pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 13 Octobre 2015

Mansfield TYA - Corpo Inferno

   D'où sortent-elles, ces deux-là ? Julia Lanoë et Carla Pallone, auteurs, compositeurs et interprètes de Mansfield TYA, font souffler sur la chanson française un vent de fraîcheur et de trouble folie. Après l'excellent NYX que j'ai acheté dans les minutes qui ont suivi ma première écoute de leur dernier opus, Corpo Inferno est un autre bijou atypique, acide et noir, série de préludes en états d'âme mineurs à la fin des temps. 

   Dès "Bleu Lagon", on y est, lâchés dans cet univers déglingué où il est question de fuir, de retrouver un monde idyllique...mais le lagon est "rouge sang", ne ressemble pas à une publicité pour agence de voyage. Sur une musique bondissante se dit la déréliction de ceux qui n'ont plus "nulle part où (se) barrer" et dont la seule ressource est de "faire la fête à en crever". "BB" a des allures de ballade techno hypnotique, claviers glissants et percussions au premier plan, le texte martelant les indices d'une passion mystérieuse sur fond de renards qui "passent dans la brume".

   Le disque vire très loin avec le magnifique "Gilbert de Clerc", miniature bouleversante évoquant aussi une passion, sur fond de guerre et de courtoisie médiévale cette fois : « Vos mots me sont si chers que / Je vous préfère mystérieux // Écrivons-nous pendant la guerre / Des lettres, des lettres de feu / Et s'il n'y a pas la guerre / Je vous en prie Gilbert / Trouvez une bataille au mieux. » "Jamais Jamais" est une histoire de disparition en forme de conte servie par une musique entre classique de chambre et rock : « Je suis devenue l'eau du lac / Du lac à deux pas de chez toit / Plus près je suis moins tu me vois. » Et puis j'ai craqué, envoûté par "Sodome et Gomorrhe", texte magnifique qu'il faudrait citer en entier et musique élégiaque, violon et violoncelle suaves à souhait dans une atmosphère déliquescente à la Michael Nyman et à la Peter Greenaway. Un quatrain extrait des Contemplations de Victor Hugo trouve une incroyable résonance à être décliné à la fois par la voix frêle d'une des deux et par une sorte de vocodeur qui la double en grave déformé avant de laisser la place à une montée synthétique, au surgissement de voix éthérées lointaines : il s'agit toujours de disparition possible, de vie qui s'en va. Le texte est alors repris à une ou deux voix très claires, diaphanes, avec un doux battement percussif, l'ensemble prenant l'allure d'un air médiéval revisité. Un sommet ! Des percussions étouffées et sourdes, des cordes frémissantes, c'est l'entrée dans "La Fin des temps", chanson hallucinée : « Amis, nous repartons ce soir / Vers les demeures inexistantes / Nous irons panser nos blessures / Encore, auprès d'une innocente / Et ce sera toujours un matin ou / Un soir // C'est la fin du monde, on attend » Voix limpides, pâles, halètements, accompagnement feutré et intense à la fois, d'une mélancolie sublime, c'est la magie de Mansfield TYA.

   "Das Tod und das Mädchen" est un interlude instrumental et choral qui contribue à l'ambiance noire de l'ensemble, même si le seul titre chanté en anglais, au titre français de "Loup noir", pourrait sembler de prime abord apporter une lumière avec la voix presque enfantine du début, celle de Shannon Wright qui a aussi écrit le texte et la musique du titre. On s'aperçoit qu'il s'agit de temps qui s'estompe, passe, peut-être une évocation du petit chaperon rouge dans l'attente du loup noir qui viendra voler sa respiration. "Palais noir" évoque, lui, un loup blanc : ambiance frénético-synthétique, « effrayant brouillard » qui cerne les enfermés dans ce palais noir gardé par un inquiétant cerbère, nous sommes déjà en enfer, nul doute. Suit un instrumental très beau, "Fréquences", hanté par des boucles minimales, traversé de sons venus d'un monde englouti dirait-on. Que reste-t-il dans cette désolation ? "Le monde du silence",  batterie en avant, claviers et cordes sautillantes pour un texte rien moins que désespéré qui dit à nouveau la fuite et la déception à la clé, car « Seulement voilà je me fais chier / La vie est triste sans bourreau / Je n'ai personne sur qui cracher / Mes cris sont étouffés par l'eau // Dans le monde du silence, / Je m'emmerde ». Il existe pourtant un havre inattendu, "Le dictionnaire Larousse", étrange ballade dans les mots, dernière aventure où « Il y a de quoi passer une vie », oui, ... « Entre amour et zoophilie ». Le dictionnaire invite à la dérision, certes, mais il est le refuge du dérisoire, lui aussi, même s'il révèle que « « Ecce homo » / Ne veut pas dire « être pédé » ».

    "La nuit tombe", sur un court texte de Julie Redon, scandé par des percussions métalliques, termine de manière grandiose et belle cet album inspiré. C'est un chant hypnotique, un cri de révolte, un refus martelé par la reprise des négations qui terminent chacun des trois distiques. 

   Un disque extraordinaire à écouter de toute urgence. Et précipitez-vous sur NYX, sorti en 2011, qui atteint lui aussi des sommets avec des titres comme "La notte" ou "Animal", pour n'en citer que deux. Quant à moi, je vais à rebrousse-temps sans doute me procurer Seules au bout de 23 secondes (2009), dont le titre me plaît tant...

   J'allais oublier ! Je salue un livret exemplaire, qui comprend tous les textes, donne toutes les informations sans se croire obligé de les mettre en anglais, de surcroît magistralement illustré par une série alliant têtes et fragments de colonnes antiques, personnages enduits de blanc comme le reste, qui sont comme des pierrots sublimes, des bonzes engagés dans la voie négative.

 

Mansfield TYA - Corpo Inferno

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Corpo Inferno, paru en 2015 chez Vicious Circle / 14 pistes / 43 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- le site de Mansfield TYA

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Publié le 15 Septembre 2015

Hiroshima mon amour - L'homme intérieur

   Ils ont osé ! Ils ont eu raison. Le beau titre de Marguerite Duras leur va bien. Et puis ça tranche sur la laideur ou l'insignifiance de bien des noms de groupes français (étrangers aussi, d'ailleurs). Leur projet remonte à une dizaine d'années, mais L'Homme intérieur est leur premier véritable album. Fabrice Bonnaudin (Voix, guitare, programmation), Joël Lafargue (Batterie) et David Lansat Campa (Basse), épaulés par quelques musiciens, nous donnent une musique ambitieuse, sans jamais être prétentieuse. Entre électro et post-rock, ambiante, elle est au service des textes, parlés ou chantés, pratique le collage sonore sans sombrer dans la confusion.

   "Je suis désolé" commence avec une introduction élégiaque au violoncelle et au piano, puis le texte-titre arrive, la batterie, la basse, le clavier et les sons électro. Soudain, chœurs quasiment à la Arvo Pärt, cuivres. Atmosphère grandiose, une voix très haute, une autre voix qui parle dans une langue inconnue, le texte poursuit dans "L'homme intérieur", le second titre : « L'homme est à l'intérieur / Un barrage dans le cœur / Contre le Pacifique  / Ennemi, extatique / L'homme est à l'intérieur / Un mirage dans le cœur / Pénétrant, ambitieux / À s'envoler les yeux ». Je ne citerai pas plus longuement le texte qui, s'il joue des références, est un vrai texte clairement dit, AUDIBLE (je ne plaisante pas !). Le troisième titre, "Le film est terminé", raconte une histoire, celle d'un homme né à Villefranche-sur-Saône. Fragment d'autobiographie émouvant, témoignage sur les mutations d'une société agricole cédant la place aux hypermarchés et aux autoroutes. La musique est tranquillement lyrique, rythmée par les claviers, parsemée de scratches et d'échappées étranges. C'est très beau, dit par une autre voix un peu rauque, du "vrai direct" est-il dit sur la fin si bien qu'on se demande si ce n'est pas un vrai témoignage mis en musique. Avec un dernier tiers post-rock limpidement électrique. Nous arrivons "Au commencement", titre entre slam et mélopée lyrique. J'aime bien ce brouillage, « Je dois me forger le cœur à coup d'étincelles / (...) / Au printemps, je ne suis qu'un pantin qui cherche son salut / Des bras de mer et des îles en perspective insulaire ». C'est l'histoire d'une naissance, d'un homme qui cherche à se constituer. "La Branche et le territoire" commence de manière très exotique, développe comme un programme : « La branche est de bois et sera mélodie / Le territoire est de verre et saura retrouver deux éléments miscibles / Le désir, sa défiance ». Suit un moment rêveur, étrange, puis une voix féminine dit un autre texte, superbe. On n'entend pas si souvent de la poésie soulignée par une musique intelligente et forte. On se laisse porter, on écoute ces voix qui nous parlent vraiment du monde, de sa beauté oubliée. "Exercice d'équilibre" récupère une voix vrillée qui semble venir de très loin pour dire un texte sur la conciliation difficile entre la fougue et l'ennui,  soudain transpercé par un autre fragment (durassien ? Je n'ai pas vérifié.) dit par une voix très grave : « Seul l'amour ne finit jamais. », fragment qui ponctuera la seconde moitié du titre, encore une échappée rêveuse et limpide avec de belles guitares. 

   La suite est à mon sens plus inégale, convenue, moins inventive. "De la fuite au mensonge" vaut pour son texte sur la vie quotidienne, mais musicalement est très en retrait. "La façon dont il s'absente" ronronne sur un texte clinquant, dans la lignée de trop de textes de slam ou de rap, peu soucieux d'un sens quelconque. "Nous resterons" renoue d'abord avec le charme et le mystère de la première longue partie avant de s'abandonner à un pauvre rock qui n'a plus rien à dire. "Et puis..." ? Long instrumental de près de sept minutes, ballade un brin mélancolique, agréable, qui tire à la portée comme on dit, mais avec la surprise d'un texte émouvant dit par un vieil homme : « La fin de vie, je la vois un p'tit peu comme  la mer...comme quelque chose voilà, qui s'impose à vous, majuestueusement, avec sérénité et en même temps avec beaucoup de force, très grande beauté, et donc dans les moments qui peuvent être difficiles pour moi, tout a une fin, ainsi dans la vie, eh bien voilà je la vois comme... j'ai vu la mer pour la première fois. »

   Ne boudons pas notre plaisir ! Les six premiers titres composent un paysage sonore étonnant, original, proposent un voyage, en effet, vers l'homme intérieur du titre. C'est assez rare quand je pense à tous les disques qui me tombent des oreilles au bout de quelques minutes à peine. J'ai envie de dire aux trois sympathiques compères, pour leur second album : continuez à vous moquer des étiquettes, des genres, et restez humains, pour ne surtout pas nous servir la soupe lyophilisée assenée par la plupart des radios. Et continuez à chanter en français, à présenter une pochette en français. Le mauvais anglais désincarné, ça suffit ! (Ben oui, parfois il faut dire les choses, résister à la bêtise... au risque de paraître ronchon, de menacer le beau consensus tout guimauvieux - j'aime bien ce néologisme que je viens d'inventer ! - qui va bientôt transformer Internet en hospice pour consommateurs contents d'être globalisés. Il est temps de refermer cette parenthèse vipérine !)

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L'Homme intérieur, paru en mars 2015, autoproduit (?) / 10 pistes / 36 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et en vente sur bandcamp :  

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Publié le 27 Août 2015

Oiseaux-Tempête - Ütopiya ?

   Un an après leur premier album sans titre, les quatre musiciens d'Oiseaux-Tempête - petit rappel : Frédéric D. Oberland (guitare électrique, mellotron, piano, énergie noire etc.), Stéphane Pigneul (basse électrique, guitares, échantillonneur, synthétiseur analogique, machine percussive), Ben Mc Connell (batterie, percussion) et Gareth Davis (clarinette basse) -, nous plongent dans leur second rêve sombre, Ütopiya. Il est placé sous l'égide d'Andréi Tarkovski, avec une épigraphe extraite de Nostalghia, épigraphe placée au centre du livret entre deux photographies en noir et blanc, la supérieure représentant le décor néo-classique d'une villa gréco-romaine, l'inférieure quelques derviches tournant lors d'une de leurs danses extatiques : « Il faut faire entrer le bourdonnement des insectes. Il faut emplir nos yeux et nos oreilles de choses qui soient le début d'un grand rêve. Quelqu'un doit crier : "Nous bâtirons des pyramides." Peu importe si nous ne les bâtissons pas. Il faut nourrir le désir et étirer notre âme dans tous les sens comme un drap infini. » C'est l'inspiré Erland Josephson qui profère ce discours vingt-deux minutes avant la fin du film. Leur musique ne se comprend pas sans cette référence, passée sous silence (ou réduite à la seule mention du nom du cinéaste) dans la plupart des compte-rendus, tant on est habitué à ce que la musique, après tout, ne soit que distraction, divertissement. Or, Ütopiya ?, dès la photographie de couverture de l'album, invite à une autre écoute, à une véritable attention. Impossible aussi de ne pas être frappé par la photographie de la pochette, ce navire gîtant sur bâbord, à demi immergé : image d'un naufrage, d'un échouement peut-être en résonance avec leur virée grecque de l'an dernier, d'où l'idée que l'utopie est à l'ordre du jour pour sauver le monde du chaos dans lequel le plonge la financiarisation outrancière orchestrée par les plus riches. Si vous regardez la fin de Nostalghia, c'est à peu près d'ailleurs la teneur de la harangue de Josephson, qui s'en prend aux "normaux" pour les inviter à accueillir les "anormaux", à enfin les entendre...Et la musique me direz-vous ?

Erland Josephson en prédicateur dans "Nostalghia".

Erland Josephson en prédicateur dans "Nostalghia".

   Tranquille, lourde, puissante, illuminée par la beauté des guitares électriques, elle est certes dans la mouvance post-rock, mais elle a quelque chose de méditatif, de recueilli, de poignant qui en fait un chant d'amour au monde. Dès "Omen : Divided we fall", la guitare plane magnifiquement sur la ligne percussive de roulements légers de caisse, épaulée çà et là par la clarinette basse et le saxophone qui lui donnent une chaleur bienveillante. La montée post-rock est très lente, peu sensible, redescend sur des sons de rue, probablement de manifestations, renvoyant au titre : « Prédiction : Divisés nous chutons. » "Ütopiya" poursuit ce chemin de lumière trouble, avec le texte prophétique du poète turc Nazin Hikmet que je traduis ici (merci de me signaler maladresses ou erreurs) :

« La terre se refroidira,

étoile parmi les étoiles,

et l'une des plus petites,

touche dorée sur velours bleu -

Je veux dire ceci, notre grande terre

Cette terre se refroidira un jour,

Pas comme un bloc de glace,

Ou même comme un nuage mort

Mais comme une noix vide elle suivra son cours

Dans l'espace d'un noir absolu

 

Vous devez en faire votre deuil dès maintenant

Vous devez éprouver ce chagrin maintenant

Car le monde doit être aimé à ce point

                   Si vous souhaitez pouvoir dire "J'ai vécu"...

 

Je me tiens dans la lumière qui avance,

Les mains affamées, le monde si beau...

Mes yeux ne peuvent se rassasier des arbres -

Ils sont si chargés d'espoir, si verts.

 

Une route ensoleillée court parmi les mûriers,

Je suis à la fenêtre de l'infirmerie de la prison.

Je ne sens pas les médicaments -

Des œillets doivent être en fleur non loin.

 

C'est le chemin :

être capturé n'est pas le problème,

Le problème est de ne pas capituler. »

   On rentre dans la tourmente, les claviers se déchaînent parfois, l'émotion brûle l'espace sonore. Oiseaux-Tempête donne sa pleine mesure ! "Someone must shout that we will build the pyramids", titre pris au discours d'Erland Josephson, est comme ces battements d'oiseaux lourds qui déchirent le ciel dans les lueurs annonciatrices du désastre. Basse obsédante, intrication guitare-saxo en boule mélodique ressérrée, brèves déflagrations fulgurantes, grondements contenus : une musique inspirée, laissant la rage monter, couver, venir enfin en vagues noires d'une incroyable puissance tourbillonnante, aspirante, vortex de feu se résorbant en traînées éraillées et en quelques doux accords de guitare.

   La suite ne déçoit pas. "Fortune Teller" est un chant grave incanté par le piano et le saxophone élégiaque notamment (difficile d'identifier les nombreux instruments de nos compères !!). "Yallah Karga", présenté comme un chant de danse, est un bref mixage énorme de sons divers amalgamant prière et rock épais. "Soudain le ciel" - enfin un titre en français, et si beau -, lentement scandé par la batterie, fait partie de ces hymnes déchirés que j'aime tant chez eux. Une matière vivante, levante, portée à l'incandescence ou presque prête à s'éteindre, d'une langueur soudain travaillée par des riffs magnifiques, assauts hallucinés, désespérés vers un ciel porteur de foudre anthracite. C'est évidemment à écouter très fort, comme une musique d'extase ravagée, superbe et bouleversante. "I terribli infanti" - inutile de souligner que je suis très sensible à la diversité linguistique des titres, pas bêtement uniformément anglais - est un intermède à la beauté désolée d'une humble douceur piquetée de paillettes électriques et de bruits domestiques. "Portals of tomorrow" commence plus sombrement, miné par des traînées descendantes qui recouvrent un discours en voix extérieure peu audible. Très vite, les guitares montent au créneau, la saxophone en sous-bassement. Matière en fusion, fracturée de vrilles, de pulsions sourdes, tandis que s'entendent des manifestants à l'arrière-plan. Et c'est reparti dans une transe électrisée brisée net pour une coda lointaine. "Requiem for Tony" s'ouvre sur des voix dans un environnement sonore à la Philip Glass dans Einstein on the beach avant l'irruption d'un rythme marqué, habillé d'un mellotron ample à la King Crimson : étonnante, cette pièce ! Puis les voilà qui boivent à notre santé avec "Aslan Sütü" : moment apaisé, crickets (?), plus rien n'importe que la beauté du soir sur les ruines du monde.

   Un peu plus de vingt-deux minutes pour le dernier titre, enregistré en concert à Saint-Merry. Ce "Palindrone series" faisait partie d'une bande-son originale accompagnant une performance cinématographique de l'artiste australien Karel Doing. La tempête peut, après un févreux échauffement, se déchaîner à loisir, gronder, mugir, zébrer l'espace de rafales, se ramasser en boules d'énergie noire, revendiquer sa liberté folle, sa déréliction magnifique et souveraine au long d'une dérive finale éblouissante. « Les plus beaux chants sont des chants de revendication. » disait Léo Ferré sur la fin de Préface. Phrase valable pour la musique en général, plus belle de vouloir étirer nos âmes dans tous les sens comme ici, avec cette générosité débridée, exaltante en dépit du fond sombre.

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Ütopiya, paru  en 2015 chez Sub Rosa / 11 pistes / 77 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- Un extrait du concert pendant la projection de Karel Doing :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 2 Juin 2015

Terminal Sound System - Dust songs

   Terminal Sound System, nom du projet de l'australien Skye Klein initié à la fin des années 90, a sorti son nouvel album, Dust Songs, en décembre 2014 sur le label allemand Denovali. Je ne connais pas les albums antérieurs, au nombre d'une dizaine.

   Je passe sur le premier titre, petite mise en oreille. Les choses sérieuses commencent avec "By the meadow", boucles de guitare et chant hanté, voix brumeuse réverbérée avec écho, drones sombres. On est happé dans un monde entre post-rock et folk noir. Chaque titre est profondément faillé en deux ou trois fragments par des silences, ce qui permet reprises et décrochages. Les mélodies sont hypnotiques, envahies de vagues bruitistes, de poussées inquiétantes. Après un silence, "By the meadow" prend des allures de voyage intersidéral, nous voici dans une musique ambiante d'outre-monde, avec des tournoiemens profonds. Si on écoute cette musique fort, ce que le musicien recommande, on éprouve la puissance de cet univers. "Silver minds" nous invite à fermer nos yeux d'une voix doucement insinuante, manière de nous laisser emporter par le chant des machines. La guitare gratte, l'électronique vient saturer l'espace sonore, puis la lumière flamboie, lacère le noir de traînées électriques, des percussions sourdes pulsent. Silence, à nouveau. La voix revient, hallucinée, comme chavirée, pour nous intimer d'ouvrir les yeux tandis que les machines se taisent peu à peu. "Keepers" débute avec la guitare trébuchante, la voix étrange et hypnotique, les grondements à l'arrière-plan, chanson ouverte sur un espace grandiose, des enroulements de particules, des comètes enrouées. Mélodies de poussière, chants rouillés tout aussi bien, une matière travaillée par le néant, ces béances qui l'ouvrent sur des surgissements d'une énergie dévastatrice. "My Father, My Mother" est un hymne poignant, au-delà du cri : fragments de mélodie superbes qui dérapent dans un univers animé de battements profonds, la voix épuisée, lointaine, planant au-dessus des décombres pulsants. Silence, et ce qui revient n'est-ce pas les débris d'un monde perdu, vite recouverts par le chant trouble, primal, le battement lancinant de tambours démultipliés. Silence encore, contraste entre la guitare d'une luminosité intermittente et les agitations électroniques menaçantes ; puis fin écorchée vive...

   "keepers" en écoute avant de continuer...

   Cette musique est habitée, travaillée par un combat intérieur qui la rend constamment intéressante, colorée par une hyper mélancolie ravagée. "Shadows" s'ouvre sur orgue et guitare, champs gravitationnels électroniques, percussions lourdes, claquements rapprochés, puis la voix s'empare de nous, nous tord dans les boucles insistantes, grondantes, ça grésille et s'arrête, repart apparemment à l'identique, mais les sons dérapent, glissent, c'est un entonnoir, un vortex fracturé, nouveau départ presque hard rock cette fois, retombées lourdes, écrasements, cymbales, encore un trou, la guitare tranquille, les tricotements et lacérations adjacentes, les déflagrations profondes, mais une cloche cristalline illumine le puits, un brouillard synthétique s'envole, irradie avant la nuit. "The Silver world" semble repartir du même lieu, mais la voix de Marcus Fogarty, filtrée et déformée elle aussi, est encore plus ouatée dans les aigus. La composition prend des allures de balade sereine sur un champ de ruines. Musique de science-fiction, par certains aspects, avec des échappées post-rock complètement explosées. "Morning Star" vient de plus loin. Voix vocodée robotique, guitare laconique ou doublée d'une rythmique percussive haletante, mélodies subverties, recouvertes d'un déferlement continu lui-même strié de lames acérées, fin abrupte.

    Un album extrêmement prenant, sans concession, comme les fragments d'un continent disloqué, d'un après-monde malgré tout beau et envoûtant.

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Dust Songs, paru chez Denovali Records fin 2014 / 8 pistes / 48 minutes

Pour aller plus loin :

- le site de Terminal Sound System

- la page de Denovali consacrée à l'album

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- "My Father, My Mother" en écoute :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 4 Novembre 2014

Salomé Leclerc - 27 fois l'aurore

Une chanteuse est née !

   Après Sous les arbres paru en 2012, 27 fois l'aurore signe une vraie naissance. Salomé Leclerc, jeune québécoise qui s'est produite à trois reprises aux Francofolies de Montréal avant même de sortir son premier album, affirme un tempérament, un talent d'auteur-compositeur, et puis une voix entre velours et écorchure qui, dans certaines chansons, fait irrésistiblement penser au grand Bertrand Cantat dans ses meilleurs moments (qu'elle ait chanté "Le vent nous portera" n'est pas un hasard !). Si le premier album a vite été étiqueté "folk", celui-ci défie les étiquettes. Pop-rock ? Sans doute, par la présence de la guitare électrique notamment et de la section rythmique. Chanson francophone ? Bien sûr, et comment ! Mais Salomé ne se laisse pas enfermer dans le format chanson et dans le souci du tube, même si elle sait très bien le faire, ayant le sens des mélodies évidentes. Chaque morceau est aéré par un passage instrumental qui la propulse ailleurs, la pose en musicienne plus qu'en simple auteur de chanson.

   "Arlon" a tout du tube, mais quel son, quelles paroles ! Basse profonde et pulsante, « Pendant ce temps / La neige est blanche / Les arbres parfois se penchent / Il y a toujours une éclaircie  / Du haut des toits de Paris / Il y aura toujours avant l'aurore / Un réverbère qui s'endort », c'est l'histoire d'une fuite vers le bout du monde « à marcher dans la noirceur ». Les synthétiseurs se déchaînent. Dommage que ce soit le seul titre à abuser de la répétition du refrain, car la fin est vraiment bien envoyée. "En dedans", c'est l'entrée véritable dans l'univers de Salomé, guitare sombre, batterie sèche, syncopes, « Ya la pluie qui coule à l'intérieur / Parce que ma vie est un bocal / Qui emprisonne les larmes // Pas d'église / Je prie à l'intérieur / parce que la vie est le vacarme / Que la foule réclame ». Superbe chanson écorchée, « qui retourne à la noirceur », encore elle, mais flamboyante, illuminée par un passage somptueux avec un dialogue entre basse, percussions et cuivres :  au-delà des paroles, la lumière de la seule guitare, soutenue par la basse sombre. "L'icône du naufrage" navigue sur fond soyeux de guitare envolée, d'orgue profond, de claviers cuivrés, avec le battement de la batterie. « Oui on s'est retrouvés derrière la façade / À chercher les draps qui nous servaient d'armure ». Encore une fois, la musique envahit le titre, on se laisse porter...jusqu'à la fin, nette, encore un point qui la distingue radicalement des faiseurs de chansonnettes fatiguées, sans idée ! 

   Incendie de langue sous la cendre des neiges intérieures

   Avec "Un bout de fil", j'ai su très vite que j'écrirais cet article. Un souffle, le piano calme, la voix émouvante, nue. « Ma route est le vertige / Fatiguée ». Tout un programme, « Sur le bord de l'abîme / J'arrêterai ». Un synthétiseur chuinte, le piano égrène ces quelques notes, avant la venue du brouillard. "Le Bon moment" paraîtra plus convenu au premier abord, mais voilà une belle section de cuivres, un brusque décrochement dans l'étrange, « le réel en suspens / effacer le néant / Que tourne le vent », les idées musicales se suivent pour le plus grand plaisir des oreilles. Salomé Leclerc transcende la chanson, dérive vers le pur poème sonore. Bref, elle compose de la musique, je vous le disais !!

   Plus évidemment rock dans les premières mesures, "Vers le sud" vire à la ballade bluezzy, pour « errer le temps qu'il faut / Poser son cœur au chaud ». Il est temps, car voici "Les Chemins de l'ombre", autre miracle de l'album, sa voix à la Bertrand Cantat, un phrasé extraordinaire. « Un autre cri, j'espère / Avant de perdre la voix / Avant de n'avoir rien d'autre à écouter / Que l'ennui au fond de nous qui garde sa volonté ». Orgue hammond (?), chœurs discrets, guitare et batterie, « Pour que la nuit garde son obscurité par défaut ». Je rends les armes, j'abdique, je m'incline devant cette beauté souveraine. Reste à "Attendre la fin", piano et xylophone, la voix fragile s'élève, le morceau s'amplifie, joue sur des échos tout en nous tenant par une rythmique intense : ne s'agit-il pas d'une superbe chanson...d'amour ? La musique prolonge les paroles jusqu'à une fin délicate.

   Le titre suivant, "Et si cette fois était la bonne", pourrait n'être qu'une bluette. Le piano électrique enveloppe le tout dans une ouate rêveuse pour dire « le besoin d'être ailleurs / marcher d'autres lieux / D'ailleurs il me semble / Qu'on ait tous les deux / Besoin d'avoir peur ». Plus loin, on retrouve « le besoin de noirceur », on glisse dans l'ailleurs musical, cordes et trombone, couleurs chaudes et troubles. Diantre, nous voilà "Devant les canons", l'heure est grave pour un « scénario écrit dans les détails ». La guitare électrique déchiquète le fond, la voix chavire et bouleverse, confession à mi-mots. Encore un titre magnifique ! « T'as pas de cœur / Tu règnes dans la brume / Et tu sens ma peur / T'en es fier j'présume ». Le plaisir d'entendre la langue française si bien maniée, si bien chantée, elle que tant de chanteurs français abandonnent pour ânonner un anglais insipide qui n'a jamais intéressé aucun anglophone (je rappelle la phrase de Brian Ferry : « Les Francophones devraient arrêter d'essayer de faire semblant de savoir chanter en anglais, ils n'ont jamais été crédibles aux yeux d'aucun Anglais. »). Encore...un chef d'œuvre de sensibilité, de musicalité. Un dernier petit tour, c'est "J'espère aussi que tu y seras", chanson dépouillée, guitare et voix, mais chœurs navrés à l'arrière-plan. Un au revoir sublime.

Salomé, tu n'as pas dansé

je ne suis pas tétrarque,

(ni Pétrarque !)

mais j'ai le cœur qui danse

après t'avoir écouté

tu m'embarques

avec toi le naufrage

est chemin de lumière sombre

je te suivrai plus loin encore

emmène-nous

suis ta voie

sans te soucier des genres

pour notre plus grand bonheur.

Paru en 2014 chez Les Disques Audiogramme/ 11 titres / 44 minutes environ

Pour aller plus loin

- le site de Salomé

- clip "Arlon", bon titre, mais pas le meilleur n'oubliez pas. La vidéo n'a pas de véritable intérêt, à part la jolie figure de Salomé...Rien d'autre pour le moment à vous proposer.

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 août 2021)

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Publié le 14 Octobre 2014

Histoire d'un document retrouvé

   « Nous traquons l'élégance et la qualité »

   C'est un mystère, une énigme, autour d'un document retrouvé. Le texte est dit par plusieurs voix, accompagné d'une musique énigmatique plongeant l'auditeur dans une zone intermédiaire, entre rêve et réalité. Quelque part entre slam, chanson et musique d'ambiance, gentiment expérimentale. L'auteur du texte, Thomas Malésieux, est bibliothécaire à Montbéliard. Il dit avoir puisé dans les films d'Antonioni une source d'inspiration, mais cette piste n'est pas limitative pour ce cinéphile passionné. La musique, signée David Lavaysse, prend son temps, ciselée avec précaution pour envelopper le scénario dans un ailleurs indéfini. Cet album est hors du temps, produit artisanal d'une longue passion. Car il a fallu quatorze ans pour que le projet aboutisse ! Quatorze ans après la rencontre de Thomas et de David dans une file d'attente de Londres. « Transformer l'à-peu-près d'une soirée en veillée très prisée » donne le la de ce projet atypique et charmant. Loin des logiciels et des technologies ébouriffantes, voilà une équipe qui raconte et joue une histoire, avec des timbres de voix, des timbres d'instruments, en toute simplicité, comme on conte des contes à la veillée, justement. On est "en bonne compagnie", « dans la cour d'une demeure du siècle dernier / incognito et anonymes, en petit comité ». L'auditeur sera-t-il, lui ausssi, « tel l'explorateur en quête de l'unique orchidée » ? En y repensant, j'associerai volontiers cette expérience à celle que tentais ( et tente encore peut-être, mais je ne les suis plus) L'Ensemble rayé. Comme eux, ils n'ont pas la grosse tête, n'abandonnent pas notre langue pour soi-disant parler à tous (quelle bêtise !). L'album joue « cartes sur table » ses voix posées, sa guitare, sa batterie, ses claviers, ses petits bruitages, pour une bande son au « final énigmatique », proposant « Un carnet de souvenirs personnels. / Toute une mémoire de noms, de titres essentiels. ».

   C'est le deuxième album du label Quadrilab, installé à Montréal et à Marseille. Le premier rassemblait une série de titres de musiciens gravitant autour de Quadrivium radio, une radio originale qui diffusait à la fois de la musique expérimentale et des contenus scientifiques, qui n'émet plus, mais dont vous pouvez retrouver une sélection d'enregistrements sur son site. Sur ce premier disque, on retrouve une composition de Guillaume Gargaud, une atmosphère plutôt sombre, avec aussi le beau titre de Jull, "Les Ruines". Si vous êtes intéressé, il vous sera offert moyennant une participation aux frais de port au départ de Montréal (offre en bas de la page Quadrivium).

Paru en mai 2014 chez Quadrilab / 11 titres / 26 minutes environ

Pour aller plus loin

- la page que lui consacre la maison de production sonore 1fusé . L'édition du disque est due à l'excellent label indépendant Ici d'ailleurs, page en français, comme pour tout ce qui est ici, d'ailleurs, ce dont je me réjouis sans modération, na !!

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 6 Septembre 2014

Timber Timbre - Hot dreams

Mellotron, Novachord, Farfisa...et les autres !

   Formé en 2005, Timber Timbre, d'abord trio autour de la voix de Taylor Kirk, avec Mika Posen aux cordes et Simon Trottier aux guitares, s'est étoffé au fil des ans et des disques. Pour son cinquième disque,  Hot Dreams, le groupe canadien, toujours quelque part entre chanson à texte et pop-rock, mobilise entre trois et sept musiciens selon les titres. Bien sûr, ce qui frappe d'emblée, c'est la voix grave, un brin nonchalante, de Taylor Kirk, qui évoque celle d'un autre canadien, Léonard Cohen. Le rapprochement s'impose d'autant plus que le premier titre, "Beat the Drum slowly", mentionne à plusieurs reprises une avalanche, et comment ne pas penser au célèbre titre du troisième album "Songs of Love and Hate" sorti en 1971 ? Si l'on veut mieux cerner cette voix, je propose une autre piste, celle de Tindersticks. Croisez les deux, et vous approchez de Taylor Kirk, sans y être toutefois. 

   Maintenant, si l'on veut cerner le charme de cet album, il faut parler des timbres et des couleurs. Le nom du groupe y invite, qui joue du bilinguisme pour rapprocher le bois ou le timbre, deux sens du mot anglais "timber", du timbre français. On y gratte la guitare, on la frotte avec un archet, les cordes sont là, les percussions aussi...et les claviers prolifèrent, nous projetant dans un monde intemporel. Taylor joue du Novachord, du Farfisa, Matthieu Charbonneau du mellotron, du clavecin ou du Chamberlin M1, Olivier Fairfield du Fender Rhodes. D'où des atmosphères parfois à la King Krimson, notamment dans le magnifique, halluciné "Beat the drum slowly", pourtant commencé, en effet, doucement. Charme des synthétiseurs désuets, plongée dans l'étrange. Çà et là le ou les saxophones de Colin Stetson apporte(nt) leurs notes cuivrées. De la chanson, oui, pourtant, mais avec des échappées instrumentales superbes qui les aèrent. Comme dans le titre éponyme, presque vaporeux, sirupeux, on reste suspendu à la voix sensuelle, souple, c'est un slow langoureux, et je ne me sauve pas au galop !! Le miracle du disque, c'est l'alliance entre la voix et la variété des arrangements. Le plaisir d'un album à goûter, déguster, riche en surprise, comme l'étonnante coda du troisième titre, "Curtains?!", quasi floydienne un moment ! "Bring me simple men" serait une chanson banale si l'accompagnement n'était pas si dépaysant : le temps d'une guitare qui dérape, de cloches et d'une alliance de cordes et de marxophone (cet instrument existe bien !!), on est ailleurs. Tout est à l'avenant. L'instrumental "Resurrection Drive Pt II" donne l'impression que tous les instruments se désaccordent insidieusement, chaque note se tordant. "Grand canyon" commence comme une ballade folk, puis intervient le thérémine (j'allais l'oublier, celui-là !) pour un dernier tiers orchestral. "This low Commotion" est un blues chaloupé enveloppé notamment de mellotron, farfisa et guitare hawaïenne. "The new Tomorrow" est sans doute le titre qui fait le plus penser au chanteur de Tindersticks et à la musique de ce groupe, avec l'étonnant mélange de courtes griffures électriques et de moments nonchalants où les paroles semblent à la limite de l'inconsistance, lâchées du fond d'un suprême détachement. Le morceau bascule dans sa deuxième moitié dans des paroxysmes nerveux qui contrastent avec le mielleux du wurlitzer. Taylor Kirk joue du crooner dans "Run from me", sucrerie ponctuée par le piano grave sur un tapis discret de cordes, puis la voix se fait plus âpre, insistante, tandis que des voix féminines s'élèvent, mais au lieu de sombrer dans la mièvrerie, l'orgue Hammond, les guitares électriques, enflamment la fin. L'album se termine avec le lyrisme mélancolique et puissamment dramatique de l'instrumental "The Three Sisters", le pendant du premier titre, complètement inattendu dans un disque de chansons : écriture magnifique, chaleureuse, qui rapproche saxophone, cordes, synthétiseurs, piano et percussions.

   Un sacré beau disque !

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Paru en 2014 chez Arts & Crafts Productions / 10 titres / 43 minutes

Pour aller plus loin

- deux titres, "Beat the drum slowly" (dont il manque la très belle fin) et "Curtains?!", bien servis par des vidéos qui soulignent les affinités de cette musique avec les dérives urbaines oniriques, le film noir...   

- album en écoute et en vente sur bandcamp  :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 12 Mai 2014

Oiseaux-Tempête : Beauté, mon bel espoir de foudre !

   Difficile de rendre compte de la singularité du projet de ce groupe, qui rassemble trois musiciens et un photographe, aussi vidéaste. Au départ, il y a la volonté de rendre compte d'une tournée en Grèce, dans ce pays frappé de plein fouet par une crise économique  déstabilisante. Pendant trois jours à Lyon, influencés par les photographies et les vidéos de Stéphane C. projetées dans le studio, Frédéric Oberland - guitariste, claviériste, saxophoniste alto, voix et "énergie noire" comme l'indique la pochette, Stéphane Pigneul à la basse, aux processus électroniques (échantillonneur, retardateur...) et à la voix également,  Ben Mc Connell à la batterie et percussions, jouent  et improvisent la musique du disque, à laquelle ils ajoutent ensuite des sons, des extraits d'enregistrement réalisés en Grèce. Le disque est sorti en décembre 2013 sur l'excellent label bruxellois Sub Rosa, que je retrouve avec grand plaisir. À défaut de vidéos, on a le visuel du cd ( et de l'édition vinyle, que je n'ai pas, mais qui semble remarquable !!), les superbes images en noir et blanc granuleux qui disent mieux qu'un long discours le climat de déréliction qui frappe une société déboussolée. Depuis, un album de remixes a prolongé ce qu'ils conçoivent comme une odyssée sonore (au pays d'Homère, on n'en attendait pas moins). Place à la musique...

   Disons-le tout de suite, c'est d'emblée d'une force et d'une beauté à couper le souffle. Du post-rock comme on l'aime lorsqu'il n'est pas englué dans les lourdeurs et les manières. Du post-rock enflammé, qui fait brûler le ciel - je pense toujours à ce beau titre "Le Ciel brûle" que la poétesse russe Marina Tsvétaïéva donna à l'un de ces recueils. Un rythme lourd, obsédant, des guitares stratosphériques. C'est "Opening Theme / Ablaze in the distance". Larsens, traînées de feu, cris fondus dans la masse chaotique des sonorités écorchées, et puis des moments de calme, d'émotion pure, avec les belles sonorités des guitares et autres sons échantillonnés. La musique est alors entre ambiante et blues urbain. Elle s'évade, décolle de l'univers noir qu'elle transcendait déjà par les fulgurances inaugurales, avec un petit côté inattendu genre guitare hawaïenne ou - je suis d'accord avec un critique attentif - Ry Cooder, un tempo mélancolique splendide, la solitude qui chante. "sophia's shadow" propose ensuite un court intermède tapissé de sons de rue, avec comme un contrepoint au clavier sonnant alors comme un orgue, brève ouverture vers un ciel improbable. "Buy Gold (Beat Song)" est une ballade hallucinée menée par des guitares suavement enrouées ou limpidement lyriques, avant l'embrasement dans l'épaisseur d'une masse en fusion. Par contraste, "La traversée" commence de manière extatique, quasi immobile autour d'un bourdon puis d'un battement rapide et sombre qui traversera comme un oiseau d'acier tout le morceau. Mais l'intensité va crescendo, l'atmosphère est électrique. Les guitares éructent, des drones puisssants envahissent l'horizon. Énergie noire, tu es là !! Tout se résorbe pourtant comme par magie pour laisser la guitare sonner divinement, soutenue par une batterie discrète et le saxo des cordes électroniques frissonnantes. On n'en est qu'au quatrième titre, mais on sait déjà qu'on tient là l'un des plus beaux albums de 2013 (Comme je suis content de n'avoir pas encore constitué ma liste des disques pour cette année !).

     La suite ? Une longue dérive, somptueuse, fastueuse, envoûtante. "Nuage noir" est un micro concerto pour environnement sonore et guitare, tour à tour délicate, tout en froissements et en ajours ciselés, acérés. On retrouve le battement d'ailes sur "Kyrie eleison", envahi à l'arrière-plan de sons de manifestations et de chants orthodoxes, batterie nerveuse et nappes profondes tissant une musique plus nettement expérimentale, électronique, à la limite d'un rock débridé, free. Suit "Silencer", autre intermède méditatif, court dialogue entre guitare(s) et sons étirés de claviers. "Ourobouros" est la suite directe du premier morceau, en plus développé : d'un peu moins de dix minutes, on passe à plus de dix-sept. Un long blues lynchien, du temps de bluebob" avec John Neff, mais dilaté, creusé de silences, de résonnances, où l'on retrouve aussi le saxophone torturé qui dialogue avec une guitare affolante de beauté. Musique aérienne, une merveille hors du temps, la plus belle réponse à toutes les crises. Qui explose en lourdes rafales dans la seconde moitié, une fin du monde au ralenti, démultipliée. Comme on est loin des pesanteurs à la Sigur Ros (je vais m'attirer des ennemis !) ! Ce n'est pas le feu du ciel, sa colère, qui déferle, c'est un chant plus haut que la révolte, incandescent jusqu'au sublime, se résorbant en retombées à la gravité songeuse. Après un tel moment, "Call John Carcone" capte quand même nos oreilles, s'ouvrant sur un curieux carillonnement émaillé de fragments enregistrés, prélude à un nouveau déchaînement des guitares sur un rythme puissant : magnifique lyrisme sombre, découpé par une batterie implacable, sonorités éraillées s'engouffrant dans l'espace immense, fuite loin du monde arrêtée brutalement...C'est l'arrivée sur "L'île", insectes, le ressac de la mer, mais le grondement pulsant de la basse, les claviers majestueux donnent au titre une ambiance mystérieuse, celle d'une liturgie contemporaine que ne renierait pas un Tim Hecker perdu au fond de sa cathédrale basaltique. Échos, drones réverbérés, bruits divers se croisent dans cet espace immense hanté de voix échantillonnées, soudain éclairé par les sonorités cristallines d'une clochette venant apaiser la fin de ces onze minutes..."Outro (For the Following)", dans cette perspective, est comme un chant de renaissance émouvant, tiraillé entre chœurs synthétiques et message enregistré.

   Un disque majeur !!!!!!!!  Sublime et puissant !

   Je ne voudrais pas terminer cet article sans remercier une fois de plus l'auteur du blog "un(e)énergumène" à qui je dois cette découverte formidable !

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Paru chez Sub Rosa en décembre 2013 / 11 titres (de 2 à 17'39) / 75 minutes !!

Pour aller plus loin

- "Ourobouros", en direct à l'église Saint-Merry le 24 avril 2013 (avec le renfort de Garreth Davis) :

- Trois titres en écoute sur soundcloud :

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 2 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours