musiques contemporaines - experimentales

Publié le 8 Avril 2014

Dennis Johnson - November

Le monument secret du minimalisme

   Quatre heures et presque cinquante-trois minutes, 4 cds chargés à bloc, c'est November, interprété par R. Andrew Lee, dans un coffret présenté par Kyle Gann, critique musical et compositeur majeur. Dire que c'est un choc ne suffit pas à rendre compte de la découverte. Mais avant d'aller plus loin, quelques mots sur l'histoire de cette œuvre monumentale, perdue pendant un demi siècle.

   Kyle Gann raconte. Nous sommes vers 1992, il est en train d'écrire un article sur La Monte Young et son introduction des drones longs dans la musique d'avant-garde qui lui assure d'être reconnu comme le "père du minimalisme". La Monte lui donne alors une cassette de 120 minutes d'assez piètre qualité faisant mention d'une pièce intitulée November, datée de 1959, attribuée à Dennis Johnson, l'enregistement datant, lui, de 1962. La pièce est d'une austérité glaciale, méditative à l'extrême, s'arrête abruptement au bout de 112 minutes, manifestement coupée en plusiseurs endroits. Et La Monte Young lui signale que cette composition a été la source de son opus magnum, The Well-Tuned piano...

   L'histoire de la musique minimaliste est à réécrire. Dennis Johnson invente le minimalisme avant la lettre, bien avant Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass, la deuxième génération en fait. Lui appartient à la première, condisciple de La Monte Young qu'il rencontre à l'UCLA (Université de Californie à Los Angeles) en 1957, et de son ami Terry Jennings. Après avoir bricolé de la musique d'avant-garde, des concerts improbables pendant quelques années à peine, il cesse de faire de la musique, disparaît pratiquement de l'histoire du minimalisme en train de se constituer. Une rumeur toutefois persiste : November durerait presque six heures... la durée du Well-Tuned piano...

     Revenons à Kyle Gann. Il conserve la vieille cassette, l'écoute de temps à autre. Il faut attendre le milieu des années 2000 pour que la technologie lui permette de la numériser et de la transcrire...mais il ne reste que 112 minutes sur six heures. Il a besoin de l'aide de Dennis Johnson. Le compositeur Daniel Wolf lui fournit heureusement l'adresse et le numéro de téléphone de Dennis en Californie, qui lui envoie une copie du manuscrit de la partition, six pages de cellules mélodiques et de diagrammes pour les relier. Par téléphone, il lui dit qu'il est né en 1938, qu'il a donc écrit November entre vingt et vingt-et-un an, qu'il était âgé de vingt-trois lorsqu'il l'avait enregistré dans la maison de la mère de Terry Jenning.

   Commence une autre histoire, celle de la reconstitution de November et de sa place exacte dans le mouvement minimaliste. Je n'en signalerai que quelques points. Pour le reste, je renvoie à l'excellente présentation de Kyle, à laquelle tout ce qui précède est entièrement redevable - je ne fais guère pour le moment que le traduire.

   Avant November, La Monte Young et Jennings avaient déjà écrit de la musique atonale très lente. November débute en Sol mineur, se trouvant ainsi la première pièce tonale de l'histoire du minimalisme, le retour à la tonalité étant l'une des marques du courant. De plus, November est sans doute la première pièce construite sur la répétition  de courts motifs et le processus additif. La pièce débute avec deux notes isolées, répétées, auxquelles vient s'ajouter une troisième, et ainsi de suite. Ces procédés, parmi lesquels il faudrait inclure la très longue durée  (excessive diront les détracteurs...) feront la célébrité de la seconde génération minimaliste. D'emblée, Dennis Johnson a ouvert une nouvelle page de l'histoire de la musique...

   Kyle Gann dit sa perplexité devant un manuscrit qui se présente comme un véritable puzzle, agrémenté de remarques de Dennis pas toujours très éclairantes. Il semblerait que le compositeur ait ensuite retravaillé certains motifs, ou plutôt la question épineuse des liens entre motifs. Bref, une séquence de motifs s'est peu à peu dégagée, du type :

A B A C A B A C D C D B A C D C D E D E

    Kyle Gann signale en outre que, vu l'influence de la musique de Webern dans ces années-là, on peut trouver la trace de motifs de deux ou trois notes des Variations pour piano du Viennois, bien que le langage musical de Johnson soit nettement plus consonant.

    Nous arrivons à la première réapparition de la pièce, à la fois la plus fidèle aux 112 minutes de la cassette et la plus plausible en appliquant les principes compositionnels indiqués dans le manuscrit. Elle eut lieu lors de la "Conference on Minimalist Music" à l'Université du Missouri à Kansas City en setembre 2009. Kyle se demandait s'il pourrait tenir assis six heures devant un piano...Mais la pianiste Sarah Cahill, déjà saluée dans ces colonnes, vint en renfort, et c'est en jouant tour à tour qu'ils donnèrent cette première mondiale.

   Depuis, le pianiste R. Andrew Lee a repris le flambeau, suivant la transcription de Kyle Gann, lequel est revenu vers une version un peu plus courte, estimant que pour atteindre les six heures, il lui manquait des matériaux, perdus et difficiles à interpoler. Ce qui donnait quatre heures et demie. La version de concert de Lee fait presque cinq heures. Aucune version de concert n'est identique, chaque pianiste résolvant à sa manière la question du lien entre les motifs ou les séquences de motifs et celle des augmentations inhérentes au processus compositionnel. À signaler que le pianiste français Nicolas Horvath, passionné de minimalisme, a déjà donné en concert des fragments (plus ?) de November.

 

 

À la rencontre du Temps pur ?

   Que nous dit, avant toute chose, November, aujourd'hui, sur notre temps ? Que nous n'avons plus le temps, plus le temps de consacrer cinq heures à une œuvre de cette ampleur. November est résolument à contre-temps : elle nous oblige à forer un espace d'écoute dans notre quotidien saturé d'occupations, de messages. Il faut s'asseoir, se laisser aller au fond d'un fauteuil, toutes affaires cessantes. Téléphones débranchés, écrans éteints. Le calme, la pénombre, pour acceillir cette musique, belle, limpide, qui égrène le temps seconde à seconde, comme on éplucherait un oignon, la montre ronde, pour en extraire la quintessence. Une musique chargée de silence, d'une tranquillité d'un autre monde, entre l'automne et l'hiver qui vient. Chaque note résonne, on lui laisse le temps de nous atteindre. Chaque note voyage, se propage avant de s'éteindre peu à peu. Chacune d'elle se tient bien droite dans son halo d'harmoniques. Chacune compte. On compte le temps, on le décompte sans le dénombrer. Dennis Johnson nous invite dans la durée pure, qui est pure joie de brûler, car chaque note est une flamme qui s'élance et rayonne. Pendant ce temps, les horloges sont abolies. Plus rien sinon la hauteur de chacune, sa voix profonde ou frêle. Plus rien sinon les interférences vibratoires, les croisements dans le vaste labyrinthe du Temps. On avance, on fait un pas de côté, on se décale, on monte et on descend. On ne sait plus où l'on est parce qu'on n'est nulle part ailleurs que dans le tissage patient, la grande trame originaire où tout se tient. Chaque note est chargée du souvenir des notes antérieures ; sous chaque motif jouent en filigrane les variantes déjà entendues ou peut-être imaginées, on ne sait plus dans cette cathédrale pleine d'échos.

   La question de la durée réelle de November ne se pose que pour les musicologues. Pour l'auditeur, elle est sans grand intérêt. Ce temps qui semble découpé tranche par tranche par le tranchant des notes successives, mesuré par la rigueur mathématique des intervalles, est moins qu'un autre débité, pour tout dire tué. Cette musique ne passe pas le temps, elle l'effectue, l'accomplit, un brin altière d'avoir conscience de la noblesse de sa tâche. Rien ne presse. J'ai envie de dire qu'elle se marie au temps, elle l'épouse en le suivant dans ses replis, ses stases, ses redites qui n'en sont pas. Le temps avance et n'avance pas. Au fur et à mesure qu'on s'enfonce dans l'œuvre, chaque note, chaque motif sonne à la fois comme neuf et déjà entendu. Tout se charge alors d'une majesté impressionnante qui nous prend dans les rets serrés de ses reprises et variations infimes. Si l'on a tenu, qu'on passe le cap des deux heures, on sait qu'on sera marqué à jamais par une telle musique. Pourtant, il n'y a pas à proprement parler de rythme, et comment pourrait-on parler de transe comme dans les cérémonies gwana par exemple ? Pourtant, il faut bien l'admettre, un rythme finit par s'imposer et, installé dans la durée, l'auditeur connaît une véritable transe, mais une transe sans anxiété ni inquiétude ni excitation extrême, une transe originaire : écouter November de bout en bout, c'est la transe de la mer, la transe de la vie, au sens de la traversée, elle nous transporte pour nous mettre face au Temps, pour qu'enfin nous le regardions vivre en descendant en nous-même. Mais quel temps au juste ?

   Novembre, neuvième mois de l'année, est souvent considéré comme le mois de la dépression : l'automne tire sur sa fin, l'hiver s'annonce. Période de retrait, de creux, où l'on cesse de se presser, par conséquent période de retrouvailles avec son moi profond, dont les sous-sols abritent le seul temps que nous puissions appréhender, le temps intérieur. C'est ce qui effrayera beaucoup d'auditeurs, la confrontation avec ce creux du monde, avec ces cavernes pleines de silences sonores. En un sens, November est un immense memento mori, où chaque note sonne l'heure inéluctable, mais une heure pure, quelconque, non situable, peut-être toujours la même, celle de l'ici-toujours-là. C'est pourquoi, à sa manière paradoxale, la pièce de Dennis Johnson scande le pulse, la pulsation fondamentale, première, celle que l'on retrouvera, moins austère, plus compatible avec le rythme de la vie contemporaine, chez un Steve Reich.

   N'oublions pas : c'est un jeune homme de vingt ou vingt-et-un ans qui a composé cette musique atemporelle, intemporelle, fraîche et fière. Elle nous convie à venir boire à la source intarissable qui coule, invisible, sous le béton épais de nos occupations, de nos divertissements, aurait dit un Pascal. Inachevé, November ? Non, puisque cette pièce, en raison de sa structure, est virtuellement infinie. Chaque interprète, en l'interprétant, c'est-à-dire en raccordant les motifs, en les faisant respirer à sa façon, l'achève provisoirement, pour lui-même, pour l'auditeur qui s'y plonge et s'y retrempe...car cette musique équivaut à un exercice spirituel revigorant, essentiel.

   Je crois que, pour commencer, il faut écouter la pièce dans son ensemble, pour se rendre compte. Qu'ensuite, on peut la prendre presque n'importe où : notre mémoire reconstitue le reste, retrouve ses marques, imagine d'autres parcours. Et puis on y revient, attiré par sa puissance mystérieuse, hiératique. On l'entend de mieux en mieux, on se perd dans ses splendeurs secrètes. En ce moment même, autour de trois heures et huit minutes, tout se densifie, puis elle semble s'échapper, elle nous tire à elle, nous intrigue, ravissante..., et en plus, elle accélère, maintenant...

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Paru chez Irritable Hedgehog Music en 2013 / 4 cds / 1 titre : 4 heures 52 minutes...

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 2 décembre 2020)

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Publié le 26 Mars 2014

Ann Southam, le piano danse à travers le temps.

   Après ma présentation de Soundings for a new piano interprété par R. Andrew Lee, je reviens comme prévu vers l'œuvre d'Ann Southam, compositrice canadienne décédée en 2010, cette fois avec deux disques longs qui confirment et amplifient mon admiration, ma fascination. 

   La pianiste Christina Petrowska Quilico interprète dans Pond Life, double cd paru en 2009, des pièces que la compositrice a spécialement écrites pour elle à la suite du succès remporté par Rivers. Toutes sont inspirées par des rivières, les cycles Spatial View of Pond I et II empruntant leur titre au tableau de l'artiste nippo-canadienne Aiko Suzuki. Quelques compositions sont plutôt virtuoses, comme "Noisy river" ou "Commotion Creek", suggérant le cours tumultueux des eaux vives par l'intrication des lignes mélodiques, la répétition rapide de brefs motifs rythmiques. La musique est flexible, changeante, débordante d'une joie simple, élémentaire, celle du mouvement perpétuellement renaissant. Précisons que l'ensemble de l'album  a été composé pour la danseuse et chorégraphe Terrill Maguire...Mais la majorité des titres sont plus calmes, introspectifs. Ils semblent interroger dans une danse légère, comme une fumée qui s'élève, s'estompe, reprend. Ce sont des lignes esquissées, subtilement variées, autant de montées vers l'immuable. D'une certaine manière, il s'agit de propositions méditatives, d'une grande pureté, la compositrice alliant un dodécaphonisme non dogmatique à une approche intuitivement minimaliste dont l'extraordinaire cycle des dix "Soundstill", répartis  par Ann Southam et par la pianiste dans les deux disques, est un sommet admirable. Au bout d'un certain temps, bien que les techniques de composition diffèrent, la musique d'Ann Southam me paraît créer un effet assez analogue à celle de Morton Feldman, peut-être justement parce que tous les deux cherchent à modifier notre rapport au temps dont ils élargissent les mailles, travaillent sur la durée, elle avec une rigueur et une douce obstination, lui en s'abandonnant aux labyrinthes nés du tissage erratique des motifs.

 

Ann Southam, le piano danse à travers le temps.

   Returnings, paru en 2011, propose les deux dernières compositions d'Ann Southam, "Returnings I" et "Returnings II", ainsi que deux pièces de 1998 et 2204. À nouveau, comme pour le disque précédent, la compositrice a travaillé en étroite collaboration avec son interprète, la pianiste Eve canadienne Egoyan, pour laquelle elle a écrit ces pièces.

   "Returnings I" et "Returnings II : a meditation", qui ouvent et referment l'album, sont des œuvres amples, construites sur une série de douze sons, avec un point d'appui constant sur des graves. L'ambiance est très mystérieuse, presque hiératique : musique de lévitation, qui danse à peine, sur place, dans le frémissement de ses harmoniques. Bien que plus sombre, la musique ne se fait jamais plainte : elle se tient, digne, et fière, insaisissable dans son effort vers la lumière des médiums, rarement des aigus. Pureté minimaliste du dépouillement, et dans le même temps, plénitude et richesse des consonances.

  "In retrospect" est la pièce la plus vertigineusement minimaliste, mais très loin d'un minimalisme à la Philip Glass : ici, tout est tenu, chaque note sonne à sa place, résonne, donne le meilleur d'elle-même avant de laisser la place à la suivante. La construction est arachnéenne : la musique se tisse pour prendre sa proie, envoûter l'auditeur dans le savant agencement de son économie. Pièce prodigieuse qui renforce mon rapprochement avec l'univers de Morton Feldman. Pièce sublime, comme le ressent d'ailleurs la pianiste soulignant l'effet produit, celui de mettre « le temps commun et le temps céleste en parallèle ».

   "Qualities of consonance", la plus ancienne des pièces sur l'album, est la plus tumultueuse, articulée entre une coulée chaotique récurrente, à intervalles très irréguliers, et des passages d'un calme souverain, eux-mêmes plus contrastés. C'est un paysage où alternent la force et la grâce, oui, la grâce fragile, sereine et magnifique de phrases calmes, ponctuées de silences après lesquels la phrase reprend, légère, lumineuse, traversée d'ombres au moment des graves et de sons comme ceux d'un piano préparé. On ferme les yeux, on est au cœur des choses, dans l'ineffable, l'indicible. Peut-on parler de sommet dans un tel disque ?

    Ann Southam, merci pour cette musique qui parle à l'âme, intemporelle et belle. Décédée à 73 ans, elle portait en elle d'autres musiques, qui resteront non écrites. Je continuerai d'explorer cette œuvre immense, l'une des plus importantes de la fin du siècle précédent et de ce début de siècle.

Pond Life paru chez Centrediscs / Centredisques en 2009 / deux cds / 10 et 10 pistes / 48 et 53 minutes.

Returnings paru chez Centrediscs / Centredisques en 2011 / 4 titres / 61 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- "Soundstill VII" par Christina Petrowska Quilico au studio Glenn Gould de Toronto :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 2 août 2021)

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Publié le 10 Mars 2014

Jocelyn Robert, poète du piano Disklavier.

   Jocelyn Robert, directeur de l'École des arts visuels de l'université Laval (ville de Québec, Canada), est l'inventeur d'un logiciel qui permet à un piano à queue de jouer tout seul. Je sais, certains vont frémir en lisant cela... Ce piano, un piano Disklavier, est relié à un ordinateur, en même temps qu'un autre clavier éventuellement. Autrement dit, le piano est piloté par l'ordinateur, formule qui n'est en somme que l'ultime avatar des pianos mécaniques d'antan. Vous voilà rassurés. Si j'ajoute qu'il s'inscrit ainsi dans la lignée d'un Conlon Nancarrow (1912 - 1997), lequel s'intéressait au piano mécanique parce que le seul instrument à pouvoir exécuter ses études très portées sur la polyrythmie, la polytemporalité, et que Frank Zappa rend hommage à Conlon dans son album Tinseltown Rebellion, cette fois vous êtes détendus : il s'agit donc encore de musique... L'instrument ainsi piloté peut d'ailleurs réaliser ce que recherche une autre technique, très utilisée aussi bien en musique contemporaine qu'en musique électronique, je veux parler de l'enregistrement multi piste, avec ajout éventuel de retardements programmés. Il est parfaitement en phase, en somme, avec bien des recherches d'aujourd'hui : exit le spectre d'une musique désincarnée !

   Jocelyn Robert rejoint le club pour l'instant confidentiel des amateurs de ce piano aux diaboliques possiblités. J'ai chroniqué les études pour disklavier de Kyle Gann en septembre 2008. Je ne sais pas si les deux compositeurs se connaissent. Ce qui est certain, c'est que le piano disklavier n'est pas qu'un artefact repoussant les limites de la virtuosité, ce qu'il est parfois à mon sens chez Conlon Nancarrow, d'où mes réticences par rapport à son œuvre. Rien de tel chez les eux autres. Laissons de côté Kyle Gann, pour lequel mon admiration est immense, j'aurai l'occasion de le redire bientôt (suspense...).

   immobile, paru en 2012, forme diptyque avec mobile, que je ne connais pas encore. Aucune apparente virtuosité : des couches sonores superposées, entrelacées, formant un réseau en apesanteur, comme pour le premier titre, "bolerun 1", écho lointain de Maurice Ravel peut-être. Clapotements, rides sonores, vagues qui se contrarient, une étrange danse aux reflets irisés. C'est étonnant, superbe ! Suit un malicieux intermède intitulé "für Louisa", probable détournement d'une certaine "Lettre à Élise" d'un dénommé Ludwig van Beethoven : mime de la maladresse enfantine, sautillements...avant l'immense "für eli", longue pièce hésitante de presque vingt-six minutes, comme d'un débutant, et c'est là je crois l'un des intérêts du Disklavier, de lui faire exécuter ce qu'un interprète talentueux répugnerait à jouer. La pièce est cousue de remords, de bifurcations qui tournent court, de micro variations, de dislocations rythmiques ou plutôt là aussi de tentatives obstinées qui font éclater l'habituel continuum, l'homogénéité attendue, le déroulement. Cela ne se déroule pas : ça s'enroule, se noue autour de points d'ancrage, pour former un labyrinthe fascinant de notes, isolées ou en grappes, prolongées par l'action de la pédale ou brèves, se détachant sur le discret martèlement des marteaux. Un très grand moment, une merveille ! "bolerun 2", s'il fait écho au numéro 1, joue plus évidemment de la boucle, de la répétition, des décalages entre couches sonores, comme des faux canons. Techniquement plus complexe, c'est un mille-feuille en pleine fermentation, animé, cette fois, d'un rythme qui, s'il est claudicant au début, se fait de plus en plus puissant, irrésistible, avec un extraordinaire crescendo final qui se résout haut perché. Vous êtes prêt pour "la pluie", échappée méditative de dix-sept minutes. Notes longues, tenues très souvent au début, aérées de silences. Ce sont les premières gouttes, erratiques, qui tombent parfois par deux ou trois, une plus grosse avec une ou deux petites. Elles rebondissent plus ou moins sur le sol, selon l'endroit de leur chute. Puis la pluie s'intensifie, elle chante, s'étage...elle recouvre le monde avec éclat, avec douceur, dans un réseau de transparences liquides, de petites et multiples fulgurances. Elle tombe où elle veut, à son rythme, pusiqu'elle est le rythme même. C'est une pièce forte, exquise, adorable qui signe la réussite de l'entreprise de Jocelyn Robert. La technique ne se sent pas, elle sert une vision poétique du monde. En cela, cette musique est infiniment supérieure à bien des musiques synthétiques balourdes qui ne songent qu'à exhiber leurs puissants moyens...

Jocelyn Robert, poète du piano Disklavier.

    Paru également en 2012, Versöhnungskirche est inspiré de la destruction de l'Église de la Réconciliation à Berlin  en 1985. Le fameux mur avait fait une exception pour elle : il l'avait entourée...mais les autorités, vingt quatre ans plus tard, jugèrent qu'il était temps de remettre de l'ordre, et la firent sauter à la dynamite. Des habitants récupérèrent les cloches dans le bâtiment détruit, les cachèrent. En 1992, trois ans après la démolition du Mur, les gardiens des cloches les rapportèrent...

   Le long titre éponyme ouvre l'album de son tintinnabulement tâtonnant. La fraîcheur limpide des harmoniques monte lentement dans l'air du soir, prend peu à peu de l'assurance. Chaque note s'épanouit comme une fleur sonore, accompagnée par une corolle d'autres notes avec lesquelles elle entre en résonance dans un savant contrepoint. Je n'insiste pas : encore un sommet ! "Montaigne" est à sauts et à gambades, comme il se doit, par moments comme suspendu dans une extase jubilatoire, avant de repartir de plus belle à travers les champs sonores fortement charpentés. Ici, l'écriture en strates superposées est particulièrement adaptée à l'évocation du texte de Montaigne, lui-même tissé d'autres textes grecs ou latins et d'anecdotes multiples, d'incidentes et de digressions. "Rouge" résoudra-t-il le problème des correspondances entre notes et couleurs ? Tentative rimbaldienne ? Notes profondes, vives, intenses ; dégradés et cascades brèves...encore une pièce passionnante et belle ! "Le pont #2" est une composition plus mystérieuse, en effet un jeu de ponts, de passerelles entre notes qui se répondent, s'appellent par dessus le vide, une série d'arches invisibles construite par l'oreille. Vous l'avez compris : ce disque est aussi admirable, abouti, que le précédent, et ce n'est pas la dernière pièce, "Le lointain", qui me fera changer d'avis. Le lointain, c'est ce qui chante dans l'ici des entrelacs, des entre-là.

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- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 24 Février 2014

 

   Né en 1956 dans le nord de la Californie, Phillip Schroeder a commencé très tôt une carrière musicale sous le signe de la diversité. Trompettiste, choriste dans des chœurs de garçons ou mixtes, joueur de basse électrique dans des groups de rock, chef d'orchestre de chambre, membre d'ensembles d'improvisation...et pianiste, il a à son actif de très nombreuses œuvres pour ensemble de vents, orchestres de chambre, mais aussi pour piano, compositions électroniques en direct, voix... Il enseigne depuis de nombreuses années la composition et la théorie musicale à l'université d'état de Henderson, dans l'Arkansas. Cet article et le suivant présentent deux disques qui lui sont entièrement consacrés, le premier pour piano solo, le second pour piano multi-piste, synthétiseur, voix, violoncelle et basse électrique. C'est le beau disque de la pianiste Jeri-Mae G. Astolfi, Here (and there), chroniqué voici quelques articles, qui m'a mis sur la piste de Phillip Schroeder. Comme quoi des programmes bien conçus par des interprètes sensibles ouvrent des horizons...

 

Phillip Schroeder : nuance, mystère et grâce...(1)
Phillip Schroeder : nuance, mystère et grâce...(1)

   À nouveau interprété par la pianiste Jeri-Mae G. Astolfi, Music for piano rassemble un cycle de douze pièces de 2003, trois pièces de longueurs inégales et un petit cycle consacré  aux différentes phases de la lune sous le titre Moons.

   Comprises entre un peu plus de une minute et un peu plus de trois, les douze quasi miniatures de "Twelve Pieces for piano" s'ouvrent sur une atmosphère doucement hypnotique de boucles lentes, augmentées et variées. La pièce n°2 contraste avec la précédente et la prolonge : courts arpèges brillants coupés de silences et d'interrogations intenses. On revient avec la trois vers la un, mais en plus chantant, une fragile mélodie s'esquisse sur une base obsédante de graves, monte dans les aigus sur un rythme decrescendo, s'interrompt pour poser à nouveau ses quelques notes sur le silence. La quatre cavalcade, brillante et narquoise. La cinq est à nouveau lente, lointaine, brumeuse dans ses aigus tenus ponctués de notes plus graves : c'est un ralenti, une retenue qui forcent l'écoute, comme une cloche qui appelle, insistante. On comprend avec la six que le cycle est construit sur une alternance de pièces calmes et de pièces plus brillantes, sans jamais d'excès. Cette six joue sur une note répétée, agrémentée de grappes sonores chatoyantes, rapides, une eau vive coule autour d'un caillou, d'une roche tranquille. La sept sonnerait presque romantique si elle n'était découpée par des plans imprévus, des contrastes comme des à-plats. La huit nous entraîne un peu du côté de Morton Feldman, quoique sur un rythme légèrement plus rapide : un motif intrigant, une succession d'interrogations mystérieuses soudain résolue en source fraîche fragmentée en petits jets gracieux. Un strumming marque la neuf : fleuve puissant et clair, jeu des arrière-plans, notes répétées jusqu'au silence. On reçoit d'autant mieux l'évanescente dixième, d'abord descendante, puis montante, renforcée de graves profonds et qui s'épanouit dans des médiums lumineux. La onze fait contraster des graves profonds, martelés, avec des aigus ou médiums chargés d'harmoniques. Le cycle se termine sur une pièce méditative qui laisse résonner les notes, dans une sobre alternance de graves et d'aigus. Un vrai cycle, absolument passionnant, jamais démonstratif, ciselé avec un vrai sens de la mesure et du mystère.

   "No Reason Why" (2003), c'est le coup de la grâce. Une fluidité, une lumière changeante à partir de notes répétées, de motifs délicats écartelés entre différents registres, d'où comme une légère ondulation traversée de traînes harmoniques lorsque les graves se prolongent. C'est un paysage : de petites vagues viennent s'amortir sur le sable dans la lueur diffuse de l'aube ou du crépuscule. Splendeur, joie immense et immobile, extatique, toutes les lignes convergent vers cette note pointée qui éclabousse de lumière la totalité. Un chef d'œuvre !

   "Floating" (1980/2003) joue sur deux plans : un accord énigmatique dans les aigus, auquel répond un grondement prolongé de graves. L'étrange dialogue se poursuit, enrichi, décomposé en notes tenues, avec irruption de frottements de cordes dans l'intérieur du piano. Suspension, mystère... très belle pièce également.

   "From the Shadows of Angels" (2003) se tient constamment au seuil du mystère, qu'elle entoure d'une série d'interrogations, d'envolées tranquilles et insinuantes. C'est la promesse d'un chant, l'écho démultiplié d'une grâce ineffable, inépuisable, à l'ombre de laquelle on s'essaie à la lévitation, avec un court moment pendant lequel on sent que l'on tient, avant de repartir dans l'instable et répétée reconquête, mais transcendée. Du niveau de "No Reason why"...

   "Moons" (2003) n'est pas moins intéressant que le reste. La nouvelle lune est fraîche, hypnotique avec ses motifs répétés, surprenante avec ses profondeurs soudaines : elle nous attire, nous déconcerte, envoûtante. Le premier quartier se tient dans une lumière irréelle, arpégée, presque narquoise : il se montre et se cache, brillant et toutefois lointain...Musique frémissante et subtile, nimbée d'harmoniques vives. La pleine lune est la plus mélodique, mais elle ne dit pas tout, se reprend dans un réseau d'entrelacs lumineux. Elle danse entourée de voiles diaphanes, pose parfois sa tête alanguie sur nos oreilles. Le dernier quartier carillonne volontiers, virevolte, tout cela comme un somnambule, ébloui, qui se réveille à moitié avant de sombrer à nouveau dans un rêve obsédant.

   Je ne connaissais pas Phillip Schroeder : je viens de découvrir un très grand compositeur !

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Paru chez Capstone Records en 2005 / 19 pistes / 62 minutes

Pour aller plus loin

Rien à vous proposer, hélas, même en 2021 !

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 30 juillet 2021)

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Publié le 17 Février 2014

Ann Southam - Soundings for a new piano

   Premier article consacré à la compositrice canadienne Ann Southam (1937 - 2010), à l'occasion d'un disque assez bref que lui a consacré le pianiste R. Andrew Lee sur un label passionnant que je suis en train d'explorer, Irritable Hedgehog Music. Pour sa biographie, je renvoie le lecteur à la Vitrine des Compositeurs du Centre de Musique Canadienne, beau site bilingue (et non tristement unilingue anglais comme trop de sites de labels et d'artistes français, je récidive !!). Son œuvre abondante, à peu près inconnue en France, a fait l'objet de plusieurs disques dont j'espère vous présenter bientôt une sélection.

   Le disque comprend douze mouvements, plus un interlude après la septième pièce.  Ann Southam, qui n'est pas spécialement adepte du dodécaphonisme rigoureux d'Arnold Schoenberg, a cependant adopté son procédé, utilisant la même série au fil des années, reconnaît-elle, lui insufflant, à l'entendre, un sens tonal - Schoenberg récusait d'ailleurs le terme d'atonalité, faut-il le rappeler.  Sous-titrées "Douze méditations sur une série de douze tons", les pièces peuvent, selon la compositrice, être jouées dans n'importe quel ordre, voire séparément. Neuf d'entre elles répètent certaines séquences rythmiques et certaines notes, contrairement au "dogme" dodécaphonique, si bien que la série n'est complète qu'à la fin de la plupart des mouvements. En somme, la musique d'Ann Southam croise dodécaphonisme et...minimalisme !

   Il en résulte une musique à la fois méditative et fraîche, tonifiante. Chaque pièce sonne comme l'esquisse intrigante d'une mélodie, une interrogation fougueuse ou rêveuse. L'utilisation de la pédale contribue à unifier ces séquences sonores de notes juxtaposées - à de rares exceptions dans les deux derniers mouvements. Leur air de famille, surtout dans les sept premières, contribue à leur charme énigmatique. L'interlude, irisé de très brefs éclats, fragmente le motif récurrent jusqu'à le diluer dans son apaisement lumineux. Il ouvre la voie à des pièces plus contrastées, comme la puissante huitième, articulée sur des martèlements dramatiques, ou l'étonnante neuvième, réplique assourdie de la précédente, plus tâtonnante dirait-on. Le motif revient dans la dixième, plus interrogateur encore, dans un jeu insistant de boucles, pour disparaître dans la onzième qui joue dans les marges, déploie des accès de violence imprévus, avance comme une somnambule ironique et distante. Le cycle se clôt sur la limpide douzième, qui étire le motif, le décline avec une langueur majestueuse, une grâce souveraine.

    Un disque superbe, interprété avec une vibrante rigueur par R. Andrew Lee. Oubliez les vingt-trois minutes : ces miniatures dilatent le temps !

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Paru chez Irritable Hedgehog Music en 2011 / 13 pistes / 23 minutes

Pour aller plus loin

- le site du pianiste

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 30 juillet 2021)

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Publié le 25 Novembre 2013

Nurse with Wound (3) / Graham Bowers - Parade

   LA BEAUTÉ SERA CONVULSIVE OU NE SERA PAS

   Moins de deux ans après Rupture, première collaboration entre Nurse With Wound / Steven Stapleton et Graham Bowers, Parade prétend poursuivre l'exploration des multiples formes de la psyché humaine. Il s'agit un long morceau de cinquante-trois minutes découpé pour la commodité des auditeurs en huit pistes.

   Une flûte lointaine, à laquelle répondent d'autres bois, des grincements, frottements, une voix, une interpellation à laquelle il est répondu de façon moqueuse, suivie d'un ricanement, de l'arrivée de percussions, et c'est parti en charrette à bras pour l'enfer, "Off to Hell in Handcart". La procession commence, grotesque, truculente, à coups de grosse caisse, de trombones et autres cuivres, dans un grouillement de sons divers. NWW et Graham Bowers déversent dans nos oreilles une musique rabelaisienne qui n'a peur de rien, une cacophonie ubuesque rutilante d'une vitalité débordante. Depuis longtemps, NWW est passé maître dans l'art du collage sonore - ses pochettes vont dans le même sens - dans la grande tradition surréaliste. "Apes and Peacocks", après quelques roulements de tambour, commence somptueusement dans des coloris sombres et grinçants, des arrière-plans mystérieux. Le titre  se développe avec une amplitude symphonique d'un superbe effet : une lutte discrète se trame, l'atmosphère est survoltée. Quel sens dramatique ! Quelle puissance narrative !! Des forces surgissent, perturbent le bel agencement. Toute l'œuvre se structure autour de cette dialectique ordre / chaos, s'agence autour de l'apparition de souvenirs sonores, avec des moments de grâce étrange, fulgurante, suspendus entre deux cahots du charivari, deux hoquets. "Bells of Hell go Ting A'Ling A'Ling", après une très brève accalmie, sons de cloches et grondements lointains, évolue sur une ligne brisée par les cymbales, syncopes et autres borgborygmes sonores. Du pur théâtre sonore comme le pratique Graham Bowers. Imaginez une moulinette géante couplée à une rythmique implacable, et vous aurez une petite idée de la suite du morceau, industriel et délirant. Le voici en écoute...

   Les machines folles s'emballent, s'arrêtent sans prévenir pour laisser échapper de brèves échappées mélancoliques, des bouffées de musiques foraines concassées et envahies par des coulées de drones noirs. L'imagination, comme depuis si longtemps chez NWW, est au pouvoir, un pouvoir décapant, qui lamine tous les clichés, revitalise tous les matériaux charriés. Écoutons le début de "Ring A Ring O'Roses" : solennel, avec ses cordes fastueuses, mais déjà miné par des glissements, dérapages intempestifs. Cette musique ne connaît pas le respect : elle est animée, au sens le plus fort, plastique et cinétique, si bien qu'elle vire très vite vers la caricature, l'iconoclasme. Tous les échantillons qu'elle brasse sont dépaysés, détournés, avec une jubilation énorme : pas question de s'appesantir ! Pourtant, la symphonique et fastueuse introduction de "A Tissue of Deceit" pourrait nous conduire vers des rivages d'ambiante sombre, que nenni !! Les percussions viennent trouer le tissu, déchiqueté allègrement, pour nous entraîner dans un rythme claudicant hanté par des crooners, saturé par une enflure sonore monstrueuse. Et les divas s'époumonent sur des percussions hachées, des lambeaux symphoniques sont perdus dans une jungle métallique dont sourdent des milliers d'oiseaux d'acier ! C'est extraordinaire.

   D'où mon titre, emprunté à Nadja (1928) d'André Breton. C'est la dernière phrase du récit, reprise et variée dans L'Amour fou ((1937) : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas. » La musique de Nurse With Wound et Graham Bowers me semble suivre ce programme, incarner cette nouvelle définition de la beauté, impertinente et d'une liberté renversante. "érotique-voilée", elle tient du spasme et de de l'éjaculation, déborde de jouissance et dans le même temps se coule dans des voiles sonores, joue avec les interdits. "explosante-fixe", elle aime les formes longues qu'elle subvertit sans cesse par des caprices, irruptions, par son énergie impétueuse. "magique-circonstancielle", elle adore les merveilles, surfe sur l'instant, ne cesse de renaître dans un processus de recomposition-métamorphose vertigineux.

   N'écoutez rien dans la proximité de ce disque fulgurant : toutes les musiques risquent de vous sembler terriblement empruntées, amphigouriques, étriquées...Des électrons libres comme Alvin Curran peuvent seuls survivre...

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Paru chez Red Wharf en 2013 / 8 pistes / 53 minutes

Pour aller plus loin :

- le site de Nurse With Wound

- mon article sur Chance Meeting On A Dissecting Table

- l'illustration intérieure de la pochette, par Graham Bowers :

Nurse with Wound (3) / Graham Bowers - Parade

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 21 Septembre 2013

Joseph Byrd - NYC (1960-1963)

   Une fois n'est pas coutume, INACTUELLES vous plonge dans les années soixante, pour s'intéresser de surcroît à un compositeur vraiment peu connu. Mais qui vaut le détour. Né en 1937, le jeune Joseph Byrd, originaire de Louisville (Kentucky) joue dans des groupes pop ou country. À l'université de Stanford, il rencontre La Monte Young. Une fois diplômé, il gagne New-York où il participe à l'expérience Fluxus avec La Monte Young et Yoko Ono notamment. Il commence à être connu pour des compositions de la première vague minimaliste. C'est alors qu'il étudie sous la direction de John Cage, dont il aurait, selon ses dires, été le dernier élève. C'est au début des années soixante également qu'il rencontre Morton Feldman, dont il suit deux cours qui l'influencent beaucoup. Il a ensuite une carrière mouvementée, peu dans les normes académiques, Joseph Byrd mêlant rock et électronique, performance artistique et positions radicales. J'aurai peut-être l'occasion d'y revenir puisque son activité musicale n'a pas cessé jusqu'à ce jour.

   Le programme de NYC (1960 - 1963) est indiqué par son titre. Tout l'album oscille entre ses deux influences d'alors, Cage et Feldman. Cage d'abord. "Animals", la pièce de 1961 qui ouvre l'album, rassemble deux violons, un alto, violoncelle, marimba et vibraphone autour d'un piano préparé, l'ensemble sonnant comme une sorte de gamelan indonésien : musique aux résonances tribales, dominée par les notes percussives, intense et douce, à sa manière presque méditative, incantatoire en raison de sa structure de base répétitive, sur laquelle viennent se tisser les différents motifs. "Loops and sequences", aussi de 1961, pour violoncelle et piano, est vraiment feldmanien, donnant l'impression d'une trame flottante, chaque son comme une bulle venant éclater à la surface. La pièce alterne sons tenus et sons non tenus, se construit comme au fur et à mesure. C'est absolument fascinant, magnifique comme le meilleur Feldman. Les trois aphorismes de 1960 pour piano préparé font évidemment songer à John Cage : c'est un monde d'une étrangeté radicale, livré à la fantaisie sonore. Superbe aussi !! "Densities" de 1962, est pour alto solo environné de quatre instruments cantonnés aux aigus (trompette, violoncelle, marimba, vibraphone). Tandis que l'alto joue une ligne clairsemée, parfois pizzicato, voire col legno, l'accompagnement l'entoure de simultanéités peu développées. Toute notion de rythme se perd, l'auditeur est face à des fragments temporels se succédant de manière imprévisible, ici encore à la Feldman. Les quatre poèmes sonores de 1962 sont vraiment dans l'esprit de Cage. Plus de mots, donc de significations, mais des fragments, des phonèmes diraient les linguistes, dans l'esprit des expérimentations cagiennes, certes, mais renouant avec des chants sans mots du Moyen-Âge. On peut trouver l'exercice puéril...il n'empêche qu'une écoute attentive force à reconnaître un vrai charme poétique à ses voix suspendues, hoquetantes. Le "String Trio" de 1962 pour violon, alto et violoncelle, se place sous l'influence de Feldman : divisions irrégulières, importance du silence, des souffles et sonorités frottées, à la limite de l'audible, jeu subtil de permutations des sons. Rien à dire, l'élève a bien écouté le maître admiré, le résultat est dépaysant à souhait, au-delà, comme toujours.

   Le disque se termine avec "Water Music" de 1963. À cette date, John Byrd a accès à un matériel d'enregistrement multi-pistes. La composition peut ainsi associer sons électroniques pré-enregistrés et percussions jouant en direct. On entend aussi bien des gongs, marimbas, que des cloches de vaches accordées, le compositeur ayant choisi de prendre des instruments dont les timbres, sonorités, sont assez proches des sons électroniques. Divisée en quatre sections, c'est l'œuvre qui se sépare le plus des deux mentors pré-cités et annonce la carrière ultérieure du musicien. Très beau travail sur la pâte sonore en mouvement permanent que ce jeu des drones traversés de frottements, tintinnabulements, résonances.

   J'allais oublier...une facétie à la John Cage, "Prelude to The Mystery Cheese-Ball", presque quatre minutes pour sept ballons liturgiques en caoutchouc, idéale...pour percer les tympans obstrués !!

   Un excellent programme, interprété par l'American Contemporary Music Ensemble, dans lequel on retrouve notamment Caleb Burhans (au violon) de Itsnotyouitsme

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Paru chez New World Records en 2013 / 11pistes / environ 63'

Pour aller plus loin

- la page consacrée au disque sur le site de New World Records

- en écoute le très beau "Water Music" :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 26 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 9 Septembre 2013

Alvin Curran - Shofar rags

   Il est difficile d'imaginer Alvin Curran sans son chophar (ou shofar selon les anglophones). Chez lui, lorsqu'il reçoit des amis, il arrive toujours un moment où il se fait un plaisir de souffler dans sa corne de bélier. Lors de l'inauguration de l'exposition consacrée aux aquarelles de son amie Edith Schloss à la Casa delle Letterature à Rome en décembre dernier, je l'ai vu en sonner en public. Il était donc logique qu'il consacre un disque à cet antique instrument lié au rite israélite, instrument qui accompagne sa vie quotidienne depuis des années. À sa manière, bien sûr, en l'associant à des processus électroniques et à de très nombreux échantillons collectionnés avec passion et stockés dans son ordinateur et son clavier échantillonné. N'a-t-il pas mis en exergue ceci, avec des remerciements à John Cage : « Le monde est ma langue-mère, ma synagogue, mon chophar, mon solfège, ma radio, ma première et dernière symphonie, mon seul livre-audio. » Le chophar sonne le monde, fait tomber les murailles mentales comme il a, selon la tradition, fait tomber celles de Jéricho. Ce nouveau disque est donc un hymne à la vie, fougueux, débridé, un nouveau voyage en solitaire, relayé sur deux pistes par le grand tam-tam de William Winant (la 3), l'accordéon de Arnold Dreyblatt et la clarinette soprano de Michael Riessler (la 6).

   "Shofar Puro Alap", le premier titre, donne à entendre l'instrument dans toute sa pureté brute : sonneries courtes et longues, réitérées, puis étirées, prolongées d'échos, triturées jusqu'à prendre une texture étrange, s'incorporer à un véritable poème sonore électronique. Le temps se distend, et c'est un peu comme si l'on rentrait à l'intérieur de l'instrument, dans ses volutes, sa belle torsade. Après ce "portique" d'entrée, "Shofar X17" nous plonge dans un océan de sonneries, certaines comme les trompes marines qu'Alvin affectionne et qu'il a déjà utilisées dans d'autres pièces. Immersion dans un temps lointain, celui de l'indistinction, « quand bruit, respiration, parole et musique ne formaient qu'un » comme le compositeur le rappelle dans le petit texte de présentation du livret. Les sonneries se mêlent aux cris, grognements d'animaux d'autant mieux que le souffle donne aussi à entendre des chuintements, des gargouillis sonores. Peu à peu surgissent des sons divers, des voix, dans une cacophonie hoquetante, mais transcendée par les reprises du chophar. Le monde naît véritablement du souffle de cet instrument élémentaire, en un sens. La pièce devient un collage coloré, entre free jazz et incidences industrielles, avec des moments extatiques magnifiquement imprévus.

   Le troisième titre, "Shofar T Tam" commence au ras du souffle, dans des balbutiements musicaux qui se changent en traînées lumineuses. Le rythme est très lent, l'atmosphère solennelle ponctuée par les beaux coups profonds de tam-tam de William Winant. Véritable incantation, ode aux naissances multiples dans une nature présente à travers des échantillons divers, le morceau dit l'enchantement des mondes en gestation, des aurores auditives. On remonte aux sources des psalmodies, dans l'effervescence diaphane des commencements. Une splendeur pour tous ceux qui sauront accueillir cette musique naïve et en même temps d'un extrême raffinement. Après ce moment aux résonances parfois orientales, japonisantes, "Alef Bet Gimel shofar" nous plonge dans un monde panique, tout en cassures, dissonances, glapissements, dérapages et accélérations, ponctué de coups métalliques : en fait un interlude - la fin du chaos et le début de l'ordre du monde, d'abord alphabétique - avant "Shin Far Shofar 1" qui débute avec des sonneries longues progressivement serties d'harmoniques électroniques lumineuses très légèrement pulsantes et se situe dans la mouvance des extraordinaires Canti illuminati. C'est une échappée folle, somptueuse, trouée de nuages mystiques étonnants, des voix lointaines multipliées, des échantillons de fêtes ou cérémonies de confréries religieuses lovés dans les boucles longues du chophar. Juste après, "Shofar der Zeit" marie un peu à la klezmer chophar, accordéon et clarinette dans une atmosphère survoltée pour un autre interlude, avant le dernier long titre "Shin Far Shofar 2", qui clôt l'album par des rivages dans un premier temps éthérés, apaisés. Le chophar retrouve sa fonction d'appel : il ouvre les vannes célestes, célèbre la Vie, et c'est un bouillonnement, une joie des sons, interminable...

    Un disque remarquablement conçu, un chef d'œuvre d'Alvin Curran, authentique compositeur inspiré de notre temps, à écouter absolument ! 

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Paru chez Tzadik en 2013 /  7 titres / 60' environ.

Pour aller plus loin

- le site d'Alvin Curran, sur lequel vous trouverez pas mal d'extraits de ses œuvres (trop brefs, je sais, mais pour une mise en appétit...)

- Alvin Curran en concert le 21 avril 2007 à La Hague pour une improvisation au chophar et au clavier échantillonné : plus "Transdada express" en effet que sur le disque, je tiens à le préciser...et à rassurer les oreilles sensibles que ce déferlement inquièterait...Moi, cette folie me ravit, parce qu'elle dit la musique inscrite autour de nous, jusque dans les gémissements amoureux !

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 26 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Alvin Curran, #Musiques Contemporaines - Expérimentales