Debussy inconnu par le pianiste Nicolas Horvath

Publié le 2 Mars 2020

Debussy inconnu par le pianiste Nicolas Horvath

   Claude Debussy, mort en 1918, aurait-il applaudi à une telle entreprise ? Faut-il s'en tenir aux œuvres publiées par l'auteur de son vivant ? Doit-on laisser inachevées les œuvres abandonnées ? Est-ce servir la mémoire d'un artiste que d'exhumer des premières versions, des ébauches, des projets ? De quel droit s'autoriser pour reconstruire, prolonger, des pièces incomplètes en se servant d'autres compositions ou thèmes ? Ces questions se posent évidemment pour le disque conçu par le pianiste Nicolas Horvath, en étroite collaboration avec le musicologue anglais Robert Orledge qui se concentre, depuis sa retraite anticipée en 2004, sur l'achèvement et l'orchestration des œuvres inachevées du compositeur français. L'une des singularités du généreux livret qui accompagne le disque est d'affronter ces questions à travers une série de textes à différentes personnalités. Je ne vois, pour ma part, aucune objection à ce type de projet, dans la mesure où les pièces ainsi produites se fondent dans le corpus debussyste, ce qui est le cas ici. Et le "scientifique" Orledge et l'artiste-pianiste Horvath baignent à l'évidence dans le monde du poète-musicien, si bien que les résurrections ne choquent pas dans la production du Maître.

  Le livret, superbement illustré, laisse plus de treize pages à Robert Orledge pour présenter son travail. Je ne m'aventurerai par conséquent pas à discuter de la pertinence musicologique des seize compositions constituant l'album. Qu'en résulte-t-il pour l'auditeur ? Nicolas Horvath joue sur un Steinway de 1926 aux résonances délicatement irisées qui plonge les notes dans un très subtil brouillard, les enrobe d'une douceur suave sans en altérer la clarté, et facilite des effets de cloche, accentue la profondeur, le mystère de toutes ces atmosphères que Debussy aime à tisser en fils spirituel (certes turbulent) de Verlaine et des Symbolistes. La prise de son soignée capte les moindres nuances, souligne sans excès les contrastes, parfois aplatis dans certaines interprétations de Debussy au nom d'un impressionnisme discutable.

   Les six "Préludes oubliés" sont auréolés d'un parfum médiéval et légendaire : évocation lyrique de l'enfant prodigue regretté, rappelé et qui rentre au bercail dans l'allégresse, puis le calme ; ombre légère de Wagner pour le prélude de l'opéra Rodrigue et Chimène, élégiaque, à la mélodie centrale envoûtante dont les prolongements dramatiques sont entrecoupés de rechutes miraculeuses. Deux ajouts, surtout le second, qui ne déparent pas dans l'œuvre debussyste. Suit une première version de La Fille aux cheveux de lin, très ramassée, moins dans les lointains vaporeux que la version définitive, mais non sans charme dans sa claire concision. Le quatrième, inspiré par Le Roman de Tristan très à la mode après Wagner, publié par le médiéviste Joseph Bédier, est reconstitué à partir de chants populaires. Il commence par deux appels de quatre notes, le second plus timide que le premier assez claironnant, suivi par un friselis arpégé surmonté d'éclaboussures qui se résout dans l'énoncé du thème feutré, élégiaque, repris et développé en crescendo brillant, avant de revenir presque comme une berceuse désespérée. Belle recréation ! La première version de Bruyères, un peu plus longue que celle retenue pour le Second Livre des Préludes, est aussi plus contrastée, avec des graves profonds qui ont ensuite disparu. Les elfes ou les fées qui parcourent ces landes, virevoltent, acquièrent ainsi une épaisseur sensible plus troublante. Aussi cette première version n'est-elle en rien inférieure à la définitive, je crois même que je la préfère. Le sixième des "Préludes oubliés" est le Toomai des éléphants, rêverie exotique inspirée par le Rudyard Kipling du Premier Livre de la jungle, qui n'est pas sans évoquer par l'art des coloris le compositeur Charles Koechlin (l'éditeur de Debussy, Jacques Durand, le chargea d'ailleurs d'achever son ballet Khamma). La pièce alterne moments dramatiques où s'entend la lourde démarche du pachyderme, et phases baignées de mystères, d'enroulements calmes, de douceurs voluptueuses et incantatoires. Encore une belle réussite, une pièce convaincante, qui transcende les bricolages sous-jacents.

   La Petite valse, ébauche de dix-huit mesures, sert d'interlude gracieux avant des pièces plus imposantes : on y trouve des allusions notamment (d'autres m'intriguent, mais je ne les ai pas identifiées) à la chanson populaire "J'ai du bon tabac". Avec Les Masques, inspiré par une pièce des Fêtes galantes de Verlaine, Robert Orledge nous offre un long début fantasque et tournoyant autour de très belles mélodies en grappes descendantes, en développements allègres quasi orchestraux, avec comme déjà une sorte de pavane vaporeuse enchâssée au cœur des tourbillons. Superbe pièce, qui s'achève sur une coda rêveuse. La pièce suivante, La Passion, fragment inutilisé de l'acte 3 du Martyre de saint Sébastien, méritait de sortir des tiroirs. S'y exprime par une alternance de phases lyriques et mélancoliques une sensibilité tourmentée : l'auditeur accompagne le saint au long de sa marche intérieure au supplice dans une atmosphère de religiosité vibrante. Après une brève acmé, peut-être un sursaut de  révolte, la marche reprend, se fait aspiration à la sérénité.

Ci-dessous, la danseuse Cléo de Mérode (1875 - 1966), photographiée par Nadar . Elle fut l'icône des symbolistes.

 

Debussy inconnu par le pianiste Nicolas Horvath

   Les six "Préludes oubliés" sont auréolés d'un parfum médiéval et légendaire : évocation lyrique de l'enfant prodigue regretté, rappelé et qui rentre au bercail dans l'allégresse, puis le calme ; ombre légère de Wagner pour le prélude de l'opéra Rodrigue et Chimène, élégiaque, à la mélodie centrale envoûtante dont les prolongements dramatiques sont entrecoupés de rechutes miraculeuses. Deux ajouts, surtout le second, qui ne déparent pas dans l'œuvre debussyste. Suit une première version de La Fille aux cheveux de lin, très ramassée, moins dans les lointains vaporeux que la version définitive, mais non sans charme dans sa claire concision. Le quatrième, inspiré par Le Roman de Tristan très à la mode après Wagner, publié par le médiéviste Joseph Bédier, est reconstitué à partir de chants populaires. Il commence par deux appels de quatre notes, le second plus timide que le premier assez claironnant, suivi par un friselis arpégé surmonté d'éclaboussures qui se résout dans l'énoncé du thème feutré, élégiaque, repris et développé en crescendo brillant, avant de revenir presque comme une berceuse désespérée. Belle recréation ! La première version de Bruyères, un peu plus longue que celle retenue pour le Second Livre des Préludes, est aussi plus contrastée, avec des graves profonds qui ont ensuite disparu. Les elfes ou les fées qui parcourent ces landes, virevoltent, acquièrent ainsi une épaisseur sensible plus troublante. Aussi cette première version n'est-elle en rien inférieure à la définitive, je crois même que je la préfère. Le sixième des "Préludes oubliés" est le Toomai des éléphants, rêverie exotique inspirée par le Rudyard Kipling du Premier Livre de la jungle, qui n'est pas sans évoquer par l'art des coloris le compositeur Charles Koechlin (l'éditeur de Debussy, Jacques Durand, le chargea d'ailleurs d'achever son ballet Khamma). La pièce alterne moments dramatiques où s'entend la lourde démarche du pachyderme, et phases baignées de mystères, d'enroulements calmes, de douceurs voluptueuses et incantatoires. Encore une belle réussite, une pièce convaincante, qui transcende les bricolages sous-jacents.

   La Petite valse, ébauche de dix-huit mesures, sert d'interlude gracieux avant des pièces plus imposantes : on y trouve des allusions notamment (d'autres m'intriguent, mais je ne les ai pas identifiées) à la chanson populaire "J'ai du bon tabac". Avec Les Masques, inspiré par une pièce des Fêtes galantes de Verlaine, Robert Orledge nous offre un long début fantasque et tournoyant autour de très belles mélodies en grappes descendantes, en développements allègres quasi orchestraux, avec comme déjà une sorte de pavane vaporeuse enchâssée au cœur des tourbillons. Superbe pièce, qui s'achève sur une coda rêveuse. La pièce suivante, La Passion, fragment inutilisé de l'acte 3 du Martyre de saint Sébastien, méritait de sortir des tiroirs. S'y exprime par une alternance de phases lyriques et mélancoliques une sensibilité tourmentée : l'auditeur accompagne le saint au long de sa marche intérieure au supplice dans une atmosphère de religiosité vibrante. Après une brève acmé, peut-être un sursaut de  révolte, la marche reprend, se fait aspiration à la sérénité.   

par Philippe-Auguste de Sainte-Foix, Chevalier d' ARCQ (1721 - 1795). Supercherie littéraire faussement attribuée par le traducteur à Cadmus de Milet
par Philippe-Auguste de Sainte-Foix, Chevalier d' ARCQ (1721 - 1795). Supercherie littéraire faussement attribuée par le traducteur à Cadmus de Milet

par Philippe-Auguste de Sainte-Foix, Chevalier d' ARCQ (1721 - 1795). Supercherie littéraire faussement attribuée par le traducteur à Cadmus de Milet

    À partir du numéro 10, le disque présente des musiques au contenu narratif plus développé, fondé sur des contes, des nouvelles ou des pièces de théâtre. Avec NO-JA-LI ou Le Palais du silence, Robert Orledge a relevé un véritable défi : faire des esquisses de Debussy pour ce ballet, féérie chinoise qui met en scène le prince Hong-Lo, incapable de parler et imposant le silence dans son palais sous la menace de la peine de mort, un ensemble cohérent, articulé en huit scènes dramatiquement différenciées. Rappelons au passage que le renouveau du goût pour les fééries à la fin du XIXe et au début du XXe siècle est lié à la nouvelle traduction des Mille et une nuits proposée par Joseph-Charles Mardrus en seize volumes entre 1898 et 1904. Du Proche-Orient, nous passons aisément à l'Extrême-Orient, devenu plus familier avec les colonies ou les concessions étrangères (française en particulier) en Chine elle-même. L'idée de départ (en faisant abstraction du conte publié en 1754 ?) vient sans doute du Palais du silence, une pièce écrite dans les années 1890 par le peintre George de Feure (1868 - 1943), maître du Symbolisme et de l'Art Nouveau, qui sous le pseudonyme de Joseph Van Sluijters publia aussi dans Le Mercure de France, numéro 66 de juin 1895, trois récits sous le titre Contes insensés. Des extraits de la pièce furent publiés en 1900, extraits dont Debussy, avec qui il était intime, prit probablement connaissance. Le musicien transforma profondément l'histoire et la transposa en Chine. Cette version avec narrateur (une excellente idée que ce narrateur !!) est évidemment riche en couleurs, en touches exotiques. La voix de Florian Azoulay installe magistralement le merveilleux, un merveilleux impressionnant, plus profond qu'on aurait pu s'y attendre. Car la lutte entre le Prince muet et la petite princesse No-Ja-Li sa jeune épousée qui ne peut exprimer ses émotions, ses sentiments, est aussi la lutte éternelle entre le silence et la musique. Au fil des scènes se tisse une broderie variée autour du silence, émaillée d'intéressants moments dramatiques. L'ensemble est séduisant comme un beau conte, musicalement brillant !

   Après un ballet orientalisant, suivent quatre pièces d'un projet abandonné de musique de scène pour le Roi Lear de Shakespeare. Un "Prélude" mouvementé, hésitant entre brio héroïque et secrètes fêlures, est suivi d'une courte "Fanfare" à l'enthousiasme guerrier : ce n'est pas du meilleur Debussy, pas celui que je préfère, en dépit de beaux passages dans le "Prélude". Puis c'est le "Sommeil de Lear", entièrement de Debussy, emprunt d'une mélancolie profonde, troué de silences, aux à-plats graves d'une grande beauté. "La Mort de Cordélia", reconstituée, est au niveau du fragment précédent : pièce poignante au chromatisme raffiné, élégie dépouillée, quelle beauté fragile !  

    Les deux dernières pièces ont été inspirées à Debussy par Edgar Allan Poe, révélé au public français par les traductions de Charles Baudelaire, puis de Stéphane Mallarmé. La version avec narrateur de "Un Jour affreux avec le Diable dans le beffroi" (d'après Le Diable dans le beffroi) est vraiment plaisante, jubilatoire, haute en traits parodiques, en effets pianistiques qui ravissent à l'évidence le pianiste Nicolas Horvath, amoureux de la musique de Liszt que Robert Orledge paraphrase à certains moments. On pense au conte musical Pierre et le loup de Sergueï Prokofiev, qui date de 1936, lui. Le disque se termine avec un condensé pour piano de La Chute de la maison Usher intitulé "A Night in the House of Usher". Debussy ayant abandonné son travail sur le livret après trois tentatives, le musicologue a repris des matériaux debussystes, métamorphosé certaines idées, ajouté des transitions. Le résultat est une pièce contrastée de plus de six minutes. Le début est mystérieux et lent, peuplé d'ombres graves, de plaintes furtives, parfaitement en adéquation avec l'atmosphère de la nouvelle d'Edgar Poe. Toute vie semble suspendue, mais quelque chose appelle, incante le silence, d'une infinie délicatesse : quel passage merveilleusement senti ! Puis tout se détraque insidieusement, monte avec le « scherzo cauchemardesque », comme une cavalcade sépulcrale émaillée de cris, et la cadence finale triomphale composée par Nicolas Horvath qui conclut brillamment son disque sur cette double résurrection, celle de Lady Madeline et des écrits oubliés du compositeur.

   Une traversée passionnée de l'œuvre de Claude Debussy, magnifiquement servie par l'interprétation de Nicolas Horvath, rigoureuse et sensible.

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Paraît le 13 mars 2020 chez Naxos / Grand Piano / 16 plages / 85 minutes environ

Pour aller plus loin :

En attendant des extraits musicaux du disque de Nicolas Horvath, je vous propose quelques photogrammes du film muet de Jean Epstein, La Chute de la maison Usher (1928), restauré. Film tiré du splendide coffret publié par La Cinémathèque française avec agnès b. et Potemkine. En plus, une version avant restauration du film, avec la moins mauvaise des bandes d'accompagnement proposées. Pour le coffret, il y a une bande originale de toute beauté, de beaucoup supérieure, avec l'Octuor de France. Précisons que Jean Epstein s'était permis de croiser la nouvelle éponyme avec une autre nouvelle de Poe, Le Portrait ovale. Lady Madeline n'est plus la sœur de Roderick Usher, mais sa femme. Il s'agissait donc déjà d'une reconstruction...

Debussy inconnu par le pianiste Nicolas Horvath
Debussy inconnu par le pianiste Nicolas Horvath
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Rédigé par Dionys

Publié dans #Le piano sans peur, #Des Classiques pour Aujourd'hui

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