minimalisme et alentours

Publié le 1 Janvier 2025

Kenneth Kirschner -- April 27 - 2023

   Commencer l'année avec une œuvre d'une durée totale de deux heures et quarante-neuf minutes, n'est-ce pas une pure folie à notre époque où, pour la plupart, le temps est rongé par les écrans, les formalités, les "occupations" ? Le compositeur Kenneth Kirschner (voir mon article d'octobre 2024 concernant Three Cellos) vous rassurera : lui-même n'a pas essayé d'écouter les douze mouvements de ce monument d'affilée. Il recommande seulement de les écouter dans l'ordre.

Composer autrement...

Harmoniser le hasard !

   April 17, 2023 se présente comme un quatuor à cordes, avec son instrumentation, ses timbres et ses gammes, mais résulte d'une construction purement électronique, s'inscrivant dans la perspective d'un travail sur les possibilités et les limites relatives  des méthodes acoustiques et des méthodes électroniques.

   L'œuvre est comme une méditation à partir du concept de répétition, familier à Kenneth Kirschner qui a grandi avec la pop des années quatre-vingt et le minimalisme classique. Plutôt que de se cogner la tête contre le mur répétitif et de céder à la facilité d'une béquille commode, il a essayé une autre voie : écrire une pièce comportant des centaines d'accords, dont aucun ne se répète directement, chaque note de la pièce ayant été générée par des procédures de hasard soigneusement restreintes. Il est donc possible que certains accords finissent par réapparaître, lui-même avoue ne pas tous les avoir vérifiés. L'approche électronique lui a permis d'intégrer profondément les processus aléatoires dans la composition, tout en restant le maître d'œuvre, l'éditeur scrupuleux, veillant à chaque détail du timbre, du rythme et de la hauteur. Ce qui pour lui "maintient" la musique ensemble, ce n'est donc plus la répétition, mais les relations harmoniques sous-jacentes dans lesquels se déplacent les différentes voix de la pièce. Son travail compositionnel d'éditeur du hasard a consisté aussi à discipliner ce hasard, à le corriger et l'améliorer pour en tirer un contrepoint musicalement intéressant.

   Dernières précisions. D'abord, si la composition semble obéir à une alternance régulière entre son et silence, elle se déplace sur une surface construite sur un rythme irrégulier et non métrique, ce que l'oreille ne perçoit pas facilement. Ensuite, si elle est techniquement dans le tempérament égal, chaque mouvement est simultanément dans quatre versions différentes de ce tempérament, chaque instrument étant accordé sur une hauteur de base subtilement différente. Aussi est-elle de fait discrètement mais systématiquement microtonale.

   Cette immense composition est découpée en douze mouvements pour la commodité, chacun explorant un ensemble différent de relations harmoniques et d'accordage entre les quatre instruments du quatuor

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)

La mise à mort de la répétition par ses fantômes

   L'ensemble des accords constitutifs de cet immense quatuor peut être envisagé comme un éventail de variations proches, posées en à-plats glissants séparés par des silences. Chaque glissement est un gisement de micro-tonalités, une gerbe forte et lente striée de traînées harmoniques, pailletée, feuilletée de levures intérieures. Cette musique ne cesse de tenter de se lever, puis de retomber, dans une sorte de respiration obstinée qui empêche de peu qu'on ne la trouve funèbre. N'est-elle pas au contraire comme une image de la vie quotidienne où chaque jour ressemble à celui qui précède et annonce celui qui vient, sans que jamais pourtant deux jours soient vraiment identiques ?  Kenneth Kirschner nous a averti : il se pourrait qu'un accord revienne, mais il n'a pas vérifié, et notre oreille est trop grossière pour affirmer pouvoir reconnaître le retour d'un accord passé. On se tient au bord de l'éternel retour, au bord de la répétition, trompé par les fantômes que sont les variations, même infimes. Le recours au hasard au début du processus compositionnel est comme une tentative pour éviter l'écueil (la facilité) de la répétition, mais la mise en œuvre donne l'impression auditive d'un vaste cycle de répétitions dans lequel nous nous perdons, comme au milieu d'un labyrinthe presque infini par sa durée. Ce labyrinthe hypnotique, dans sa rigueur hiératique, décourage toute reconnaissance. On s'abandonne à ce flux entrecoupé, à ce faux lamento toujours renaissant, et l'on perd pied, on s'enfonce dans l'épaisseur des sons, dans le tremblement des timbres. Ce qu'on croyait entendre presque identique, on le découvre autre, on s'émerveille de la diversité, de la richesse des phrasés. On se laisse alors couler dans ces apparitions diaprées, dans ces strates entre sifflements et souffles. Au cœur des longs mouvements IV et V (tous les deux autour de seize minutes), on a déposé les armes de l'analyse, on se laisse bercer par la beauté ineffable des sons. Comment ne pas être ému, comment ne pas être envahi par ces fantômes vibrants qui ne cessent de creuser, d'approfondir le mystère de la musique ? À chaque mouvement, on dérape ailleurs, tout près, on ne reconnaît rien, on sait seulement qu'on ira jusqu'au bout de cette joie étrange qu'on pouvait au début prendre pour de la tristesse, et qui n'était que de l'ignorance, que de la surdité générée par de mauvaises habitudes d'écoutes trop pressées. Car cette musique se mérite, elle demande toute notre attention, exige une disponibilité totale, un oubli du temps, pour donner toute sa mesure, sa démesure, pour révéler sa chair sonore. Car cette musique pudique est au fond d'une inconcevable sensualité, prodigieux surgissement renouvelé de milliers de caresses superposées, illuminantes...au point de nous entraîner peu à peu, au long cours des derniers mouvements, dans des abymes à frémir !

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Une aventure sonore bouleversante, une expérience d'approche de l'Infini, de la Totalité.

Paru fin novembre 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 12 plages / 2 heures et 49 minutes environ

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Publié le 13 Novembre 2024

Taylor Deupree - Sti.ll
De Stil. à Sti.ll :
et l'électronique renaquit acoustique !

Le hasard fait bien les choses, comme on dit. Juste après vous avoir présenté Ezekiel Honig, dont le dernier disque (cf.article précédent) est sorti sur le label 12k, un disque de Taylor Deupree, fondateur du label, m'attendait. Compositeur prolifique, graphiste et photographe, il occupe une place à part dans le monde des musiques électroniques, s'inspirant aussi bien de la nature, de l'architecture, de la sculpture. En 2002, il sortait l'album de musique électronique Stil. Vingt-deux ans plus tard, voici Sti.ll, fruit de la longue collaboration entre le compositeur et l'arrangeur-producteur Joseph Branciforte, qui dirige le label Greyfade. Ce dernier a méticuleusement reconstruit l'œuvre, réécrit une partition pour un ensemble purement acoustique, suivant un processus analogue à celui qui a donné naissance à Three Cellos de Kenneth Kirschner. Il s'agissait de transposer les explorations de Taylor Deupree dans le domaine de l'extrême répétition et de l'immobilité dans le monde de l'interprétation acoustique. On retrouve les quatre longs titres de Stil, avec des durées très proches, mais cette fois pour un ensemble de clarinette(s), vibraphone, violoncelle, contrebasse, flûte, harpe de genou et percussion. Les interprètes sont des musiciens new-yorkais, Taylor Deupree et Joseph Branciforte eux-mêmes.

Joseph Branciforte et Taylor Deupree (debout derrière)

Joseph Branciforte et Taylor Deupree (debout derrière)

Au Jardin des tranquilles Ravissements...

   "Snow-Sand" (pour clarinettes, vibraphone, violoncelle et percussion) est la première pièce somptueuse de cette réécriture : velouté des clarinettes, tintements du vibraphone, violoncelle en bourdon, le tout légèrement rythmé, tout cela crée une masse mélodieuse de boucles et variations, celle du sable-neige du titre. Souffles et chuintements animent le flux minimaliste et répétitif, suavement vivant.

   "Recur" (pour guitare, violoncelle, contrebasse, flûte, harpe de genou et percussion) est à la fois plus agitée et plus mystérieuse. Sons discontinus et tenus créent une trame contrastée, qui se densifie vers le milieu de la pièce avec des boucles superposées, intriquées en crescendo, puis decrescendo sur la fin. Quelle magnifique puissance incantatoire !

    Avec "Temper" (titre 3, pour clarinettes et secoueur), la musique se fait presque clapotante, puis est rythmée par une triple frappe percussive. Les clarinettes sinuent, accompagnée de petits "signaux" aigus, créant un fond changeant à peine. C'est une composition radicale, proche de l'un des idéaux des minimalistes : donner à entendre des nuages dont les formes bougent insensiblement. Fascinant !

  "Stil." (pour vibraphone et grosse caisse) nous transporte en eaux profondes. Les premières mesures m'ont fugitivement évoqué certaines pièces de Gavin Bryars, comme "Vespertine Park". Vibraphone et percussion sont presque confondus dans une trame bourdonnante, vibrante, micro-carillonnante, du Steve Reich réécrit par Éliane Radigue ! "Still" signifie toujours, encore, calme, immobile, tranquille, le silence. Privé du second "l" - remplacé par un point, le mot n'était plus fini, le point étant comme l'origine de la méditation. Ce point métaphysique que l'on retrouve d'ailleurs dans le nouveau titre de l'album Sti.ll, c'est une trouée, une ouverture, par où le vide du moyeu de la roue cosmique manifeste la lumière absolue de l'extase, avec laquelle les quatre titres ont rendez-vous.

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Un chef d'œuvre. Toujours modeste, Joseph Branciforte n'apparaît pas sur la couverture, s'effaçant devant le compositeur initial. Cette réinvention magnifique est pourtant le résultat de leur travail commun.

 

Paru en mai 2024 chez Greyfade (New York, New York) / 4 plages / 1 heure et 1 minute environ / FOLIO à couverture rigide avec téléchargement en haute-résolution inclus [ comme pour Three Cellos ]

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Publié le 16 Octobre 2024

Douwe Eisenga - For Mattia / The Complete Recordings

[À propos du disque et du compositeur]

Depuis la courte pièce dédiée à la mémoire de Julia Mattia Muilwjik (13 septembre 1989 - 1er octobre 2015), composée à la demande de Katja Bosch et Janpeter Muilwijik et jouée pour la première fois le 10 septembre 2017 (voir article) en la cathédrale d'Utrecht, le compositeur néerlandais Douwe Eisenga n'a cessé de tourner autour d'elle, sortant un premier album de neuf pièces sous le titre For Mattia au printemps 2019. Aujourd'hui, depuis septembre, les enregistrements complets, en deux cds, comptent vingt titres, y compris deux nouvelles versions et un remix. Pour les détails concernant Julia et sa famille, les circonstances de la composition, je renvoie au livret d'accompagnement du disque..

Le compositeur au piano

Le compositeur au piano

[L'impression des oreilles]

Le minimalisme envoûtant de l'émotion

   La musique de Douwe Eisenga dans cette ode à Mattia et ses extensions part d'une série continue de croches, qui renvoie aussi bien à la musique baroque, au rock, qu'au minimalisme, nous dit le compositeur. Seulement les motifs sont entrelacés d'une main à l'autre, accompagnés de structures en miroir, inlassablement variés, émaillés de boucles. L'émotion naît de la simplicité, de la pureté de la mélodie au piano. Elle naît aussi de son perpétuel retour. C'est une ritournelle qui vous emporte, elle s'enroule autour de vous pour ne plus vous quitter, telle une écharpe infinie d'harmoniques. Sa grâce lumineuse vous étreint. La douceur déchirante et bondissante de "Summit" (titre 2 / cd 1), qui pourrait y résister ? Mattia revit, elle est là, elle vous regarde en dansant : τα μάτια (ta matia), en grec, ce sont les yeux, ceux de la pochette. 

   En face, il y a un autre danseur, celui de "The Opposite", poli et courtois, qui s'incline souvent devant elle. De titre en titre, une histoire surgit, d'un autre âge, intemporelle, que j'invente à mesure. C'est ce "Gentleman"(titre 4) qui virevolte pour la séduire : quel beau titre vif, étincelant, soudain grave comme une déclaration entre deux entrechats, deux glissements sur le parquet luisant de la grande salle. Puis il y a "Julia", (titre 5), le second prénom de Mattia, comme une jumelle peut-être, timide et retenue, elle fait de belles figures avec son ample robe, elle relève la tête et dans ses yeux resplendit un charme indéfinissable. Le temps ne passe plus, il sonne l'éternité, c'est "Pendulum Waves" (titre 6), le motif de Mattia oscille sans fin, plus dramatique, hypnotique : il n'est plus question d'en sortir....Voici le tonnelier, "The Cooper", mais vous êtes déjà ivre, que le vin scelle le mariage, car c'est une cérémonie, n'est-ce pas ? Nous sommes dans un film de Peter Greenaway, dans un jardin aux sentiers qui ne bifurquent pas, mais vous ramènent inlassablement au centre du miroir. Puis une autre force vous emporte, "Carried Away" (titre 8) balaie tout, piano plus orchestral, tournoyant jusqu'au vertige en ellipses splendides et fastueuses... pour vous mener au bord de la mort. "On the edge" a des accents à la Arvo Pärt dans son dépouillement, sa gravité bouleversante, distillant des gouttes de lumière d'un autre monde.

   Le second disque apporte de nouvelles pièces tout aussi réussies. "Corn", "Beguine" et les titres suivants sont des variations émouvantes du titre matriciel "For Mattia". L'ode à Mattia s'élargit à la célébration de toutes les disparues en prenant ses racines dans un important recueil de 996 brèves mélodies populaires du XVIIIe siècle, The Old and New Dutch Farmer Songs and Contra Dances, dans lequel Douwe Eisenga puise son inspiration depuis une dizaine d'années et auquel il a pris certains titres comme les deux premiers mentionnés plus hauts, mais aussi "Gentleman" ou "The Cooper". Le titre 10, un remix de "Julia" par Pim van de Werken, inclut des sons électroniques nimbant la pièce d'une aura irréelle.

   Au total, après Piano Files I & II (2011 / 2016), ou Simon Songs (2015), "For Mattia" forme un nouveau cycle majeur pour piano, qui s'inscrit dans le parcours de ce compositeur resté fidèle à un minimalisme enrichi d'influences populaires baroques.

 

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Un double album bouleversant, la danse sans fin de la Vie au bord de la Mort.

Paru en septembre 2024, digipack double CD + livret de 16 pages, disponible sur le site du compositeur / 20 plages / 1 heure et 27 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Le piano sans peur, #Minimalisme et alentours

Publié le 1 Juillet 2024

Ingrid Schmoliner - MNEEM

[À propos du disque et de la compositrice-interprète]

    Compositrice et enseignante, la pianiste autrichienne Ingrid Schmoliner s'est fait un nom dans le domaine des musiques contemporaines, qu'elles soient d'avant-garde, improvisées, expérimentales. Commande du Wien Modern Festival en 2019, sa dernière composition MNEEM est un bloc d'un peu plus d'une heure qui exige une concentration absolue de l'interprète. Enregistrée dans la Wiener Konzerthaus, elle est jouée sur un piano à queue préparé avec des bouts de bois sculptés, des clous, du caoutchouc et des poils de porc-épic. Les pierres de l'album - photographiées par Maria Frodl - ont été collectées par l'artiste sur les rivières et les plages au cours de ses voyages. Ce sont des pierres qui accompagnent Ingrid Schmoliner. Sur les impressions, il est écrit de quelle rivière ou plage ces pierres ont été trouvées.

Ingrid Schmoliner / Photographie © Thomas Plattner

Ingrid Schmoliner / Photographie © Thomas Plattner

[L'impression des oreilles]

   Les Métamorphoses du piano

   La main droite répète jusqu'à la fin un motif de croches rapides, qui changera peu au long de la pièce. Sur cette assise minimaliste, Ingrid Schmoliner construit une œuvre fascinante, constamment mouvante. Fragile et cristalline au début, elle est dramatisée par la main gauche et ses interventions percussives d'abord espacées, mixées et amplifiées, envoyées dans la salle par des haut-parleurs. Puis la main gauche coule aussi des motifs rapides, épaississant la trame sonore. Cette même main intervient à la fois comme piano grave et comme une sorte de xylophone. Puis interviennent des sonorités évoquant des gongs de gamelan. La composition se creuse, telle le déversoir de plusieurs sources intarissables, croisées, mêlées, accélérant ou ralentissant. Nous voilà en pleine mer, bercés par une douce houle. La main gauche introduit grincements et chocs bruitistes dans ce continuum halluciné, qui met l'auditeur dans un état second, propre à recevoir tout un monde étrange surgi de l'intérieur du piano, devenu nef craquante, martelée. Au milieu de la pièce, c'est comme un cauchemar, un cercueil qu'on frapperait pour l'ouvrir, et puis c'est l'irruption d'une lumière imprévue, une autre phase. Car cette œuvre prend différents visages : après trente trois minutes, la pièce se fait solennelle, puissante, grondante, de plus en plus sourde, de plus en plus mystérieuse, mécanique incantatoire ténébreuse parcourue de déchirements, craquements. Un véritable passage au noir, le piano devenu un instrument infernal ! Puis d'énormes torsions internes agitent la masse, soulevée, aérée, à nouveau cherchant le chemin de la lumière dans le retour d'un fracas menaçant. Il y a dans cette musique quelque chose de mythologique, l'écho de luttes titanesques. C'est la matière même dont on entend le vacarme, l'effort contre la pétrification, l'immobilité. C'est le chant obstiné d'une révolte obscure, immémoriale, qui s'enfle dans l'irrésistible et long crescendo final.

   Une composition prodigieuse !

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  Je ne peux hélas rien vous dire du titre...

Paru en mars 2024 chez Vintil Records (Vienne, Autriche) / 1 plage / 61 minutes environ

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Publié le 17 Juin 2024

OdNu - Ronroco Rococo Memories

[À propos du disque et du compositeur]

   OdNu est le pseudonyme musical de Michel Mazza, compositeur argentin natif de Buenos-Aires, dorénavant installé à Hudson (État de New-York). Musicien prolifique, on lui doit de nombreux albums. Il s'inscrit avec Ronroco Rococo Memories dans le sillage d'un autre compositeur argentin, Gustavo Santaolalla (né en 1951), auteur d'un disque titré Ronroco paru chez Nonesuch Records en 1998.

  

Ronroco,  style "Los Kjarkas"
Ronroco, style "Los Kjarkas"

Qu'est- ce que le ronroco ? Un instrument à cordes aux tons plus bas que ceux du charango, mais plus hauts que ceux de la guitare. Conçu en 1968 par le bolivien Gonzalo Hermosa du groupe folklorique Los Kjarkas, il était à l'origine fabriqué à partir de la carapace d'un tatou ou d'une tortue, mais sa caisse est aujourd'hui surtout en bois. C'est en général un instrument d'accompagnement.

OdNu en fait un tout autre usage, l'utilisant comme source sonore au cœur de déconstructions, décompositions à l'aide de synthétiseurs. D'autres sons électroniques et des sons de terrain créent un univers qui peut faire songer à l'esthétique rococo, ornementale et surchargée, créatrice d'illusions. La suite composée par le nom de l'instrument, auquel est juxtaposé le mot "rococo", évoque déjà les motifs répétitifs caractéristiques du disque.

[L'impression des oreilles]

   Oniriques hypnoses ad libitum...

   Arpèges virevoltants, surfaces miroitantes démultipliées, créent un monde changeant de nuages harmonieux et harmoniques. De petits motifs répétés ne cessent d'éclore comme des bulles. On se promène dans de vastes paysages au fil de variations lumineuses. Les onze compositions, entre trois minutes trente et huit minutes trente chacune, prennent le temps de nous faire perdre contact avec la réalité solide et matérielle. "Under The Igloo" (titre 2) prend peu à peu un tour hypnotique, nous berçant de cellules tournoyantes de ronroco et de vents de saxophones (?) emportés par des vagues longues de synthétiseurs. La musique d'OdNu clapote sans fin, si séduisante qu'on se laisse envelopper, qu'on s'abandonne.

   La plus longue pièce, "Adaptogenic" (titre 3), si elle a une dimension discrètement épique, chargée de textures plus épaisses, grondantes, baigne dans un climat de nostalgie rêveuse. C'est un lamento qui ne cesse de s'élancer, de renaître, un largo d'une bouleversante douceur, beau mélange de cordes pincées et de nappes frémissantes. "Loco" (titre 4) alterne d'abord un motif de quelques notes et une note répétée seule, mais très vite la boucle s'enrichit, s'étage sur plusieurs niveaux, rejointe par d'autres sons, clairs ou troubles, telle une sculpture ou une frise surchargée de motifs qui nous submerge de détails. C'est une spirale de plus en plus profonde, un psychotrope merveilleux !

   On entend des souvenirs de musiques folkloriques latino-américaines, par exemple au début de "Radiance" (titre 5), souvenirs utilisés comme motifs génératifs. Très vite, le compositeur les dépayse, les transplante dans un milieu proliférant. La musique d'OdNu est volontiers kaléidoscopique, jouant de multiples fragments. Elle est rococo en ce sens que, comme dans l'art baroque, en plus exaspéré, elle vise à n'être plus que mouvement par la multiplication des courbes, des niveaux. Tout finit par miroiter, se dissoudre dans une pluie sonore nimbée de mille résonances et couleurs.

Aux Portes d'une nouvelle Perception...

   "Groundhogs" (titre 7) porte à nouveau à son plus haut niveau d'irréalité l'intrication multiple et incessante des composantes sonores. Curieuses "marmottes" bondissantes, rampantes, effarant ballet fragmenté, pour une lévitation extatique ! Plus vous avancez dans l'album, plus vous êtes envoûté, comme dans l'extraordinaire "Dividing" (titre 8), profitant de l'effet du titre précédent, car cette musique est cumulative. Chaque titre devient l'étape d'une transe, vous vous surprenez à écouter un même titre deux fois, trois fois, gagné par le balancement irrésistible d'une musique de plus en plus océanique, éblouissante. "Meaning" (titre 9) porte la musique dans des nues électriques zébrées de micro orages : ne sommes-nous pas à l'intérieur même des nuages ? Les boucles répétitives serrées, parfois en écho, sont traversées d'irruptions sonores diverses dans un flux onduleux entre apparition et disparition. Plus cristalline, "La Ultima Vez" est ponctuée de bourdons, d'éclairs, immense palais de résonances. Tout en glissements, le dernier titre, "Arena y Sol" (Sable et Soleil), poudroie dans une myriade de réfractions, au bord de la dissolution : il manque à mon sens d'une assise, d'une vraie structure, peut-être volontairement pour marquer la fin de l'album. Oublions-le au besoin !

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   OdNu donne au ronroco, fils du charango, lui-même fils des anciennes guitares espagnoles importées dans les Andes, des lettres de noblesse contemporaine, travaillant ses sonorités avec un art consommé de la musique électronique pour en tisser des toiles ambiantes ensorceleuses à la frontière d'un minimalisme irréel.

Paru en mai 2024 chez Audiobulb (Sheffield, Royaume-Uni) / 11 plages / 1 heure et 1 minute environ

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Publié le 3 Juin 2024

Melaine Dalibert (7) - Eden, Fall
L'algorithme, un moyen et non une fin !  

Je suis dans les séries. Après mon septième article consacré à Yannis Kyriakides, voici le septième consacré au pianiste et compositeur français Melaine Dalibert, que j'ai suivi depuis son premier disque,  Quatre pièces pour piano sorti en 2015,  jusqu'au sixième, night blossoms en 2021. Les deux disques suivants m'ayant laissé sur ma faim, je me suis abstenu, fidèle à ma ligne éditoriale : n'écrire que sur des disques aimés. Aussi suis-je très heureux de retrouver Melaine pour son dixième album, composé de trois titres de durée très différente. Fidèle à son amour des algorithmes, Melaine Dalibert s'est expliqué dans une courte vidéo sur l'usage qu'il en fait, sans passer par un ordinateur ou un logiciel, concevant « l'algorithme comme une série d'opérations posées sur papier, qui (lui) permettent de générer des hauteurs de note, des intervalles, des durées, c'est-à-dire de paramétrer le flux sonore au plus près de (ses) intentions musicales ». L'humain reste donc au premier plan, et s'il recourt aux mathématiques, aux fractales par exemple, c'est en tant que moyen d'obtenir ce qu'il souhaite.

   Assomption baroque...

   Le premier titre, "Eden", dure un peu plus de trente-sept minutes. La pièce repose sur une petite phrase musicale de sept notes, répétée et étirée, soutenue par des entrées en canon. Il faut toutefois préciser que le piano n'est pas premier : ce qu'on entend d'abord, qui va sous-tendre la composition dans toute sa durée, c'est un bourdon d'orgue positif passé au synthétiseur, bourdon légèrement oscillant sur lequel le piano vient se poser. C'est en quelque sorte le plateau des miroirs, allusion au disque de Brian Eno et Harold Budd The Plateaux of mirrors, sorti en 1980 avec pour sur-titre "Ambient 2". La date de 1980 n'est pas anodine. Melaine Dalibert joue sur un piano Yamaha des années quatre-vingt, comme il les aime. D'emblée, cette musique est donc inactuelle, intemporelle. Sur ce plateau, la phrase est répétée comme sur un miroir, puis sur plusieurs miroirs au fur et à mesure des entrées. Ce jeu de réflexions creuse la surface, multiplie les plans, si bien que la répétition se dilue. L'intérêt de jouer sur la durée, c'est de faire oublier l'algorithme, la répétition. La pièce prend un aspect labyrinthique grâce aux longues résonances : les harmoniques se chevauchent à différents niveaux. Tout se passe alors comme si l'on entendait une génération spontanée de notes, une éclosion de bulles sonores. C'est cela, l'Éden, cette moire tintinnabulante, ce flottement immense, cette irréalité montante : plus rien ne pèse, et la beauté lumineuse dissout les contours. La musique monte au ciel comme les chants d'oiseaux entendus dans le dernier tiers de la composition. Elle exulte dans les dernières minutes, sublimée dans la magnificence de ce qui est devenu une imperceptible giration archangélique.

   En ce sens, c'est une authentique musique baroque, l'image de la pochette, avec sa trouée d'azur dans laquelle baigne un troupeau de nuages, pouvant être mise en relation avec les Assomptions des grands tableaux des peintres de ce courant et aussi avec les dômes d'églises d'un Francesco Borromini par exemple. Le cercle, d'ailleurs, est irrégulier, tend vers l'ellipse. Par baroque, il faut entendre ici une forme d'aspiration religieuse, caractérisée par l'oubli du Monde et de sa temporalité, sa densité, provoquée par la lente déréalisation de la phrase initiale, tellement diffractée, multipliée, qu'elle en a perdu sa réalité.

   Il faut être toujours ivre...

    Le second titre, "Jeu de Vagues", le plus court des trois avec un peu plus de trois minutes est une étude pour la main droite seule reposant sur un motif de treize notes. Dans la même vidéo, Melaine Dalibert parle à son sujet de créer, par des perturbations presque aléatoires, « un contrepoint en trompe-l'œil, ou plutôt en trompe-l'oreille ». Or, le trompe-l'œil est au cœur de l'esthétique baroque. On sait que Steve Reich est lui-même influencé par cette musique. La répétition variée d'un motif (regardez le plafond de Saint-Charles aux Quatre Fontaines), surtout ici avec son rythme soutenu, sans pause aucune, jette le trouble en produisant un clapotis. Le tuilage, la superposition rapide des harmoniques tourbillonnantes, crée un quasi bourdon, renforcé par le bruit sourd des marteaux. On n'entend plus que les crêtes des notes sur une énorme vague résonnante. Pièce brumeuse et étincelante à la fois, trop brève pour être hypnotique : l'ivresse de la course lui suffit pour tromper le Temps !

Une Ode à la Vie !   

   « Étude implacable de percussion », dit Melaine de sa troisième pièce, "Fall", qui descend de l'extrême aigu du piano dans les graves. Partant d'une seule note répétée, la composition s'étoffe peu à peu jusqu'à agréger un accord de dix sons au bout de ses quatorze minutes. Des trois, c'est la pièce la plus répétitive, la plus serrée. En somme, le disque propose trois études comparatives des effets des différences de densité, "Eden" étant la plus aérée. "Fall" rejoint  les expérimentations d'un Charlemagne Palestine avec son "strumming" (martèlement). Si "Fall", en anglais, signifie aussi bien « chute(r) » que « automne », il me semble que cette troisième étude est d'abord celle de la chute, par opposition à "Eden", pièce de l'ascension, "Jeu de Vagues" se situant à mi-chemin, restant à la surface, à l'horizontale. Cette fois, la durée, ajoutée aux battements incessants du piano, produit un effet hypnotique : elle occupe le cerveau, le submerge par la montée en puissance des accords. Le martèlement correspond à un mantra répété inlassablement, dans une obsession farouche du plein, assez fréquente chez les Minimalistes : atteindre le vide par le plein, la saturation. L'étude est fascinante, souvent d'une grande beauté, et, paradoxalement, dans le dernier tiers, avec l'élargissement du spectre sonore, elle se retourne en irrésistible pulsation vitale, très reichienne, perdant la sécheresse systématique de ses débuts. De chute il n'y a plus, et c'est l'automne, saison de l'éclosion, des Vendanges. Superbe !

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   Un triptyque pour deux envolées transcendantes et le surplace extasié d'un oiseau au ras des vagues du monde flottant. Trois saisons ? Printemps, Été, Automne...

   Je reviens à l'image de la pochette. J'y vois aussi un nid, un nid troué, celui qui permet l'ascension. Des trois titres, "Eden" est celui qui me touche le plus, justement parce qu'il échappe à l'enfermement d'une structure défaite par la Grâce légère, impondérable, folle comme une graminée qui s'envole dans la Lumière.

Paru le 24 mai 2024 chez Ici D'Ailleurs - Mind Travel Series (Nancy, France) / 3 plages / 55 minutes environ

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Coupole de Saint-Charles des Quatre Fontaines, à Rome. Architecte : Francesco Borromini.

Coupole de Saint-Charles des Quatre Fontaines, à Rome. Architecte : Francesco Borromini.

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Publié le 30 Mai 2024

Samuel Reinhard - For Piano and Shō
Prendre le temps de la lenteur... 

    Samuel Reinhard (né en 1980) est un compositeur suisse de musique électroacoustique installé à New-York. Profondément transformé par une résidence selon lui manquée dans le désert Mojave (Californie), il compose une musique inspirée par un minimalisme décanté et des principes aléatoires, fondée sur des répétitions et des durées prolongées. En juillet 2022, il a sorti un disque superbe, intitulé tout simplement Répétitions, édité conjointement par Hallow Ground (label suisse que l'on retrouve régulièrement dans ces colonnes) et Präsens Editionen (autre label suisse de Lucerne), disque qui rassemble quatre pièces de longueur similaire formant un cycle pour trois pianos. Le nouveau disque édité par elsewhere music continue et approfondit sa recherche d'une musique visant à rapprocher les interprètes et les auditeurs dans une écoute profonde de la lenteur, des infimes fluctuations au fil des répétitions et des silences.

Piano et shō : rencontre harmonique !

    Dès le départ, j'aimais beaucoup l'idée d'associer le piano et le shō, orgue à bouche avec dix-sept tubes de bambou de la musique traditionnelle japonaise Gagaku (musique de cour raffinée) : le frapper du piano, son côté percussif, et le souffle, la respiration. Mais le shō est à sa manière un petit clavier, et le piano, en faisant résonner les notes longuement, se rapproche de ce petit orgue : pour les deux instruments, l'harmonique prime alors sur le mélodique. Le disque réunit le pianiste canadien Paul Jacob Fossum et la japonaise Haruna Higashida, joueuse de shō dans le style Gagaku très impliquée dans la musique contemporaine.

Samuel Reinhard par Hatnim Lee

Samuel Reinhard par Hatnim Lee

     Plénitude de la Vacuité

   Deux pièces de durée voisine constituent l'album. Dans la première, enregistrée en session multipiste, trois pianos et trois shōs se succèdent, se répondent. Quelques notes égrenées, répétées, forment l'armature de la composition. Elles résonnent longuement. Peu à peu se crée comme un escalier intérieur, un colimaçon réfracté sur plusieurs niveaux, aéré de silences. La mélodie restreinte fournit des pas, des marches harmoniques. On est enveloppé par un lent enchevêtrement, les notes des shōs formant comme des traînes scintillantes aux harmoniques des pianos. Les répétitions se dissolvent dans cette matière mouvante, ce flottement presque immobile des harmoniques. Tout n'est plus qu'infinie douceur, sérénité immense. L'auditeur s'abandonne à une temporalité étirée, véhicule d'une ineffable beauté. Samuel Reinhard est l'architecte minutieux du Ravissement.

  Visages de l'Éternel Retour...

    La seconde pièce est pour un seul piano et un seul shō. Samuel Reinhard la présente ainsi : « Dans la deuxième pièce, un piano se déplace à travers un trio de figures – un arpège, une improvisation, un accord – pendant toute la durée de l'interprétation. Chaque itération de cette séquence est accompagnée d'un seul shō, qui sélectionne et joue librement une note ou un accord, émergeant de la première figure du piano et disparaissant dans la troisième. Tout au long, les joueurs maintiennent les notes par le toucher ou la respiration jusqu'à ce que le son disparaisse. » Le piano se trouve tantôt seul, tantôt accompagné par le shō dont les harmoniques doublent les siennes. On dirait que le piano appelle le shō, qu'il le fait surgir pour l'épouser, l'écouter, se fondre avec lui dans le silence. Chaque séquence est en effet comme une étreinte aérienne, renouvelée et approfondie, de plus en plus gorgée de temps, de plus en plus informée par le silence. Elle nous emmène toujours plus dans un hors-temps qui esquisse peut-être le profil aveugle de l'Éternité.

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          Un disque miraculeux. Le mariage mystique de l'Occident et de l'Orient aux Portes secrètes du Silence.

Paru début mai 2024 chez elsewhere music (Jersey City, New Jersey / États-Unis) / 2 plages / 41 minutes environ

Pour aller plus loin

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Publié le 14 Mars 2024

Michael Vincent Waller - Moments Remixes

   Compositeur américain installé à New-York, Michael Vincent Waller a étudié avec La Monte Young, Bunita Marcus (pianiste, amie proche et collaboratrice de Morton Feldman à la fin de sa vie). Deux ans après Trajectories, il sort en octobre 2019 Moments, un album de pièces pour piano solo, avec quelques compositions pour vibraphone solo. L'idée de faire des remix est contemporaine de la sortie de l'album. Le premier date de la fin 2019, avec Jlin, musicienne électronique, productrice et DJ originaire de l'Indiana. En janvier 2020, un second est sur les rails, avec Xiu Xiu, un groupe de rock expérimental américain. Fin 2021, presque tous les remix sont produits, mais il faudra encore trois années de maturation pour qu'ils trouvent leur forme définitive. Seize musiciens ou groupes interviennent sur ce double LP.

   Les pièces de Michael donnent ainsi naissance à une galaxie de titres appartenant à des genres variés : musique électronique, IDM (Intelligent Dance Music), rock d'avant-garde, musique ambiante ou de drones...Chaque remix est le fruit de la collaboration entre Michael et l'artiste intervenant.

Michael Vincent Waller à gauche et Jlin à droite

Michael Vincent Waller à gauche et Jlin à droite

    Une pléiade de musiciens talentueux...

   La deuxième partie du cycle Return from L.A. pourrait servir de fil directeur à cet ensemble. Remixée trois fois, par Moor Mother avec l'ajout d'une partie vocale à demi rappée (titre 3), par Tom VR avec glitchs, percussions syncopées et arrière-plan de synthétiseurs, (titre 5), par Jlin dans une version plus syncopée encore, véritablement trouée de dérapages et relativement hypnotique (titre 8), elle atteste du succès des mélodies de Michael Vincent Waller.

     "For Papa", le premier titre de l'album initial, est remixé deux fois, par Xiu Xiu en première position, une très étonnante version expérimentale hyper élégiaque avec guitare saturée et chant tordu ou déformé, torrents de particules électroniques, et par DJ Marcelle /Another Nice Mess, version tribale avec percussions bondissantes au premier plan et arrangement de synthétiseurs languissants au second pour accompagner le piano (titre 12).

Deux remix aussi pour le magnifique "For Pauline" : d'abord celui de Yu Su (titre 9), l'un des plus beaux peut-être, brumeux et chaloupé, répétitif à souhait, avec un côté Terry Riley (mai oui, la compositrice revendique d'ailleurs son influence !) ou quasi reichien (Steve, bien sûr...), puis celui de Prefuse 73, alias de Guillermo Scott Herren, compositeur de musique électronique et de hip-hop, aussi remarquable, extrêmement élaboré, orchestral dans des textures changeantes splendides, qui donnent à la composition une profondeur vibrante.

...pour un double LP ambitieux !

   Deux remix encore pour "Vibrafono Studio", le premier à nouveau par Prefuse 73 (titre 11), avec une étrange version à deux vitesses, le second par Fennesz (titre 13), qui signe une version glauque, abyssale, d'une lenteur magnifique, autre grande réussite de ce double LP.

   Deux aussi pour "Jennifer", le premier par la britannique Loraine James (titre 14), vision d'un dub minimal presque entièrement percussif, le remix le plus déconcertant pour moi je ne le cache pas, le second (titre 18) par la norvégienne et mexicaine Carmen Villain, ambiant et répétitif, lent engloutissement dans une brume dévorante.

   Vous l'aurez compris. Michael Vincent Waller a soigneusement sélectionné les participants, a veillé à ce qu'on entende aussi sa musique. Les remix ouvrent les potentialités de ses pièces souvent courtes, limpides et mélodieuses. Le remix par Jlin de "Nocturnes - N°4" (titre 4) -- original superbe dans l'esprit d'Erik Satie, est d'une remarquable finesse, ponctuant les articulations de la composition de hoquets, glitchs et de très brèves interventions vocales. La ravissante et diaphane "Love - I. Valentine" est nimbée d'allégresse légère dans le remix de Lex Luger (titre 6), comme la danse d'une bergère dans un pré paradisiaque. Le très glassien "Bounding" (je pense aussi à Wim Mertens), dernière pièce de Moments (5'12), donne lieu au plus long remix (7'20), celui de Levon Vincent, d'un minimalisme "house" épuré jusqu'à la corde rythmique, juste brièvement agrémenté de voix spectrales sur la fin. Jefre Cantu-Ledesma creuse la veine élégiaque de la rayonnante première partie de "Return from L.A." dans le titre 10, distendu, caverneux, crépusculaire, n'ayant pas hésité à faire quasiment disparaître la musique originale. La française Lafawndah ose un remix en grande partie vocal (et a capella) de "Divertimento" (titre 15) : et c'est très beau, avec des résonances de musique indienne.

   Je n'oublie pas la version plutôt jubilatoire que donne Xiu Xiu de "Roman" (titre 16), cavalcade hennissante et fantasque dans un pays de fantômes...

   Régalez-vous, c'est du très beau travail collaboratif, une superbe traversée des musiques vivantes d'aujourd'hui !

Paraît le 15 mars 2024 chez play loud ! productions (Berlin, Allemagne) // 2 LP - 18 plages / 1 heure et 6 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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