musiques contemporaines - experimentales

Publié le 15 Avril 2023

Éliane Radigue (3) - Dans la conque océanique de la sonante des sons
Éliane Radigue (3) - Dans la conque océanique de la sonante des sons

Le Son des Sons

I. Éléments biographiques extraits d'articles précédents consacrés à Adnos et Occam Océan 1    

   Née en 1932, elle a travaillé avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, dont elle a été l'assistante. On la classe parfois par conséquent avec les pionniers de la musique concrète, mais sa musique a vite changé de direction. Dès la fin des années soixante et plus particulièrement dans les années soixante-dix, elle affirme un style personnel à base de drones, de sons étirés, de très lentes et quasi imperceptibles variations. Travaillant sur la durée, avec des pièces fort longues, elle élabore une musique électronique à la fois minimale et méditative qui a au fond plus d'affinité avec certaines musiques ambiantes, spectrales qu'avec les courants de musique concrète ou minimaliste. Lors de ses voyages aux États-Unis, elle a rencontré Philip Glass, Steve Reich, mais son esthétique intériorisée est plus proche de certaines recherches de Terry Riley ou La Monte Young, compositeurs qu'elle a également côtoyés, avec lesquels elle partage un intérêt pour les philosophies orientales. Son style se distingue aussi de celui de deux autres maîtres de la musique électronique, Morton Subotnick et Rhys Chatham. Intéressée par Gurdjieff, elle s'est ensuite convertie au bouddhisme tibétain en suivant les suggestions d'étudiants français venus entendre au Mills College la première partie d'Adnos qui avait été créée pour le Festival d'automne fin 1974.  

    Longtemps ce fut à l'aide d'un synthétiseur ARP 2500, de filtres et d'une table de mixage qu'Éliane Radigue traqua dans son laboratoire musical ses « phantasmes sonores » comme elle les appelle. Elle considère qu'elle les a enfin entendus grâce aux musiciens qui interprètent maintenant ses occam. Le mot vient du philosophe Guillaume d'Ockham ou Occam (vers 1285 - 1347), auteur d'un principe fameux, dit du rasoir d'Occam, que l'on peut considérer comme l'un des postulats du minimalisme : principe de parcimonie, de simplicité de la pensée ou de la conception, et de l'élégance des solutions, selon lequel « il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité », reprise d'ailleurs d'un adage aristotélicien.

   Pionnière de la musique électronique, Éliane Radigue a abandonné son ARP 2500 pour des instruments acoustiques depuis 2006, suivant en cela le conseil du violoncelliste Charles Curtis. Ce changement n'est pas une rupture. La compositrice poursuit avec d'autres moyens l'élaboration d'une musique à la fois organique et spirituelle.

II. Actualité discographique d'Éliane Radigue, début 2023

   Deux disques confirment la "percée" d'Éliane Radigue, enfin reconnue par de nouvelles générations de musiciens comme l'égale des plus grands.

  

Quatuor Bozzini
Stéphanie Bozzini (alto) / Alissa Cheung (violon) / Clemens Merkel (violon) / Isabelle Bozzini (violoncelle)

   1) C'est d'abord le Quatuor Bozzini (Montréal, Québec), inlassable défenseur depuis 1999 des musiques nouvelles, audacieuses, qui a demandé à la compositrice de lui écrire une pièce. Occam Delta XV s'insère dans ce qui ressemble à un immense cycle, qu'on pourrait appeler le Cycle des Occams, se déclinant en lettres grecques suivies de chiffres romains. L'enregistrement présente deux interprétations, à une journée d'intervalle, de la pièce. « C’est impossible de recréer l’exécution, qui est tellement liée au temps et au lieu» dit Alissa Cheung, « mais nous avons joué la pièce de nombreuses fois, et revenons au même état d’esprit. » Véritable défi pour les interprètes, Occam Delta XV leur demande, non seulement la technique requise pour maintenir les notes soutenues, mais un mode d'écoute entre la méditation et l'hyper conscience.

   Pièce océanique, Occam Delta XV se présente comme une masse n'offrant jamais exactement le même aspect, affectée par un mouvement interne de très lente torsion. Les sons tenus se mêlent, provoquant comme un miroitement sonore, dans lequel les notes ne sont plus que frottements, traînées irisées, les aiguës enveloppées dans le bourdon des graves. Une houle profonde se creuse peu à peu, qui ne manque pas de saisir l'auditeur, transporté par le flux, dont l'aspect global ne laisse pas de faire penser à certains instruments indiens comme la viña. Ce qui se joue dans la musique d'Éliane Radigue, comme dans ses œuvres pour synthétiseur, c'est une exploration intérieure du Temps, en tant que Vibration perpétuelle, Respiration universelle. Cette Vibration est un faisceau changeant de micro oscillations dont la richesse est prodigieuse sous son apparente monotonie. L'écoute de la deuxième version de la même pièce, juste après la première, est révélatrice : on ne la reconnaît plus vraiment, pas seulement parce qu'elle n'est pas exactement la même, comme le reconnaissent les interprètes, mais aussi parce qu'on l'entend mieux, préparés par la première écoute, qui a déposé en nous ses sédiments que l'onde nouvelle vient mélanger à elle. Cet océan s'éloigne, se rapproche, nous absorbe, nous devenons océan, traversés par le grand Chant immémorial surgi du si lent brassement de la matière sonore, le Son des Sons, dont nos occupations nous séparent en temps ordinaire. Ici, il n'y a plus de séparation, plus de souffrance...Le Quatuor Bozzini sert à merveille cette musique nonpareille.

 

2) Puis c'est Montagne Noire, le label du GMEA, Centre National de Création Musicale d'Albi (Tarn), qui consacre en avril son septième disque à Éliane Radigue. Un disque qui met à juste titre sur le même plan musique pour ensemble instrumental et celle pour synthétiseur analogique en présentant deux œuvres de la même période : Occam Hepta I (2018), interprété par l'Ensemble Dedalus, et Occam XX (2014), interprété par Ryoko Akama au synthétiseur EMS et au générateur de sinus.

   L'Ensemble Dedalus, installé à Toulouse et associé au GMEA, interprète le répertoire minimaliste, les compositeurs du mouvement Wandelweiser (dont Michael Pisaro ou Jürg Frey) et plus largement les musi au violonques les plus exigeantes d'aujourd'hui. Fondé en 1996 par Didier Aschour, il comprend pour cet enregistrement son fondateur à la guitare, Cyprien Busolini à l'alto - cf. son beau disque en collaboration avec Bertrand Gauguet, Miroir , Thierry Madiot au trombone, Pierre-Stéphane Meuget au saxophone, Christian Pruvost à la trompette, Silvia Tarozzi au violon - une des trois interprètes du disque présenté dans l'article précédent, L'Occhio Del Vedere, et Deborah Walker au violoncelle.

    Ce qui me frappe dans Occam Hepta I, c'est la parenté de la musique d'Éliane avec la musique tibétaine. En effet, le flux "radiguien" est ici nettement dominé par les graves, du trombone sans nulle doute, et d'autres instruments de l'ensemble. On croit entendre à plusieurs reprises  comme une abyssale voix de gorge se frayer un chemin entre les cordes, puis des voix errantes sortir à demi de la trame, puis comme des trompes tibétaines, qui viennent soulever de manière extraordinaire la masse fluctuante de la composition, un effet vraiment renversant, assez inhabituel chez elle. Occam Hepta I est un mantra d'une force sidérante, à arracher à tout jamais le voile de la māyā... Interprètes parfaits !

Note sur la vidéo ci-dessous : je préfère la version du disque, plus puissante, plus en relief. Si l'on ajoute que la plateforme truffe la pièce de publicités qui surgissent telles des diables grimaçants...

   Je retrouve l'Éliane de mes premières amours radiguiennes avec Occam XX, peut-être sa dernière œuvre pour synthétiseur, en tout cas l'une des dernières. Cette plongée dans le son, dans son battement, dans sa diaphanéité, c'est Éliane toute entière telle que son synthétiseur la changea en Arachné de la musique électronique.

La japano-coréenne Ryoko Akama interprète avec une incroyable finesse cette épiphanie de sons minuscules au milieu du bourdonnement hypnotique du synthétiseur. Envoûtant !

Ryoko Akama par Jo Kennedy
Ryoko Akama par Jo Kennedy

 

Les disques

- Occam Delta XV par le Quatuor Bozzini :

Paru chez Dame / Collection QB fin janvier 2023 / 2 plages / 1h et 14 minutes environ

- Occam Hepta I  par l'Ensemble Dedalus et Occam XX par Ryoko Akama :

Paraît le 22 avril chez Montagne Noire / 2 plages / 59 minutes environ

Les deux sont en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 13 Avril 2023

Giovanni di Domenico / Silvia Tarozzi / Emmanuel Holterbach - L'Occhio Del Vedere

   Giovanni Di Domenico, né en 1977 à Rome, travaille à Bruxelles, est l'auteur d'une œuvre abondante, soit en solo, soit en collaboration ou avec des ensembles, dans le domaine des musiques contemporaines, expérimentales si l'on veut. Curieusement, je viens de retrouver un autre disque de lui, Zuppa di Patienza, paru chez three:four records en 2019, disque que je n'avais pas écouté en entier et laissé dans les marges ( il est temps de l'écouter attentivement !).

     L'Occhio Del Vedere : L'Œil Du Voir. Quel titre magnifique, prolongé par la sublime photographie de couverture ! Avant même de commencer à écouter, on a pris le chemin dans les landes de diverses rousseurs, on va vers les bosquets noyés de brume. L'Œil Du Voir, je préfère traduire ainsi, plutôt que "L'Œil du Regard". Ce n'est pas le regard de quelqu'un qui est en jeu, c'est la faculté en elle-même, sa capacité à percer l'invisible, à voir dans la brume, malgré la brume. Je comprends le titre comme une métaphore de la musique. Car la musique ne donne pas seulement à entendre, elle permet de VOIR ce qui traverse notre champ de vision pour nous mener vers l'au-delà. Je pense au beau livre de Maria Tasinato, L'Œil du silence (Verdier, 1990), dont le sous-titre est "Un éloge de la lecture". La temporalité particulière de la lecture silencieuse déclenche une rêverie que provoque aussi la musique quand elle joue sur les longues durées. La musique ne représente rien, n'en déplaise aux musiques programmatiques. Abstraite, elle donne au silence forme auditive, audible, en ce qu'elle l'arrache au chaos originel. En l'écoutant, on est tenté de fermer les yeux, pour mieux l'entendre dit-on, peut-être surtout pour voir ce que l'on ne voit pas avec les yeux de chair. La musique ouvre les yeux de l'âme par son pouvoir vibratoire, c'est en cela qu'elle est l'œil du voir. L'audible est le mode d'accès privilégié aux visions intérieures, au(x) mystère(s), à ce qui échappe pour s'envelopper dans les écharpes de brume. Quoique fabriquée par des instruments matériels, elle est immatérielle, permet de débusquer le beau sans en être mortellement ébloui, parce qu'elle ne le dégage pas complètement de ses ouates de brume. Telle est en tout cas la musique jouée par ce trio composé par Giovanni Di Domenico (pianiste et compositeur initial, la pièce a été ensuite développée en collaboration avec les deux autres interprètes), Silvia Tarozzi (violon et violon accordé au 1/16ème de ton, membre de l'Ensemble Dedalus, qui interprète notamment la musique d'Éliane Radigue), et Emmanuel Holterbach (grand tambour sur cadre, et auteur de la photographie de couverture / et par ailleurs archiviste d'Éliane Radigue). Sans doute loin du cycle pour piano Dans les brumes (1912) de Leoš Janáček (1854 - 1928), beaucoup plus proche des grandes compositions de Morton Feldman  (1926 - 1987), et encore plus de celles d'Éliane Radigue (Comment s'en étonner ?), cette composition d'un peu plus une heure nous invite à la contemplation.

  

La Quête de la beauté enfouie  

   Des bribes mélodiques espacées émergent de la brume, se répondent, se répètent. Piano et violon se détachent sur les frémissements de la percussion qui tissent un bourdon à peine perceptible. Le temps est comme suspendu, à l'écoute des résonances. Le violon étire ses notes, le piano ne cesse d'interroger le mystère ondoyant d'une créature irreprésentable qui se contorsionne dans l'épaisseur, suscitée par Emmanuel Holterbach et son jeu prodigieux du tambour sur cadre. Peu à peu, la musique se densifie, en même temps que l'écart entre le violon et le piano semble augmenter. Aux plaintes du violon, le piano répond en basculant vers l'obscur, l'inquiétant, soutenu par les vibrations du tambour. Vers dix-sept minutes, le piano semble sortir de sa fascination, se réveiller dans un bref ébrouement jazzy, pour mieux retomber au cœur du mystère par des à-plats assourdis. C'est alors une avancée prudente, patiente, dans le suspens de laquelle on entend la respiration du tambour, voix de l'Ineffable qui n'a pas cessé, au seuil du silence, de sous-tendre les évolutions respectueuses du violon et du piano.

    Commence alors un deuxième temps, autour de vingt-et-une minutes. Le temps du chant osé, du déploiement mélodique, mais sur un fond plus tourmenté, celui des gémissements du tambour, bœuf mugissant des ténèbres : l'Ineffable est menaçant, dirait-on. La musique effectue de larges et lents cercles, comme dans un rituel magique, pour conjurer l'attraction de l'obscur. Le rythme s'accélère, boucles serrées de piano, violon presque grinçant, sur la toile bourdonnante du tambour. C'est une transe, que le piano ralentit, faisant mieux ressortir la plainte élégiaque du violon dissonant. On est ailleurs, dans les plaines de l'indicible peur. Le piano met en garde, il est barrage contre la montée sourde. Mine de rien, c'est une lutte de la forme contre l'informe. Le piano passe parfois sur le devant, laissant le violon s'allonger sur le lit vibratoire et  redevenir un enfant-violon, si fragile... Après un moment de silence relatif peuplé par le tournoiement du drone de tambour, autour de quarante-sept minutes, une troisième phase frémissante d'union plus étroite des trois instruments semble atteindre la plénitude. Le piano peut arpéger sur le fil, tel un danseur au-dessus du violon extatique et du tambour vibrant, devenu un acteur à part entière. Miracle d'un équilibre qui fait parler le tambour : l'Ineffable ne fait plus peur, même lorsqu'il gronde, il est le socle constitutif du Mystère de la Beauté cachée, toujours en partie enfouie : lui ôter totalement ses limbes brumeuses, ce serait la tuer...

   Une pièce admirable. Un rituel d'apprivoisement patient de la beauté dans ce qu'elle a de potentiellement effrayant parce que souterraine, mais si fragile, si émouvante.

Paru début avril 2023 chez elsewhere music / 1 plage / 1 h et deux minutes environ

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En écho : Con Tempio / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

En écho : Con Tempio / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

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Publié le 6 Avril 2023

David Lang - shade
David Lang, en majesté

   Un article pour un disque si court ? C'est vrai, en général, j'élimine...sauf si, voilà, ce n'est pas n'importe quel musicien, c'est David Lang, dont je suis un inconditionnel depuis longtemps. Au point qu'il a dans ce blog, lui et les autres cofondateurs du festival Bang On A Can, une catégorie, "David Lang - Bang On A Can & alentours". Je crois n'avoir négligé que ses opéras (sauf un), et ses musiques de film. Pour le reste, il est bien ici chez lui, je cite dans le désordre :  writing on water (2018), Child (2003), Pierced (2008), Are You experienced ? (2001), this was written by hand (2011), the day (2018), death speaks (2013), mystery sonatas (2018, grande année Lang), The Carbon Copy Building (2006), opéra coécrit avec Michael Gordon et Julia Wolfe, the little match girl passion (2009)...

   La pièce maîtresse, c'est la composition éponyme, "shade", pour trio (le Mammoth TrioElly Toyoda au violon, Ashley Bathgate au violoncelle et Lisa Moore au piano) et orchestre à cordes (le Contemporaneous, direction David Bloom, comprenant 18 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 4 contrebasses). David Lang précise : « Tout ce qui se passe dans l'orchestre est un détail projeté sur eux à partir de la musique d'abord jouée par le trio avec piano. Le trio avec piano initie toute la musique, et l'orchestre vit à son ombre. » [ italique ajoutée  par mes soins].

  Le violon dessine dans le ciel des arabesques, un peu comme dans les mystery sonatas, rejoint par le piano, puis le violoncelle, puis l'orchestre des cordes. La musique est montagne, pentes et montées. Tout danse et s'élance, un frisson sublime passe dans ces assauts, cette géologie tumultueuse. Que du nerf, une netteté extraordinaire dans cette mélodie démultipliée. Un bref arrêt annonce un deuxième temps, le violon et le piano déchiquetant une esquisse mélodique, dans les fragments de laquelle l'orchestre, et notamment les contrebasses, pose des fondations sombres. Le violon continue ses mouvements vifs, les cordes dans les creux, le piano réduit à une ligne discontinue de notes presque confondues avec les pizzicati du violoncelle ou d'autres cordes, puis commence un troisième temps, très rock d'inspiration, d'attaques abruptes, le violoncelle répondant au violon. Vers huit minutes, c'est un mouvement lent, d'une infinie suavité, à pleurer de beauté, déchirant, par le trio seul, avant que l'orchestre réponde pudiquement, puis emporte la mélodie vers des hauteurs mystérieuses, au rythme d'un bercement tapissé par le piano si calme. Le temps s'est volatilisé dans l'ineffable. Vers douze minutes, nouvelle phase plus dynamique initiée par le violoncelle, c'est une nouvelle escalade, un gonflement puissant, un tournoiement. David Lang nous tient, et voici la dernière phase, grandiose, menée par le piano, comme une fanfare, une explosion de triomphe, avec de belles suspensions. Tout cela est magnifiquement scandé, découpé, chaque élan s'arrêtant à chaque fois net devant le vertige, puis tout s'éloigne pour laisser le violon exhaler une traînée d'une indicible douceur dans l'au revoir des cordes respectueuses.

   Un absolu de la musique orchestrale du XXIè siècle.

   [ La deuxième pièce, "Wed", a déjà été enregistrée, notamment sur Pierced, sous forme d'une version pour piano solo. C'est ici une version pour orchestre à cordes. À l'origine, elle fut écrite pour le Kronos Quartet, en mémoire d'un amie décédée qui s'était mariée dans son lit d'hôpital. Aussi David Lang avait-il voulu tenir un équilibre entre consonance et dissonance, entre tragédie et espoir. Belle pièce pudique, entre renaissance perpétuelle et failles intimes, tout en fins glissements et respiration ralentie. ]

Paru le 24 mars 2023 chez Cantaloupe Music / 2 plages / 23 minutes environ

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Publié le 21 Mars 2023

François Mardirossian / Thibaut Crassin - Pianisphere vol.1
Petite histoire d'un programme minimaliste

    Elle remonte au Conservatoire Royal de Bruxelles, où le pianiste François Mardirossian a étudié et rencontré Thibaut Crassin, depuis resté son ami. Pendant ces années d'étude, ils explorent avec deux autres pianistes tout le répertoire minimaliste au sens assez large, bien représenté sur ce blog : Philip Glass, Arvo Pärt, Steve Reich, Urmas Sisask, Ryūichi Sakamoto, Brian Eno, Moondog, Graham Fitkin, Douwe Eisenga, etc. Puis le groupe explose, François Mardirossian se lance dans une carrière solo avec son premier disque sur Moondog, puis celui sur Glass, celui sur Alan Hovhaness. En 2019 à Lyon, lors de la première édition du Festival Superspectives qu'il co-dirige, François retrouve Thibaut, avec lequel il avait toujours eu envie de rejouer, et tous les deux se lancent dans l'aventure d'une Nuit blanche minimaliste de 20h à 8h. Leur ami Bruno Letort, dont j'avais salué le disque Cartographie des sens, sorti en 2019, leur écrit pour l'occasion une suite de pièces pour deux pianos que nous retrouvons sur Pianisphere 1, d'ailleurs titré d'après cette suite. Une partie du programme de la nuit minimaliste de 2019 se retrouve ici...

Musiques pour deux pianos

   Le disque mêle deux ensembles de pièces inédites et quatre interprétations ou transcriptions.

Quatre pièces courtes de Ryūichi Sakamoto, disséminées en 1, 3, 8, 11

Une très bonne idée que cette dispersion ! Quatre pièces nerveuses, tranchantes qui vont à l'encontre d'une certaine image de la musique minimaliste comme une musique molle, ennuyeuse ! Je connaissais Ryūichi grâce à ses  magnifiques collaborations avec Alva Noto. Je me souviens d'un ou deux disques solo qui ne m'avaient pas emballé en leur temps. Me voici réconcilié. D'entrée de jeu, "A Hearty Breakfast" séduit par le jeu en miroir des deux pianos, la sécheresse syncopée de son avancée implacable. "Batavia" batifole, fait la folle avec ses batteries de grappes serrées. "A Brief Encounter", c'est la venue d'une mélodie enchanteresse au milieu des saccades répétées du premier piano. Superbe ! Et "Before the War" étonne par sa fantaisie enfantine, sa fraîcheur insouciante, jalonnée d'un bout à l'autre par les petits cailloux de l'un des pianos.

Pianisphere de Bruno Letort, quatre mouvements entre deux et quatre minutes chacun

Une très belle surprise que cette pièce, chaque mouvement ayant un dédicataire différent. Le premier, dédié au pianiste et compositeur Melaine Dalibert, est étincelant. L'un des pianos reste dans des graves pensifs, pendant que l'autre éclabousse la surface de ses grappes liquides, puis des notes répétées par les deux pianos ouvrent une deuxième période plus agitée où les deux pianos se mêlent dans un beau friselis avant une coda marquant un retour à la première phase. Le second mouvement, dédié à Brigitte Isaac, gambade allègrement, parsemé de brefs ralentis et passages en retrait, ce qui lui donne un étonnant relief. Le troisième, dédié au compositeur et pédagogue Denis Brosse, déroule une magnifique méditation, les deux pianos se rapprochant pour nous entraîner dans une brume onirique pailletée de lumières. Le quatrième, dédié à François Mardirossian, est d'un minimalisme fluide et vif, tout en boucles intriquées au brillant contrepoint, avec de délicates échappées intériorisées.

Du côté du "répertoire".

   - Une interprétation sobre du "Pari Intervallo" d'Arvo Pärt. Avec une première note de l'intervalle plus perlée, une vraie goutte de lumière intense, que dans l'enregistrement par Jeroen Van Veen et son épouse Sandra chez Brilliant Classics (2014). Lors d'une première écoute, j'avais trouvé l'interprétation compassée. Non, elle est remarquable de densité, de concentration. D'un calme profond, sublime !

   - Une transcription de "By This River" qui, rappelons-le, fut composée par Brian Eno, mais aussi Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius, extraite d'un album que j'adore, Before and After Science (Islands ou Polydor, 1977). Pas question bien sûr de rivaliser avec la version "fantôme" de Ryūichi Sakamoto (encore lui, tiens tiens !) et Alva Noto dans l'album Summus (Rasten-Noton, 2011). La suave mélancolie de la mélodie du morceau de Brian s'est insinuée dans le cerveau de tous ceux qui l'ont entendue... La transcription de François Mardirossian commence par un long bourdonnement sépulcral, avec de fins crissements, magnifique préparation à ce morceau dont les paroles originales évoquent allusivement le Styx. Ce drap mortuaire de graves, peuplé d'accidents fantomatiques, se prolonge sous la mélodie, dédoublée, qui en ressort plus bouleversante, miraculeuse. Un sommet !

- Une interprétation de "Two pianos" de Morton Feldman. Moins douce, amortie, que celle de John Tilbury et Philip Thomas parue chez Another Timbre en 2014. Plus sculpturale, aux reliefs tranchés, impressionnante de densité mystérieuse. Superbe !

- Une interprétation de "My First Homage" de Gavin Bryars. Sans les vibraphones, cymbale et tuba de la version de 1978, et sans la réverbération, l'espèce de halo tremblant dans lequel baignait le morceau ! Une version lumineuse, aux articulations nettes. Lente dérive nostalgique, rêveuse, au fil de ses boucles liquides, de ses reprises ponctuées de floraisons foisonnantes, les phrasés jazzy coulés au milieu de cet océan minimaliste ( la pièce est un peu comme un au revoir au jazz pour Gavin Bryars à ce moment-là). C'est très émouvant, l'émergence d'une pièce qui gisait dans son cercueil immergé dans le disque de Gavin. Une exhumation brillante, une (re)découverte.

   Un programme superbe, servi par deux pianistes talentueux, qu'on entend en belle symbiose. La prise de son est remarquable, aigus brillants et graves profonds. Très belle photographie de couverture de Ilya Kholin (graphisme : February 31 agency)

. Un seul regret : que ce disque interprété, enregistré en France par des artistes et ingénieurs français soit assorti d'une présentation (certes réduite à quelques formules) unilingue en anglais, alors même que la maison de disque est bruxelloise, francophone donc...

Paru fin janvier 2023 chez SOOND / 12 plages / 52 minutes environ

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En écho : © Dionys Della Luce / Photographie personnelle, prise au Centre Culturel Canadien à Paris.

En écho : © Dionys Della Luce / Photographie personnelle, prise au Centre Culturel Canadien à Paris.

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Publié le 16 Mars 2023

Marcus Vergette Tintinnabulation
   Un bassiste passionné par les cloches

    Bassiste de jazz, artiste sonore et sculpteur, l'américain Marcus Vergette, installé au Royaume-Uni où il est devenu membre de la Royal Society of Sculptors, s'intéresse depuis un moment aux cloches. Des cloches en bronze et parfois acier inoxydable qu'il conçoit, fabrique à la main, et installe. Il les nomme des cloches "Time and Tide" (Temps et marée) parce qu'elles sonnent, résonnent avec la montée du niveau de la mer. Le projet a pris naissance en 2008 dans le Devon. Depuis, huit cloches ont été posées dans huit lieux en bordure de mer (photographies de trois d'entre elles ci-dessous ; une quatrième est représentée sur la couverture du disque.). Marcus Vergette les considère comme des œuvres d'art démocratiques appartenant au public. Les communautés locales ont eu carte blanche pour la forme du moulage de chaque cloche, leur dénomination et les inscriptions qu'elles portent.

    Tintinnabulation mêle les sons de ces cloches avec des enregistrements de terrain  de la côte et des fragments d'improvisation musicale, avec Vergette lui-même à la contrebasse. Le disque comporte trois titres. "Tintinnabulation", le plus long, est interprété par Marcus Vergette aux cloches et à la contrebasse, Mathew Bourne au piano. "Ferry" comporte des matériaux additionnels maniés par Marcus Vergette, notamment des enregistrements de terrain du bac à chaîne de Torpoint (en Cornouailles), en plus du saxophone ténor de Harry Fulcher et du saxophone alto de Rox Harding. On retrouve le saxophone de ce dernier sur "Waw and Wane", avec des vocaux de Kate Westbrook et Nell Hubbard, le violoncelle de Frank Schaefer, le piano de Mike Westbrook, et tout le reste est géré par le compositeur, en particulier des sons de terrain des cloches "Time and Tide" enregistrés dans divers lieux au bord des côtes.

Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles
Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de GallesCloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles

Cloches installées à Londres, aux Hébrides Extérieures et au Pays de Galles

   La pièce éponyme, de plus de vingt minutes, est somptueuse, en trois parties. Contrebasse, piano et cloches font émerger un archipel fascinant de résonances, d'entrelacs limpides, éblouissants, de rocs ciselés. Le piano, parfois préparé m'a-t-il semblé, se fait coupant, abrupt, liquide, tandis que les cloches dessinent un paysage sur plusieurs plans et que la contrebasse apporte des fils pour relier ces reliefs, ces profondeurs. Il est difficile de ne pas penser à ce que composait le pianiste Alain Kremski lorsqu'il maniait son portique de cloches en plus de son piano. C'est aussi réussi. Cette musique est d'une miraculeuse clarté ; incisive et mystérieuse elle épouse les rêves enfouis, fait lever des graves extraordinaires. Le pianiste Mathew Bourne illumine le centre de la composition d'une intervention d'allure minimaliste absolument envoûtante, prolongée par les drones des cloches et des chants d'oiseaux en arrière-plan. La pièce s'approfondit, de plus en plus méditative, énigmatique, enfoncée dans les graves, avec juste une esquisse de mélodie dans les médiums et les aigus pour la tirer de ces limbes solennelles. Cloches et contrebasse sont plus présentes dans la troisième partie, mais c'est encore le piano qui donne l'ossature à une dérive mouvementée, en allée vers l'ailleurs dans une apothéose de cloches résonnantes, avec la contrebasse frémissante amenant une brève coda dépouillée.

  

   Les deux saxophones donnent à "Ferry" une couleur plus jazzy. On entend les bruits du ferry à chaîne, la musique swingue doucement, nous embarquons...La pièce est chaleureuse, ronde, on se laisse aller dans une sorte de mouvement perpétuel, de bercement rêveur. "Wax and Wane" commence par un air traditionnel au violoncelle, le battement d'une cloche, des sons vocaux (sans doute des fragments de chansons). Les enregistrements de terrain jouent à égalité avec les instruments et les voix, ce qui donne une texture musicale passionnante. La pièce séduit par sa liberté, la beauté des juxtapositions littéralement serties dans les harmoniques des cloches à certains moments. Rox Harding pousse une jolie partie de saxophone en guise d'au revoir.

Titre préféré : le titre 1, "Tintinnabulation"

   Un disque très étonnant, porté par le titre éponyme, un chef d'œuvre. Et la suite s'écoute fort agréablement, soyez rassuré !

 

Paru le 9 mars 2023 chez nonclassical / 3 plages / 36 minutes environ

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Publié le 10 Mars 2023

Jocelyn Robert (3) - Les Dimanches

   Ce serait comme une suite à Requiem, paru quelques mois plus tôt. Une sortie du deuil, de la maladie, les yeux ouverts sur le monde. Un autre disque de piano solo. Le compositeur et artiste interdisciplinaire québécois Jocelyn Robert, poète du piano disklavier comme je l'ai baptisé dans un article précédent, s'intéresse également aux orgues à tuyaux et aux ordinateurs, j'en reparlerai sans doute. Il a déjà sorti d'autres disques depuis celui-ci.

On regarde "Les cercles sur le lac", on écoute le piano résonner, faire des cercles lui aussi, dans l'émerveillement d'une pureté neuve. Le piano est pierre qui ricoche, le piano est de l'eau qui coule. Cascades harmoniques, légers accidents à la tonalité, vifs agglomérats translucides...le temps de la contemplation, de la méditation.

  

  
  Quelques notes s'envolent, c'est "Octobre" fragile, le piano se fait cloche dans le temps suspendu. Les lointains s'estompent. C'est un disque sur les saisons, aussi. Voici "Mars", le miracle d'une venue, des notes comme des gouttes de lumière. Le mystère de la vie minuscule et patiente, dans sa robe diaphane de silence. L'éclosion des grappes, la vivacité retrouvée, comme une extase tranquille.

   Avec "Dimanche au Sri Lanka", les notes s'éparpillent dans les aigus, avec quelques appuis graves. Comme des chants d'oiseaux exotiques dans les forêts des songes.

   Les dimanches. Devant l'église, il y a "Les gens du parvis". Immobilisés, statufiés, dans une attente indéfinie. La pièce est d'une magnifique austérité, illuminée par les longues résonances, les éclaboussures soudaines de surgissements étincelants. Ce serait une prière, humble et parfois folle, retenue et bégayante de ses notes répétées.

   "Septembre" est lourd de ses graves. Il avance un peu ivre, s'arrête pour regarder les choses, écouter l'indicible. De toutes ses notes, il consonne avec la beauté souveraine du monde. Il s'enfonce doucement dans le tissu sublime, et rêve, comme à la fin de toutes ces pièces délicates et dépouillées. "Mai" commence au plus proche du silence, puis se laisse aller à des égrènements prudents : il ne faut pas brusquer la vie, mais avec un immense respect, l'attendre aux tournants des silences...

Sept admirables exercices d'attention !

  

Paru en octobre 2021 chez Merles / 7 plages / 47 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 8 Mars 2023

Certaines musiques, et certaines seulement, me donnent envie d'écrire. Nombre de mes poèmes sont liés à des écoutes immersives qui, combinées souvent à d'autres facteurs, les font venir, prendre forme. Il est juste qu'ils aient ici leur place, en attendant mieux...

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II

Cinq Chansons corrodées

 

 

Chanson de cordes
pour escalader les mouvantes
montagnes nuages
il faudrait un pontife
assoiffé d’au-delà
assis sur un polatouche
de chez Buffon

Chanson de fossiles futurs
pour entendre la caravane fantôme
suivez l’horloge perdue
l’âme écartelée au ciel
s’il vous plaît sur la pointe
des pieds vivant enfin
dans le silence des pyramides
en lente rotation

Chanson de la lumière fendue
pour rien pour le désert
des voix les stries des mouettes
dans le ciel bas de décembre
parce que je ne crois pas
à la promesse de viande
dormeur dans le vide
quel rituel de tissage
te donnera des ailes
derrière tes yeux de chair ?

Chanson des appartements
pour ne pas voir
le retour des grues blanches
les jardins de pluie du soir
tout ce qui monte
la parole clouée des multitudes
sur le crucifix infernal
des téléviseurs où personne
n’est là tout balayé
asservissements gelés

Chanson des roses
dans la neige
pelouses de l’aube
pour se vautrer
dans le lit des feintes
allégresses
car le soir tombera
sur nos destins pareils

En écoutant Revolver de Kate Moore et Akkosaari de Johannes Auvinen

© Dionys Della Luce

Les disques :

1) Kate Moore, Revolver // Paru en octobre 2021 chez Unsounds / 8 plages / 49 minutes environ.

2) Johannes Auvinen, Akkosaari // Paru en janvier 2021 chez Editions Mego / 8 plages / 41 minutes environ. J'avais prévu d'écrire un article, mais il est passé à la trappe...

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Publié le 3 Mars 2023

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

   Cristallisations poétiques

   Pas question de laisser passer ce nouveau disque (même assez court, trop court à mon gré) de Christopher Cerrone, un des plus remarquables compositeurs américains du moment. C'est à chaque fois un choc. Né en 1984, il accumule les prix (par exemple le Pulitzer Price en 2014 déjà), écrit une musique incisive, dense, étincelante. Écoutez The Pieces that Fall to Earth (2019), The Arching Path (2021), vous en sortirez galvanisés !

Le titre de l'album, titre aussi de la première pièce en trois mouvements, provient des Quatre Quatuors de T.S. Eliot, plus précisément du quatrième, Little Gidding, deuxième partie :

Dust in the air suspended

Marks the place where a story ended

(De la poudre en supens dans l'air

Marque une histoire terminée ) Traduction de Pierre Leyris

Chaque album de Christopher Cerrone est enté sur de la poésie (ou plus largement des écritures poétiques), rend hommage à des poésies ou textes précis. C'est cette densité de l'écriture poétique que l'on retrouve dans sa musique, cette manière d'aller droit à l'essentiel, de vouloir retrouver les « choses élémentaires », comme il le dit lui-même de ce disque : « Ma musique émerge, dit-il,  d'une idée de la musique la plus ancienne. J'imagine des humains préhistoriques faisant de la musique dans des grottes. Chanter, frapper, écouter la résonance. The Air Suspended évoque la puissance brute et élémentaire du temps, enveloppant les auditeurs dans la violence d'une tempête. »

 

   La pièce éponyme, en trois mouvements, a en effet quelque chose de la sauvagerie d'une tempête s'approchant. Ce quasi concerto pour piano commence avec le piano martelant dans les graves. L'atmosphère est lourde, les cordes du quatuor Argus frémissent, glissent en traînées fulgurantes. Le premier mouvement est titré " From Ground to Cloud", d'après un fragment d'un poème de Ben Lerner (né en 1979 dans le Kansas) : « Ce mouvement du sol au nuage / Des vagues se décomposant lentement sur des cordes pincées / Est la foudre ». Foudroyante entrée en matière ! Le second mouvement, adagio si l'on veut, "Dissolving Margins" tire son titre d'un passage du livre My Brilliant Frend (L'Amie prodigieuse) de Elena Ferrante (née à Naples en 1943) où il est question d'un orage qui  « avançait dans le ciel, avalant toute lumière, érodant la circonférence du cercle de la lune ». Le piano semble liquéfié dans l'étrange, se cabre dans un crescendo immobile, les cordes crissantes. Une magnifique mélodie se développe en grappes bondissantes dans une euphorie pointilliste sublime, puis tout semble retomber, comme absorbé par un halo onirique. "Stutter, like rain" (Bégaiement, comme la pluie"), titre du troisième mouvement, est tiré d'un autre passage du même poème de Lerner : « If you would speak of love / Stutter, like rain, like Robert, be / Be unashamed » (Si vous parliez d'amour,/ Bégayez, comme la pluie, comme Robert soyez / Soyez sans honte »). On retrouve les grappes bondissantes du mouvement précédent, répétées en boucles serrées, ponctuées par les soulignements expressifs des cordes cinglantes. Le piano met de l'ordre dans ce chaos, impose une rigueur glacée, écoute le silence, devient éclaboussures limpides. Les cordes fouettent, le piano se fige en boucles compactes, voici les éclairs et grondements au milieu du ciel... Brillantissime prestation du pianiste Shai Wosner, que je découvre grâce à ce disque.

  Comme j'aime le titre de la seconde pièce : Why Was I Born between Mirrors ? (Pourquoi sui-je né entre des miroirs ?) Le titre vient de Leaving the Atocha Station de Ben Lerner. Dans les derniers paragraphes, Lerner fait référence à un poème de Federico Garcia Lorca dans lequel un oranger mourant, incapable de produire des fruits, demande à être libéré des tourments d'un avenir stérile. Pour Cerrone, le titre fait allusion à l'ouverture et à la fermeture en miroir. Interprétée par le Pittsburgh New Music Ensemble (flûte, clarinette, violon, violoncelle, percussion et piano), la pièce est très percussive, pleine de halos harmoniques comme... entre des miroirs ! Après un début assez vif, cordes et clarinette donnent une atmosphère plus retenue, mystérieuse, on croit entendre une boîte à musique et le piano intervient, massif et surplombant, si bien qu'on a l'impression cette fois d'être entre des falaises. Une brève accalmie boisée se creuse de vertiges, de frôlements, et la pièce repart en puissante cavalcade pour nous ramener au début. Éblouissant, à nouveau !

Un disque de toute beauté, à la splendeur rayonnante.

Paru en décembre 2022 chez New Focus Recordings / 4 plages / 22 minutes environ

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- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

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