musiques contemporaines - experimentales

Publié le 9 Août 2012

La fin d'un label fondamental : New Albion Records.

     Ce blog aurait-il existé sans New Albion Records ? Je me le demande parfois. C'est par l'intermédiaire de John Luther Adams que je viens d'apprendre la nouvelle de l'arrêt définitif du label - dont les dernières publications remontaient d'ailleurs à 2008 : le stock de cds est redistribué aux artistes, à charge pour eux d'éventuellement les proposer aux amateurs. Reste pour le moment un espace de téléchargement : les fichiers triomphent des cds.
  Une aventure se termine, l'une des plus belles de l'histoire du disque. Foster Reed, le fondateur du label, a contribué à la découverte d'artistes majeurs dans des domaines assez divers : minimalisme et post-minimalisme, et plus largement musiques contemporaines, électroniques, expérimentales, avec quelques belles incursions dans les musiques anciennes. Une partie de l'index des musiciens de ce blog vient de là ! Pour n'en citer que quelques uns, ceux qui me sont les plus chers : Ingram Marshall, Terry Riley, John Luther Adams, John Adams, Kyle Gann, Alvin Curran, Stephen Scott, Peter Garland... Avis aux amateurs : le catalogue du label est dorénavant un gisement d'incunables précieux.

   On ne dira jamais assez le rôle fondamental d'un éditeur avisé. Je suis assez d'accord pour considérer Foster Reed comme un équivalent pour les musiques novatrices d'un Manfred Eicher, le fondateur et animateur du label munichois ECM, consacré au jazz, prolongé à partir de 1984 par ECM New series, tourné vers les musiques contemporaines. Ce qui est sûr, c'est que si je suis redevable à Manfred de la découverte d'Arvo Pärt, je dois à Foster d'avoir ouvert d'immenses horizons qui m'ont permis de sortir des musiques trop souvent compassées ou à mon goût trop dificiles, offertes par le catalogue des Nouvelles séries d'ECM. 

Les deux dernières parutions du label ont mis en lumière la pianiste Sarah Cahill :

 - en janvier 2008, Private Dances de Kyle Gann.

 - en mai 2008, Fantasy and Metaphor de Leo Ornstein
 

La fin d'un label fondamental : New Albion Records.
La fin d'un label fondamental : New Albion Records.

   D'autres labels indépendants passionnants ( Je n'envisage ici que les labels américains) restent heureusement au service des nouvelles musiques les plus exigeantes : Lovely Music, Cold Blue Music, Mode Records, Cantaloupe Music, New World Records, New Amsterdam Records, Innova Recordings, Tzadik... Ces petites maisons irriguent largement ce blog...

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Publié le 28 Juillet 2012

John Zorn - The Gnostic Preludes

   Étonnant que le saxophoniste, le prolifique compositeur et producteur ne figure pas encore dans ces colonnes : tous les chemins ne mènent-ils pas à John Zorn ? Je devais y arriver, par Fred Frith, autre musicien d'avant-garde, par sa maison de production, le label Tzadik. Bien sûr, on colle un peu vite l'étiquette "jazz" sur ce musicien, alors qu'il s'échappe de tous les côtés, se caractérise avant tout par une formidable liberté, une ouverture qui l'amène à se lancer dans les projets les plus divers. Une des dernières aventures en date, c'est l'exploration d'une veine mystique. Aves ces Gnostic Preludes, il court sur des chemins transparents. La rencontre du guitariste Bill Frisell - un vieux compagnon de route de John qui revient ! - de la harpiste Carol Emanuel et du vibraphoniste Kenny Wollesen (qui manie aussi des cloches) produit huit délicates merveilles, la seconde étant la plus convenue, peut-être justement trop marquée jazz. L'intrication des sonorités claires, plutôt dans les médiums et les aigus, donne l'impression de danses aériennes.

    La guitare de Bill se promène avec une souveraine aisance, associant le moelleux et l'incisif pour servir d'écrin à la harpe et au vibraphone. Certains diront que nous voilà loin des expérimentations, des avant-garde : en effet, cette "musique de splendeurs", pour reprendre le sous-titre justifié de l'album, vise un effet sensible, immédiat. Musique des sens, et non de l'intellect. S'il y a bien quelques échos du minimalisme, notamment dans les boucles de "Music of the spheres", les influences orientales sont sensibles dans le développement orné de mélodies suaves, et le jazz, le meilleur, se ressent dans l'abandon à une virtuosité joueuse. Je n'entends guère, comme il est indiqué sur le site de Tzadik, les influences d'un Debussy... Peu importe, car le résultat, c'est un disque lumineux, à la beauté tranquille par son lyrisme doucement hypnotique : à l'écoute facile, dans le meilleur sens du terme, et c'était loin d'être le cas pour d'autres compositions du fougueux Zorn.

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Paru en février 2012 chez Tzadik / 8 titres / 48 minutes

Pour aller plus loin

- une rétrospective intégrale de l'œuvre de John Zorn et du label Tzadik sur un blog en français, Tzadikology.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 10 Juillet 2012

Delphine Dora - A Stream of Consciousness

   Compositrice, pianiste, chanteuse, Delphine Dora, née en 1980, rejoint tout naturellement ces colonnes. N'a-t-elle pas sorti en 2010 un disque consacré à des fragments des Feuilles d'herbe de Walt Whitman, recueil également célébré par Kate Moore dans The Open Road, sujet de l'article précédent ?

   A Stream of Consciousness, paru en 2011 chez Sirenwire Recordings, est un album de piano solo : de piano en liberté pure, quatorze plages d'oubli des cadres, des genres, dans une mouvance minimaliste très fluide. Le flot est rapide ou plus lent, toujours limpide, miroitant, léger. Il caresse, il dévale le temps, il caracole comme un cheval fou.

   C'est en effet un courant de conscience qui emporte, charrie à travers les espaces vides pour une ode démultipliée à l'infini - le premier morceau s'intitule "An Ode to Infinity", le second "Crowd vs Empty Spaces". Cette manière de grouper les notes en grappes serrées n'est pas sans évoquer à certains moments les musiques orientales, notamment la musique chinoise, le piano remplaçant la cithare qîn. Comment ne pas penser aussi à un musicien comme Lubomyr Melnyk et à son piano en mode continu ? On flotte sur un océan, dont la surface est constamment agitée par des bulles qui viennent éclore à la lumière. Les notes se mélangent, tissent un réseau serré d'harmoniques. C'est une musique de plénitude heureuse, une pluie qui tombe des étoiles. Lorsque le rythme ralentit, comme sur l'élégiaque "Fragments of Dreams Are Only Echos of Memories", le piano chante un lieu inconnu, où les corps alanguis se reposent d'être dans l'oubli de tout, rafraîchis par ces notes qui clapotent, se vaporisent pour donner naissance au chant d'avant le temps. "Mysterious Meanderings", comme son titre l'indique, sinue jusqu'à mimer une pâmoison extatique : Narcisse se contemple et voit son image multipliée dans l'eau tremblante ; comment ne pas plonger, rejoindre cette perfection d'en bas, dont les ondes l'atteignent au fond de l'âme ? En un sens, cette musique est profondément d'essence baroque, tout en trompe-l'oreille, en "Obsessions" (titre 7) incantatoires : la simplicité est un leurre pour nous perdre dans les lacs serrés d'un jeu qui envahit notre "Psychic Mind"(titre 8). Nous courons à notre perte à dévaler ainsi les "Serious Conversations"(titre 9), emportés par la gravité impavide du piano, avec délices ! D'ailleurs, Delphine Dora ne joue pas du piano, elle déclenche des marées, arrange des syzygies pour réjouir nos oreilles encrassées par la laideur d'un quotidien mal irrigué.

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Paru en 2012 chez Sirenwire Recordings / 13 titres / 43 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Publié le 4 Juillet 2012

Kate Moore - The Open Road

   Née en 1979 et formée notamment par Louis Andriessen, ayant participé à des séminaires dirigés par David Lang, Julia Wolfe et Michael Gordon, Kate Moore, australienne née en Angleterre et vivant souvent aux Pays-Bas, reçoit depuis quelques années de nombreux lauriers et compte déjà un catalogue impressionnant. The Open Road est un cycle de mélodies inspirées par Song of the open road extrait des Feuilles d'Herbe (Leaves of grass) du poète américain Walt Whitman. L'auditeur est invité à emprunter la route ouverte de la vie pour découvrir les merveilles du monde. Il s'agit en somme d'une invitation au voyage, à la fois physique et métaphysique.

   Je commencerai par mes réticences. J'apprécie peu les deux instrumentaux, "Mystic Trumpeter" et "The Open Road", respectivement titres 8 et 12 : la trompette et l'orgue poussent des hymnes convenus, d'un transcendantalisme pompier qui a failli empêcher de naître cet article, je suis comme cela. Heureusement, le reste est superbe, justifie amplement l'achat du disque. C'est l'alliance de la voix de Michaela Riener et de la harpe d'Eva Tebbe qui porte le cycle.

   L'album s'ouvre sur un solo très sobre de harpe, "Lyre" : quelques notes égrenées, reprises, dans un jeu patient d'infimes variations. Musique de seuil, presque immobile, qui se recueille pour la route à venir.

Kate Moore - The Open Road

   S'élève alors, par-dessus la harpe tranquille, la voix limpide de soprano de Michaela Riener qui, dans "We must not stop Here", dit la conviction qu'il ne faut pas s'arrêter trop tôt, ni longtemps, dans le voyage à peine entrepris. La harpe avance avec obstination, se fait rugueuse, percussive, tandis que la voix s'élance vers les cieux. On va rester à ce niveau jusqu'à "Spin Bird", deuxième solo de harpe, magique : roulements de notes dans une sorte de pulse très intense rythmé par des crenscendos / decrescendos. Entre temps, il y aura eu "Whoever You are, Come Travel with Me", où Michaela a les inflexions d'une Dagmar Krause chantant Kurt Weill ou Hans Eisler, dans une mélodie avivée par des dissonances, des accélérations émaillées de fortissimos. "Journeyers" fait entendre une autre voix, celle d'Eef van Breen, plus charnelle, un peu érayée, sur une véritable chanson de cabaret incantatoire, au dynamisme sans cesse relancé. Par contraste, "Whoever You ar Come forth", le titre 5, est une invite dépouillée, au lyrisme d'abord austère, sur de légers grelots et frottis percussifs bientôt rejoints par le célestat dont les marteaux et les notes hypnotiques accompagnent les montées flamboyantes de la voix. Un des grands moments du disque !

Kate Moore - The Open Road

   La voix semble se perdre dans les sphères éthérées avec "We will Sail" : « We will sail pathless and wild seas ; / We will go where winds blow, waves dash... / Allons ! with power, liberty, the earth, the elements ! / Health, defiance, gayety, self-esteem, curiosity ; / Allons ! from all formules ! / From your formules, / O bat-eyed and materialistic priests ! / The stale cadaver blocks up the passage - the burial waits no longer. Allons ! take warning ! » Avec une détermination farouche, la voix se laisse suavement déraper dans l'inconnu... Une douceur sublime empreint "The Road is before us / You Flaagge'd Walks", au cours duquel d'autres voix féminines et masculines viennent fugitivement s'enlacer à la voix brûlante de douceur de Michaela : si vous n'êtes pas alors conquis, je ne puis plus rien pour vous ! "I Will be Honest with You" - Michaela jouant aussi de l'orgue et parfois doublée par la voix d'Eva Tebbe - a la grâce alanguie d'une mélodie de Purcell : une avancée sereine vers l'intemporelle beauté tant cherchée. "They Too Are on the Road" est une envoûtante psalmodie célébrant dans une ambiance à la fois feutrée et solenelle les "habitués of many distant countries" et tous les marcheurs, contemplatifs, curieux, en route. Cette route qui n'a pas vraiment de fin ni de début occupe le dernier titre, le plus long, plus de six minutes : se scelle à nouveau la pure alliance entre le chant magnifique de Michaela et la harpe d'Eva. La vision s'élargit aux dimensions de l'univers au long de cet hymne chantourné qui coule de source.

   Il est temps d'oublier les scories : voilà un disque admirable !

Kate Moore - The Open Road

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Paru en octobre 2010 / Belle édition très limitée du Cd avec livret présentant tous les textes et des photographies de Simon Del Favero, apparemment autoproduit / 13 titres / 50 minutes.

Pour aller plus loin

- À noter qu'elle vient de sortir un nouveau disque, disponible seulement en vinyle ou en téléchargement...Et qu'une de ses compositions figure à la fin du dernier double album du Bang On A Can All-Stars, Big, Beautiful, Dark And scary, dont je vous reparlerai peut-être.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales, #Grandes Voix

Publié le 7 Juin 2012

Nurse with Wound (2) / Graham Bowers - Rupture

Pour le deuxième article consacré à Nurse with Wound, j'ai choisi Rupture, l'avant-dernier disque de NWW (si la liste que j'ai consultée est exacte), une collaboration de Steven  Stapleton, le pilier du groupe, et du compositeur et sculpteur Graham Bowers. Les deux hommes s'admiraient réciproquement, d'où l'idée d'une collaboration. En résulte cette œuvre en trois parties, censée "illustrer" les soixante-trois minutes vécues par le cerveau après une congestion célébrale majeure. Je me méfie de cette volonté illustrative, ancienne dans la musique, pourtant par essence l'art le plus abstrait. Aussi ne me placerai-je guère sur ce plan. Ce qui compte pour l'auditeur, c'est ce qu'il entend : cela lui plaît-il ou non ? Bien sûr, il sera frappé par l'espèce de chaos sonore dramatique qui l'entraîne irrésistiblement il ne sait pas très bien où. En ce sens, l'album s'inscrit parfaitement dans le projet global de NWW : une musique imprévisible, d'une liberté folle. Tous les repères sont abolis : musique contemporaine, expérimentale, qui semble instrumentale sans qu'on puisse affirmer où s'arrête la part électronique, liée à l'usage d'échantillons. L'écoute devient elle-même une aventure, tant l'oreille découvre au fur et à mesure des paysages orchestraux mouvants, puissamment ponctués par des percussions sonores, des irruptions de chœurs. "A Life as it Now is", le premier titre, donne le programme de cette folie magnifique, grandiloquente et troublante, fidèle à la volonté dadaïste, surréaliste à la racine du projet de Stapleton. Peu m'importe cet arrière-plan pseudo-médical, pourtant relayé çà et là par des battements cardiaques appuyés : j'entends cet énorme brassage de strates musicales, un travail qui rejoint celui d'un  Pierre-Yves Macé par exemple.

     Le deuxième titre, "Is not What It Was" (continuation de la phrase amorcée dans le premier titre) commence avec deux pianos, peut-être plus, qui se répondent en écho, doublés par des sons synthétiques distordus, puis par de puissantes poussées orchestrales entre lesquelles s'imiscent des voix désincarnées. Tout se disloque, se fragmente dans un jeu de failles, dérapages, pour créer un paysage sonore étrange et fabuleux. La virtuosité du montage de couches m'évoque alors le meilleur de la production de David Shea,  Tryptich ou Satyricon plus particulièrement. La musique prolifère comme une matière organique, charrie des échantillons fondus dans une masse qui change à vue d'oreille (si j'ose dire !). Pas de doute, il s'agit là des poèmes symphoniques d'aujourd'hui, cinématographiques, sidérants. Surgit une messe noire litanique levée sur un continuum dramatique, roulements sourds, unissons, frémissements prolongés. Quelle puissance visionnaire !! Hugo serait ravi devant ce nouvel Oceano nox, cette poésie frénétique parcourue de mouvements extraordinaires, agitée de chevauchées cauchemardesques. Et le cœur encore, toujours : battements du sang, tempête de flux, décharges. Comme à chaque fois chez NWW, il a fallu passer par le sas du premier titre, ce chaos perturbateur qui risque de laisser sur le carreau l'auditeur accroché à des structures repérables...

   "And Never Will Be Again" renchérit sur l'étrangeté des matériaux musicaux, entre hyper romantisme et musique industrielle. L'aspect collage se fait plus sensible, comme si ce long titre de vingt-cinq minutes réécrivait l'un des romans collages de Max Ernst, Une Semaine de Bonté par exemple ou La Femme 100 têtes. C'est prodigieux, jubilatoire, énorme, avec des trombones ubuesques qui caquètent tels des gallinacés déchaînés. Et, d'un seul coup, des moments d'apesanteur, piano en sourdine, grondements lointains, voix balbutiantes qui s'insinuent dans le continuum, du Robert Wyatt - celui de Rock Bottom ! - revisité dans une optique gothique hallucinée. Les époques se télescopent, s'enchevêtrent dans un gigantesque musicorama, prélude à la fin : sans doute l'équivalent musical de ces fameux derniers moments d'un moribond dans le cerveau duquel défile les images de sa pauvre vie, mais ici transfigurées par une créativité débordante. Et il paraît qu'il faudrait se résigner à retourner dans la vraie vie après un tel disque !! Non ! 

   Le meilleur disque de 2011 ? (Tous les sites n'indiquent pas 2011, mais je fais confiance au site officiel, quand même...)

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Paru fin 2011 chez Dirter / 3 titres / 63 minutes

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 25 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 21 Mai 2012

Duane Pitre - Feel Free

   Duane Pitre propose depuis plusieurs années des compositions pour électronique et ensemble acoustique résolument singulières. D'abord parce qu'il appartient au cercle de musiciens s'intéressant à la microtonalité, et pratiquant d'autres manières d'accorder les instruments comme l'intonation juste utilisée par La MonteYoung, Terry Riley, Michael Harisson. Ensuite parce qu'il écrit pour des formations de chambre à l'instrumentarium varié et inédit. Enfin parce que ses œuvres sont délibérément étirées, jouent sur la durée. Tout pour n'être pas sous les sunlights. Mais tout pour la musique, la meilleure.

   Duane Pitre propose depuis plusieurs années des compositions pour électronique et ensemble acoustique résolument singulières. D'abord parce qu'il appartient au cercle de musiciens s'intéressant à la microtonalité, et pratiquant d'autres manières d'accorder les instruments comme l'intonation juste utilisée par La MonteYoung, Terry Riley, Michael Harisson. Ensuite parce qu'il écrit pour des formations de chambre à l'instrumentarium varié et inédit. Enfin parce que ses œuvres sont délibérément étirées, jouent sur la durée. Tout pour n'être pas sous les sunlights. Mais tout pour la musique, la meilleure.

   Feel Free, qui vient de sortir sur le label Important Records, prend son titre de l'une des indications de Duane aux musiciens : qu'ils se sentent libres d'interagir entre eux ou non, ou avec les motifs générés par l'ordinateur à partir d'harmoniques de guitare. La pièce se veut ainsi tension entre l'ordre et le chaos, différente à chaque interprétation : ce principe de composition n'est certes pas nouveau en soi, surtout dans le domaine des musiques électroacoustiques, mais, servi par le sextet (la guitare de Duane, violon, dulcimer frappé, contrebasse, violoncelle et harpe) sous la houlette du compositeur, donne en cinq sections une éblouissante série de variations où l'apparent statisme conduit peu à peu l'auditeur attentif dans un état d'écoute contemplative, à un véritable ravissement devant l'océan harmonique découvert au fil du temps. Le fil conducteur du "système musical", mixte d'harmoniques de guitare et de drones, me fait penser aux instruments de la famille de la vînâ dans la musique classique indienne : il assure la continuité et dans le même temps nous fait rentrer en résonance avec la musique en agissant sur notre corps, nous prenant au ventre dès que l'on pousse suffisamment le volume. L'extrême attention aux timbres, à leurs moindres vibrations, me fait aussi penser à la musique traditionnelle japonaise. L'étroite combinaison entre instruments à sons a priori discontinus (guitare, dulcimer frappé et harpe) et instruments à cordes frottées, donc à sons a priori continus (violon, contrebasse, violoncelle) conduit ici à un continuum harmonique de fait, les sons séparés des premiers s'enchâssant dans l'entrecroisement des résonances tandis que les sons continus des seconds sont suffisamment brefs assez souvent pour prendre les caractéristiques des premiers. Le résultat est que la pièce acquiert une vie extraordinaire, ponctuée d'une infinité de micro-événements, de gestes sonores qui donnent à chaque instant sa propre couleur. La musique est devenue prisme miroitant, kaléidoscope en perpétuel et lent mouvement produisant à chaque instant de nouveaux surgissements : elle laisse ainsi échapper des myriades de bulles, et lorsque les cordes frottées s'alanguissent et se font plus caressantes, ce qui arrive aussi au fil des sections II à IV notamment, elle enveloppe dans ses profondes courbes, dans ses sinusoïdes chatoyantes. La section V signe la victoire des drones dans lesquels les différents instruments se fondent pour produire une masse compacte peu à peu simplifiée au fur et à mesure qu'elle s'insinue dans notre cerveau pour s'y résorber.

   Un grand disque d'un compositeur majeur à découvrir de toute urgence.

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Paru en 2012 chez Important Records / 5 titres (une seule pièce de fait...) / 38 minutes

Pour aller plus loin

- deux précédents articles sur Duane : le premier consacré à Organized pitches occurring in time, l'autre à un disque de compilation consacré à l'intonation juste, sous sa direction.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 25 avril 2021)

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Publié le 15 Avril 2012

Nurse with Wound (1) - Chance Meeting On A Dissecting Table...

Pourquoi commencer à parler de Nurse With Wound (NWW) seulement maintenant ?

Meph. - Tu as raison, il faut leur expliquer.

Dio.- Remarque bien qu'avec le titre du blog, les lecteurs devraient s'attendre à tout. Mais quand même...

Meph. - Tout a commencé avec un commentaire posté le 5 mars sur l'article "Spyweirdos, l'électronique onirique". L'internaute t'invitait à regarder une vidéo...de NWW.

Dio. - Inspiré, ce lecteur, que je remercie encore au passage. J'ai plongé dans cet univers incroyable.

Meph. - Et, en complète concertation, nous avons décidé de présenter quelques albums, au gré de nos découvertes.

Dio. - En commençant par le début, toutefois, peut-être dans le désordre ensuite. Mais sans nous soucier des questions d'édition, de réédition...

Meph. - C'est en effet une jungle pour collectionneurs avisés. Ce qui nous intéresse, c'est la musique.

Dio. - Et les pochettes, illustrations intérieures. On ne rentrera pas non plus dans le détail des formations multiples qui se cachent sous les trois lettres. Né en 1978, NWW est un groupe à géométrie variable dont le seul membre permanent est l'anglais Steven Stapleton. La liste des collaborateurs successifs est impressionnante. Leur premier album sort en 1979 : c'est Chance Meeting On A Dissecting Table Of A Sewing Machine And An Umbrella, titre emprunté à Lautréamont dans Les Chants de Maldoror : « beau (...) comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie. » L'une des phrases prisées par les Surréalistes, et en particulier par André Breton !

Meph. - Que l'on évoquait voici peu à propos du disque du groupe anglais Breton, d'ailleurs pour souligner que le rapport entre leur musique et le Surréalisme était rien moins qu'évident. Car il ne suffit pas se réclamer d'une influence, encore faut-il la faire sentir...

Dio. - Ce qui est le cas chez NWW, cette fois. Steven Stapleton affirme, dans la réédition de 2001, son goût pour les musiques inhabituelles — autrement dit singulières, ce qui nous ravit ! — et absurdes. En compagnie d'Heman Pathack, d'origine indienne, et de John Fothergill, ils sont bien décidés à explorer l'inconnu musical. Aussi tous les efforts pour leur coller une étiquette sont-ils vains. Leur musique sera industrielle, ambiante, bruitiste, concrète, selon l'inspiration : inattendue, décalée, d'avant-garde...L'adjectif "expérimentale" serait encore la meilleure façon de dire ce désir permanent, fou, d'inventer de nouveaux chemins. C'est en ce sens qu'elle peut être dite dadaïste ou surréaliste. Steven rappelle les principes fondamentaux guidant leur démarche : 1/ Les titres doivent être longs. 2 / Nous n'aimons pas les chansons : pas de vocaux. 3/ Les pochettes s'inspireront d'expériences d'état de conscience liés aux drogues. Il ne faut pas forcément prendre à la lettre le troisième principe : Steven Stapleton, qui signe la plupart des illustrations, s'inspire des pratiques dadaïstes et surréalistes, à base de collage, de détournement, le tout avec une dimension provocatrice évidente. Comme dans le groupe d'André Breton, il s'agit de faire scandale en effrayant bourgeois et puritains, conformistes frileux aux hypocrites leçons de morale.

Meph. - D'où le titre du groupe, pour commencer. "Nurse With Wound", infirmière avec blessure : un quasi oxymore aux sous-entendus érotiques assumés, rendus explicites par l'illustration liée à l'un des quatre titres (voir ci-contre). Ajoutons que la couverture de Chance Meeting... va dans le même sens, renvoyant au bondage et aux pratiques sado-masochistes, phénomène assez fréquent dans la contre-culture rock si l'on songe notamment, parmi de multiples exemples, à la "Venus in Furs" du Velvet Underground.

Dio. - Chance Meeting... s'ouvre avec "Two Mock Projections". Guitare électrique en longues traînées incandescentes, réverbérations et effets qui saturent l'espace sonore. Du Hendrix revisité, envahi et subverti par un orgue tranquillement inquiétant, lui-même recouvert par des tourbillons, des nuées épaisses de sons électroniques bientôt hoquetant, hachés. Le tout prend des allures de jeu de massacre halluciné. En somme, le ton est donné ! "The Six buttons of Sex appeal" joue l'affolement à travers une guitare échevelée, tout en cisaillements rapides sur fond de micro percussions sourdes. Nous sommes quelque part entre musique expérimentale et free jazz brûlant, avant que l'intervention d'une voix d'écorchée ne nous propulse dans une dimension cauchemardesque, grand guignolesque : ne serait-ce pas les pleurs amplifiés de l'infirmière blessée, torturée... ou en pleine jouissance ?

Meph. - Ce n'est pas à moi de te le dire, mais tu risques d'effaroucher les âmes sensibles, non ? Il y a en tout cas un aspect jusqu'au boutiste dans cette musique totalement libre, indifférente aux qu'en-dira-t-on. Elle creuse sa voie, fore dans l'obscur. Si l'on accepte de la suivre — il faut pour cela de la patience —, on accède, après neuf minutes, à des territoires étranges et beaux, vivants, d'une incroyable manière, qui abolissent les repères ordinaires, les frontières entre acoustique et électronique, entre musique et bruit. Guitare, jouets, outils, se mettent à vibrer, à résonner, à bondir : la fin est splendide !

Dio. - Cette musique prend le contrepied des habitudes de consommation musicale d'aujourd'hui. Pas question de surfer, zapper : il faut attendre, s'immerger, plonger. Et c'est l'extraordinaire " Blank Capsules of Embroidered Cellophane ", presque trente minutes de fusion sous-tension, où l'on sent le trio en complète symbiose, inventant au fur et à mesure. On est assez proche de l'esprit de Musica Elletronica Viva d'Alvin Curran, où l'expérimentale rejoint la musique contemporaine pour le meilleur. Le collage de fragments de contes par la voix de Nadine Mahdjouba souligne la dimension merveilleuse de cette audace : NWW fait surgir une nouvelle langue musicale, authentiquement rimbaldienne, parce qu'elle est en permanence illuminée, illuminante. Cela n'exclut pas des passages calmes, introspectifs...

Meph. - En effet ! Tout se passe comme s'il fallait percer le mur des habitudes. Le cœur des morceaux est la récompense de l'auditeur qui a su s'abandonner pour accéder à la beauté sidérante, stupéfiante. La guitare se met à chanter quand on ne l'attend plus, par-dessus les claviers saturés, les émanations électroniques triturées, les boursouflures non identifiées et, sur la fin tout s'enraye, même les voix amplifiées, comme si l'on remontait le cours de la musique à l'envers. Le dernier titre, "Stain, crack, break", ajout de 2001 si j'ai bien compris, est un véritable poème électronique à base de voix répétées, mêlées : dans cette dislocation progressive de la langue, les mots rendent l'âme, redeviennent pure articulation sonore. La durée de l'expérience est fondamentale dans ce nouveau rapport à la musique : il faut oublier les références, modèles, pour apprécier ce voyage dépaysant !

Dio. - Un disque pour les oreilles intrépides, aventureuses...L'illustration de la dernière page du livret pour terminer...

Meph. - Du Max Ernst pur jus !!

Nurse with Wound (1) - Chance Meeting On A Dissecting Table...

Et la quatrième du cd, fragment de l'image précédente, avec à l'intérieur de la maison le petit bonhomme en gomme rouge dessiné par David Tibet, l'un des collaborateurs de cette réédition enrichie.
 

Nurse with Wound (1) - Chance Meeting On A Dissecting Table...

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Réédition parue en 2010 chez Jnanarecords / 4 titres / 64 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 24 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 12 Mars 2012

 

                                                                                                                               à Arvo Pärt

 

La musique d'Arvo Pärt nous courbe vers la terre,

                                                                                   vers l'humus.

Des voix nous conduisent, tour à tour surgissantes,

                                                                                   très douces et séraphiques,

Si sûres de notre néant que nous baissons la tête,

Les yeux fermés sur cette lumière qui descend et qui apaise,

Et qui nous montre les déserts magnifiques, les taïgas austères,

Bouleaux à l'écorce de neige

                                                dans l'infini des plaines.

Il n'y a rien à dire, pas de protestation.

Quand l'orgue s'en mêle,

Quelle force soudain nous jette sur le sol,

Parmi les feuilles amoncelées de l'automne

Ou dans la débâcle des eaux vives du printemps.

Nous marchons dans la nuit sans limite,

Sans plus rien sentir que ce frémissement

                                                                                  qui nous traverse et nous soulève,

Nie notre matérialité que nous croyions notre lot.

Nous sommes devenus si légers

Que nous ne craignons plus aucune trahison.

Pourtant nous trébuchons, sans cesse nous nous arrêtons,

                                                                                                 à l'écoute.

Les violons se plaignent, et c'est de la joie exultante,

                                                                                 celle d'en finir avec ce moi d'orgueil.

Tabula rasa...

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au sommet la tige sera rose

 

La musique d'Arvo Pärt nous prend par l'âme,

                                                                              et ne nous lâche plus.

Elle est l'amour extrême,

Obstinée à nous mener sur les chemins désolés.

Car l'errance est la seule voie parmi les ombres vaines.

Toujours, au loin, brille un appel

                                                              à peine

Pour qui accepte d'entendre de tous ses intervalles dilatés

Par delà le massacre des illusions

Le surgissement des sons nouveaux,

Le torrent fou de la lumière jamais vue.

Le piano marche avec nous dans l'épaisse poudreuse,

Tandis que le violon joue, l'innocent,

Virevolte pour convoquer l'humanité entière,

L'assigner à résidence dans son véritable domaine

Qu'elle refuse de connaître par peur de la forêt en feu.

Et pourtant, si la forêt brûle,

C'est pour nous sauver de la laideur de nos attachements.

Il y a dans les arbres qui craquent

                                                                            et dans les aiguilles qui crépitent

Comme une promesse de morsure féconde.

L'embrasement est déjà embrassement, étreinte

                                                                            et rage de l'orage

Dans l'orange des crépuscules inverses,

Lorsque tombent les foudres et les ciels factices

Et que les loups s'enfuient pour restaurer l'immense               

                                                                                               silence.

 

La musique d'Arvo Pärt est un buisson ardent

Qui se ravive sans cesse, animé

Par le vol fulgurant des archanges.

Sa forme idéale est le canon

Qui nous propulse                                                loin

Par une série de salves en arcades

Filantes : envol et chute indissociables

Au son des trompettes de l'éternel jugement

 

Et les voix s'élèvent des profondeurs

Bourdon et psalmodie, plainte et clameur

Haute et claire et pleine et forte

Comme la rumeur en nous de la mer

Enfermée dans les cavernes de nos os

                                                                         de poudre.

© Dionys Della Luce

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Cet hommage à la musique d'Arvo, je le lui devais depuis longtemps, depuis  Tabula Rasa,  Arbos,  Passio, la trilogie absolue parue en 1984, 1987 et 1988 chez ECM New series. Il a été déclenché par la vidéo ci-dessus,  "rencontrée" voici quelques jours. J'avais écrit un court texte sur Tabula rasa, dorénavant enchâssé dans l'improvisation de cet après-midi, nourrie de nombreuses réécoutes. En guise de prolongement, un photogramme extrait de Le Miroir (1974) d'Andréi Tarkovski.

 

La musique d'Arvo Pärt

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 21 avril 2021)

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