minimalisme et alentours

Publié le 26 Mai 2025

Michael Vincent Waller - Trajectories [réécoute ]

RÉÉCOUTE 2 [Série de très courts articles consacrés à des réécoutes consécutives à des plongées dans ma discothèque personnelle...]

   Je suis resté quelques années en contact avec le musicien new-yorkais Michael Vincent Waller, largement célébré dans ce blog (tapez son nom dans le module recherche). Formé notamment par La Monte Young et Bunita Marcus, il écrivait surtout pour le piano. Des albums beaux et apaisants. Il semble s'orienter avec l'un de ses derniers albums Connections  (paru en 2022) vers le RAP et ses alentours. Valeedation, sorti en octobre 2023, va dans le même sens, avec réapparition du piano. Je ne les ai pas encore suffisamment écoutés... Alors, je reviens vers un de ses anciens albums, Trajectories, paru en septembre 2017 chez Recital Thirty Nine. Interprété par un pianiste rare, R. Andrew Lee.

Deux extraits en réécoute :

1) "Visages III. Maidens dancing" : évoque irrésistiblement les danses et mouvements de Gurdjieff. Venue du fond des âges, elle carillonne, martèle, obsédante. Les filles du feu sont là, tout autour, qui incantent le soir. Envoûtant !

2) "Visages IV. Lashing out" : une des pièces nettement minimalistes, fondée sur la répétition variée de quatre notes. La musique labile s'éploie, recueille de brefs silences pour mieux s'envoler dans un crescendo joyeux.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #(Ré)écoutes, #Le piano sans peur, #Minimalisme et alentours

Publié le 29 Avril 2025

Alex Zethson / Nikos Veliotis - CRYO

  Le violoncelliste grec Nikos Veliotis et le pianiste suédois Alex Zethson se sont rencontrés à Athènes au célèbre magasin de disques-galerie d'Art Underflow. Le violoncelliste avait été invité pour la première partie du concert du groupe Goran Kajfes Tropiques dont le pianiste fait partie. Tous les deux étant impliqués dans de nombreux projets liés à la musique électronique, au rock et aux musiques expérimentales, ils ont enregistré CRYO dans la foulée au studio Artracks de la même ville. Le disque est publié par le label Thanatosis Produktion que le pianiste  a fondé et dirige depuis 2016.

Zethson Veliotis par © Michell Zethson

Zethson Veliotis par © Michell Zethson

Aux sombres rivages de l'Insondable  

   Le disque comprend deux longues pièces d'une vingtaine de minutes. Deux maelstroms immersifs se déplacent et se modifient lentement, le piano en cascades de boucles très graves, le violoncelle en longs raclements bourdonnants. La masse sonore tournoie, nous sommes comme au centre d'un amas orageux d'harmoniques miroitantes. Dans la deuxième moitié de la première partie, nous plongeons dans un gouffre, au royaume des graves extrêmes, des vagues de bourdons profonds.

Piano et Violoncelle sur glace...  

"CRYO 2" poursuit la descente aux enfers grondants. L'atmosphère s'alourdit, saturée de fantômes sonores. Que le disque ait été optimisé par Mell Detmer, qui a travaillé pour des groupes de Drone Metal comme Earth n'est pas indifférent...C'est un flux minimaliste d'une grandiose noirceur, le violoncelle tel un frelon énorme tournant autour du piano enveloppé de chapes de résonances, se débattant pour échapper au froid absolu (rappelons que la racine «cryo-» signifie froid).

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La musique formidable des abysses !

Paru le 14 mars 2025 chez Thanatosis Produktion (Stockholm, Suède) / 2 plages / 40 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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Publié le 15 Avril 2025

Cléo T. - Des Forêts et des Rêves

   J'écoute en boucle depuis hier le dernier disque de la chanteuse, poétesse et compositrice Cleo T. Il ne sera pas question ici du livre et des poèmes  publiés conjointement. La musicienne a collaboré avec John Parish (PJ Harvey), Robert Wyatt ou encore Alex Somers (Sigur Rós). Elle participe aussi à des projets de musique contemporaine, théâtraux ou cinématographiques. Contrairement à ses albums précédents, elle ne chante pas, vocalise sur une trame musicale de cinquante-cinq minutes environ. Avec piano amplifié comme une guitare de pop rêveuse, thérémine et voix, la musique n'est pas sans évoquer les compositions de Harold Budd (1936 - 2020) : une ambiante éthérée, aux amples développements flottants.

Cléo T. par © Yuta Arima

Cléo T. par © Yuta Arima

« Et là, les formes, les sueurs,
les chevelures et les yeux, flottant. »

Les titres poétiques suggèrent des mots que la musique fait entendre grâce à des paysages sonores baignant dans un halo tremblant de réverbérations. Quelques chants d'oiseaux et comptines enfantines ponctuent brièvement des compositions d'inspiration minimalistes aux boucles charmeuses. Cette musique est lumière, élan, joie, légèreté, loin des notes d'intention "engagées"  ou théoriques. Elle foisonne, bourgeonne, « des fleurs plein les veines » (titre 4), une voix masculine accompagnant pour une fois celle de Cléo, c'est la musique des merveilleux nuages du poème de Baudelaire, une musique pour se perdre dans la forêt profonde des rêves, comme le souligne le titre de l'album. Le titre 5 éponyme est une marche extatique au milieu de voix diaphanes, de gazouillis, du fin tintement du thérémine, de pleurs peut-être, et la voix de soprano soulève cette progression majestueuse, appuyée sur un ample bourdon. C'est une musique en état de grâce, d'une beauté miraculeuse, à tomber à genoux... [ Je préfère la version longue du disque, presque huit minutes, à l'essentiel edit des plates-formes réduit à un peu plus de trois ! ]

« O douceurs, ô monde, ô musique ! »  

Toute la suite a un parfum rimbaldien. Le titre VII "Qu'as-tu vu ?" n'évoque-t-il pas l'expérience d'un Voyant qui "ensauvage (son) cœur" (VIII) ? Le monde vibre, le piano se fraie un chemin dans un dédale répétitif d'une sublime mélancolie et l'orage monte, la pluie mouille la forêt.  "Soudain le ciel" (titre 9) caractérise une vision. Tout s'assombrit, le piano devient grave. Ce titre splendidement buddien n'est qu'un frémissement de piano et de voix, la montée au firmament d'une musique vaporisée. Alors "L'obscurité a disparu" (X), « et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit » écrivait le jeune Arthur dans Aube...

« J’avancerai en rêve

Vers tout ce que je suis.

Tout ce que j’ai été.

Et des fleurs

Plein les veines

Mon corps fait continent. »

écrit Cléo T.

 

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Une musique d'un lyrisme limpide et doucement enivrant. Une source vive de bonheur !

Nota : les titres en rouge sont des extraits du poème Barbare extrait des Illuminations d'Arthur Rimbaud, 

 

Paru le 10 avril 2025 chez Moonflowers (en Charente, France) / 10 plages / 55 minutes environ. La musique est aussi accessible avec un QR code se trouvant dans le livre carnet qui retrace un processus de création pluriel : composition musicale et poétique, et performance scénique aux Éditions de l'Entrevers

Pour aller plus loin

- sur le site de Moonflowers

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Publié le 24 Février 2025

Charlemagne Palestine & Seppe Gebruers - Beyondddddd The Notessssss

[À propos du disque et des musiciens]

   Des deux musiciens, je connais bien le premier, Charlemagne Palestine (né en 1947), dont vous trouverez une biographie assez développée dans mon article du 29 juin 2007. L'ancien carillonneur aime bien depuis longtemps jouer simultanément sur deux pianos. Lorsqu'il a rencontré le pianiste, improvisateur et compositeur belge Seppe Gebruers (né en 1990), beaucoup plus jeune que lui, des étincelles ont dû jaillir : ce sont deux pianistes hors-norme, aventureux, qui s'intéressent tous les deux à la micro-tonalité. De surcroît, Seppe Gebruers a déjà, lui aussi, joué simultanément sur deux pianos, accordés à un quart de ton d'intervalle : « En accordant les pianos à un quart de ton d'intervalle, je joue avec notre habitude artificielle collective : le tempérament égal. Depuis le Das wohltemporierte Klavier de J.S. Bach, la coutume en Europe est d'avoir douze demi-tons égaux dans une octave ; un système d'accord uniforme qui domine encore la musique occidentale. En ajoutant des quarts de ton, une octave est divisée en vingt-quatre intervalles égaux, multipliant les possibilités harmoniques. Ainsi, notre compagnon de jeu – la tonalité – qui était devenu un outil évident, est mis au premier plan. Je le fais à la fois pour remettre en question la tradition et par amour pour elle. » écrit-il dans Playing with the standards (Jouer avec les standards). Le musicien Koen van Meel éclaire d'un jour intéressant la pratique de Seppe Gebruers : « Dans le choix de jouer chaque clavier avec une seule main… les possibilités de microtonalité atteignent leur plein potentiel désorientant. Placer deux pianos différemment accordés l'un à côté de l'autre ou l'un en face de l'autre fait perdre toute signification au jeu « juste » et « faux » et permet à la musique de se déployer dans toute sa gloire kaléidoscopique. » Imaginez ce que cela peut donner avec quatre pianos, deux Érard accordés un quart de ton plus bas que deux Yamaha ! Le disque a été enregistré en direct au fond de la Fonderie Kugler. Les deux musiciens sont face à face, échangent leur place à un moment, et sont surveillés par des "divinités", notamment les ours en peluche dont aime à s'entourer Charlemagne Palestine.

Seppe Gebruers et Charlemagne Palestine (de dos)

Seppe Gebruers et Charlemagne Palestine (de dos)

[L'impression des oreilles]

[Le disque est découpé entre trois moments de durée décroissante, plus de vingt minutes pour le premier, un peu moins de six pour le dernier.]

L'innocence pianistique...

  Un petit carillonnement pour commencer, et tant de douceur, étonneront les admirateurs de Charlemagne Palestine, habitués à son strumming torrentiel. Les notes résonnent longuement, comme nous a prévenu le titre avec la répétition six fois de la consonne finale des deux mots clés. Intrigué par le titre, "Gotcha", qui signifie Je t'ai eu, je me suis demandé qui se faisait avoir dans cette interprétation. Plus qu'une allusion à une éventuelle rivalité ou surenchère entre les deux pianistes, il m'a semblé y comprendre soit une allusion malicieuse à notre surprise d'auditeur, soit l'expression de la satisfaction des interprètes, parvenus à leurs fins artistiques, les deux ne sont d'ailleurs pas antinomiques. Tous nos repères auditifs étant brouillés, nous sommes livrés à la musique, à son étrangeté radicale  - qui étonnera un peu moins ceux qui sont familiers avec l'intonation juste, mais ici cela va au-delà, ou les inconditionnels de John Cage et de son piano préparé... Peu à peu, des gerbes de notes jaillissent, se croisent, se répondent, créant des bouquets sonores denses, colorés, sertis d'harmoniques bourdonnantes. De très brèves séquences semblent retomber dans une musique impressionniste, néo-classique, comme une remontée de souvenirs anciens, mais la musique s'en va ailleurs, elle explore l'inconnu, patiemment, d'où des silences qui ne sont pas ceux d'une méditation à proprement parler, encore que, mais d'une écoute de ce qui pourrait venir. La musique va de pétillements artificiers à des gravités ensauvagées, retrouvant brièvement en fin de "Gotcha 1" la balancement fatidique d'une horloge, intercalé avec de nouvelles en-allées lumineuses.

   "Gotcha II" commence plus sévèrement par des notes graves répétées. Proximité de ténèbres, montée d'une sombre frénésie : retour d'un strumming puissance quatre, dans un cliquetis et un martèlement des cordes frappées. Pourtant, la pièce se déplace vers un kaléidoscope chatoyant façon gamelan, myriade de notes sonnantes et résonnantes. La musique bouillonne, s'évapore dans des échappées, puis se tait, reprend dans une répétition forcenée de notes aiguës. À chaque nouveau silence, elle se reprend, se concentre, cherche, appelle, et trouve un chemin vers une rivière limpide, elle roule sur des galets, étincelle, monte comme aspirée, barattée par un tourbillon fantastique.

   Le titre éponyme porte à son plus haut point la distorsion généralisée de nos repères : tout est faux, et tout est étonnant de fraîcheur, ruisselle. L'irruption soudaine de graves profonds interroge le Mystère avec aplomb, soutenue par de grands à-plats bourdonnants, des répétitions extatiques, pour nous entraîner...au-delà des notes !

P.S. Pas d'extraits de cette rencontre, mais vous trouverez bien des concerts des deux musiciens pour vous faire une idée !

 

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Deux pianistes prodigieux pour une fête sonore vivifiante !

Paru en février 2025 chez Konnekt (Genève, Suisse) / 3 plages / 40 minutes environ

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Publié le 17 Février 2025

Julius Aglinskas (1) - blue dusk

   Découvert hier en rédigeant l'article consacré au disque de piano de Marta Finkelštein, le compositeur lithuanien Julius Aglinskas (né en 1988) m'impose un retour en arrière. Il écrit de la musique comme on respire, sans se soucier d'idéologies ou de causes, ni de théories musicales. De la musique qui touche l'âme, en profondeur. blue dusk est sorti en 2023, interprété par l'Ensemble britannique Apartment House, un ensemble de chambre lié au label Another Timbre, avec plus de quarante albums à son actif (Olivier Messiaen, John Cage, Julius Eastman, etc.).

Deux violons, un alto, un violoncelle, une guitare électrique, et un piano en position de semi soliste par moment. Plus un traitement audio supplémentaire.

Julius Aglinskas

Julius Aglinskas

Suavités mélancoliques

   Blue dusk (Crépuscule bleu ), s'il se présente en deux parties, forme un tout. C'est comme une immense élégie, très douce, sans cesse reprise en canon, un dialogue entre deux trios : cordes caressantes (violons et alto) face au piano, à la guitare électrique et au violoncelle, qui leur répondent posément en laissant résonner leurs notes. La pièce suit un ample mouvement ondulatoire de flux et de reflux, de long  crescendo et de quasi disparition. On pourrait parler de minimalisme, de musique répétitive, mais d'une suavité inaccoutumée dans ces musiques. Que l'œuvre soit interprétée par un ensemble britannique n'est pas anodin. Il y a quelque chose de très anglais dans cette langueur. Blue dusk  fait écho pour moi à The Sinking of the Titanic de Gavin Bryars ou encore à des pièces de Richard Skelton comme la sublime "Of The Sea" dans Verse of Birds (2012). Bien sûr, la tonalité ambiante n'est pas sans évoquer non plus Brian Eno et sa galaxie. Le piano, d'un calme surnaturel, clôt la première partie.

   Et nous replongeons dans cet océan mélodieux qui semble retenir ses vagues pour mieux offrir ses demi-teintes alanguies. Tout est comme amorti, enveloppé d'un réseau d'harmoniques arrondies. La mélancolie n'est pas souffrance dramatique, c'est à peine une tristesse vague, un penchant à la rêverie, une manière de s'abandonner au temps, de s'allonger dans la lumière diffuse d'un crépuscule immensément distendu. Si, parfois, la musique semble se déchirer, elle se voile immédiatement, s'enroule dans des volutes d'une envoûtante lenteur, ponctuée par le piano en sourdine dans des graves veloutés. En l'absence de toute rythmique proprement dite, la texture de plus en plus serrée des boucles et variations crée un balancement hypnotique au charme irrésistible.

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Ci-dessous une très belle version, qui n'est pas exactement celle du disque (elle est plus courte).

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Une musique de chambre ambiante absolument sublime ! Un chef d'œuvre pour disparaître dans la Beauté de crépuscules infinis...

 

Paru fin mars 2023 / Autoproduit (Vilnius, Lithuanie) / 2 plages / 36 minutes environ

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Publié le 1 Janvier 2025

Kenneth Kirschner -- April 27 - 2023

   Commencer l'année avec une œuvre d'une durée totale de deux heures et quarante-neuf minutes, n'est-ce pas une pure folie à notre époque où, pour la plupart, le temps est rongé par les écrans, les formalités, les "occupations" ? Le compositeur Kenneth Kirschner (voir mon article d'octobre 2024 concernant Three Cellos) vous rassurera : lui-même n'a pas essayé d'écouter les douze mouvements de ce monument d'affilée. Il recommande seulement de les écouter dans l'ordre.

Composer autrement...

Harmoniser le hasard !

   April 17, 2023 se présente comme un quatuor à cordes, avec son instrumentation, ses timbres et ses gammes, mais résulte d'une construction purement électronique, s'inscrivant dans la perspective d'un travail sur les possibilités et les limites relatives  des méthodes acoustiques et des méthodes électroniques.

   L'œuvre est comme une méditation à partir du concept de répétition, familier à Kenneth Kirschner qui a grandi avec la pop des années quatre-vingt et le minimalisme classique. Plutôt que de se cogner la tête contre le mur répétitif et de céder à la facilité d'une béquille commode, il a essayé une autre voie : écrire une pièce comportant des centaines d'accords, dont aucun ne se répète directement, chaque note de la pièce ayant été générée par des procédures de hasard soigneusement restreintes. Il est donc possible que certains accords finissent par réapparaître, lui-même avoue ne pas tous les avoir vérifiés. L'approche électronique lui a permis d'intégrer profondément les processus aléatoires dans la composition, tout en restant le maître d'œuvre, l'éditeur scrupuleux, veillant à chaque détail du timbre, du rythme et de la hauteur. Ce qui pour lui "maintient" la musique ensemble, ce n'est donc plus la répétition, mais les relations harmoniques sous-jacentes dans lesquels se déplacent les différentes voix de la pièce. Son travail compositionnel d'éditeur du hasard a consisté aussi à discipliner ce hasard, à le corriger et l'améliorer pour en tirer un contrepoint musicalement intéressant.

   Dernières précisions. D'abord, si la composition semble obéir à une alternance régulière entre son et silence, elle se déplace sur une surface construite sur un rythme irrégulier et non métrique, ce que l'oreille ne perçoit pas facilement. Ensuite, si elle est techniquement dans le tempérament égal, chaque mouvement est simultanément dans quatre versions différentes de ce tempérament, chaque instrument étant accordé sur une hauteur de base subtilement différente. Aussi est-elle de fait discrètement mais systématiquement microtonale.

   Cette immense composition est découpée en douze mouvements pour la commodité, chacun explorant un ensemble différent de relations harmoniques et d'accordage entre les quatre instruments du quatuor

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

La mise à mort de la répétition par ses fantômes

   L'ensemble des accords constitutifs de cet immense quatuor peut être envisagé comme un éventail de variations proches, posées en à-plats glissants séparés par des silences. Chaque glissement est un gisement de micro-tonalités, une gerbe forte et lente striée de traînées harmoniques, pailletée, feuilletée de levures intérieures. Cette musique ne cesse de tenter de se lever, puis de retomber, dans une sorte de respiration obstinée qui empêche de peu qu'on ne la trouve funèbre. N'est-elle pas au contraire comme une image de la vie quotidienne où chaque jour ressemble à celui qui précède et annonce celui qui vient, sans que jamais pourtant deux jours soient vraiment identiques ?  Kenneth Kirschner nous a averti : il se pourrait qu'un accord revienne, mais il n'a pas vérifié, et notre oreille est trop grossière pour affirmer pouvoir reconnaître le retour d'un accord passé. On se tient au bord de l'éternel retour, au bord de la répétition, trompé par les fantômes que sont les variations, même infimes. Le recours au hasard au début du processus compositionnel est comme une tentative pour éviter l'écueil (la facilité) de la répétition, mais la mise en œuvre donne l'impression auditive d'un vaste cycle de répétitions dans lequel nous nous perdons, comme au milieu d'un labyrinthe presque infini par sa durée. Ce labyrinthe hypnotique, dans sa rigueur hiératique, décourage toute reconnaissance. On s'abandonne à ce flux entrecoupé, à ce faux lamento toujours renaissant, et l'on perd pied, on s'enfonce dans l'épaisseur des sons, dans le tremblement des timbres. Ce qu'on croyait entendre presque identique, on le découvre autre, on s'émerveille de la diversité, de la richesse des phrasés. On se laisse alors couler dans ces apparitions diaprées, dans ces strates entre sifflements et souffles. Au cœur des longs mouvements IV et V (tous les deux autour de seize minutes), on a déposé les armes de l'analyse, on se laisse bercer par la beauté ineffable des sons. Comment ne pas être ému, comment ne pas être envahi par ces fantômes vibrants qui ne cessent de creuser, d'approfondir le mystère de la musique ? À chaque mouvement, on dérape ailleurs, tout près, on ne reconnaît rien, on sait seulement qu'on ira jusqu'au bout de cette joie étrange qu'on pouvait au début prendre pour de la tristesse, et qui n'était que de l'ignorance, que de la surdité générée par de mauvaises habitudes d'écoutes trop pressées. Car cette musique se mérite, elle demande toute notre attention, exige une disponibilité totale, un oubli du temps, pour donner toute sa mesure, sa démesure, pour révéler sa chair sonore. Car cette musique pudique est au fond d'une inconcevable sensualité, prodigieux surgissement renouvelé de milliers de caresses superposées, illuminantes...au point de nous entraîner peu à peu, au long cours des derniers mouvements, dans des abymes à frémir !

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Une aventure sonore bouleversante, une expérience d'approche de l'Infini, de la Totalité.

Paru fin novembre 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 12 plages / 2 heures et 49 minutes environ

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Publié le 13 Novembre 2024

Taylor Deupree - Sti.ll
De Stil. à Sti.ll :
et l'électronique renaquit acoustique !

Le hasard fait bien les choses, comme on dit. Juste après vous avoir présenté Ezekiel Honig, dont le dernier disque (cf.article précédent) est sorti sur le label 12k, un disque de Taylor Deupree, fondateur du label, m'attendait. Compositeur prolifique, graphiste et photographe, il occupe une place à part dans le monde des musiques électroniques, s'inspirant aussi bien de la nature, de l'architecture, de la sculpture. En 2002, il sortait l'album de musique électronique Stil. Vingt-deux ans plus tard, voici Sti.ll, fruit de la longue collaboration entre le compositeur et l'arrangeur-producteur Joseph Branciforte, qui dirige le label Greyfade. Ce dernier a méticuleusement reconstruit l'œuvre, réécrit une partition pour un ensemble purement acoustique, suivant un processus analogue à celui qui a donné naissance à Three Cellos de Kenneth Kirschner. Il s'agissait de transposer les explorations de Taylor Deupree dans le domaine de l'extrême répétition et de l'immobilité dans le monde de l'interprétation acoustique. On retrouve les quatre longs titres de Stil, avec des durées très proches, mais cette fois pour un ensemble de clarinette(s), vibraphone, violoncelle, contrebasse, flûte, harpe de genou et percussion. Les interprètes sont des musiciens new-yorkais, Taylor Deupree et Joseph Branciforte eux-mêmes.

Joseph Branciforte et Taylor Deupree (debout derrière)

Joseph Branciforte et Taylor Deupree (debout derrière)

Au Jardin des tranquilles Ravissements...

   "Snow-Sand" (pour clarinettes, vibraphone, violoncelle et percussion) est la première pièce somptueuse de cette réécriture : velouté des clarinettes, tintements du vibraphone, violoncelle en bourdon, le tout légèrement rythmé, tout cela crée une masse mélodieuse de boucles et variations, celle du sable-neige du titre. Souffles et chuintements animent le flux minimaliste et répétitif, suavement vivant.

   "Recur" (pour guitare, violoncelle, contrebasse, flûte, harpe de genou et percussion) est à la fois plus agitée et plus mystérieuse. Sons discontinus et tenus créent une trame contrastée, qui se densifie vers le milieu de la pièce avec des boucles superposées, intriquées en crescendo, puis decrescendo sur la fin. Quelle magnifique puissance incantatoire !

    Avec "Temper" (titre 3, pour clarinettes et secoueur), la musique se fait presque clapotante, puis est rythmée par une triple frappe percussive. Les clarinettes sinuent, accompagnée de petits "signaux" aigus, créant un fond changeant à peine. C'est une composition radicale, proche de l'un des idéaux des minimalistes : donner à entendre des nuages dont les formes bougent insensiblement. Fascinant !

  "Stil." (pour vibraphone et grosse caisse) nous transporte en eaux profondes. Les premières mesures m'ont fugitivement évoqué certaines pièces de Gavin Bryars, comme "Vespertine Park". Vibraphone et percussion sont presque confondus dans une trame bourdonnante, vibrante, micro-carillonnante, du Steve Reich réécrit par Éliane Radigue ! "Still" signifie toujours, encore, calme, immobile, tranquille, le silence. Privé du second "l" - remplacé par un point, le mot n'était plus fini, le point étant comme l'origine de la méditation. Ce point métaphysique que l'on retrouve d'ailleurs dans le nouveau titre de l'album Sti.ll, c'est une trouée, une ouverture, par où le vide du moyeu de la roue cosmique manifeste la lumière absolue de l'extase, avec laquelle les quatre titres ont rendez-vous.

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Un chef d'œuvre. Toujours modeste, Joseph Branciforte n'apparaît pas sur la couverture, s'effaçant devant le compositeur initial. Cette réinvention magnifique est pourtant le résultat de leur travail commun.

 

Paru en mai 2024 chez Greyfade (New York, New York) / 4 plages / 1 heure et 1 minute environ / FOLIO à couverture rigide avec téléchargement en haute-résolution inclus [ comme pour Three Cellos ]

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Publié le 16 Octobre 2024

Douwe Eisenga - For Mattia / The Complete Recordings

[À propos du disque et du compositeur]

Depuis la courte pièce dédiée à la mémoire de Julia Mattia Muilwjik (13 septembre 1989 - 1er octobre 2015), composée à la demande de Katja Bosch et Janpeter Muilwijik et jouée pour la première fois le 10 septembre 2017 (voir article) en la cathédrale d'Utrecht, le compositeur néerlandais Douwe Eisenga n'a cessé de tourner autour d'elle, sortant un premier album de neuf pièces sous le titre For Mattia au printemps 2019. Aujourd'hui, depuis septembre, les enregistrements complets, en deux cds, comptent vingt titres, y compris deux nouvelles versions et un remix. Pour les détails concernant Julia et sa famille, les circonstances de la composition, je renvoie au livret d'accompagnement du disque..

Le compositeur au piano

Le compositeur au piano

[L'impression des oreilles]

Le minimalisme envoûtant de l'émotion

   La musique de Douwe Eisenga dans cette ode à Mattia et ses extensions part d'une série continue de croches, qui renvoie aussi bien à la musique baroque, au rock, qu'au minimalisme, nous dit le compositeur. Seulement les motifs sont entrelacés d'une main à l'autre, accompagnés de structures en miroir, inlassablement variés, émaillés de boucles. L'émotion naît de la simplicité, de la pureté de la mélodie au piano. Elle naît aussi de son perpétuel retour. C'est une ritournelle qui vous emporte, elle s'enroule autour de vous pour ne plus vous quitter, telle une écharpe infinie d'harmoniques. Sa grâce lumineuse vous étreint. La douceur déchirante et bondissante de "Summit" (titre 2 / cd 1), qui pourrait y résister ? Mattia revit, elle est là, elle vous regarde en dansant : τα μάτια (ta matia), en grec, ce sont les yeux, ceux de la pochette. 

   En face, il y a un autre danseur, celui de "The Opposite", poli et courtois, qui s'incline souvent devant elle. De titre en titre, une histoire surgit, d'un autre âge, intemporelle, que j'invente à mesure. C'est ce "Gentleman"(titre 4) qui virevolte pour la séduire : quel beau titre vif, étincelant, soudain grave comme une déclaration entre deux entrechats, deux glissements sur le parquet luisant de la grande salle. Puis il y a "Julia", (titre 5), le second prénom de Mattia, comme une jumelle peut-être, timide et retenue, elle fait de belles figures avec son ample robe, elle relève la tête et dans ses yeux resplendit un charme indéfinissable. Le temps ne passe plus, il sonne l'éternité, c'est "Pendulum Waves" (titre 6), le motif de Mattia oscille sans fin, plus dramatique, hypnotique : il n'est plus question d'en sortir....Voici le tonnelier, "The Cooper", mais vous êtes déjà ivre, que le vin scelle le mariage, car c'est une cérémonie, n'est-ce pas ? Nous sommes dans un film de Peter Greenaway, dans un jardin aux sentiers qui ne bifurquent pas, mais vous ramènent inlassablement au centre du miroir. Puis une autre force vous emporte, "Carried Away" (titre 8) balaie tout, piano plus orchestral, tournoyant jusqu'au vertige en ellipses splendides et fastueuses... pour vous mener au bord de la mort. "On the edge" a des accents à la Arvo Pärt dans son dépouillement, sa gravité bouleversante, distillant des gouttes de lumière d'un autre monde.

   Le second disque apporte de nouvelles pièces tout aussi réussies. "Corn", "Beguine" et les titres suivants sont des variations émouvantes du titre matriciel "For Mattia". L'ode à Mattia s'élargit à la célébration de toutes les disparues en prenant ses racines dans un important recueil de 996 brèves mélodies populaires du XVIIIe siècle, The Old and New Dutch Farmer Songs and Contra Dances, dans lequel Douwe Eisenga puise son inspiration depuis une dizaine d'années et auquel il a pris certains titres comme les deux premiers mentionnés plus hauts, mais aussi "Gentleman" ou "The Cooper". Le titre 10, un remix de "Julia" par Pim van de Werken, inclut des sons électroniques nimbant la pièce d'une aura irréelle.

   Au total, après Piano Files I & II (2011 / 2016), ou Simon Songs (2015), "For Mattia" forme un nouveau cycle majeur pour piano, qui s'inscrit dans le parcours de ce compositeur resté fidèle à un minimalisme enrichi d'influences populaires baroques.

 

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Un double album bouleversant, la danse sans fin de la Vie au bord de la Mort.

Paru en septembre 2024, digipack double CD + livret de 16 pages, disponible sur le site du compositeur / 20 plages / 1 heure et 27 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Le piano sans peur, #Minimalisme et alentours