Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Deaf Center est le duo formé par deux musiciens norvégiens installés à Berlin depuis 2003, Erik K Skodvin, régulièrement présent ici, pour ses disques solo sous son nom ou sous son pseudonyme Svarte Greiner, et Otto A Tottland. Ils nous proposent avec Reverie deux longues pièces dans la continuité de Recount (2014) et, par le son, du 45 tours Vintage Well (2008) et de Owl Splinters (2011). Deux plongées dans leur univers si prenant, où l'improvisation tient une grande place. Enregistré en direct en octobre 2024 au studio Morphine Raum de Berlin à l'occasion du quinzième anniversaire de la maison de disque sonic pieces, le disque permet de retrouver Otto A Totland au piano et Erik K Skodvin à la guitare, au violoncelle, à l'électronique et au traitement.
[L'impression des oreilles]
Sur la trace étincelante des prestiges de la nuit...
Un grattement de gorge, le piano léger, aérien et fragile ouvre une ligne de rêverie pour le premier titre, "Rev". Quelques notes plus graves, et des boucles vaporeuses lointaines en écho : une grâce magnifique, bouleversante, si vite installée, c'est la magie de ce duo extraordinaire. On s'enfonce avec eux dans un univers arachnéen de résonances, peu à peu tapissé de doux bourdons, d'où s'élèvent comme des trompes mugissantes. Le piano se fait plus dramatique, ponctuant une masse sonore se densifiant. Le rythme s'accélère, les textures électroniques se mêlent et s'embrasent, ne cessent de retomber des vagues hurlantes, des sirènes lacèrent le ciel qui semble s'effondrer en lâchant des étoiles filantes. Quelle somptuosité ! Le piano ne cessera pas pour autant d'ourler sa broderie diaphane et flottante, merveilleuse, jusqu'à sa fin d'une paix céleste.
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La Mélancolie ne dit jamais son nom...
"Erie" commence par une grappe lourde de piano et des frémissements de violoncelle. L'atmosphère est méditative, élégiaque, et déjà fissurée de motifs dramatiques, sombres. C'est une musique qui s'en va dans les tréfonds, une musique déchirée, en allée vers une douloureuse extase vibrante, plombée de bourdons et paradoxalement irriguée de traînées de lumières, de sonneries mystérieuses. Les bourdons s'enflent, les textures flottent, et revient le piano, qui ponctue d'accords mélancoliques la disparition progressive des décors grandioses d'une disparition nimbée d'irréalité. Suivent quelques minutes en apesanteur sur la rémanence de la tourmente précédente, le piano comme une éponge effaçant et conjurant les signes du désastre, se maintenant par des accords répétés, prudents, sur le fil du silence, s'essayant à une légèreté retrouvée, presque une gaieté, avant de s'abandonner décidément à sa pente mélancolique, à son inclinaison au désastre, au ravage d'une tristesse qui n'a pas de nom.
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Deux pièces sensibles d'une rare splendeur. Un chef d'œuvre !
Paraît le 30 mai 2025 chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 2 plages / 34 minutes environ
Installé à Providence (Rhode-Island, États-Unis), Asher Tuil travaille depuis plus de vingt ans à partir de son enregistré : enregistrements de lieux, synthèse électronique, sons trouvés, et autres sources encore. Ce nouvel opus s'inscrit dans une série de tentatives considérant la narration comme procédé compositionnel et l'enregistrement comme fiction, paysage imaginaire. Les huit fictions de l'album (entre huit minutes et plus de dix-sept pour la septième), titrées seulement par leur numéro d'ordre, sont construites comme les séquences d'un récit à partir de segments interconnectés, formant, dit le compositeur, les esquisses d'un récit de voyage, des récits d'ailleurs.
Ainsi remuent les Illuminations...
Tout de suite on est parti, en bateau, ou plutôt en train, un voyage de saccades, à travers des espaces immenses. Comme une suite d'étincelles, de frottements de silex, une musique qui racle et qui s'envole. Les deux premières minutes posent le motif qui reviendra régulièrement, plus ou moins varié, dans cette immense suite de près d'une heure et demie. Tout véritable voyage brûle, consume. Les notes fusent en fumées, se diffusent en ombres portées. Les synthétiseurs rendent vaine la question de l'identification des instruments. On avance dans la brume des harmoniques diffractées, des bourdons écrasés en longues traînées granuleuses. C'est magnifique, on sait déjà qu'on suivra Asher jusqu'au bout.
Quelques sons enregistrés, des voix mêlées en boucles courtes, ouvrent la deuxième fiction, puis c'est une guimbarde dirait-on qui nous guide dans un monde de micro griffures, de levées sonores, de volutes. Revient l'impression d'un moteur discret, de clapets et de pistons, mais enveloppé de voiles de vibrations. Cette fiction-là ne cesse de se vaporiser, de repartir sous l'impulsion de la fausse guimbarde. Elle est au croisement de trajectoires mystérieuses, toujours au bord de la disparition, toujours aussi au bord d'une extase, de découvertes troublantes, comme à l'orée de territoires rimbaldiens.
Quelques sons enregistrés, des voix mêlées en boucles courtes, ouvrent la deuxième fiction, puis c'est une guimbarde dirait-on qui nous guide dans un monde de micro griffures, de levées sonores, de volutes. Revient l'impression d'un moteur discret, de clapets et de pistons, mais enveloppé de voiles de vibrations. Cette fiction-là ne cesse de se vaporiser, de repartir sous l'impulsion de la fausse guimbarde. Elle est au croisement de trajectoires mystérieuses, toujours au bord de la disparition, toujours aussi au bord d'une extase, de découvertes troublantes, comme à l'orée de territoires rimbaldiens.
La troisième fiction s'enfonce dans le désert des voix perdues avec des bolides bourdonnants. Tout s'embrase au ras des textures fuligineuses, hoquetantes, et soudain la lumière se lève sur la cohorte des poussières, tournoie un peu, miroite, et se fond dans le paysage flou d'un rêve de douce harmonie. La guimbarde, cette fois comme coassante, réapparaît au début de la quatrième fiction, puis se transforme en micro pétillements. Asher se plaît à superposer une trame fine de gestes sonores minuscules et des vagues de sons tenus, à les intriquer jusqu'à une opalescence miraculeuse. Des bulles ne cessent d'éclore, de rayonner comme de multiples petits soleils, véritables mirages des sables sonores. La cinquième fiction semble d'abord plus conventionnelle dans ses vagues d'orgue qui se balancent à des vents invisibles. Toutefois, par un jeu de transformations, Asher dérape peu à peu dans sa pampa à lui d'apparitions, c'est-à-dire, de très courts segments interconnectés, de wagons pulsés jusqu'à scintillation irréelle. Au fur et à mesure de l'avancée dans la suite, les sons se diffractent dirait-on toujours plus, comme dans l'incroyable sixième fiction qui fonce dans un poudroiement sans fin de particules irisées. À chaque nouveau départ, la musique se construit par grappes serrées d'étincelles qui diffusent leur énergie à des formes nouvelles, conflagrations intériorisées à la puissance sourde...
Voyages imaginés, infinis...
Le disque se poursuit avec deux fictions au carré, si je puis dire, des récits élaborés et plus seulement des esquisses. Deux fictions de près de dix-huit minutes (la 7) et de quinze (la 8). La septième émerge d'ondes brouillées, se propage tel un vol de frelons tandis que sonnent des cloches agitées. Un monde fêlé agonise pour laisser place à des poussées plus calmes, à une avancée solennelle vite disparue, absorbée, et le récit renaît, patient et têtu, suite de cloques graves surmontée d'un chapeau de bourdons vibrants et traçants. La pièce alterne série d'enlisements et renaissances dans un savant jeu de métamorphoses. C'est un Arthur Rimbaud imaginaire dans les sables de l'Abyssinie, semi enfoui, et qui repart, poussé par son idée fixe : partir, partir... C'est Blaise Cendrars traversant l'Asie dans le Transsibérien au rythme lent des soubresauts du train sur les rails dans l'âcre fumée de la locomotive. Au bout, il y aura quand même la révélation. Le trajet parsemé d'épreuves est initiatique, sous la houlette de la guimbarde synthétique qui réapparaît dans la huitième et ultime fiction. La guimbarde n'est-elle pas l'instrument aimé des nomades de tous les pays d'Eurasie ? Les sonorités sont feuilletées, pailletées, striées, rugueuses : elles tracent une route de micro bondissements, dégagent une euphorie délicate et secrète teintée de filaments mélancoliques, le synthétiseur prenant parfois des textures proches de l'accordéon. Jusqu'au bout, ça pétille et crépite en semi sourdine. Le voyage n'aura pas de fin...
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Un immense poème sonore au rythme lent des caravanes irréelles ! Treize ans après ses Untitled Landscapes I, Asher Tuil reste un maître de l'Imaginaire.
Paru début mai 2025 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 8 plages / 1 heure et 26 minutes environ
Le violoncelliste grec Nikos Veliotis et le pianiste suédois Alex Zethson se sont rencontrés à Athènes au célèbre magasin de disques-galerie d'Art Underflow. Le violoncelliste avait été invité pour la première partie du concert du groupe Goran KajfesTropiques dont le pianiste fait partie. Tous les deux étant impliqués dans de nombreux projets liés à la musique électronique, au rock et aux musiques expérimentales, ils ont enregistré CRYO dans la foulée au studio Artracks de la même ville. Le disque est publié par le label Thanatosis Produktion que le pianiste a fondé et dirige depuis 2016.
Le disque comprend deux longues pièces d'une vingtaine de minutes. Deux maelstroms immersifs se déplacent et se modifient lentement, le piano en cascades de boucles très graves, le violoncelle en longs raclements bourdonnants. La masse sonore tournoie, nous sommes comme au centre d'un amas orageux d'harmoniques miroitantes. Dans la deuxième moitié de la première partie, nous plongeons dans un gouffre, au royaume des graves extrêmes, des vagues de bourdons profonds.
Piano et Violoncelle sur glace...
"CRYO 2" poursuit la descente aux enfers grondants. L'atmosphère s'alourdit, saturée de fantômes sonores. Que le disque ait été optimisé par Mell Detmer, qui a travaillé pour des groupes de Drone Metal comme Earth n'est pas indifférent...C'est un flux minimaliste d'une grandiose noirceur, le violoncelle tel un frelon énorme tournant autour du piano enveloppé de chapes de résonances, se débattant pour échapper au froid absolu (rappelons que la racine «cryo-» signifie froid).
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La musique formidable des abysses !
Paru le 14 mars 2025 chez Thanatosis Produktion (Stockholm, Suède) / 2 plages / 40 minutes environ
La rencontre entre øjeRum (Paw Grabowski, piano et synthétiseur, Copenhague) et Peter Knight (trompette, directeur artistique du Australian Art Orchestra à Melbourne). Avec en couverture un collage qui n'est pas d'øjeRum (dommage...). Trompette brumeuse, boucles de piano, traînées et textures électroniques pour une forme longue d'une heure. Une heure pour se perdre dans la forêt des sons, une heure pour naviguer sur une mer à la houle légère, ample. Et quel beau titre, une fois encore : Maintenant nous sommes Branches et Feuilles ! Les deux musiciens éveillent tout un monde d'échos, de bruissements, de froissements, dans une atmosphère d'illumination. C'est le jeune Rimbaud se promenant dans un petit matin mystique :
MYSTIQUE
Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude.
Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. À gauche, le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite, la ligne des orients, des progrès.
Et, tandis que la bande, en haut du tableau, est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,
La douceur fleurie des étoiles, et du ciel, et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.
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Trompette de laine, synthétiseur d'émeraude, piano descente d'étoiles dans les conques ultramarines, et l'infinie remontée des branches et des feuilles de la forêt magique engloutie.
Une splendeur pour nous laver des laideurs contemporaines.
Paru le 7 mars 2025 chez 12K (New-York, États-Unis) / 1 plage / 1 heure environ