accompagne dans nombre des titres. Les compositions ont l'air d'improvisations, légères. "Mirage du temps" ne voudrait-il pas ressaisir les années de l'enfance, ses rires ? Le synthétiseur accompagne la trame nostalgique du piano comme un écho, une buée, une traînée de doigt sur une fenêtre humide ; des bruits de moteur, un tracteur peut-être dans la campagne alentour, viennent hanter l'évocation. "Cantique spirituel" propose une lecture extasiée, en allemand et en français, de Novalis (1772-1801) : quelle joie de retrouver la poésie, si absente de notre temps, encadrée de piano fervent, d'une polyphonie diaphane :

Was wär ich ohne dich gewesen?

Was wär ich ohne dich gewesen?
Was würd ich ohne dich nicht sein?
Zu Furcht und Ängsten auserlesen
Ständ ich in weiter Welt allein.
Nichts wüßt ich sicher, was ich liebte,
Die Zukunft wär ein dunkler Schlund;
Und wenn mein Herz sich tief betrübte,
Wem tät ich meine Sorge kund?
 
Einsam verzehrt von Lieb und Sehnen,
Erschien mir nächtlich jeder Tag;
Ich folgte nur mit heißen Tränen
Dem wilden Lauf des Lebens nach.
Ich fände Unruh im Getümmel,
Und hoffnungslosen Gram zu Haus.
Wer hielte ohne Freund im Himmel
Wer hielte da auf Erden aus?
 
Hat Christus sich mir kund gegeben,
Und bin ich seiner erst gewiß,
Wie schnell verzehrt ein lichtes Leben
Die bodenlose Finsternis.
Mit ihm bin ich erst Mensch geworden;
Das Schicksal wird verklärt durch ihn,
Und Indien muß selbst im Norden
Um den Geliebten fröhlich blühn.
 
Das Leben wird zur Liebesstunde,
Die ganze Welt sprücht Lieb und Lust.
Ein heilend Kraut wächst jeder Wunde,
Und frei und voll klopft jede Brust.
Für alle seine tausend Gaben
Bleib ich sein demutvolles Kind,
Gewiß ihn unter uns zu haben,
Wenn zwei auch nur versammelt sind.
 
O! geht hinaus auf allen Wegen,
Und holt die Irrenden herein,
Streckt jedem eure Hand entgegen,
Und ladet froh sie zu uns ein.
Der Himmel ist bei uns auf Erden,
Im Glauben schauen wir ihn an;
Die Eines Glaubens mit uns werden,
Auch denen ist er aufgetan.
 
Ein alter, schwerer Wahn von Sünde
War fest an unser Herz gebannt;
Wir irrten in der Nacht wie Blinde,
Von Reu und Lust zugleich entbrannt.
Ein jedes Werk schien uns Verbrechen,
Der Mensch ein Götterfeind zu sein,
Und schien der Himmel uns zu sprechen,
So sprach er nur von Tod und Pein.
 
Extrait des Geistliche Lieder (Cantiques Spirituels, 1802)

Le musicien et compositeur britannique Andrew Chalk, producteur et arrangeur du disque, ajoute à chaque titre comme une ombre portée, un filigrane, creusant sous le piano ou projetant au-dessus de lui une toile fuyante et légère. Aussi les pièces se détachent-elles nimbées d'une aura, apparitions d'un autre monde. Le piano scintille d'une lumière un peu irréelle, déroule ses mélodies prenantes dans une atmosphère de recueillement. Les musiques de Delphine Dora (D'aura !) ont un parfum d'enfance éblouie (d'où le titre "Éblouissement"). Ce sont des réminiscences, des chants de l'âme, à la beauté miraculeuse, d'une fraîcheur intacte.

Paru en mai 2023 chez Recital (Glendale, Californie) / 9 plages / 40 minutes

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Publié le 29 Décembre 2023

Andrea Burelli - Sonic Mystics for Poems (of Life and Death of a Phoenix)

   Compositrice de musique électronique expérimentale née à Venise, Andrea Burelli a quitté l'Italie à l'âge de quinze ans, mais y revient mentalement ou physiquement pour retrouver les chemins de sa poésie. Voilant la dimension autobiographique des textes sous le symbolisme du voyage imaginaire d'un phénix, elle a rassemblé quinze courts poèmes aux images colorées inspirées par les cultures méditerranéennes du Sud de l'Europe, du Moyen-Orient ou de l'Afrique du Nord, et par son ancienne pratique de peintre ou les œuvres d'Odilon Redon. Ce monde mystique à mi-chemin du rêve évoque les cycles et changements sans fin, la possibilité d'une transformation spirituelle, amenant une renaissance plus forte transcendant souffrances et limites. Ces quinze compositions constituent un cycle contemporain de lieder, avec Andrea Burelli à la voix et à l'électronique, Mari Sawada au violon, et Sophie Notte au violoncelle, deux musiciennes membres du Solistenensemble Kaleidoscope.

Instants de lumière avant le néant

    Tout commence par un "Chant", celui des deux instruments à cordes joués aux limites de l'aigu et du souffle pur, puis le violoncelle chante en contrepoint du violon resté dans les nuées à s'envoler et à pleuvoir des étoiles filantes. Avec "Fiori strappati", le cycle s'inscrit entre polyphonie traditionnelle (sarde notamment) et musique de chambre contemporaine. Une petite fille dévale des escaliers, sourit au Sud, entend un ange l'appeler par son nom, l'Italie la regarde de ses yeux verts... "Petto Rotto", quelle danse étourdissante !
« Turcs et femmes s'inclinant

devant le chant soufi
Cartes de rues poussiéreuses
et diseuses de bonne aventure
 
Un feu dans le néant
au-dessus de nous,
Une couverture d'étoiles
et de poussière sonore du sud
 
Danse
cheveux et lèvres
Je confonds l'odeur
avec le souffle des rochers
 
Un œil sublime
limites de peau
J'implore un rayon
de sève de réalité
 
Les tempêtes balancent
un plaisir aigu,
une conscience inhumaine
ici sur mes mains
 
Je ne suis qu'un écho épais,
un pacte lâche,
Je suis une poitrine brisée
qui fait voler un cerf-volant  »
 
 

   "Benu" est une délicieuse berceuse alanguie sur une mélodie au parfum de Renaissance, auquel répond en diptyque un poème en espagnol, "Cielo Azul", nimbé d'une mélancolie extatique. "Nido" a une allure plus orientale et médiévale à la fois, chant poignant accompagné d'un dramatique pizzicato puis de suaves harmonies des cordes. Les pièces suivantes sont aussi réussies, de petits chefs d'œuvre de concision délicate autour de la voix légère et haut perchée d'Andrea Burelli, souvent démultipliée en une polyphonie populaire et raffinée. L'électronique est discrète, au service des deux instruments à cordes, magnifiquement joués.

   "Benu" est une délicieuse berceuse alanguie sur une mélodie au parfum de Renaissance, auquel répond en diptyque un poème en espagnol, "Cielo Azul", nimbé d'une mélancolie extatique. "Nido" a une allure plus orientale et médiévale à la fois, chant poignant accompagné d'un dramatique pizzicato puis de suaves harmonies des cordes. Les pièces suivantes sont aussi réussies, de petits chefs d'œuvre de concision délicate autour de la voix légère et haut perchée d'Andrea Burelli, souvent démultipliée en une polyphonie populaire et raffinée. L'électronique est discrète, au service des deux instruments à cordes, magnifiquement joués. L'album culmine à nouveau (cesse-t-il de culminer ?) avec deux des plus longues pièces (chacune autour de trois minutes...), "Ali di Fuoco" et "L'Ultimo Giorno", la première d'un sublime hors du temps, la seconde passant d'un chant sarcastique  dramatisé par des ralentis à une coda majestueuse, celle du Dernier jour : « Le dernier jour / Nous regardons autour de nous / La nuit s'illumine / La vie cesse sans le savoir. ». "Sogno Diurno" dit le passage du rêve nocturne au rêve diurne dans un chant en boucle soutenu par un bourdon, avant "Ocre", conclusion a capella sur le presque rien qu'est toute vie, presque rien d'où surgissent cependant lumière et amour...

   Un cycle de mélodies d'une magnifique pureté sur de très beaux textes sensibles.

Paru en novembre 2023, autoproduction / 15 plages / 35 minutes environ

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Publié le 30 Novembre 2023

Hyunhye Seo - Eel
   Infra-mondes inhumains...

    Fascinantes anguilles ! Elles rampent sur la terre, remontent les eaux douces, repartent en mer vers les Sargasses, poussées par un instinct immémorial. La musicienne coréo-américaine Hyunhye Seo, installée à Berlin, imagine à sa manière leur parcours dans les flux les plus divers, les entrailles de la terre et de l'eau devenant des labyrinthes chaotiques. D'où le choix de deux longues pièces de quatorze et dix-huit minutes environ pour évoquer cette odyssée extraordinaire.

   La première est une plongée tumultueuse dans des abîmes où se déchaînent des courants telluriques ou marins. On entend les bousculements des textures, les giclées, les mouvements ondulatoires, les coups d'arrêt contre des obstacles. Hyunhye Seo mobilise une alchimie sonore surréalisante, à la Nurse With Wound, enfouissant un piano sans maître dans des glissements troubles, d'hallucinantes apparitions sonores. Musique grandiose et terrifiante des confins de l'informe, et en même temps musique sacrée d'une mystérieuse communion avec les éléments, comme semble l'indiquer le bol chantant émergeant parfois, sur la fin du morceau, de ce laboratoire infernal. La plongée mène à un cœur inconnu, magmatique, où l'anguille échappe à toute connaissance sur sa reproduction.  

   La seconde évoque d'abord un parcours plus calme, au milieu toutefois de gargouillis, ronronnements vaguement machiniques. L'anguille se laisse porter, attirée par des sirènes souterraines au « chant » aussi envoûtant que celui de leurs pareilles homériques. Tout ondule dans un frémissement sourd et radieusement sombre, elle remonte mais rencontre à nouveau des cavernes étranges, où s'élaborent peut-être des monstruosités innommables. Il y a du Lovecraft dans cette musique authentiquement fantastique. Ne sommes-nous pas également dans les antres de Vulcain, dans des forges démiurgiques ? Parler mythologie n'est pas déplacé ici : l'anguille est mythologique, Julio Cortázar ne s'y est pas trompé ! La musique nous engouffre dans son maëlstrom de drones, de résonances, de trépidations, jusqu'aux respirations, aux appels de créatures indicibles.

   Deux fresques puissantes, impressionnantes, aux confins du cauchemar, hors de l'imaginable, dans une tentative pour rendre l'intérieur des forces obscures qui innervent notre monde.

Paru en juillet 2023 chez Room40 / 2 plages / 33 minutes environ

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Hyunhye Seo - Eel

« C'est de folie et de mille eaux qu'est fait l'assaut aux fleuves et aux torrents, en mars et en avril, des millions de civelles rythmées par le double instinct de l'obscurité et du lointain attendent la nuit pour acheminer le python d'eau douce, la colonne flexible qui se glisse dans la ténèbre des estuaires, étirant au long de plusieurs kilomètres une lente ceinture dénouée ; impossible de prévoir où, à quelle heure profonde, la tête informe toute yeux toute bouches et cheveux, amorcera le glissement vers l'amont, mais les ultimes coraux ont été franchis, l'eau douce lutte contre une défloraison implacable qui la prend entre vase et écume, les anguilles vibrantes contre le courant se soudent en leur force commune, ni fleuve ni homme ni écluse ni cascade, les multiples serpents à l'assaut des fleuves européens laisseront des myriades de cadavres à chaque obstacle, se sectionneront et se tordront dans les filets et les méandres, flotteront le jour dans une torpeur profonde, invisibles à d'autres yeux, et chaque nuit reformeront le fourmillant câble noir et, comme guidées par une formule stellaire que Jai Singh a pu mesurer avec des rubans de marbre et des compas de bronze, elles se déplaceront vers les sources fluviales, cherchant en d'innombrables étapes un but dont elles ne savent rien, dont elles ne peuvent rien attendre ; leur force ne naît pas d'elles, leur raison palpite en d'autres fuseaux d'énergie que le sultan interrogea à sa manière, poussé par des présages, des espoirs et la terreur primordiale de la voûte pleine d'yeux et de pulsations. »

Julio Cortázar, Extrait de La Prose de l'Observatoire (Gallimard, 1988, p.33 à 39)

Nota : Jai Singh est le mahârâja qui ordonna la construction de l'observatoire de Jaïpur, en Inde, entre 1727 et 1733. L'écrivain argentin mêle deux histoires, les recherches astronomiques de Jai Singh et les recherches contemporaines sur les anguilles, dans un flux poétique irrésistible...vers lequel la musique visionnaire de Hyunhye Seo m'a fait remonter comme une anguille !

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Publié le 16 Mai 2023

Delphine Dora & Michel Henritzi - Si nous faisons du bruit, le temps va encore recommencer

   Je retrouve Delphine Dora avec plaisir. J'avais aimé son album solo A Stream of Consciousness paru en 2012 chez Sirenwire Recordings. Puis j'avais suivi, de manière intermittente, les parutions de son label Wild Silence entre 2013 et 2019 : qu'on se souvienne du sublime Aonaran de Richard Moult en 2013, du bouleversant Settlement de Lodz en 2017, ou encore de l'étrange et envoûtant Before I Was invisible de Rainier Lericolais et Susan Matthews en 2015, pour n'en citer que trois. Puis je l'avais perdue de vue. Je la retrouve en compagnie du musicien, producteur et critique musical Michel Henritzi, qui a notamment contribué à la découverte des scènes expérimentales japonaise et néozélandaise, pour un disque totalement fou, libre. On y entend Delphine au piano, à l'orgue à tuyaux, à l'orgue Hohner (électronique) et aux claviers, à la voix, Michel à la guitare type lapsteel (jouée posée sur les genoux) et aux effets, au baladeur, aux objets, à la lecture des textes des poètes Georg Trakl (Melancolia en 2, Geistliche Dämmerung / Crépuscule spirituel en 4 et Gewaltig endet so das Jahr / Automne transfiguré en 8) et de Paul Verlaine (en 5, Chanson d'automne). Tous les morceaux sont co-signés par les deux compositeurs-interprètes.

Flamboiements expressionnistes

   Qu'il est bon d'entendre de la poésie, dite et chantée en allemand ou/et en français, servie par une musique à sa mesure ! Et d'avoir de beaux titres français... tant de nombreux artistes français, au prétexte fallacieux de diffusion internationale, se réfugient dans un anglais mondialisé sans saveur...   La lecture du premier titre déjà nous comble : "La nouvelle lune se fend, elle divise la lumière et l'ombre". Voix déchaînée en fond, orgue majestueux en boucles étirées. Voix et cris, lamento débridé, une escalade tremblée et miaulante des cieux. Furies et sorcières, créatures ténébreuses de la nuit qui remue, musique fracturée, fanfare grotesque : magnifique atmosphère d'un expressionnisme noir en guise d'introduction au premier poème de Georg Trakl (1887 -1914), "Melancolia". Vocalise et piano, lecture en français, doublé du texte en allemand lu par Delphine. Une autre lecture se superpose à cette polyphonie poétique comme une forêt musicale :

-- Der Wald, der sich verstorben breitet --
Und Schatten sind um ihn, wie Hecken.
Das Wild kommt zitternd aus Verstecken,
Indes ein Bach ganz leise gleitet
 
Und Farnen folgt und alten Steinen
Und silbern glänzt aus Laubgewinden.
Man hört ihn bald in schwarzen Schlünden --
Vielleicht, daß auch schon Sterne scheinen.
 
 Der dunkle Plan scheint ohne Maßen,
Verstreute Dörfer, Sumpf und Weiher,
Und etwas täuscht dir vor ein Feuer.
Ein kalter Glanz huscht über Straßen.
 
Am Himmel ahnet man Bewegung,
Ein Heer von wilden Vögeln wandern
Nach jenen Ländern, schönen, andern.
Es steigt und sinkt des Rohres Regung.

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La forêt s'étend, défunte à sa manière –
Et des ombres sont en elle, comme des haies.
Le gibier sort de ses cachettes, en tremblant
Tandis que tout bas un ruisseau va se glisser
 
Entre de vieilles pierres, et des fougères, et
Des éclats d’argent, sous l’entrelacs des frondaisons.
Et on l’entend parfois auprès des abîmes sombres –
Peut-être que déjà les étoiles vont briller.
 
La surface de l’ombre semble sans fond
Villages dispersés, étangs, marais,
Des riens qui te font penser à des feux.
Un éclat de froid qui recouvre les routes
 
On devine dans le ciel un mouvement.
Une harde d’oiseaux sauvages qui émigre
Vers des pays, ces autres qui sont plus beaux.
Se lève et s’abaisse, le tremble des roseaux.

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   Le titre 3, "La lune sans tâche, mais celui qui la regarde est voilé par le trouble", ressemble à une antienne médiévale mystique, du Hildegarde von Bingen en chant sans parole mi-murmuré sur un mur de flammes obscures et menaçantes, guitare en feu, bourdon. Titre extraordinaire, dans la lignée des morceaux les plus psychédéliques des premiers Ash Ra Tempel, avec une courte coda grandiose à l'orgue. Suit "Geistliche Dämmerung", obsédante ritournelle chantée en allemand avec accompagnement à l'harmonium (une sorte d'harmonium) dans une atmosphère à la Nico, dramatique et tourmentée avec des écorchures de guitare triturée (?).

Stille begegnet am Saum des Waldes
Ein dunkles Wild;
Am Hügel endet leise der Abendwind,

Verstummt die Klage der Amsel,
Und die sanften Flöten des Herbstes
Schweigen im Rohr.

Auf schwarzer Wolke
Befährst du trunken von Mohn
Den nächtigen Weiher,

Den Sternenhimmel.
Immer tönt der Schwester mondene Stimme
Durch die geistliche Nacht

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Rencontre silencieuse en bordure du bois
Un gibier sombre ;
Le vent du soir prend fin tout bas sur la colline,

La plainte du merle s’amuit
Et les plaisantes flûtes de l’automne
Se taisent dans la roselière.

Sur un nuage noir
Tu parcours ivre de pavot
L’étang nocturne,

Le ciel et ses étoiles.
Toujours résonne de la sœur la voix de lune
Au travers de la nuit spirituelle.

  (traduction de Lionel-Édouard Martin)

   Et puis c'est le titre 5, "La nuit illumine les pensées chastes", autour du poème de Verlaine. Du krautrock illuminé, le texte dit sur un fond de rock tordu, saturé de particules. Une longue échappée de drones nous propulse dans un espace immense, grondant, hanté  de griffures et de voix, une voix chavirée à demi-noyée dans le flux, le poème revient tandis que la voix pleure, grince dans une atmosphère prodigieuse, magnétique, dans un au-delà déraisonnable, la voix devenue comète et trace folle environnée de claviers et d'orgue. Un titre d'anthologie, vraiment splendide ! "Dans le ciel menaçant, un vent violent soufflait" développe une dérive minimaliste de boucles rapides de piano, voix fredonnée, explosions et tintamarre, cris de rage et hululements : du pur Goya musical !

   Le titre 7, "Tu me manques nuit et jour comme si je n'étais pas encore né", est une fantaisie fêlée pour voix vocalisant sans parole, piano et toile de claviers étouffés comme une aura mélancolique : bouleversant ! Le disque se termine avec le troisième poème de Trakl, "Automne transfiguré", d'abord dit en français dans une autre traduction que celle figurant ci-dessous.

Gewaltig endet so das Jahr
Mit goldnem Wein und Frucht der Gärten.
Rund schweigen Wälder wunderbar
Und sind des Einsamen Gefährten.

Da sagt der Landmann: Es ist gut.
Ihr Abendglocken lang und leise
Gebt noch zum Ende frohen Mut.
Ein Vogelzug grüßt auf der Reise.

Es ist der Liebe milde Zeit.
Im Kahn den blauen Fluß hinunter
Wie schön sich Bild an Bildchen reiht -
Das geht in Ruh und Schweigen unter.

----

Ainsi l'année finit puissamment
Avec vin doré et fruits du jardin.
Autour les forêts sont merveilleusement silencieuses
Et sont les compagnes du solitaire.

Alors le paysan dit : » c'est bien «.
Vous, cloches du soir lentement et doucement,
Donnez-nous jusqu'au bout un joyeux courage.
Un vol d'oiseaux salue en partant.

C'est le doux temps de l'amour.
En descendant en barque le fleuve bleu,
Comme les tableaux se succèdent avec beauté
Puis s'éteignent dans le repos et le silence.

  (traduction de Pierre Mathé)

 La transfiguration du titre est rendue par un piqué diaphane de piano, une guitare (?) flambée, et par une superposition de lectures du poème, dans un tuilage vertigineux, perturbé par des déformations, changements de vitesse. L'effet est saisissant !

   Un disque inspiré, magnifique d'un bout à l'autre.

Paru fin mars 2023 chez For Evil Fruit / 8 plages / 44 minutes environ

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Publié le 8 Mars 2023

Certaines musiques, et certaines seulement, me donnent envie d'écrire. Nombre de mes poèmes sont liés à des écoutes immersives qui, combinées souvent à d'autres facteurs, les font venir, prendre forme. Il est juste qu'ils aient ici leur place, en attendant mieux...

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II

Cinq Chansons corrodées

 

 

Chanson de cordes
pour escalader les mouvantes
montagnes nuages
il faudrait un pontife
assoiffé d’au-delà
assis sur un polatouche
de chez Buffon

Chanson de fossiles futurs
pour entendre la caravane fantôme
suivez l’horloge perdue
l’âme écartelée au ciel
s’il vous plaît sur la pointe
des pieds vivant enfin
dans le silence des pyramides
en lente rotation

Chanson de la lumière fendue
pour rien pour le désert
des voix les stries des mouettes
dans le ciel bas de décembre
parce que je ne crois pas
à la promesse de viande
dormeur dans le vide
quel rituel de tissage
te donnera des ailes
derrière tes yeux de chair ?

Chanson des appartements
pour ne pas voir
le retour des grues blanches
les jardins de pluie du soir
tout ce qui monte
la parole clouée des multitudes
sur le crucifix infernal
des téléviseurs où personne
n’est là tout balayé
asservissements gelés

Chanson des roses
dans la neige
pelouses de l’aube
pour se vautrer
dans le lit des feintes
allégresses
car le soir tombera
sur nos destins pareils

En écoutant Revolver de Kate Moore et Akkosaari de Johannes Auvinen

© Dionys Della Luce

Les disques :

1) Kate Moore, Revolver // Paru en octobre 2021 chez Unsounds / 8 plages / 49 minutes environ.

2) Johannes Auvinen, Akkosaari // Paru en janvier 2021 chez Editions Mego / 8 plages / 41 minutes environ. J'avais prévu d'écrire un article, mais il est passé à la trappe...

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Publié le 25 Février 2023

En écoutant Erik K Skodvin, Marcus Fjellström , øjeRum et Scanner

   Certaines musiques, et certaines seulement, me donnent envie d'écrire. Nombre de mes poèmes sont liés à des écoutes immersives qui, combinées souvent à d'autres facteurs, les font venir, prendre forme. Il est juste qu'ils aient ici leur place, en attendant mieux...

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I

 

Exercices d’éloignement
 

« (…) et chanter par
battement d’ombre un vent que l’air ne connaît pas »
Pierre Jean Jouve,  Ode


Vivre amarres coupées au ras des fourrures
du chant perdu fuyant le cortège
des cagoules d’imposture

Se baigner à l’abri des forêts de cendre
dans le puits secret où sont encore
les robes d’algue des tendres

N’écrire que d’éternité baladin
Imperceptible glacis sur lie
à l’effritement… certain

Être pudique agrandissement de nuit
houle des astres au bord du temps
tapis souple qui s'enfuit

Se soustraire à la fermentation des nombres
dans les colonnes des quotidiens
rire avec les pierres d’ombre

S’enrouler aux chevelures le néant
entre les dents câline les rêves
neige à neige de géant

 

 

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Publié le 11 Avril 2022

Stephane Ginsburgh - Speaking Rzewski

Liberté-Piano !  

    Ce n'est pas la première fois que je croise la musique de Frederic Rzewski. Pourtant, il n'apparaît dans ces colonnes qu'en tant que pianiste, interprète de An Hour for piano de Tom Johnson, ou que comme cofondateur de Musica Elettronica Viva avec ses compatriotes Alvin Curran (bien représenté sur ce blog) et Richard Teitelbaum (absent pour le moment). Pour une biographie de Frederic Rzewski, décédé en juin 2021 à l'âge de 83 ans, je vous renvoie au bel article que lui a consacré Bernard Vincken sur larsenmag en janvier 2022.

"Speaking pianist" : pianiste parlant... Étonnant ? Selon la tradition du piano classique, sans doute. Mais pas si l'on songe à la musique populaire, que ce soit le folk, le rock, la pop, où l'artiste intervient comme il l'entend, quand il le souhaite, chantant et parlant, interpellant l'auditoire, rejoignant une tradition plus ancienne, quand on pense aux troubadours par exemple. Le pianiste belge d'origine autrichienne Stephane Ginsburgh a osé jouer ce rôle difficile : être l'interprète de la musique difficile de Frederic Rzewski ET parler, chanter, crier, siffler, vitupérer, en un mot être aussi acteur. Cet aspect théâtralisé de la musique du bouillonnant immigré l'intéresse depuis longtemps, depuis qu'il est devenu son ami, au point d'ailleurs que le compositeur lui a dédié deux pièces présentes sur cet album, America : a poem sur un poème d'Allen Ginsberg, et Dear Diary (2014) où l'engagé Rzewki s'en prend au capitalisme. La pièce qui ouvre l'album, le De Profundis inspiré par le célèbre texte d'Oscar Wilde, date quant à elle de 1992. On comprend que cet album est le fruit pour Stéphane Ginsburg d'années de compagnonnage, d'amitié et d'admiration. Rzewki assistait régulièrement aux performances du De Profundis par Ginsburg, qui peut donc s'autoriser de l'assentiment du compositeur.

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiréFrederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

   De Profundis, cette longue lettre à son jeune amant Lord Alfred Douglas qu'écrivit en prison Oscar Wilde, portait à l'origine le titre Epistola : In Carcere et Vinculis (Lettre en prison et dans les chaînes). Frederic Rzewski en a adapté quelques extraits. Vous trouverez l'intégralité de la partition et du texte ici. Une note liminaire précise ceci : « Le pianiste doit porter un micro-cravate pour la parole et les autres sons vocaux. De plus, un microphone doit être installé à droite du clavier pour capter les sons émis sur le corps de l'instrument. » Le piano est donc inséparable de la performance vocale, assez précisément suggérée par des mots sur la partition, comme « grunt », « groan », « hum », « chuck, as to a horse »  ou encore « sing, half sobbing »[ grognement / gémissement / bourdonnement / gloussement, comme à un cheval / ou « chante en sanglotant à moitié » ]. Il ne s'agit donc pas simplement d'une lecture accompagnée de piano. C'est une théâtralisation musicalisée du texte, la voix et les sons vocaux jouant à égalité avec le piano. À écouter les trente-et-une minutes de la performance, on vit le texte avec le pianiste parlant. Et surtout, on évite le piège du pathétique glauque. On partage le mystère d'une destinée. Wilde écrit :  « Reconnaître que l'âme humaine est inconnaissable est la suprême sagesse. » On se laisse prendre à une œuvre d'une liberté folle qui alterne moments parlés et glissades pianistiques. On est surpris de la variété des tons : des pochades côtoient des extases lyriques, des grossièretés des instants d'une aérienne légèreté, d'une grâce sensible bouleversante. Et c'est presque constamment d'une grande beauté mélodique, non sans clins d'œil, par exemple à Bach. Pour être du piano parlant, ce De Profundis  est du grand piano, éblouissant. Stephane Ginsburgh se coule à merveille dans la peau du narrateur, touché en dépit de tout par une grâce continue : « J'ai été placé en contact direct avec un nouvel esprit, œuvrant dans cette prison à travers les hommes et les choses, qui m'a aidé au-delà des mots ». Par delà le chagrin, le désespoir, c'est cette grâce que l'on entend, ce chant sublime de l'artiste tentant de transformer chaque moment épouvantable en un merveilleux début.

    Si vous avez accepté le principe du pianiste parlant, la suite du programme ne vous décevra pas, même si certaines outrances dans America : A Poem déconcertent. La vitalité de la partition, ses voltes, excusent tout. La pièce est trouée de silences, a une allure plus avant-gardiste, mais est nimbée d'une atmosphère élégiaque absorbant toutes les espiègleries, les grossièretés : un règlement de compte acide  avec une société corrompue, sans doute, avec en creux un hymne à la liberté créatrice la plus échevelée, non dénuée d'un romantisme magnifique.

   Les cinq parties de Dear Diary laissent libre cours à la verve du compositeur. On dit que la politique ne fait pas bon ménage avec la musique, toutefois Rzewski n'en reste pas moins inspiré, s'inscrit dans la lignée prestigieuse de Kurt Weill et Hans Eisler, aux réussites si éblouissantes. L'anticapitalisme de la première partie, "Stuporman", très dramatisé, prend de beaux accents lyriques, avec un passage chanté en allemand et l'émouvante supplique finale : « Please, Lord let me not become a robot / Let me at last become a Mensch. ». "Names", la seconde partie, prend la forme d'une méditation romantique sur la nomination des créatures ordonnée par Celui Qu'on Ne Peut Pas Nommer, ce qui conduit Adam, sans doute perplexe, à un double mouvement simultané de nomination et de destruction des noms : « Who then will give them names ? ». Non sans humour, la pièce se termine en nommant de leurs noms latins diverses créatures, champignons ou cellules ! "No Good" est une pièce bondissante, facétieuse, sur ce qu'on nous apprend à l'école, qu'il ne faut pas croire, nous dit la grosse voix du Père, ce qui l'amène à se justifier de l'envoyer quand même à l'école : sinon, il serait puni ! Une petite merveille, ce  dialogue ! L'histoire de Samson, partie 4, est tout aussi réussie : on imagine Stephane Ginsburgh sur une scène de Guignol ou de ses marionnettes siciliennes qui contaient les exploits des Paladins. La dernière partie, "Thanks", dans laquelle le compositeur s'adresse à son Journal pour le remercier d'être là quand il a besoin de lui, détache chaque mot, ce qui donne à ce message un sérieux solennel, que le piano nimbe d'une retenue rêveuse, presque irréelle.

   Ce disque nous fait entendre comme rarement la voix d'un homme, inséparable d'une liberté pianistique extraordinaire. Captivant et magnifique. Stephane Ginsburgh, pianiste... et acteur, vit la musique et les mots du compositeur disparu : quel bel hommage !

Paru en janvier 2022 chez Sub Rosa / 7 plages / 79 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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