pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 30 Mars 2020

Zelienople - Hold Up You

Zelienople, trio de Chicago composé de Matt Christensen, Mike Weis et Brian Harding, sort son premier album depuis cinq ans. Une pop nonchalante tout en clair-obscur, balancée dans une ambiance sourde et feutrée. Guitares électriques sobres et fond bien rythmé en profondeur, le chanteur navigue avec aisance sur le navire fantôme. C'est prenant et mine de rien hypnotique, mâtiné de passages plus expérimentaux, oh sans esbrouffe. On est au bord de l'étouffement, de la saturation, sur "Breathe" notamment, avec une guitare qui se gondole, la voix entre prière et murmure, on ne sait pas très bien. Tout peut arriver, on se laisse porter. Le titre éponyme est une longue dérive trouble, éclairée de frémissements de cymbales et d'ondulations lointaines. Le chanteur Matt Christensen ne se manifeste qu'à partir du milieu de la composition, plaçant quelques phrases voilées et énergiques, puis comme résignées sur le continuum. "You have it" part avec la guitare au premier plan en boucles serrées rejointe par la batterie : Matt distille ses mots avec une douceur ensorceleuse dans un brouillard épais qui ne se dissipera pas. Nous sommes ailleurs, perdu dans un labyrinthe, simplement un moment méchant, cruel, "Just an Unkind Time" que la musique apprivoise, neutralise par ses nappes peuplées de drones. Un saxophone se promène au milieu de cette déréliction de plus en plus souterraine, underground, une guitare plaque ses accords mélodieux sur une traversée nimbée d'incertaine nostalgie. On arrive dans une sorte de jungle, "America", aux rythmes quasi tropicaux mais toujours à demi engloutis : aucun triomphalisme, on écarte les lianes pour avancer encore un peu. Il n'y a pas d'autre perspective, et pourtant on se sent si bien en écoutant cette musique qui colle à l'âme !

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Paru en mars 2020 chez Miasmah Recordings / 6 plages / 37 minutes environ

Pour aller plus loin :

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 12 Février 2020

Garage Blonde - rage nue

   rage nue est le premier véritable album du duo Garage Blonde, composé par Mathilde Mérigot au chant et à divers instruments (guitare, cithare, clavier, harmonium), et par Nicolas Baillard à la basse, aux guitares, aux boîtes à rythme et par-ci par-là au chant. Leur musique met en valeur les mots de Jean Palomba. Car voilà, ce duo chante en français, on en vient presque à s'en étonner, c'est un comble, non ? En plus, tout est en français sur la pochette, jusqu'au nom du label qui fait entendre notre langue... avec comme unique exception l'anglicisme "music" qui le termine après ce très beau "La Discrète" ! Comme il est bon d'entendre une pop ciselée qui ne recouvre pas les mots, qui les sert avec intelligence, précision ! Les musiciens indiquent dans leur horizon musical PJ Harvey, Mansfield Tya, Sonic Youth ou encore Beth Gibbons : oui, la parenté est pertinente. Le poids des mots, la qualité des ambiances, feutrées ou électriques, tout contribue à nous donner un album de chansons poétiques d'aujourd'hui. Poétiques, le mot est important. Les textes de Jean Palomba, s'ils expriment bien en effet la rage nue du titre, savent la dire sans les pesantes charges (trop souvent) du rap, allusivement, au détour des mots qui jouent ensemble, font l'amour avec un évident plaisir. Quel bonheur de rencontrer cette langue vivante, riche, précise, précieuse ! Sur le site du duo, on a d'ailleurs les paroles complètes de cinq titres, un signe qui ne trompe pas : ils en sont fiers, et ils ont raison ! Voici les paroles du premier titre, "Sourd et absent" :

Garage Blonde - rage nue

   La jolie voix limpide de Mathilde se pose sur un accompagnement sobre, parfois réduit à la guitare ou la basse, sur des rythmes évidents, discrètement rock. La voix de son compère lui répond de temps en temps, variant les timbres. Les refrains ne pèsent pas, parce que les paroles des couplets sont variées jusqu'au bout. Il faut dire aussi le bonheur des mélodies, simples et accrocheuses. Par exemple celle de "Ce qu'il faut", superbe chanson intimiste, chant et guitare, puis accents de cithare qui viennent magnifiquement orner cette ballade ciselée, la guitare étincelante pendant un long moment sans parole. Je pensais à un groupe belge que j'aimais beaucoup, Half Asleep, mais qui, je l'ai toujours déploré, chante en anglais (ils sont francophones !). "La fièvre" vient en troisième position, une fièvre sourde scandée par une basse épaisse, la voix qui s'envole sur des fulgurances saturées de clavier.

Garage Blonde - rage nue

   Le ton se fait plus rock pour "J'me souviens plus", un rock décanté, hanté, illuminé par des phases lyriques soulignées par les claviers, des touches d'harmonium : un régal, la musique titubant avec les mots. Introduction instrumentale ambiante pour "Vénus pain bis", que viennent hacher les riffs rageurs de guitare, des chœurs sans parole, un peu longs et appuyés à mon goût, personne n'est parfait, mais le morceau se transforme pour accueillir dans une gangue mystérieuse les mots à la fois les plus crus et les plus poétiques, si sensuellement dits : on est en apesanteur, c'est intense comme une cérémonie. "Jeu de fatigue" carbure et ronronne, frétillant de boîtes à rythme, chevauchant une basse profonde, émaillé de chœurs légers : ce qui frappe à chaque fois, c'est l'inventivité, la variété de ces chansons si bien composées. Du méchant rock soudain ? Oui, "Tsar", avec la guitare chauffée à blanc, les mots qui claquent comme des fouets à la suite anaphorique du mot titre, le rythme implacable tandis que la guitare cisaille le ciel de ses déchirures. Magnifique, les amis ! Retour au ton intimiste avec le troublant "Sue & Syd" au charme acide, juste adouci par un passage à l'harmonium. « Le jour où il ont coffré le Grateful Dead », ainsi commence a capella le plus rock des titres de l'album, "Étoile Poker", ronflant, sur un texte psychédélique dit au refrain choral exalté : « Étoile Poker, tous contemplés / par les machines d'amour et de grâce ». L'avant-dernier titre, "Ils arrivent (les Hommes Minutes)" associe un texte de science-fiction énigmatique à une rythmique lourde, haletante et aux guitares sourdes et saturées. Nous les quittons avec "Blanche", pièce délicate au symbolisme décadent sertie de guitares entrelacées.

    Un magnifique parcours pour cet album étonnant, qui marie si bien les mots et la musique. Il devrait inciter nombre de chanteurs français à revenir vers notre langue, si honteusement délaissée pour un anglais standardisé et fort mal chanté ou dit.

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Paru le 7 février 2020 chez La Discrète Music / 11 plages / 44 minutes environ

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Publié le 10 Février 2019

Bruit Noir - II / III

Il n'y a plus rien ??

   Deuxième volet d'un triptyque en cours, le nouvel album de Bruit Noir, duo constitué par Pascal Bouaziz (textes et voix) et par Jean-Michel Pires (Musiques), trois ans après l'opus I, choisit de plonger sous terre. L'album est ponctué par neuf interludes enregistrés sur la ligne M9 du métro parisien, donc entre Pont de Sèvres et Mairie de Montreuil. Je me suis demandé pourquoi la ligne 9. Figurez-vous qu'elle passe par "République", "Nation", mais aussi par "Charonne", "Rue des Boulets", ou encore "Robespierre", "Billancourt", et même "Voltaire". Tout un parcours chargé d'histoire, de symboles, avec un parfum de révolution, d'insurrection, de répression qui n'a pas dû échapper à Pascal Bouaziz. Les chansons s'intercalent entre les bruits de sonnerie, de glissements des rames, ce mélange si typique de  sonorités pneumatiques et de grincements sourds. Aussi les musiques de Jean-Michel Pires, lourdes, puissantes, obsédantes, déchirées, hoquetantes, avec des percussions métalliques, machiniques, des échos et des distorsions inquiétantes, sont-elles parfaitement en phase avec ce monde enterré. C'est lui, Jean-Michel, qui a les honneurs de la couverture, panda sombre et pensif, sa vraie tête qui ressemble en plus triste à celle de l'animal en peluche posée à côté de lui sur le siège de la rame vide.

   De la peluche, c'est tout ce qui reste des Animaux Sauvages, de leur beauté. Je sais, je commence par la cinquième chanson. Oui, ce sont des chansons, même si Pascal Bouaziz ne chante pas vraiment, mais envoie ses mots sur la musique, des mots murmurés, lâchés à peine, ou bien en rangs serrés dans des tirades vibrantes, jouant de l'humour noir, des mots empreints d'une mélancolie désabusée, des mots teintés d'amertume et de désespoir, d'une rage rentrée, avec des bouffées de tendresse aussi, des mots comme des caresses soudain sur ce fond si noir. Des chansons qui nous emportent au bout d'une vision, d'un regard si singulier sur le monde, sans concession. Des chansons rentre-dedans, et pourtant jamais vulgaires, sottement agressives, parce qu'on y rencontre un homme qui proteste contre la laideur, l'uniformité, qui ose encore témoigner d'une culture qui n'est plus de mise. Un homme qui rêve du succès de Bruit Noir dans la première. Ça commence donc par un acte d'accusation des médias, toutes les récriminations y passent, l'occasion de dresser un tableau pitoyable d'une carrière d'artistes pas reconnus à leur juste valeur sans doute. La chanson aurait pu être détestable, d'une aigreur facile, elle est sauvée par l'auto-dérision presque loufoque du dialogue initial entre Pascal et un "fan" déçu, une comparaison à l'emporte-pièce avec le premier, avec des trouvailles comme « Ça fait disque de papier crépon ça non ? » après la mention des 1000 ou 1500 exemplaires vendus du précédent. Avec "Paris", Pascal Bouaziz tire à boulets rouges sur les clichés à la vie dure, son rang de capitale en prend pour son grade :

« Capitale de merde dans un pays perdu PARIS

Villégiature mondiale des parvenus PARIS

Sous-préfecture du grand capital, paradis des vendus PARIS

Ville-colonie américaine ville-colonie européenne PARIS »

Même déchaînement contre la ville-lumière envahie par les lumières des centres-commerciaux, des publicités, les gaz d'échappement, sur fond de camps évacués, de bidonvilles à la porte de La Chapelle. Manière de rééquilibrer aussi tout le mal qu'il a dit de la province dans le disque précédent. Je passe sur la référence à Daniel Darc et l'espèce de règlement de comptes un peu longuet, qui à mon avis détourne de l'essentiel, affaiblit la portée des diatribes rageuses et si justes ou injustes de cette chanson qu'on dirait écrite par un amoureux déçu couvrant de ses sarcasmes l'objet autrefois aimé, « Paris ville morte depuis au moins avant Baudelaire », belle formule d'un qui vomit la modernité au point d'aspirer à aller ailleurs. Mais où ? 

Il n'y a plus d'ailleurs...

En "Europe" ? Sans doute pas, parce que l'Europe, « c'était une belle idée / Enfin on en sait rien, c'est ce qu'on nous dit de penser », et là de passer en revue ce qu'ils ont fait à l'Europe, comme au monde. Tout est tellement proche, pareil :

« J'ai la nostalgie de l'étrangeté européenne comme j'ai la nostalgie de l'étranger partout dans le monde entier

Mêmes supermarchés, mêmes compagnies aériennes, mêmes sourires climatisés »

   Pascal Bouaziz chante les mondes perdus, la nostalgie, alors moi je pense à Léo Ferré dans ce texte extraordinaire, " Il n'y a plus rien", qui date de 1973, et puis je pense à Andréi Tarkovski et à son film Nostalgia, Tarkovski que Pascal mentionne dans un des titres suivants, après Baudelaire. Tous ceux que n'aveugle pas l'idéologie du progrès, qui aiment le mystère, détestent un monde où « Tout est parfaitement sous contrôle », tous ceux qui n'ont pas oublié le passé, non plus. Pascal n'a pas oublié "Romy", quatrième chanson, une chanson d'amour splendide qui associe l'actrice à ce "toi" célébré comme « une sorte de Romy aussi », allusion pudique à une femme plus jeune, avec une nette différence d'âge, l'occasion d'envisager l'avenir, sa possible décrépitude à lui. Là c'est le Bouaziz fragile, bouleversant, qui s'arrache un lambeau d'autobiographie -fiction à vif, sur un avenir lamentable et saturé de soif d'amour.

   J'aime bien la manière dont Pascal Bouaziz feint de jouer de manière provocatrice des références, manière de « repousser les limites », les limites de quoi, de ce qui est encore accepté aujourd'hui dans un monde de plus en plus fermé où justement les références culturelles vous classent tout de suite à l'écart comme un pestiféré, parce qu'il faut avoir les références de tout le monde pour n'indisposer personne. Alors Plutarque, au début des "Animaux sauvages", non, on laisse tomber pour mentionner plutôt La Planète des Singes, moins effrayante la référence, non ? Dommage, car Plutarque a en effet consacré plusieurs traités au animaux, s'est intéressé à la question de savoir quel est l'animal le plus intelligent, mais voilà, et pensez-vous, dans une chanson en plus ! Bon, eh bien je suis d'accord avec lui, « Qu'arrive enfin la planète des rats / Qu'arrive enfin la planète des cafards », qui sait s'ils n'achèteraient pas cet ovni discographique... qui un peu plus loin fait allusion à la guerre d'Espagne et donc à Pour qui sonne le glas (titre non cité !) d'Hemingway pour mieux souhaiter que l'humain ne passe pas, pour le plus grand bien des animaux sauvages dont il célèbre la beauté, ce qui l'amène à parler de Tchernobyl où ils sont si tranquilles et ce qui est le comble de l'ironie, c'est quand il ne croit pas si bien dire, ou il le fait exprès, c'est qu'en effet on organise des sortes de safari autour de Tchernobyl qui est devenue une destination touristique, je ne plaisante pas, j'ai cherché y a pas longtemps quand je lisais le scénario de Stalker de Tarkovski après avoir lu le roman dont il s'inspire celui des frères Strougatski, et justement Bouaziz cite et Tarkovski et Stalker, et là il faut que j'arrête ma phrase si longue de cette chronique qui vire au roman, la plupart des lecteurs ont abandonné, mais moi aussi je repousse les limites, je veux y croire, qu'il y aurait encore des gens pas pressés qui lisent jusqu'au bout les pauvres mots d'un obscur blogueur pas même estampillé par un média connu, qui écrit pour le plaisir, vous vous rendez compte du scandale, même pas payé, même pas des rogatons comme les deux de Bruit Noir...

Bruit Noir - II / III

   Il faut retourner le disque pour le trouver, le Pascal, il fait le modeste en quatrième de couverture, il fait face, genre boxeur farouche, un peu introverti, habillé austère, mais pas déglingué. Il est concentré, il s'apprête à nous envoyer un de ces textes. Le sixième, par exemple, "Des collabos", au refrain édifiant : « Nous sommes des collabos » sur une musique du genre "We are the robots" de Kraftwerk. Collabos de qui ? Pascal Bouaziz déroule une accumulation de noms de multinationales ou très grandes entreprises, variable selon les vers, accumulation à la fois malicieuse et détonante, la mention d'"Uber" à l'initiale du vers amenant en fin de vers "Uber Alles" de sinistre mémoire (je sais, sans l'umlaut), juste précédé de "USA". Un exemple : « Uber, lowcost, Amazon, Thales, Free, USA, Uber Alles ». Sûr qu'on va le taxer d'antiaméricanisme primaire, de provocation gratuite, exagérée, sauf que ces firmes-là, et quelques autres, façonnent notre monde, et pas toujours pour l'améliorer, mais pour optimiser leurs profits, merci disent les actionnaires et qui sait j'en ai peut-être parmi mes lecteurs...

   Si le monde d'aujourd'hui est si déprimant à certains égards, n'est-ce pas aussi parce qu'à regarder en arrière, on mesurerait la pente, allez, lâchons le gros mot, de la décadence ? C'est "1967", la septième chanson, celle qui risque de le faire passer pour un vieux con, et il le dit, toujours lucide. Trois séries de noms, de titres sortis en 1967, dans les domaines de la littérature, de la musique (non savante, je précise), du cinéma, pour accabler notre époque. Là Pascal je ne suis pas, c'est trop facile, et puis je ne vais pas répondre par d'autres séries de grands artistes d'aujourd'hui, car il y en a encore, mais la différence, c'est qu'ils ne font plus la une, ils ne sont plus médiatisés, chassés par une culture officielle fabriquée pour abrutir, américanisée, standardisée, compatible avec la grande consommation. Le pire, c'est que tous les noms que tu cites, des sociologues balèzes te diront que c'était la culture d'une élite bourgeoise, voyons, ouvre les yeux, et la culture, maintenant, c'est celle du peuple, de l'Eurovision, des Oscars, des séries, la culture de la diversité, de la tolérance... Quoi ! Tu en douterais ? Tu regrettes Pasolini, tu dis ton amour pour lui. C'est là que tu dis l'essentiel, la mort des grands intellectuels, capables de critiquer le monde. Pasolini nous manque, il manque...mais tu n'oublies personne, tu en es sûr ? Nous avons BHL, Raphaël Glücksman (tel père, tel fils...), les chantres du consensus, du politiquement correct je m'aplatis plus plat c'est impossible, et puis des gens spécialisés dans la communication, tout est là : il ne s'agit plus de penser, l'important est de communiquer !

    Pas étonnant que tu t'imagines sur le point de "Partir", de quitter les tiens, tes amis. Tu finis sur une tranche intime, les rapports père-fils en particulier, tu dis des choses si justes comme :

« ton fils il préfère sûrement que tu sois loin quelque part mais vivant / Plutôt que tout près juste à côté tout mort dedans »

   C'est ça qui compte, de rester vivant quand même, malgré tout, de refuser la laideur, l'insignifiance, l'uniformité d'un monde de plus en plus massivement conditionné. Ce deuxième opus, il ne cesse de le clamer, et ça fait du bien d'entendre une voix qui n'est pas transformée en bêlement, une voix qui crie des profondeurs, vers nous, pour que nous l'entendions, pour que nous restions des hommes quand même, malgré tout... pour résister mieux ensemble ??

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Paru en 2018 chez Ici d'Ailleurs / 17 plages / 45 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 30 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 10 Octobre 2017

Astrïd & Rachel Grimes - Through the sparkle

Il y a eu High blues en 2012 chez Rune grammofon et The West Lighthouse is not so far en 2015 chez Monotype Records. Pendant ce temps, le quatuor nantais Astrïd n'avait eu de cesse d'obtenir la collaboration de la pianiste américaine Rachel Grimes, de Louisville (Kentucky), arrangeuse, compositrice, qui tourne en solo mais est aussi fondatrice du groupe Rachel's, avec à son actif six albums. Après des années d'échanges réguliers, Astrïd a invité la pianiste en France pour jouer ensemble. Quelques journées de 2012 et 2013 ont vu naître les titres que l'on retrouve sur Through the sparkle.

Astrïd & Rachel Grimes - Through the sparkle

    Nos cinq musiciens s'entendent à merveille pour élaborer une musique de chambre sereine, chaleureuse, qui coule de source. Volontiers doucement incantatoire comme le premier titre, "The Herald en Masse", piano ostinato, fusion post-rock des autres instruments. À travers l'étincelle, c'est déjà le feu qui couve, qui explosera. Le groupe aime partir d'une introduction lente, qui fait sonner un instrument, comme "M5" avec la guitare électrique de Cyril Cecq, aux accents blues d'ailleurs, ou "Theme" avec la clarinette de Guillaume Wickel, ou deux dans "Le Petit salon" avec un délicat duo du violon de Vanina Andréani et du piano de Rachel Grimes. On se recueille, on écoute, on se rapproche de cette musique intimiste, faite par des gens qui aiment faire entendre timbres et couleurs. Ça frotte, ça grince parfois, froisse, dérape gentiment, sans jamais irriter, car c'est la signature d'une écriture sensuelle, attentive à restituer le geste musical de l'archet qui frotte, du piano qui frappe, de la clarinette qui souffle, de la guitare qui pince et gratte, de la batterie qui scande. Quand tout est en place, le morceau prend, comme on dit d'une sauce qu'elle prend, d'où des titres autour de six minutes. Le coquillage en ellipse de la couverture dit cette évolution quasi organique de leur musique, aérée de respirations comme autant de remontées d'un plus profond qu'ils sont allés chercher, respirations qui donnent aussi l'impression d'une musique en train de se faire, improvisée.

   "Mossgrove & Seaweed" commence par une introduction au piano dans le style des musiques minimalistes, autre source d'inspiration de leur univers assez métissé (leur site est hébergé par Métisse music, un éditeur de musique indépendant). Sur le martèlement de Rachel viennent se caler les autres instruments dans un crescendo orchestral incandescent de toute beauté, car ne vous y fiez pas, cette musique ne manque décidément ni d'énergie ni d'échappées belles. Le début de "Hollis", lui, est nettement marqué par le jazz, mais il se convertit partiellement dans une progression post-rock en cours de route. "M1" fait entendre la guitare acoustique de Cyril, d'où une patine folk. Ces gens-là se sentent bien partout, et nous aussi. L'éclat ou l'étincelle qui les habite et qu'ils disent traverser ne préjuge pas des couleurs du feu. En tout cas, "M1" s'embrase joliment, avec les volutes tendres de la clarinette et du violon qui nous attachent autour des trois autres instruments pour qu'on brûle, nous aussi.

   Oui, cette musique est attachante, de bon aloi ai-je envie d'écrire. Rien de tonitruant ou de racoleur. Ce sont des artisans, des troubadours d'aujourd'hui, qui prennent le temps d'esjouir nos oreilles.

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Paru en septembre 2017 chez Gizeh records / 7 plages / 43 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- la page consacrée au disque sur le site du label.

- "Mossgrove & Seaweed" en écoute sur cette fausse vidéo :

 

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Publié le 6 Décembre 2016

Krotz Struder - 15 Dickinson songs

   Y a-t-il ce qu'on appelle un « Jour » ?

   Julien Grandjean met en musique les poètes qu'il aime : Henri Michaux, Robert Walser, Fernando Pessoa, Heinrich von Kleist, Hölderlin, etc. Depuis quatorze ans ! Et je n'en savais rien ! Jamais entendu parler. Ainsi va la poésie aujourd'hui, souterraine. Souveraine pourtant lorsqu'on la débusque, qu'on la sort de la mine, soudain les diamants dans leur gangue commencent à briller, attendent d'être polis, sertis.

    Sous le pseudonyme rocailleux de Krotz Struder, il travaille comme un orfèvre la poésie brute d'Emily Dickinson (1830 - 1886), la recluse d'Amherst (Massachusetts), poétesse à peu près ignorée de son vivant, dont on découvrit l'essentiel des quelques mille huit-cent poèmes après sa mort dans un coffre fermé à clé. Chacun des quinze poèmes choisis devient une chanson, dont la durée assez brève varie entre une minute vingt et trois minute quarante-six, juste le temps de sertir le poème - rarement plus de quelques strophes - entre une courte introduction instrumentale et une répétition ou une coda. Voix, guitare acoustique ou électrique, clavier, chœurs : rien de plus, la simplicité au service de la poésie. S'agit-il de folk, de pop ? Question oiseuse ! Chaque chanson est un modeste combat pour mettre en valeur les textes d'Emily. Krotz Struder se situe dans la lignée d'un Georges Brassens, d'un Guy Béart, de ces artisans qui font vibrer les mots avec leur seule voix accompagnée de très peu. Ce dépouillement n'est pas pauvreté, il est hommage rendu à une poésie qui, surtout chez Emily Dickinson, est d'autant plus intense qu'elle est allusive, abrupte, découpée par ces tirets longs qu'on trouve partout comme des trouées par où descend l'inspiration fugace et fulgurante dans son mystère.

   Que l'album s'ouvre par le poème titré "The Foreigner" (les titres ne sont pas de la poétesse) n'est évidemment pas un hasard de la part d'un artiste qui se sent sans doute aussi étranger dans son siècle que la poétesse d'Amherst dans le sien.

Where every bird is bold to go
And bees abashless play,

The foreigner before he knocks
Must thrust the tears away.

Où chaque oiseau est fier d'aller
Où les abeilles jouent sans contrainte,
L'étranger avant de frapper
Doit réprimer ses larmes

   J'imagine qu'il adhère sans réserve aux mots de "Beauty" :

Beauty crowds me till I die
Beauty mercy have on me
But if I expire today
Let it be in sight of thee —

La Beauté m'assiège jusqu'à la mort
Beauté aies pitié de moi
Mais si j'expire aujourd'hui
Que ce soit sous tes yeux –

   On n'oubliera pas le magnifique "The Spot", avec son envoûtante introduction à deux guitares (?), qui a un petit côté Leonard Cohen, jusque dans la voix d'ailleurs : 

I never saw a Moor —
I never saw the Sea —
Yet know I how the Heather looks
And what a Wave must be.

I never spoke with God
Nor visited in Heaven —
Yet certain am I of the spot
As if the Charts were given —

Je n'ai jamais vu de Lande –
Je n'ai jamais vu la Mer –
Pourtant je sais à quoi ressemble la Bruyère
Et ce qu'est une Vague.

Je n'ai jamais parlé à Dieu
Ni visité le Ciel –
Pourtant je suis aussi sûre du lieu
Que si j'en avais la Carte –

   Krotz Struder réussit le tour de force d'illuminer par un accompagnement "hawaïen" ou hyper mélodieux des textes d'inspiration apocalyptique comme "The Ruin" ou "The Cap of Lead", ou à traiter de manière presque légère - j'ai pensé à "Avalanche" de Leonard Cohen, encore lui, en beaucoup moins dramatique, plus anecdotique, le mot n'étant pas ici péjoratif -  " The Thought before", pourtant marqué du spectre de la folie qui guette :

I felt a Cleavage in my Mind —
As if my Brain had split —
I tried to match it— Seam by Seam —
But could not make them fit.

The thought behind, I strove to join
Unto the thought before —
But Sequence ravelled out of reach
Like Balls — upon a Floor.

J'ai senti un accroc dans mon esprit -
Comme si mon cerveau s'était déchiré -
J'ai tenté de faire - Reprise sur Reprise -
Mais les pièces ne s'ajustaient pas.

J'ai lutté pour enchaîner une pensée
À la pensée suivante -
Mais j'ai perdu le Fil qui s'est emmêlé
Comme des Pelotes - Sur le sol.

"Red cravat" est traité comme un blues désabusé, prononcé du bout « de mes lèvres de granit ». "The Western Mystery" a la grâce alanguie d'une ballade chantée par un admirateur à demi ailleurs, qui n'en revient pas de ce qu'il voit. Car le disque est pris entre une noirceur et un émerveillement, les deux pôles de la poésie d'Emily, éternelle chercheuse d'un paradis improbable, à portée de regard qui sait, mais dont l'image est toujours concurrencée par des visions d'effroi. D'où l'incrédulité peut-être faussement détachée de "The little Pilgrim" :

Will there really be a “Morning”?
Is there such a thing as “Day”?
Could I see it from the mountains
If I were as tall as they?

Has it feet like Water lilies?
Has it feathers like a Bird?
Is it brought from famous countries
Of which I have never heard?

Oh some Scholar! Oh some Sailor!
Oh some Wise Men from the skies!
Please to tell a little Pilgrim
Where the place called “Morning” lies!

 

Y aura-t-i pour de vrai un « matin » ?
Y a-t-il ce qu'on appelle un « Jour » ?
Pourrais-je le voir des montagnes
Si j'étais aussi haute qu'elles ?

A-t-il des pieds comme les Nénuphars ?
Des plumes comme un Oiseau ?
Nous vient-il de pays fabuleux
Dont je n'ai jamais entendu parlé ?

Oh, un Savant ! Oh, un Marin !
Oh, un Sage venu des cieux !
Qu'il dise à une petite Pèlerine
Où se trouve le lieu nommé « matin » !

   Les choses ne sont pas comme elles devraient être : « Le ciel est bas, les nuages maigres », ce serait du Baudelaire, un coup de spleen, mais Emily ne désespère pas. En dépit des mauvais signes, elle ne cesse de célébrer la nature, son message, avec une candeur que rend fort bien Krotz Struder par son phrasé à peine mélancolique, sa distanciation, comme si tout cela nous parvenait de très loin, d'un autre monde, en témoigne le poème "The Letter" :

This is my letter to the world,
That never wrote to me, —
The simple news that Nature told,
With tender majesty.
Her message is committed
To hands I cannot see ;
For love of her, sweet countrymen,
Judge tenderly of me !

Voici ma lettre au Monde
Qui ne M'a jamais écrit -
Les simples Nouvelles que la Nature disait -
Avec une tendre Majesté
Son Message est confié
À des Mains que je ne vois pas -
Pour l'amour d'Elle - Doux - compatriotes
Jugez-Moi avec - tendresse

   Un disque qui fait du bien, qui réchauffe, parce qu'il nous parle, de nous, du monde, je veux dire du fond du monde, de ce monde lavé par les crépuscules, de ce monde à la beauté étrange, irréelle, « Nuit après Nuit son trafic pourpre / Jonche le débarcadère de ballots d'Opale » ("The Westerne Mystery"),  ce monde que le monde qui se prétend monde, le monde médiatique, ne voit plus jamais, dirait-on.

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Paru en septembre 2016 sur le label Wild Silence / 3 titres / 64 minutes environ

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute (et à acheter, édition limitée) sur la page bandcamp :

- les traductions ci-dessus sont dues à Patrick Reumaux. On les trouvera dans :

Emily Dickinson, Le Paradis est au choix (Paradise is of the option), Librairie Élisabeth Brunet - Rouen, 1998 (repris aux Éditions Points, 2007, sous le titre "Emily Dickinson, Lieu-dit l'éternité, poèmes choisis, traduits et présentés par Patrick Reumaux). On trouve une autre traduction dans la collection Poésie / Gallimard, sous un autre très beau titre "Car l'adieu, c'est la nuit..."

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 13 août 2021) Rien en dehors de bandcamp...

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Publié le 4 Juin 2016

Pascal Bouaziz - Haïkus

« Les choses les plus belles qu'on dit, on les dit en chuchotant »

   Pascal Bouaziz ne cesse de renaître, de se multiplier aussi dirait-on. L'auteur-interprète de Mendelson venait de réduire la voilure pour se glisser dans le duo de choc de Bruit Noir. Il affiche maintenant son seul nom sur la couverture, même s'il a finalement fait appel à quelques musiciens pour l'accompagner. Finies les longues plages de Mendelson, les plongées dépressives et ténébreuses de Bruit Noir ? Bien sûr, le titre Haïkus annonce des formats courts, une dimension poétique. Mais la vision du monde est une. Il n'y a pas rupture, comme l'affirment certains critiques et journalistes. Il s'agit de variations sur des thèmes bouaziziens. Des variations d'une suprême élégance, concentrées, rechantées jusqu'à ce qu'elles nous atteignent enfin. Il faut ici que j'évoque ma première écoute. J'étais perplexe, déçu, irrité même par les répétitions insistantes que j'associais trop vite avec l'idée d'une pauvreté d'inspiration. Je me disais aussi que je ne voyais guère le rapport avec le titre. Lors de la deuxième écoute, tout a changé. Dans la société japonaise, le haïkaï ou haïku, dans sa forme très ramassée, célèbre l'évanescence des choses, saisit l'instant pour en extraire l'éternel. C'est un trait qui fuse, se détache sur le silence. Dans notre société bruyante et pressée, saturée, comment pourrait-il encore nous atteindre, surtout dans une mise en forme musicale ? Il ne reste que la répétition, le ressassement (un terme présent dans la chanson "L'Usine" de Bruit Noir). La répétition, c'est la vrille, l'insistance qui pousse le trait vers nous, jusqu'à ce qu'on percute, comme on dit. Elle n'est donc ni maladresse, ni pauvreté : elle est la penne de la flèche, qui la dirige et lui fait nous toucher. Sinon ? « De toutes ces voix / Ne m'arrive que du bruit » Ce bruit du premier titre, "Que du bruit", ne devient signe de vie qu'après avoir été répété, devenant « du bruit que tu fais dans la pièce à côté / du bruit que tu fais j'entends ta voix ». Il faut un temps pour débrouiller le bruit informe et collectif, entendre enfin le bruit qui a du sens parce qu'il y a quelqu'un derrière. Ce n'est qu'alors que surgit le mot "musique", après ce trajet de l'insignifiant au signifiant, de "toutes ces voix" à "ta voix". La musique naît de l'intime, elle peut alors être dite « nouveau pays natal / ma nouvelle langue maternelle » et pourra parler "plus que toi" parce que "j'entends ta voix"...Ne peut bien chanter que celui qui sait bien écouter la voix qui l'inspire, celle de sa muse ? Mine de rien, ce premier titre est l'art poétique de l'album.

   Un album qui traque, trappe les traces avec tour à tour une infinie douceur, une férocité tranquille et assumée, ailleurs un zeste d'amertume, et toujours comme une distance, une retenue, une pudeur bouleversante. Si Pascal chante vraiment ici, il reste à la limite du chuchotement et, ce qui m'agaçait au début, je le comprends maintenant comme une invite pressante à vraiment l'écouter, pas de manière distraite, comme on fait trop de choses aujourd'hui : c'est sa manière de forcer l'attention, à rebours justement de cette société du bruit. Les accompagnements bruitistes, presque expressionnistes de Mendelson et de Bruit Noir laissent la place à une ligne mélodique claire. Autour de la guitare de Pascal, celle d'Éric Jamier, la batterie de Pierre-Yves Louis (de Mendelson), de temps à autre le piano de Stan Cuesta et la voix de Lou sertissent sa voix dans une sorte de cocon de lumière qui illumine l'album. Certaines attaques de titres évoquent l'atmosphère frémissante des premiers albums de Leonard Cohen, surtout Songs of Love and hate : écoutez la guitare au début de "Miracle", comme un souvenir de cette extraordinaire chanson du canadien, "Avalanche".

   Un album qui traque, trappe les traces avec tour à tour une infinie douceur, une férocité tranquille et assumée, ailleurs un zeste d'amertume, et toujours comme une distance, une retenue, une pudeur bouleversante. Si Pascal chante vraiment ici, il reste à la limite du chuchotement et, ce qui m'agaçait au début, je le comprends maintenant comme une invite pressante à vraiment l'écouter, pas de manière distraite, comme on fait trop de choses aujourd'hui : c'est sa manière de forcer l'attention, à rebours justement de cette société du bruit. Les accompagnements bruitistes, presque expressionnistes de Mendelson et de Bruit Noir laissent la place à une ligne mélodique claire. Autour de la guitare de Pascal, celle d'Éric Jamier, la batterie de Pierre-Yves Louis (de Mendelson), de temps à autre le piano de Stan Cuesta et la voix de Lou sertissent sa voix dans une sorte de cocon de lumière qui illumine l'album. Certaines attaques de titres évoquent l'atmosphère frémissante des premiers albums de Leonard Cohen, surtout Songs of Love and hate : écoutez la guitare au début de "Miracle", comme un souvenir de cette extraordinaire chanson du canadien, "Avalanche".

Prendre du large, partir...loin dans les racines de l'émotion !   L'art du haïku, chez Bouaziz, c'est de saisir la beauté où l'on ne sait pas ou plus la voir, pour la sertir dans une forme et, d'une certaine manière, en faire son viatique, une raison de vivre encore, malgré toute la laideur du monde, l'horreur suscitée par l'espèce humaine et ce qu'on appelle "civilisation". Dans "La trace", c'est « au supermarché la trace de ton dos » qui, disparaissant, laisse le "je" désemparé, désorienté. En creux, une critique de la déshumanisation de ces lieux marchands sinistres... Dans "Cessez d'écrire", c'est une plainte pitoyable contre le déferlement des confessions impudiques qui souille le monde. Le « Je ne suis pas curieux de vous connaître » n'est absolument pas à comprendre comme un signe de misanthropie, mais comme une protestation contre la disparition de la pudeur. Sans pudeur, plus de beauté possible. Le haïku représenterait alors le compromis entre le trop de mots et le silence, une tentative pour tout « nettoyer de l'intérieur ». Le titre suivant, "L'Être humain", est une magnifique illustration de cette pureté retrouvée. Une minute vingt-neuf d'émotion, guitares, duo de voix de Pascal et Lou, et quelques mots pour dire l'essentiel : « Parfois je me laisse aller avec toi / Je me laisse aller / Parfois je me laisse aller avec toi / Je baisse la garde / Tu me ferais presque croire (...) / En l'être humain. » Magnifique, et ce n'est pas fini. "Ta main", la plus longue, presque six minutes. Une danse un peu trop longue, « ta main je m'en souviens dans mon dos », des accents à la Gérard Manset, des souvenirs de tendresse, une guitare qui flamboie doucement. Cela pourrait durer toujours, le monde tourne autour de ta main, « d'autres corps me réchaufferont peut-être », mais le souvenir restera, illuminant. Chanson SUBLIME, d'une absolue pureté de ligne, à pulvériser toutes les niaiseries... "Miracle", c'est celui de la vie civilisée qui cache les instincts agressifs sous un vernis sentimental hypocrite : petite merveille d'humour acerbe, gravement délicieuse. Un petit côté blues pour "L'ombre", une invitation à regarder « sur le trottoir de ta vie (...) l'ombre que tu quittes / qui revient vers toi ».

"Encore envie" est une belle célébration de la vie, guitares chantantes, rythme prenant : qui a dit que Pascal Bouaziz noircissait tout ? "Avec la peur" joue habilement de l'accompagnement haletant à la batterie, mais oppose là encore la peur au ventre, affolante, et une émouvante demande de lumière. La chanson suivante, "Toutes ces guerres" prend une certaine distance avec tous les ennemis de toutes les guerres, victorieuses ou non, pour demander avant tout la paix. N'est-ce pas un chemin d'espoir que le nouveau Pascal Bouaziz trace, chanson après chanson ? Dans "Loin", la double affirmation « Nous partirons toujours / Nous ne sommes jamais arrivés » sert de refrain à une balade fragile ponctuée de deux moments graves, instrumentaux : encore un superbe titre pour ce qui prend l'allure de l'annonce d'un départ décisif, rimbaldien qui sait. Une composition creusée par le désir d'un ailleurs..."S'il ne fallait que ça" poursuit de manière énigmatique le titre précédent. Du courage, de la patience ne suffisent pas...parce qu'il faudrait aussi ce qui est formulé en dernier, de l'amour. Pour quoi faire ? Mourir, ou continuer à vivre, encore et malgré tout ? Je penche pour la seconde voie, me fiant à ceux qui ont rencontré Pascal, qui l'ont vu en concert (je l'ai hélas manqué de peu récemment...), qui disent ses sourires, son humour, quand bien même ce pourrait être évidemment celui du désespoir, je sais. La dernière chanson, à laquelle j'ai emprunté le titre de cet article,  me paraît aller dans ce sens.

Pudeur et chuchotements : écoutez la voix très douce d'un homme d'aujourd'hui. Quel bonheur ! Quel baume sur les braillements médiatiques, ce monde imbu de son importance !

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Paru en 2016 chez Ici d'ailleurs / 13 titres / 41'.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 11 août 2021)

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Publié le 9 Février 2016

Institut  - Spécialiste mondial du retour d'affection

Bienvenue dans l'ère du vide post-moderne

   Après Ils étaient tombés amoureux instantanément publié en 2011, le groupe Institut, fondé par Arnaud Dumatin et Emmanuel Mario, récidive : il tente à nouveau d'envahir le marché avec Spécialiste mondial du retour d'affection, un album de onze chansons bien enlevées : rythmes vifs, arrangements soignés où claviers et programmation sont relevés de touches de cuivres, de guitare, tandis que la voix douce, tendre et un brin ironique d'Arnaud Dumatin se cale régulièrement sur de séduisantes voix féminines.

   Il faut se méfier des chansons d'Arnaud, harmonieuses, insidieuses. Elles vous prennent au fil de paroles qui n'ont l'air de rien, de venir de la publicité, des informations, des propos anodins de chacun dans des situations de travail, d'observations de la vie quotidienne. Vous sortez de chez le médecin , vous circulez dans la ville, « Il y a des parts d'ambiance / Ici aussi des prises de conscience / Il y a des parcours de santé / Il y a des portiques de sécurité ». Cet enregistrement apparemment neutre du monde d'aujourd'hui en dévoile l'envers. Sourd alors une secrète mélancolie à entendre l'insignifiance d'un univers sans transcendance, « à regarder un homme qui se noie / Ici je n'ai pas assez de voix ». On n'est plus que spectateur indifférent, machine enregistreuse, on glisse dans la médicalisation, la professionnalisation, la consommation, dans un monde de rêves fabriqués par la publicité comme dans " La majestueuse baie de Wellington". Comme sur l'album précédent, cet univers est celui des listes obsédantes : chacun est pressé de faire des choix, d'afficher des préférences : « Tu préfères être urologue ou vendeur chez Castorama ? / Tu préfères un plancher flottant ou un crédit revolving ? » "Tu préfères courir dans le désert" décline ainsi une série d'alternatives résumant la condition de l'homme unidimensionnalisé dans un univers où tout s'équivaut. La malice des paroles d'Arnaud est de dynamiter en douce ces faux choix en pointant leur point commun sous-jacent, une égale déculturation : « Tu préfères être islamiste radical ou t'appeler Kévin ? /(...)/ Tu préfères oublier l'essentiel ou vivre à Disneyland ? ».

   "Aujourd'hui" égrène une série de regrets suivis de désirs, "Parler de moi" est une satire délicieuse qui met à jour le lien troublant entre les petites annonces des sites de rencontre et les entretiens d'embauche. "À un autre moment" dit le rêve « de se laisser porter par un courant doux et chaud » dans l'oubli du passé, de tout ce qui n'est pas le confort, sans « aucun souvenir de ce qui ressemble à un événement » : l'utopie terrible d'un monde aplati, aseptisé, sécurisé, soigné physiquement et mentalement. Dans ce monde, la demande en soins est exponentielle, d'où le succès d'un Spécialiste mondial en retour d'affection qui donne son titre à la septième chanson et à l'album. Les nouveaux marabouts extirpent toutes les causes d'échec pour vous réinsérer dans le grand marché. "Dis-moi ce que tu penses" parodie tous les sondages qui demandent votre avis sur tout, ne vous laissant jamais le temps de vraiment penser, bien sûr.

 

   À partir de "Cette arme et Ces menottes ne sont pas les miennes" la belle surface aseptisée de ce meilleur des mondes se craquèle : voici un homme accusé de meurtre « dont la culpabilité est criante », les preuves assenées par la police scientifique accablantes. Mais ne s'agit-il pas d'une machination policière ? La chanson laisse planer le mystère, on ne saura pas. "Cet homme-là est mort" explore une autre énigme, la mort d'un homme important « abattu par un intermittent / un technicien de cinéma / obsédé par les attentats », la mort d'autres hommes peut-être aussi, dont un qui aurait fui les réunions « et toute forme de concertation ». Après ces deux énigmes, le très beau et très court intermède intitulé "Fugue bergmanienne" amène le dernier éloge ironique d'un monde vide où il n'y a « pas d'autre politique », où il n'y a pas de temps pour une relation amoureuse, où le citoyen moyen qui n'est pas déviant et ne comprend pas la polémique aime le gratuit, les catalogues de mobilier urbain ou le logo de Monsanto, mais la voix féminine qui prend le relais avoue ne pas se sentir en sécurité même les volets fermés, se réveiller toujours la nuit, la voix d'Arnaud se joint à elle et les deux voix réunies terminent en martelant "Je n'ai pas besoin d'ennemi" comme pour éloigner les cauchemars, ce revers refoulé de leur égoïsme assumé.

  Il va sembler étrange à quelques lecteurs que je termine cette revue par un extrait de livre. Cet album donne à penser : c'est suffisamment rare pour ne pas être passé sous silence. Quant à moi, je m'en réjouis d'autant plus que les chansons sont agréables à écouter, prenantes, voire fascinantes. Alors, je n'hésite plus à mettre ce fragment en exergue :

   « Le néo-narcissisme se définit par la désunification, par l'éclatement de la personnalité, sa loi est la coexistence pacifique des contraires. À mesure que les objets et messages, prothèses psy et sportives envahissent l'existence, l'individu se désagrège en un patchwork hétéroclite, en une combinatoire polymorphe, image même du post-modernisme. Cool dans ses manières d'être et de faire, libéré de sa culpabilité morale, l'individu narcissique est cependant enclin à l'angoisse et à l'anxiété ; gestionnaire soucieux en permanence de sa santé et risquant sa vie sur les autoroutes ou en montagne; formé et informé dans un univers scientifique et perméable néanmoins, fût-ce épidermiquement, à tous les gadgets du sens, à l'ésotérisme, à la parapsychologie, aux médiums et aux gourous...» C'est extrait de l'essai L'Ère du vide de Gilles Lipovetsky, page 125 de l'édition parue dans la collection "Les Essais" sous le numéro CCXXV, chez Gallimard en ...1983 ! Cherchant un titre à mon article, j'ai pensé à "l'ère du vide". Retrouvant le livre dans ma bibliothèque, je l'ai refeuilleté et je viens de tomber sur ce passage qui me semble un excellent éclairage de la vision donnée par Arnaud Dumatin.

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À paraître en février 2016 chez Quadrilab / 12 titres / 38 minutes.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp

- puis une vidéo "glaçante" de Denis Côté et Nicolas Roy pour le premier titre : une manière de pointer la dimension chirurgicale des textes !

- Un autre titre est écoutable sur la page bandcamp consacrée à l'album.

- Un p'tit coup de chapeau à une chronique amusante écrite à la Arnaud Dumatin !

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Publié le 24 Novembre 2015

Bruit Noir - I / III

L'ère du désenchantement

   Bruit Noir est né d'une idée de l'un des deux batteurs de Mendelson, Jean-Michel Pires, qui a invité Pascal Bouaziz à venir sur scène dire un de ces textes sur une de ses compositions, puis à enregistrer un titre en studio en tant que contribution à l'un de ses albums. La proposition débouche...sur cet album de dix titres (15 seraient même enregistrés). Musiques signées Jean-Michel Pires, qui utilise percussions, cuivres et synthétiseurs / claviers. Les textes de Pascal Bouaziz sont des improvisations. Le titre I / III signale qu'il s'agit d'un début de série : le deuxième devrait mettre l'accent sur l'électronique, nous dit-on. Voilà pour l'histoire, la genèse du projet. Que me reste-t-il à ajouter ?

   À sa manière, Bruit Noir renoue avec la chanson engagée, subversive et libertaire, qui ne cherche pas à plaire, mais à produire un choc. Bruit Noir est un antidote puissant à la société d'endormissement du divertissement, baptisée "entertainment" par les anglo-saxons. Bruit Noir déplaira donc à tous ceux qui veulent du beau bien lisse, consensuel. Bruit Noir déferle, dérange, dès l'étrange "Requiem"...« pour Pascal Bouaziz, (...) avec beaucoup de batterie et beaucoup de bruit (...) pour étouffer les cris (...) Personne ne comprend rien / Personne ne comprend son geste », comme un suicide inaugural, symbolique, qui libère la parole-cri, la parole-bruit-noir, ce qui devait sortir n'en déplaise aux survivants, un règlement de compte avec lui-même non dénué d'humour noir, une mise en perspective implacable de certains aspects (parfois oubliés, refoulés) de la réalité d'aujourd'hui. "Joe Dassin" examine ce qui reste d'une passion, à peine un nom associé au souvenir d'une chatte, pour constater « qu'il y avait plus de tendresse avec cet animal en une seule après-midi qu'entre toi et moi si on était resté collés ensemble toute une vie. » L'amertume décape, met à nu, ressasse le mensonge des illusions sentimentales.

"L'Usine" dévoile l'horreur de l'exploitation dont "on n'a pas idée (...) quand on est comme moi parisien, protégé, chanceux de la vie », chaque mot (ou expression) séparé des suivants par un martèlement, un sectionnement dont on comprendra que c'est l'image sonore d'un sécateur ou de la scie électrique à découper les bœufs évoquée ensuite jusqu'à la nausée. Au passage, elle égratigne tous ceux qui se plaignent de leur sort (lui-même compris) alors qu'ils sont loin de vivre un enfer comparable. Pascal Bouaziz dérange les lignes d'une bien-pensance. Ses textes sont engagés, mais pas pour assener une pensée, pour forcer à penser le monde, soi-même et les autres, sans complaisance : à la manière d'un moraliste lucide et impitoyable, il traque les discours convenus, débusque les langues de bois, les impostures, sans oublier de faire rire.    

    Il se regarde se défaire devant le miroir, avec « les gencives qui disparaissent » et ses lambeaux de souvenirs, dans "Joy Division", hommage à l'enthousiasme qui a illuminé les « treize appartements où (il) a vécu », hommage au miracle d'un artiste qui résiste à la marée d'abrutis qui l'ont entouré. La chanson devient méditation sur « l'horreur de la vieillesse », avec des images-repoussoirs, sur les divisions de la joie et les camps. Passé et futur, souvenirs personnels et souvenirs collectifs se télescopent pour composer l'autoportrait désolé d'un homme sensible...qui sait se tourner en dérision dans "Je regarde les nuages", clin d'œil à Baudelaire. Cet homme qui « se sent bien....comme un con » en regardant les nuages se présente comme un perpétuel inquiet, vaguement paranoïaque comme la société d'aujourd'hui. La musique dépouillée, cliquetante, vibrante, entre rock minimal post punk et éclats de free jazz, souligne parfois presque comme un léger halètement, une respiration chronométrique, les mots émouvants de cet écorché à la voix paradoxalement si pleine de douceur.

     Les quatre titre suivants, "La Province", "Manifestation", "Low Cost" et "Sécurité sociale" mettent en scène un homme (Pascal Bouaziz, mais ne soyons pas réducteur...) confronté au rien social, au vide, à la déréliction. C'est le désert des villes de province, Chartres ou Le Mans dans le sillage de Jean-Luc Le Ténia, Charleville-Mézières. Quant aux manifestations, elles sont envahies par les cons, qui « s'arrêtent quand il n'y a plus personne à lyncher, plus de magasins à dévaster, plus personne à défoncer (..) y a rien qui fasse plus flipper qu'une manifestation, de toute façon je ne supporte plus les sauvages, leurs cris, on dirait de la connerie sur pied » : on ne saurait plus clairement dire sa méfiance, son dégoût pour des rituels détournés peut-être de leurs objectifs, pour les foules, pour l'humanité. La musique saturée de percussions sourdes, la voix déformée par un porte-voix rendent l'atmosphère étouffante, expriment la puissante vague de dégoût, le rejet d'une humanité qui ne manifeste jamais pour le droit de ne pas avoir de point de vue, pour le droit de ne pas aller au travail, de faire la sieste, pour le droit à l'hibernation, qui ne demande des droits que pour dépenser son argent dans les soldes. La veine satirique explose encore (si j'ose l'écrire) dans "Low Cost", qui s'indigne contre la manière dont « le miracle de voler dans les airs » peut déboucher sur une « expérience humiliante de l'humanité » : il fallait oser pour s'en prendre au leurre du "pas cher", au cœur de nos sociétés marchandes. "Sécurité sociale" prend pour refrain obsédant « Tous nos correspondants sont actuellement occupés / Veuillez renouveler votre appel », tourne autour de formules qui disent l'absurdité d'un monde faisant « exprès de faire attendre les gens ».  Le titre martèle alors un « C'est fait exprès » associé à des idées d'impasse, de complexité. Il n'y a pas d'issue, il n'y a plus rien, et l'emploi de cette dernière formule renvoie évidemment à ce texte majeur, flamboyant, de Léo Ferré, car l'album, s'il est traversé par des fantasmes de suicide, de disparition, d'élimination des abrutis, des mecs, exprime en creux une protestation, une révolte contre le désenchantement du monde, les humiliations qu'il multiplie.

    La dernière n'est pas la moins terrible. Le disque se termine par un bouleversant "Adieu" à l'enfance, « piège maudit », avec la figure du grand-père, dont on comprend qu'il est un rescapé d'une horreur plus ancienne, un adieu aux souvenirs chaleureux, mais aussi au traumatisme vécu entre la dixième année et ses quatorze ans avec l'ami de sa maman qui lui parlait d'amour et l'a détruit : confession autobiographique ou fiction, on ne sait plus, peu importe. Toutes les espérances sont déçues, trahies, empêchées...mais « je suis vivant, et vous êtes tous morts depuis très longtemps ».

   Un grand disque, inoubliable, dans la lignée du triple cd sorti par Mendelson. Une rencontre avec deux artistes qui nous convient à regarder le monde en face, et ce n'est pas très beau, l'actualité de ces derniers jours ne me fera pas écrire le contraire. Heureusement, il nous reste des bouffées d'émotion, et l'amitié pour Bertrand, qui lui a prêté un livre avec les paroles de Ian Curtis...Mis bout à bout les dix textes racontent une histoire, prennent la consistance d'une esquisse de roman vrai, qui fait paradoxalement du bien à entendre dans un monde saturé de communication mensongère, de discours creux et dangereux. Gardons l'espoir ! Comme je l'écrivais à propos du triple album de Mendelson, il y a encore quelqu'un, et en plus ils sont au moins deux !

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I / III, paru en octobre 2015 chez Ici d'Ailleurs / 10 pistes / 43 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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