electroacoustiques

Publié le 9 Mai 2023

Germaine Sijstermans / Koen Nutters / Reinier van Houdt - Circles, Reeds, and Memories

   Ce disque rassemble trois compositions de compositeurs néerlandais différents :  Linden (2020) de la clarinettiste et compositrice Germaine Sijstermans  ; A Piece with Memories (2017) du compositeur, écrivain, organisateur Koen Nutters, dont les liens avec le mouvement Wandelweiser sont étroits ; et enfin Harmonic Circles du pianiste et compositeur Reinier van Houdt, dont je suis devenu peu à peu un inconditionnel (cf. Lettres et Replis de Bruno Duplant, Lieues d'ombres de Jürg Frey, drift nowhere past / the adventure of sleep en tant que compositeur...). La musique est jouée par le trio constitué par les trois musiciens : clarinette et clarinette basse, voix, pour Germaine Sijstermans ; orgue harmona, voix, objets, sons sinusoïdaux et de terrain pour Koen Nutters ; et harmonium indien, voix, orgues pré-enregistrés et bandes magnétiques pour Reiner van Houdt. Le disque est l'enregistrement du concert donné à la Chapelle Savelberg de Heerlen dans la province néerlandaise du Limbourg en décembre dernier.

L'ère de la raréfaction

   Je n'avais rien écrit sur le précédent double album de Germaine Sijstermans, Betula, rebuté par l'aridité d'une musique rien moins que joyeuse. J'avais d'ailleurs abandonné l'écoute, restée très partielle. Depuis, j'ai écouté plus attentivement certaines compositions du mouvement Wandelweiser. Mon oreille a changé. Je reçois mieux Linden. Son dépouillement ne me surprend plus. C'est une musique très exigeante, qui ne distille ses beautés qu'avec parcimonie, comme par surcroît. Il faut une grande patience, s'abandonner à cette levée successive d'idées harmoniques sculptées par le silence. Alors seulement, on remarquera la beauté des timbres, la grâce fine des gestes. Comme de la musique gagaku, du gagaku religieux, sans les chants, ralenti, décanté, avec des arabesques très étirées mettant en valeur la clarinette et l'harmonium et toutes sortes de bruits, crissements, une vie minuscule, esquissée... Une musique-phénix, renaissant sans cesse de ses cendres dans une sorte d'extase née de la contemplation du vide, du rien. Une manière de toucher le silence, pour en extraire quelques branches ou pousses à la croissance très lente : ces tilleuls (Linden) sont la frêle efflorescence du silence ému.

Plénitude radieuse  

   La pièce de Koen Nutters, A Piece with Memories, commence presque comme une messe, avec deux célébrants se répondant par fragments vocaux mystérieux, puis des sons sinusoïdaux ténus viennent tisser un fond sonore vibrant tandis que se poursuit en arrière-plan, dans l'ombre si l'on veut, l'échange, la profération des  souvenirs du titre. Autant la composition de Germaine Sijstermans jouait sur la discontinuité, autant celle-ci repose sur une continuité sans faille, enrichie d'orgues et des autres instruments du trio. Se déroule une toile ample, somptueuse, légèrement ondulante, informée et soulevée par des surgissements internes. C'est une musique rayonnante, vibrante, de laquelle se dégage une grande paix. L'extase, ici, est plénitude.

La Beauté sera convulsive...

   Reinier van Houdt  ne déçoit pas mon attente avec Harmonic Circles. C'est une troisième forme d'extase que sa composition déclenche, une extase enivrante, dangereuse. Les cercles harmoniques tournent, nous enveloppent, nous saisissent pour nous plonger dans un univers à la fois resplendissant et très sombre, aux vibrations profondes, sépulcrales. Beauté terrible, fascinante, dans laquelle se lovent des lamentations insensées. Beauté pulsante, irradiante, d'un énorme cœur de lave aux bourdons abrasifs qui prennent peu à peu possession de votre caverne cervicale. Absolument envoûtant, superbe !

   Trois compositions magistrales, trois formes d'extase, par un trio de remarquables musiciens  !

Paru en avril 2023 chez elsewhere music / 3 plages / 60 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 14 Février 2023

Yves Daoust - Docu-fictions

    Où commence et où finit la musique ? Les œuvres électroacoustiques rendent cette question caduque, ou non-pertinente. Je m'aventure sur un terrain que je connais encore mal, surpris moi-même d'avoir accroché aux Docu-fictions du canadien Yves Daoust, qui n'en est pas à son coup d'essai. Ce nouvel opus se rattache selon lui à sa première œuvre électroacoustique, Paris, les Grands magasins (1975). Construite à partir des confidences (supposées ? réelles ?) d'une courtisane, la première œuvre du disque nous donne deux versions de l'histoire de Lily, l'une acousmatique et l'autre mixte. Deux versions qui doivent être envisagées à la lecture de la phrase du compositeur Alain Savouret placée en exergue : « Reconstruire à partir d'éléments séparés pour faire une fausse réalité plus lisible. »

   La saint Valentin, autrement...

    Les deux versions de "Lily" sont, je trouve, particulièrement réussies. Elles alternent, superposent, des fragments de confession de la courtisane et des recréations sonores de fantasmes, rêves. D'une version à l'autre, le trouble s'accroit, les frontières s'abolissent. Tandis que la version acousmatique reste relativement "sérieuse", même si le travail de montage, d'enrobage, met en perspective la confession, en souligne l'étrangeté dans des mises en oreille parfois érotiques, la version mixte est plus folle, délirante. L'accordéon et le violon dérapent, ou nous plongent dans une atmosphère onirique dominée par les accents du plaisir. Ces documentaires sont tout sauf froids, gorgés d'une sensualité plastique. La musique est gloussements, gémissements, souffles, moments d'ouateuses agitations à demi éveillées. Comme il est bon de n'entendre ni considérations morales, si platitudes sociologiques, ni chiffres à l'appui !  Yves Daoust nous emmène dans les arcanes du sexe avec une merveilleuse et rafraîchissante ingénuité.

   La suite, un court intermède, un long impromptu de plus de quinze minutes... nous délivre de l'étouffement du réel. Bruits de rues, de manifestations, extraits de discours politique, tout est embarqué dans la musique. L'Impromptu 2 est une splendeur. Piano et synthétiseur jouent une partition étincelante avec un médium fixe. Comment mieux dire que la musique transcende le réel, qu'elle l'illumine, le sauve de sa sécheresse, de son étroitesse, parce qu'elle lui réinjecte une autre vie au-dessus de la vie, qu'elle le transperce pour en extraire et diffuser des profondeurs inconnues ? Les manifestations ne délirent pas moins que les fantasmes érotiques, non ?

   "Calme chaos", pour orchestre de chambre et medium fixe, commence avec des sons de réunions politiques publiques. Un orateur profère : « Aujourd'hui le Québec va commencer à vivre ! » Mais le chaos orchestral guette. Après un silence total, une voix sourde affirme : ...« et dans vingt ans toute la musique de Beethoven se résumerait en une seule très longue note aiguë qui ressemblerait à celle infinie (? ) et très haute...» La phrase est coupée, submergée par l'orchestre de chambre qui semble n'obéir à personne. Début déroutant, provocant, qui multiplie les citations, les genres musicaux. De l'oxymore du titre, on semble ne retenir que "chaos", malgré des accalmies. Il faut au moins cinq minutes pour que l'auditeur retrouve un semblant de fil conducteur. Car s'il y en a un, c'est peut-être cet hommage, décalé et indirect, à une certaine musique d'orchestre, son âge d'or, celui de Aïda par exemple. Des fragments d'entretiens font entendre les voix d'adultes évoquant le rapport de leur père, plus rarement de leurs parents, à la musique. Puis ce sont des prises lors de leçons ou d'exercices. Peu à peu se déroule une curieuse histoire de la musique, surgie des ruines des mémoires et des chevauchements de bribes d'interprétation dans le plus joyeux désordre. L'ensemble ne m'a cependant pas convaincu, ni séduit. Le disque s'en passerait bien...

    Une musique acousmatique et électroacoustique passionnante et belle grâce à un art du montage consommé qui érotise et onirise le contenu documentaire [ les deux Lily ], ou le détourne pour l'emmener en d'étranges et superbes contrées sonores [ Intermède et Impromptu 2 ]. [ Je laisse de côté "Calme chaos", vous m'avez compris... ]

 

Paru début décembre chez empreintes DIGITALes / 5 plages / 1 h et 7 minutes environ

Pour aller plus loin :

Pas d'extrait à vous proposer en dehors de ci-dessous...

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 18 Janvier 2023

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

   Imaginez d'une part un ensemble de chambre souhaitant intégrer des instruments électroniques dans son répertoire, et de l'autre un compositeur de musique concrète, acousmatique, improvisateur à partir d'instruments électroniques, poète et essayiste. Imaginez leur rencontre : l'Ensemble australien Decibel et le marseillais Lionel Marchetti se sont rencontrés lors d'une visite effectuée par Lionel en Australie en 2019. Venu avec une partition concrète, le français l'a adaptée au fil des répétitions et des interprétations, intégrant des enregistrements des instruments acoustiques avec des synthétiseurs, des bandes magnétiques et des manipulations électroniques dans son studio personnel. De plus, sa disposition peu orthodoxe des hauts-parleurs a contribué à mêler les sons, à les rendre indiscernables, ce qui ne facilite pas la tâche de l'auditeur critique, mais opère une sorte de transmutation féconde, passionnante pour l'oreille aventureuse, vraiment ouverte.

   Penche-toi sur la musique...et écoute !

   Le disque comporte deux pièces de longueur très inégale : "Le lac intérieur", le titre éponyme de plus de trente-six minutes, et  une quasi miniature d'un peu plus de deux minutes titrée "La Patience". [ Je ne vous cache pas mon bonheur de retrouver du français... au milieu d'une mer linguistique de plus en plus tristement uniformisée... ]

Au cœur de l'immense en toutes saisons

  Penche-toi sur la musique, et écoute...

   Le vent se lève sur le lac intérieur, un vent fracturé sur un autre vent de drone. Monte un synthétiseur, et le vent tournoie en griffures légères. On entend une voix, peut-être, un son continu. C'est le début de "Inland Lake (Le lac intérieur)". Un battement agite la toile sonore, de plus en plus agitée, traversée de "voix" rauques, des sons comme on en entendait chez Jocelyn Pook sur la bande originale de Eyes Wide Shut. Une cloche résonne dans le mur tourmenté, troué d'interventions diverses. Le violoncelle déchire ce lac vivant, en constante métamorphose derrière et sous la linéarité de la micro pulsation travaillant les particules électroniques en suspension. Autour de treize minutes survient une phase de calme relatif, comme si tout allait se fondre dans la vague de synthétiseur, mais des sifflements presque langoureux enchantent le paysage sonore, en proie à un mouvement de montée extatique. Le violon (ou l'alto) est en apesanteur, comme vaporisé. Un bip répété évoque une communication avec l'au-delà, qui sait, dans cette atmosphère de plus en plus irréelle qui déploie de lentes volutes. L'espiègle côtoie le majestueux, l'onirique. Des esprits chuchotent, une radio fantôme crachote. De l'intérieur sourdent des drones, des sonorités distordues, écorchées. En même temps, tout baigne dans une immense douceur, une lumière diffuse. Une autre voix étrange surgit dans un autre moment de calme, de disparition, qu'un roulement de tambour signale comme un moment magique, avec l'apparition de voix plus mystérieuses, désincarnées. La musique se décante, se recharge de splendeur trouble, pour une levée de brume qu'envahissent des poussées synthétiques et des sons aigus, fins comme des lames de cristal; Ô le bel ondoiement de la toile sonore, dont on suit au ralenti la torsion et la lente efflorescence somptueuse  !

    Le deuxième titre, "La Patience", commence avec ce qui ressemble à des bols chantants, puis le piano et la percussion font une brève apparition, qui se répètera ensuite, sur un fond mystérieux et aérien, avec une curieuse "voix". Le morceau juxtapose gestes discontinus et trame continue dans une petite fresque charmante et forte, qui semble nous narguer derrière des apparitions fantastiques.

  L'auditeur (lecteur), peut-être inquiété par les appellations "musique concrète" ou "acousmatique", s'aperçoit au bout de ce parcours qu'il avait bien tort de se fier à des étiquettes étriquées. Car la réussite de ce projet tient à l'alchimie du processus compositionnel : acoustique et électronique tissent une trame poétique, ni plus ni moins, d'une constante beauté animée d'une vie secrète. L'inquiet pouvait se fier, ici, à l'image de couverture, magnifique [ Photographie de Bruno Roche ]. Vous aviez trop vite oublié, ou vous ne saviez pas, que Lionel Marchetti est aussi poète, donc deux fois musicien ! Voici d'ailleurs le poème en lien avec cette musique :

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

Paraît le 20 janvier 2023 chez Room40 / 2 plages / 38 minutes environ

Pour aller plus loin

- pas d'extrait du disque à vous faire écouter, si ce n'est ci-dessous...

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

---> En complément, un extrait de la première collaboration entre Lionel Marchetti et l'Ensemble Decibel, sur le même label Room40 :

Lire la suite

Publié le 9 Septembre 2022

Various Artists - Epiphanies

   Une fois de temps en temps, une compilation... Pourquoi pas ? Celle-ci est publiée par le label suisse (de Lucerne)  Hallow Ground, dont j'aime beaucoup le slogan d'intention : « Pour la Musique et l'Art qui mène aux visions » (For Music and Art that leads to visions). Beaucoup de monde sur ce disque très généreux. Des musiciens liés aux musiques électroniques, déjà connus sur d'autres labels comme Room40 représenté par Lawrence English ou Siavash Amini.

   Ce sont musiques de plénitude, gorgées de surprises sonores : électroniques, électro-acoustiques, drones, qui tentent d'approcher par le son le phénomène de l'épiphanie, manifestation d'une réalité cachée nous dit le dictionnaire. Aussi nombre de musiciens brouillent-ils les frontières entre acoustique et électronique, travaillent-ils les textures pour les densifier, suggérer une présence, un mystère au creux des sons.

   Impressionnant début avec "Baldaquin", du propriétaire du label Remo Seeland : un mur de drones se met peu à peu à laisser entendre d'autres couches sonores et à tintinnabuler sur la fin. "Peri-Acoustic-Feedbacks" de A. Frei est un titre étrange à base de raclements percussifs, de sons de cloches, de poussées de drones : un des joyaux de cette compilation ! Maria Horn signe un autre grand moment avec "Oinones Death pt 1", flûte à bec contrebasse et verre frotté : lamento somptueux !

   Dans le sillage de Maria Horn, le troublant "Withinside" de Atmosphere déroule des boucles d'orgue ou de synthétiseur, on ne sait plus très bien, émaillées de crépitements réguliers. C'est également superbe. "Kumo" de FujiIIIIIIIIIta combine les sons d'un orgue construit par ses soins avec un shō, orgue à bouche chinois, pour une pièce post-minimaliste tout en stries sonores... Lawrence English déchaîne les démons dans "Outside the City of God" en jouant des aigus tenus de son orgue avant de les recouvrir par un fond de drones et de draperies délicates. La toile électronique ondoyante de Samuel Savenberg dans "The Endless Present" se craquèle finement pour laisser le passage à d'étranges voix déformées accompagnées de quelques notes éparses. Siavash Amini, dans "Spuming Silver" fond des instruments à cordes dans des textures électroniques miroitantes pour créer une musique ambiante fascinante, lentement fastueuse.

  

   Nous n'en sommes qu'à la huitième piste... Et après ? C'est toujours aussi bon ! Magda Drozd signe avec "Suspended Dreams" une pièce mystérieuse pleine de grésillements, de lourdes et lentes percussions, une sorte de cérémonie exténuée s'enlisant dans les bruits. "Exerpt from Piano Study" d'Akira Sileas nous plonge à l'intérieur d'un instrument qui n'est pas un orgue, véritable moteur de drones ronflants, avec à l'arrière-plan de curieux craquements, les bribes d'une mélodie peut-être, une corde qui grince, comme les traces d'un occupant inconnu. Laurin Huber, sur "Puolipilvistä (Partly Cloudy)", suggère aussi une présence par des bruits divers d'objets familiers et de miaulements, bruits transcendés par des écoulements d'eaux et un flux mélodique de sons tenus. La juxtaposition de cette musique concrète avec la toile ambiante minimale est très belle, émouvante. On revient vers une pure musique ambiante avec "For Alice" de Norman Westberg : accords gras de guitares sur un fond lourd de bourdons. Fascinante abstraction minimale avec "Alternatio - Alternatio" de Miki Yui : ondes sinueuses, gouttes amplifiées sur une texture mouvante.

   Le pianiste et compositeur Reinier van Houdt, interprète notamment de Dead Beats d'Alvin Curran, et dont j'ai chroniqué récemment le magistral double album drift nowhere past / the adventure of sleep, donne avec "Dream tract" sans doute le plus beau titre de cette riche compilation : une somptueuse rêverie électro-acoustique à la fine granulation ponctuée de frappes percussives sourdes, de clapotements et d'indices de présence, avec, dans la seconde moitié, une montée onirique extraordinaire de sons brouillés et de vagues synthétiques à l'arrière-plan. Valentina Margaretti utilise les percussions pour un étrange ballet d'invisibles : frottements, roulements sourds, frappes discrètes, créent une atmosphère surnaturelle. Quant à Martina Lussi, son "Losing Ground", dernier titre de l'album, est un tapis mouvant de froissements sur un fond immobile d'orgue, dont surgit peu à peu un fragment mélodique en boucles serrées, envahi à la fin par des voix synthétiques. Aussi une des très belles Épiphanies de cette étonnante compilation d'un label si bien nommé, Sol Sacré (Hallow Ground) !

Loin d'être un fourre-tout, cette remarquable compilation rassemble des expérimentations sonores qui ne cessent de nous surprendre, nous envoûter en suggérant un ailleurs déjà là entre les plis !

Paru en novembre 2021 chez Hallow Ground   /  16 plages / 1 heure 18 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 17 Juin 2022

Luca Forcucci - The Room Above

    Luca Forcucci a étudié la musique électroacoustique à Genève, conduit des recherches à l'INA/GRM à Paris, gagné de nombreux prix internationaux. Sa musique est publiée notamment par Sub Rosa (Bruxelles), Cronica Electronica (Porto), son propre label LFO Editions, et pour ce disque par la maison de disques japonaise mAtter. The Room After a été enregistré dans l'église située au-dessus du Cercle Helvétique de Gênes, où il était en résidence entre septembre et décembre 2020. Dans cette église, Luca a joué quatre jours consécutifs, sans partition, sur l'orgue. Il dit avoir tenté de faire entrer l'identité sonore architecturale du bâtiment dans l'enregistrement, qui superpose et mêle à ce substrat d'orgue les réverbérations amplifiées et échantillonnées, des enregistrements de terrains et la projection d'autres espaces sonores, ceux d'autres concerts dans d'autres lieux, si j'ai bien compris.

    L'album se décompose en trois moments, titrés en décomposant le titre : "The" / "Room" / "Above". La première partie s'envole sur l'orgue tournoyant au milieu d'un halo électronique, s'abîmant dans des trous noirs de bruits blancs ou noirs. On vogue dans la mer cosmique, submergé de vagues énormes qui n'empêchent pas le radieux de monter toujours plus haut dans une lumière d'orage magnétique, avec des déchirements, des hachures. Rien n'arrête la trajectoire de cette beauté fulgurante en perpétuelle métamorphose !

   "Room", c'est la chambre des rumeurs, des esprits, la chambre hantée, dans laquelle la polyphonie des espaces sonores résonne, donnant naissance à un mille-feuilles vertigineux. L'espace ainsi creusé, agrandi, accueille tous les monstres électroacoustiques qui recouvrent l'orgue d'une toge grouillante, mais l'orgue se défend, resurgit en lames rayonnantes. Étonnant concerto goyesque où ne manquent pas les grotesques, les apparitions à la Füssli dans la traîne majestueuse de l'orgue. Prodigieuse musique !

   La troisième partie, "Above", si elle voit le retour en force de l'orgue, est aussi la plus envahie de perturbations électroniques lourdes. Morceau stratosphérique où la robe royale de l'orgue est fissurée de secousses, secouée, tronçonnée, sans d'ailleurs qu'elle perde de sa beauté transcendante, au-dessus de toute souillure, de toute atteinte.

   Un disque éblouissant, à écouter d'une traite !

Paru début juin 2022 chez mAtter / 3 plages / 35 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 29 Mars 2022

Jane Rigler / Curtis Bahn / Thomas Ciufo - ElectroResonance

   Enregistré en direct en avril 2019 dans un auditorium du Mount Holyoke College (une université pour femmes située à South Hadley dans le Massachussets), et mis au point par l'excellent Erdem Helvacioğlu, ElectroResonance s'inscrit dans la perspective de l'écoute profonde développée par Pauline Oliveros. Le concert réunissait trois musiciens qui ont déjà collaboré ensemble à de nombreuses reprises, mais c'est la première fois qu'ils forment un véritable trio. Jane Rigler est une flûtiste innovante mêlant approche traditionnelle et nouveaux langages, une compositrice et improvisatrice, conseillère certifiée en Deep Listening. Curtis Bahn est un compositeur improvisateur, qui s'intéresse non seulement au son, à la technologie, mais aussi au corps, aux gestes. Enfin Thomas Ciufo est un artiste sonore, improvisateur, au croisement notamment de l'électronique et de l'électroacoustique.

   Cinq titres : cinq immersions sonores dans un monde de résonances. "Hearing the bell" se développe sur des sons longs, tenus, de flûte et de percussions translucides qui font penser à des bols chantants. On ne sait plus où finit l'acoustique, tant l'ordinateur prend le relais finement, rentre dans le spectre sonore pour en faire rayonner les fibres. Impression d'immatérialité vibrante au seuil du visible, comme si les sons faisaient advenir une matière... spirituelle ! Prenez votre inspiration, c'est "Calm" : la flûte de Jane se fait japonaise, tout en frottements, en souffles doux, relayée par un déchaînement inattendu d'autres souffles, des battements rapprochés, des bruits d'eaux, des vagues énormes et des oiseaux, tout un monde de chuintements, d'interstices. Tout un monde en effet est advenu, esprits glapissants, mouvements soudains, tout un monde lointain est là, incanté par une voix solennelle et mystérieuse. Le calme est grouillant de vie, d'une vie qui tantôt est prête d'exploser, tantôt se vaporise en flux, en eaux de vie ruisselant dans les ténèbres du son. Il suffit d'être là, de tendre l'oreille : et l'on entend ce qui n'a pas de limite, "Boundless", saturé de bruits de terrains, de voix du quotidien, qui s'effacent pour laisser entendre ce qui surgit, une force sourde, un courant de drone, agitation de clochettes délirantes, le bain primordial dans ce qui vient du plus profond, qui envahit l'espace sonore, le fait chanter, le soulève. Beauté irradiante, un chant secret ne cesse de déborder en poussées torsadées, en tintamarre percussif : la pièce tient de la cérémonie chamanique, les démons s'amusent à faire peur, démontent l'univers avec jubilation, mais le chant persiste à l'arrière-plan, s'infiltre entre les coups, s'échappe vers l'indicible. Très grand moment ! Les titres sont de fait enchaînés, l'improvisation laissant libre cours à sa verve. "Listening" semble un hymne hurleur, une gerbe de sons écrasés en cris, avec en son sein des voix enfouies, tout un chœur de lamentations, des ululements, et une remontée débridée des refoulés, des angoisses, résorbée dans le mouvement de "Compassion", titre du dernier mouvement de cette improvisation extraordinaire. La musique a atteint une intensité presque palpable. Les sons se répondent, se fondent dans une fête altière au-delà des particularismes occidentaux ou orientaux. Ils sont lumières virevoltantes, trépidations, grondements, kaléidoscope géant halluciné. C'est l'âme du monde qui déroule ses anneaux, le dragon primordial donne forme à l'informe, dompte la masse en fusion dans une atmosphère apaisée, radieuse, sacrée...

   Un disque absolument splendide à écouter d'une seule traite !

Pas d'illustration sonore en dehors de celle proposée ci-dessous par bandcamp (où vous trouverez aussi une assez courte vidéo du trio en concert !

Paru en novembre 2021 chez Neuma Records / 5 plages / 49 minutes environ

Lire la suite

Publié le 13 Octobre 2021

Bernard Parmegiani - Stries

Épiphanies fulgurantes, ou les Merveilles du Son

Bernard Parmegiani (1927 - 2013)... Faut-il encore le présenter ? Un des pionniers de la musique électroacoustique, membre du GRM (Groupe de Recherches musicales), compositeur prolifique d'œuvres très diverses, parfois de véritables fresques sonores... Mais j'étais resté jusqu'à ce disque assez peu sensible à sa musique, que je ne connaissais d'ailleurs, je le reconnais, que très partiellement, et mal. On ne peut tout écouter !

   Le disque que nous offre cette très belle maison de disque américaine qu'est Mode Records nous propose de redécouvrir une composition de 1980, Stries, pièce en trois parties inspirée par les bandes magnétiques d'une œuvre plus ancienne de 1963, Violostries, pour violon et bande magnétique, cette dernière entièrement dérivée d'enregistrements du violon modifiés par Parmegiani. Stries avait été écrite pour les trois joueurs de synthétiseurs du Trio TM+, qui utilisaient toute une panoplie de synthétiseurs analogiques de la fin des années 1970 et les premiers synthétiseurs numériques du milieu des années 1980. La restauration de Stries a exigé beaucoup de recherches du côté des instruments originaux, des partitions pour tenter de rester dans l'esprit sonore de la composition originale : il s'agit dans les faits nécessairement d'une recréation. L'idée était de rendre l'œuvre aux interprètes d'aujourd'hui. Bien sûr, pour cela, il a fallu numériser aussi les bandes originales, tâche attribuée à Jonathan Fitoussi, excellent connaisseur des synthétiseurs, dont j'ai chroniqué le beau disque en collaboration avec Clemens Hourrière, Espaces timbrés. Colette Brœckaert, Sebastian Berweck et Martin Lorenz sont aux synthétiseurs.

   La première partie, "Strilento" - dont le titre est peut-être le condensé de "stri(es) + lento", est la plus difficile à première écoute : coupante, abrupte par ses surgissements sonores cristallins, métalliques, et en même temps feutrée de légers ronflements, piquetée de petites frappes sourdes. Un curieux alliage de rapidité et de lenteur. Un caprice sonore, en quelque sorte, qui prend sans cesse l'auditeur au dépourvu. C'est tout un monde lointain dont nous écoutons avec stupéfaction l'avènement brut. De la musique industrielle en morceaux, à travers laquelle se fraie pourtant à certains moments une très étrange mélodie. Des stries glissantes accompagnent tout un cliquetis d'éructations à partir du milieu de la pièce, qui se vaporise ensuite en chuintements et virgules sur un fond de brume sonore. Les dernières minutes de cette pièce d'un peu plus de dix-sept minutes nous plongent dans les rouages d'un monde énigmatique, comme si Parmegiani se faisait l'explorateur du fond de l'inconnu pour en ramener du nouveau, tel Baudelaire en son temps. La fin sur des zébrures nerveuses rompt le fil de cet étonnant voyage.

   "Strio" est d'un accès plus aisé, déjà parce qu'il joue sur une continuité sonore que "Strilento" n'avait pas cessé de disloquer. Les synthétiseurs tissent une toile somptueuse et sinueuse. C'est ce titre qui, dès ma première écoute, m'avait décidé à écrire cet article. Les trois instruments donnent leur pleine mesure et confirment qu'ils ne sont absolument pas les instruments froids d'une technologie aride. Ils ont un velouté, un déroulé ondulatoire d'une confondante beauté. Ils suggèrent à merveille un univers en relief, en léger tournoiement. Ô le foisonnement oscillatoire, les amples spirales miroitantes ! Un chef d'œuvre !!
  

   Vous avez eu raison de vous accrocher, confortés par le diamant précédent. La troisième partie éponyme, c'est un peu comme la résultante des deux premières. De multiples événements perturbent une toile soutenue sans jamais la déchiqueter comme dans le premier titre, en dépit de moments d'accalmie qui structurent la composition. Les synthétiseurs jouent avec la bande magnétique une éblouissante féérie sonore, qui atteint des sommets grandioses, fabuleux. Un bruissement d'aigus délicats, diaphanes, autour de sept minutes, montre la finesse de cette musique, capable également de brasser en très peu de temps des horizons d'une diversité vertigineuse, car nous voici à nouveau emportés dans un flux formidable, magnifique, d'une puissance émotive stupéfiante. J'ai mis le casque presque à plein volume : incomparable musique d'apocalypse, non ténébreuse, mais vraiment terminale, un immense soulèvement de l'énergie exultante, une marée irrésistible, scandée par de lourdes ponctuations majestueuses, puis un transport énorme, rayonnant, tombant dans un vide abyssal parcouru d'ondes glissantes. Autre chef d'œuvre fulgurant !

   Un hommage à l'un des compositeurs les plus importants de la fin du vingtième siècle et du début de celui-ci, créateur de mondes sonores inouïs. Une des grandes pages de l'histoire de la musique, tout simplement. Une expérience d'écoute unique, exaltante.

Paru en juillet 2021 chez Mode Records / 3 plages / 45 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 4 Mai 2016

Duane Pitre - Bayou Electric

   Après avoir rendu compte du magnifique Bridges (2013), il était inévitable que je m'intéresse à nouveau à Duane Pitre, ce compositeur américain enraciné dans sa Louisiane natale. Il rend hommage au domaine familial, le "Four Mile Bayou" dans un disque sorti en 2015, constitué d'une seule pièce éponyme de près de quarante minutes (pas de quoi effrayer INACTUELLES !), Bayou electric. Présenté comme la troisième partie d'une trilogie comprenant Feel Free et Bridges, Bayou electric fusionne en une tapisserie sonore intense sons de terrains enregistrés en fin de nuit d'août 2010 sur le domaine, synthétiseurs, sons sinusoïdaux, cordes amplifiées (violon, alto, violoncelle).

   Début très lent : alternance de silences et de drones en voyage. Patience ! Quelque chose se trame. Vague d'orgue loin en arrière-plan, violoncelle en avant, deux lignes onduleuses traversées par les drones. Plus de quatre minutes de prologue. Le chant se lève, au violoncelle très grave, parsemé d'une ligne discontinue de clavier. Puis revient, s'amplifie peu à peu, s'étoffe dans une large circularité. La musique de Duane Pitre est pour ceux qui prennent le temps, tout le temps. Il suffit d'attendre la splendeur en train de se former sous nos oreilles. Des insectes aux stridulations métalliques (criquets, cigales ?) se fondent à la trame, animée d'un doux mouvement respiratoire. Nous sommes dans le bayou des sons, ce kaléidoscope de lumières et d'ombres toujours changeantes que rend assez bien la photographie de couverture, prise sur les lieux. Il n'y a qu'un monde, qu'il faut apprendre à entendre, qu'il faut laisser venir, toujours le même et toujours différent, au lisible désappointement d'un critique visiblement agacé par ce qu'il feint de prendre pour des efforts vains en vue de monter une côte. Ce qui lui manque, à ce monsieur, c'est le sommet. Or, dans cette musique, ce qui compte, c'est la côte, justement. Seule la côte existe, seule la côte est belle, et plus on la remonte, plus elle devient somptueuse, luxuriante, voluptueuse. Il n'y a pas de sommet parce que l'accomplissement n'est pas au bout, mais pendant la montée. Autrement dit, tout auditeur qui ne s'intéresse qu'au but sera nécessairement déçu. Il faut écouter autrement, ne rien attendre pour saisir au fur et à mesure l'épiphanie mouvante de l'inaudible, de l'ineffable beauté du monde. Le mouvement musical n'a pas forcément pour but de mimer la montée orgasmique et la décharge consécutive de l'orgasme. Les préliminaires, le mouvement même des sons entraînés plus irrésistiblement qu'il ne semble, sont déjà le sommet du plaisir, un sommet continu et non plus momentané, bref et final comme dans le schéma d'une certaine conception de la jouissance. C'est en quoi cette musique est délectable, constamment sublime, jusque dans son abandon aux seules stridulations à onze minutes de la fin. Cette suspension du mouvement, cette stase, relance la dynamique pulsante du morceau, tout en torsades sonores, en vrilles parfois hachées, comme tremblantes ; se déploient alors des corolles géantes, plus belles d'avoir été si longtemps fondues dans l'émouvant tout. Musique exubérante, proliférante, que j'imagine en accord avec la riche flore des bayous.

    N'hésitez plus : plongez dans le Bayou electric pour une immersion émerveillée !

Paru en  2015 chez Important Records / 1 titre / 48'20.

Pour aller plus loin :

- le site de Duane Pitre

- la page du label consacrée au disque.

- Un extrait (7 minutes) en écoute sur soundcloud, puis le disque en entier :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

Lire la suite