Publié le 26 Mars 2010
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 3 février 2021)
Inactuelles, musiques singulières
Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Publié le 26 Mars 2010
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 3 février 2021)
Publié le 26 Février 2010
"Food Combination Chart" est d'abord dominé par les métallophones, les froissements de textures, puis comme illuminé par des notes tenues d'orgue et une pulsation cardiaque trouble. "Die Ufer Sind in Feindes Hand" repose sur de micro séquences fracturées alliant voix et éructations de bruits compressés qui libèrent après une minute un univers en fermentation, celui des infra sensations peut-être. C'est dire que l'album est tout sauf froid, parcouru d'une vie frémissante dans les plis et replis des sons. Agf explore l'en deçà du langage, ses fondements rythmiques primordiaux, organiques. Écoutez "Cognitive Modules Party II", le chant de l'apprentissage des phonèmes, la voix adulte doublée par une voix infantile, ou "Dread in Strangers Eyes", véritable marmite bouillonnante de sons en construction. Nous voilà "Head Inside Cloud", la tête à l'intérieur d'un nuage où les sons s'agglomèrent avant une courte pluie mélodique. Il arrive que l'on danse dans les rebondissements répétés des phonèmes, que dans leur tremblement émouvant surgisse une musique de très loin, choeurs retenus au seuil de la formulation, c'est le très beau "Ooops For Understanding III", préfiguration des derniers titres de l'album, comme le magnifique "Kz", diamant farouche au sein duquel la voix nue s'émeut. Les phonèmes eux-mêmes sont abolis, rognés dans le troublant "I-War" : faut-il comprendre que dans cette guerre électronique ils sont progressivement fondus, absorbés, pour nous précipiter "Under Water (RUN!)", dans les eaux primordiales, le clapotis si doux des enfants sons ? Un très grand disque, d'une impressionnante tenue et, au final, d'une musicalité profondément apaisante, sans doute parce qu'elle est épurée, débarrassée des clichés, conventions.
Un beau livret de 16 pages accompagne le cd, livret illustré de calligraphies, dessins et photographies d'Agf. Sur son site, vous pourrez télécharger un document pdf de présentation de l'album.
Paru en 2008 chez Agf Produktion / 16 plages / 56 minutes environ
Pour aller plus loin
- - album en écoute et en vente sur bandcamp :
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 janvier 2021)
Publié le 21 Février 2010
Est-allemande de naissance, Antye Greie, alias AGF, s'est installée à Berlin au milieu des années quatre-vingt dix pour former avec Jürgen Kühn le groupe Laub, dont le premier album est sorti en 1997. Trois autres ont suivi sur le label Kitty-Yo, un quatrième sur son propre label AGF Producktion. À côté de nombreuses collaborations, elle développe depuis 2001 une carrière solo jalonnée de six albums. Einzelkämpfer, sorti en 2009, est le dernier d'entre eux.
Autant le dire d'emblée : la découverte de cette poétesse, musicienne, plasticienne du son, est pour moi une révélation majeure. À qui la comparer ? Peut-être à Ikue Mori et son extraordinaire travail à partir de l'ordinateur portable. Je ne sais pas du tout comment Agf conçoit sa musique électronique, mais le résultat est sidérant. L'unité sonore n'est plus la note, c'est l'échantillon, la touche élémentaire à partir de laquelle elle peint sa musique. "Quand je peins le son en couches - je brille", a-t-elle placé en exergue de ce "combattant solitaire". Le début de l'album évoque fugitivement le travail vocal de Tamia, qui prêtait sa voix démultipliée aux sculptures percussives de Pierre Favre dans quelques beaux albums des années 80 sur les New Series d'ECM. Chaque titre est ici comme un poème électronique autonome, invente sa rythmique propre, loin des boîtes trop prévisibles. La voix énonce quelques phrases, se fond dans les textures d'une constante inventivité. Ni concrète, ni abstraite - la musique n'est-elle pas par essence le plus abstrait des arts ?, la musique d'Agf semble naître à l'instant pour nos oreilles ravies d'être si bien considérées. Naissances, métamorphoses, mélanges, glissements, brisures : "because few people are willing to go through the disconfort, we quiet", c'est pour ceux-là qui n'ont pas peur de lâcher la sacro-sainte mélodie qu'elle résiste, qu'elle force l'attention et, ce faisant, crée les mélodies nouvelles de notre temps avec les moyens d'aujourd'hui. Voix nue ou distordue, méconnaissable, entrelacée aux sons de l'imaginaire le plus fertile, avec des fragments de chansons qui surnagent comme dans le titre éponyme traversé de moments punk, arrachés très loin en dedans. Et puis surgit "Her Beauty Kills me", on s'agenouillerait pour un peu, majestueuse et lacérée de coups de fouets, granulée de poussières cosmiques, parcourue de flux telluriques, de coulées douces et sombres, -aurait-elle écouté Annie Gosfield ?
Le titre "Worin Mein Mund Zur Bewegung Fand", creuse la veine, nous sommes dans les mines du roi Salomon pour édifier un temple de lumière noire. Nous sommes dans l'attente d'un événement, d'un avènement, tout est possible dans l'univers de la musique électronique, quelque chose monte, échappé de l'inconscient. "A poem", justement, métallique et râpeux, tout en borborygmes, oscillations, tremblements chuintés. Le morceau suivant nous entraîne "Alone In The Woods (The Fox, The Skunk And The Rabbit)", chambre d'échos des peurs dépouillées, la voix toute petite cernée, puis submergée par le vortex archangélique des âmes perdues. "Practicing Beat Anarchy" est l'un des titres programmatiques de l'album et, passé un début répétitif et déclamatoire, un hymne tumultueux et décalé à l'énergie. "Rhythm, Rules And Ink" repose sur un texte dit dans une atmosphère étrange traversé d'une soudaine déflagration électrique, exemple même de l'extravagance poétique de la création musicale d'Agf. "In Battle" offre un autre exemple de cette belle extravagance, autrement dit de l'usage entier de la liberté de l'artiste : véritable morceau orchestral, où l'on croit reconnaître guitare, cordes, accommodées dans un maelstrom toujours stupéfiant. Les abysses d'outre-tombe hantent "Kopffüsser (Cephalopod)", mini-opéra magnétique de voix et de respirations en couches ondulées qui témoigne de la capacité d'Agf à susciter des paysages sonores complexes d'une effarante beauté. Le périple se termine avec "On Earth", lent survol hypnotique des forces sourdes que doit maîtriser le combattant solitaire. Un album rare, passionnant d'un bout à l'autre, qui figurera en bonne place dans mon classement à venir des disques de 2009 (bientôt...je n'attendrai pas d'avoir tout écouté et découvert, puisque c'est évidemment impossible !).
Paru en 2009 chez AGF Produktion / 13 titres / 60 minutes environ
Pour aller plus loin
- le site d'Antye Greie-Fuchs, bien des choses à découvrir, télécharger. Aussi une présentation de chacun des treize morceaux de l'album, que je lis après avoir écrit l'article. À vous de comparer, de faire la synthèse ?
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 janvier 2021)
Publié le 13 Février 2010
Un album janséniste ? Pas catholique, en tout cas. Des odalisques pâmées à peine sur des nuages de velours, un tapis moelleux de synthétiseurs, c'est "hva (failed revolution)", l'ouverture de ce fort beau disque d"électro ambiante, sorti en octobre 2009 sur le très recommandable label indépendant français debruitetdesilence. Port Royal, ce sont quatre gênois. dying in time est leur troisième album, gonflé à bloc de morceaux à écouter très tard ou dans le crépuscule qui monte, qui monte. "nights in Kiev" est entre techno soft et post-rock incandescent, voix masculines qui chantent dans le brouillard des beats et des sirènes synthétiques. Guitares timides au début d'"anna ustinova", deuxième titre tourné vers l'est, déflagrations et brusques dépressions pleines de chuchotements. "Exhausted muse/Europe" propose un voyage suave au pays des guitares qui échoïsent (néologisme revendiqué !), non, ce n'est pas du Pink Floyd, la tempête se lève, les beats se déchaînent dans la plaine couverte de neige, court déchaînement, tout est si vertigineusement doux, comme une aspiration vers l'infini qui laisse traîner ses thrènes.
"i used to be sad" commence presque comme les meilleurs morceaux de Carla Bozulich, orgue et claviers dramatiques à souhait, murmures, longue stase angélique avant l'entrée des beats pulsants, d'une chanteuse brumeuse : préparation à "susy : blue east fading", la dance immobile des choeurs presque silencieux dans le vent des galaxies là-haut si loin que c'est en nous que ça tremble, que les cascades s'engouffrent. Un intermède pop glamour avec "the photoshopped prince" (le néologisme, là, c'est eux...), le seul morceau vraiment chanté, pas pour le meilleur à mon sens, difficile d'être parfait quand on n'est que de pauvres humains, surtout que les synthés en font un peu trop. Ils sont pardonnés, car toute la fin est d'une superbe envolée diaphane et forte à la fois. "balding generatrion (losing air as we lose hope)", d'abord, très post-rock flamboyant de rythmes fougueux, en altitude toujours, au plus proche de l'éther, des orages magnétiques, la charge des esprits errants et sans pitié (merci Charles, ô grand inspirateur !) qui finissent pourtant par s'adoucir. Et puis le tryptique "hermitage", titres 9 à 11, allez, je ne résiste pas, le port royal, le havre auquel nous aspirions, grisés par le morne, le sublime ennui. Le son s'épaissit, ménageant des plages transparentes, rendez-vous de toutes les muses épuisées à l'orée des cauchemars que nous chérissons, ambiance à la "Phaedra", ce sublime opus de Tangerine Dream, éclairs courbes dans le tournoiement des particules. Le guitares ondulent, une batterie se lève dans l'aube intemporelle, pour un nouveau départ ? Pour mieux mourir, mon enfant, à temps ou avec le temps, come tu preferisci...S'enfouir dans le temps pour mieux vivre, ne vous laissez pas abattre par le titre, la mélancolie est un vêtement de merveilles.
Paru en 2009 chez debruitetdesilence / 11 plages / 71 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp:
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 31 janvier 2021)
Publié le 26 Novembre 2009
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 27 janvier 2021)
Publié le 27 Juillet 2009
"Word problems", qui joue de manière lancinante du vocoder pour épeler le nom du groupe, est un autre grand moment de cet album inspiré : morceau très post-kraftwerkien, quand les robots deviennent presque facétieux, au final meilleur que "Battlestar", honnête morceau hip-hop encore trop humain...avec la participation de Kat & Elzhi. "Falling away", second morceau avec une participation, celle de Steve Spacek, offre un bref répit presque émouvant quand l'homme réclame sa liberté. Mais la fin de l'album est sans appel : les machines triomphent, et c'est le court titre éponyme et le splendide titre final, "Quadrant 3" : six minutes qui ne dépareraient pas un album d'Autechre, morceau impérial dans son développement méta-mélancolique (si j'ose dire !) pour déblayer toutes les rengaines lacrimo-menteuses. N'ayez plus peur des machines, elles sont la dernière beauté d'un monde ravagé (le lecteur attentif ne manquera pas de voir le lien subtil avec l'article précédent...).
Paru en 2009 chez Warp Records / 15 plages / 60 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 17 décembre 2020)
Publié le 16 Juin 2009
Sur le même label, après quelques écoutes, j'ai aussi déniché Arfan Ezra Munir Rai, alias Vizier of Damascus, un anglais dont les racines familiales sont en Arabie, vers Samarcande, bref dans un Orient peut-être en partie fantasmé. Badshahi, un neuf titres, est un disque prenant inspiré par ses voyages de la Lybie à l'Ouzbékistan. Morceaux emprunts d'une poignante mélancolie, avec "Lament halves", lui aussi très inspiré par l'estonien Arvo Pärt, un canon magnifique piqueté de beats et de scratches ; paysages sonores apaisés, baignés de lumière diffuse dans l'hypnose des soirs interminables, comme sur le titre éponyme hanté par un hypothétique muezzin. L'impression que le temps s'est arrêté, soudain, immémorial à jamais, déconnecté de toutes les folies humaines. Il y a du mystique chez ce voyageur en quête d'origines, sculpteur attentif d'espaces sonores denses déchirés par des percussions erratiques.
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 17 décembre 2020)
Publié le 9 Juin 2009
Paris at night
Trois allumettes une à une allumées dans la nuit
La première pour voir ton visage tout entier
La seconde pour voir tes yeux
La dernière pour voir ta bouche
Et l'obscurité tout entière pour me rappeler tout cela
En te serrant dans mes bras.
Pour toi mon amour
Je suis allé au marché aux oiseaux
Et j'ai acheté des oiseaux
Pour toi
Mon amour
Je suis allé au marché aux fleurs
Et j'ai acheté des fleurs
Pour toi
Mon amour
Je suis allé au marché à la ferraille
Et j'ai acheté des chaînes
De lourdes chaînes
Pour toi
Mon amour
Et je suis allé au marché aux esclaves
Et je t'ai cherchée
Mais je ne t'ai pas trouvée
Mon amour
Doctor Flake, pour son troisième album Minder surprises, a choisi de nous raconter un conte. Dans un coin, alors que les musiciens parlent des instruments qu'ils jouent, n'écoutent même pas la musique, un homme se tait. L'un des musiciens finit par lui demander de quel instrument il joue, lui qui se tait. Sa réponse, c'est le disque tout entier, qui s'ouvre sur un phrasé obsédant de clavier et.. .sur deux poèmes presque enchaînés de Jacques Prévert (reproduits ci-dessus), extraits du recueil Paroles publié en 1945. Quel rapport me direz-vous ? Quels rapports plutôt. Rapport à la langue française, déjà, qui regagne sa place dans la musique électro, laquelle se marie admirablement à la poésie, l'auriez-vous oublié ? Rapport à une esthétique du collage, ensuite, dont le chirursicien - non, ce n'est pas une coquine de coquille, vous comprendrez bientôt si vous ne faites pas partie du clan des Flakiens, est un expert patenté. Après l'introduction, "Amours obscurs" nous introduit dans un univers mélancolique et doux, ritournelle pour clavier, guitare et percussions ponctuée de soupirs féminins. "A last dance with Leon" est une danse obsédante pour pantin désarticulé.
Et c'est le magnifique "Fightclubbing", boucles de piano, paroles chuchotées et déformées de Vale Poher, guitares grondantes qui strient l'arrière-plan, l'incendie sensuel de la voix enfin nue, atmosphère lourde, on voudrait toucher le ciel...des pas se rapprochent, puis s'éloignent... La suite alterne morceaux franchement hip-hop, comme les excellents "Let us play with your brain" et "Hip hop tourist", ou résolument électro-atmosphériques comme l'ensorcelant "Sweep Out", le brumeux "Comedy", le délicat "Eclaircie", ou encore quasi techno comme l'exsangue et alangui "Loveless", sur lequel on retrouve la voix insinuante de Vale Poher. Collage parfait en son genre, qui digère tous les échantillons prélevés par le Docteur ChirurSicien pour distiller des morceaux évidents, prenants, voire très émouvants. L'air de rien, un bel album poétique, qui coule ...comme du Prévert.
Paru en mars 2009 chez New Deal / Differ-ant / 9 titres / 34 minutes environ
Pour aller plus loin
- le site officiel de Doctor Flake
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 16 décembre 2020)