Publié le 30 Mai 2013

Deux disques majeurs pour découvrir Lubomyr Melnyk.

Deux disques majeurs pour découvrir Lubomyr Melnyk.

   Il est des disques que l’on hésite à acheter, ou que l’on achète par fidélité à un compositeur; il est des disques dont on croit savoir d’avance qu’ils vous décevront. Corollaries était de ceux-là, et une première écoute distraite est bien sûr venu confirmer l’inévitable et puis...

   Mais faisons un petit retour en arrière. J’ai découvert Lubomyr Melnyk au détour d’un article de ce blog sur Moon Ate the Dark. Ma curiosité a fait le reste.

   Né en 1948, Lubomyr Melnyk est un pianiste d’origine ukrainienne - avec une allure quelque part entre Soljenitsyne et Arvo Pärt !! Il réside aujourd'hui au Canada. Il se fera rapidement connaître comme l’un des pianistes les plus rapides du monde (19 notes à la seconde), mais ce n’est pas pour cela que nous connaissons son nom aujourd’hui . Être le Paganini du piano et finir en singe savant exhibé sur des plateaux de télévision par un vulgaire animateur et pour un public inculte aurait pu être le destin de ce pianiste virtuose, mais Lubomyr Melnyk est avant tout un artiste, et son don lui a permis d’être à l’origine d’une nouvelle façon de jouer du piano : le piano en mode continu.

   Si le piano en « mode continu » ne peut être joué que par un virtuose, ce n’est pas pour autant une musique virtuose éprouvante à écouter. Lubomyr Melnyk joue un flot de notes très rapides et crée ainsi une tapisserie sonore, une rivière, un torrent de notes qui glissent autour de l’auditeur et l’emportent dans un flot sonore et lumineux. La musique est si rapide que l’oreille s’attache aux notes qui surgissent du flot constant comme les embruns crées par une cascade et provoquent ainsi une impression de ralentissement, voire de suspension de la musique. L’on est emporté par les flots, mais l’on perçoit le scintillement à la surface. Musique virtuose, dense, rapide, mais paradoxalement calme et reposante, car on est comme immergé dans la musique.

Lubomyr Melnyk - la musique en mode continu

    La plupart des disques de Lubomyr Melnyk sont auto produits et peuvent être achetés directement via son site. Outre le superbe KMH (chroniqué dans ces pages), je vous conseille tout particulièrement The Song of Galadriel pour piano solo, "Windmills", une pièce pour deux pianos de toute beauté. D’un accès un peu plus difficile, The Voice of Trees, œuvre un peu austère pour deux pianos et trois tubas créée pour la Kilina Cremona Dance Company.

   Peu de temps après ma découverte de cet artiste atypique, j’apprenais la collaboration de Lubomyr Melnick avec le label Erased Tapes et l’enregistrement d’un disque par et avec Peter Broderick. Si cette nouvelle me semblait excellente pour faire sortir Melnyk du quasi anonymat de son petit cercle d’initiés, d’un point de vue musical j’étais plus dubitatif, craignant un virage par trop commercial.

   ... et puis contre toute attente, la magie opère. Le premier titre "Pockets Of Light" commence comme du Lubomyr Melnyk « classique » et, sans que l’on s’en rende vraiment compte, un son surgit doucement en arrière fond, un bourdonnement électronique qui s’avère être le violon de Peter Broderick, puis vers la cinquième minute, c’est une voix qu’il nous semble entendre et quelque instants plus tard, sans que l’on s’y attende, Peter Broderick se met à chanter, un chant presque comme un murmure, un très beau texte écrit par Broderick : dix-neuf minutes de bonheur ! Le deuxième titre, "The Six Day Moment", est le seul titre solo de l’album, il commence tout en douceur, et tisse au fil de ces onze minutes une toile lyrique et virtuose. Dans "A Warmer Place",  Lubomyr Melnyk est à nouveau accompagné au violon par Peter Broderick, comme une suite du premier titre, un beau mariage entre les deux instruments. "Nightrail From The Sun" sonne différemment; le piano résonne comme une harpe et semble « préparé », on pense au piano de Michael Harrison joué en intonation juste. En arrière plan, Peter Broderick crée un fond sonore avec un synthétiseur Juno, et une guitare électrique vient parachever cette tapisserie sonore. "Le Miroir d’Amour" qui clôt le disque voit de nouveau Lubomyr Melnyk accompagné au violon par Peter Broderick, mais celui-ci est plus présent et commence le morceau presque en solo. C’est le seul vrai duo du disque.

   Au final un beau disque pour découvrir l’univers de Lubomyr Melnyk. Et, en bonus, une superbe pochette dont on peut voir la création sur le site d’Erased Tapes. À signaler également la sortie du disque The Watchers, une collaboration entre le guitariste James Blackshaw et Lubomyr Melnyk. Un disque d’improvisations enregistrées dans un club de jazz. Agréable, mais d’un intérêt mineur...

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Paru chez Erased Tapes en avril 2013 / 5 titres / 63 minutes

Une chronique de Timewind

Pour aller plus loin

- le site de Lubomyr Melnyk

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 juin 2021)

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Publié le 24 Mai 2013

Erik Satie - Le Fils des étoiles

Le Piano sans peur (1)  

   J'inaugure une nouvelle série consacrée au piano, en concert ou en disque. L'idée est de mettre l'accent sur des pièces longues, ou des cycles majeurs, interprétés  par les pianistes les plus exigeants, aventureux, fous, décidés à prendre tous les risques pour donner à entendre des musiques singulières, inouïes ou pas. Contemporaines, pour l'essentiel, ou inactuelles, d'où la présence d'Erik Satie en ouverture, interprété par le fougueux Nicolas Horvath lors d'un marathon de 9 heures le 3 décembre 2011 au Théâtre municipal de Perpignan. Sans surprise, les captations viendront le plus souvent des principaux sites de mise en ligne de vidéos. L'intérêt est de rassembler un corpus, de l'extraire de la masse innombrable des vidéos diffusées sur Internet.

Ci-dessous, Nicolas Horvath interprète Le Fils des étoiles. En tête d'article, la très belle couverture du deuxième disque consacré par le pianiste à Érik Satie, dans lequel on trouve cette composition.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Le piano sans peur

Publié le 21 Mai 2013

Steffen Schleiermacher - British !

  

Né en 1960, ce pianiste et compositeur formé à l'Académie de musique Felix Mendelssohn Bartholdy de Leipzig est évidemment à sa place dans ces colonnes. Son abondante production discographique ne comporte-t-elle pas des intégrales ou quasi intégrales de compositeurs comme Morton Feldman, John Cage, Erik Satie, des incursions significatives dans les œuvres de Philip Glass, Terry Riley et bien d'autres figures importantes de la musique d'aujourd'hui ? Steffen Schleiermacher est donc un fouineur, un défricheur comme je les aime, grâce auquel on fait de belles découvertes...que je tente de vous faire partager. Il dirige aussi l'Ensemble Avant-Garde, formation à géométrie variable tournée vers la musique de chambre du XXe siècle et de notre temps.  

   Parmi sa discographie antérieure, à signaler son interprétation des "Keyboard studies 1 & 2" de Terry Riley, accompagnées d'une composition personnelle superbe, "Hommage à RILEY - REICHlich verGLASS" (je respecte la typographie du titre - ce qui va bientôt tenir de la prouesse si les éditeurs de texte sur Internet continuent de s'appauvrir...). Je place la couverture et les références en bas de l'article.

    Venons-en à British ! . Nous sommes avertis : le pianiste allemand avoue son ignorance au sujet de la Grande-Bretagne et des Anglais. Il signale aussi le rôle relativement mineur que l'on accorde assez généralement aux compositeurs britanniques dans les musiques nouvelles. Mais il a été fasciné par le refus radical de certains compositeurs britanniques à l'égard de la virtuosité, d'un art de la composition "traditionnel" et par les partitions d'Howard Skempton, Richard Emsley ou Laurence Crane, devant lesquelles sa première réaction fut : « Mais ce n'est pas comme cela qu'on compose ! » D'où ce disque !!

   Il s'ouvre et se conclut avec deux cycles de Richard Emsley intitulés "for piano 1" et "for piano 12", eux-mêmes émiettés en 8 et 7 très courtes pièces. La musique se réduit la plupart du temps à une seule voix à l'allure capricieuse, énigmatique. Série d'éclats égrenés à un rythme variable comme autant d'aphorismes sur le silence. On ne sait où l'on va, on va dans une atmosphère raréfiée tapissée par l'action de la pédale, suspendus à ces petites escalades sonores, à ces montées successives vers la lumière. Chaque pièce est une méditation, un moment pur, décanté, une invitation à participer au mystère du son se propageant dans la salle (le label MDG privilégie l'acoustique naturelle). Parmi les indications de "for piano 1", on lit par exemple "dolcissimo molto espressivo", "un poco nobilmente", "misty and dreamy, like a nursery rhyme", mais aussi "senza espressione sempre". Sept numéros seulement pour "for piano 12", plus proche peut-être encore de l'esthétique d'un Morton Feldman. Une découverte majeure, que je dois d'ailleurs à un "ami" d'un réseau social qui avait placé une vidéo avec un extrait de ce compositeur né en 1951, encore peu représenté sur disque. Je n'ai pas trouvé l'intégrale de ces "for piano"...Mais j'ai retrouvé avec grand plaisir Steffen...toujours sur la brèche !

   "Notti Stellate a Vagli" - une composition nettement plus longue, pas loin de vingt minutes - d'Howard Skempton fut écrite comme un « complément aux Triadic Memories de Feldman », un complément libre, sans emprunt ou citation. Un hommage où l'on retrouve ce rapport au temps qui fascine tous les admirateurs du grand américain : un temps reconstruit par des motifs ressurgissant à l'improviste alors que l'on est parti très loin dans un no man's land sans repère, lâchés en plein vide, avec pour seul appui la dernière note comme à l'extrémité du monde, de tout. C'est toujours une expérience des limites, du dépouillement, et c'est toujours magique, unique : triomphe absolu du son, seul survivant si l'on peut dire. Un autre très grand moment. Quatre pièces plus courtes d'Howard Skempton figurent plus loin, toutes dédiées à Michael Finissy, presque mélodiques, rêveuses et doucement mélancoliques. 

  Michael Finisssy est plus connu pour des œuvres démesurées, virtuoses. Le pianiste nous propose deux curieux tangos dédicacés respectivement à Howard Skempton et Laurence Crane, le quatrième compositeur présent sur ce disque. Deux tangos disloqués, des souvenirs de tango, si l'on veut, extraits de Twenty-free tangos, une collection qui évoque en modèle réduit la formidable collection de tangos (127 commandés à 127 compositeurs) rassemblée par le pianiste Yvar Mikhashoff, à ma connaissance hélas jamais intégralement publiée. Par ailleurs, la "Sonata for (toy) piano", si elle est une tentative en soi intéressante, ne me réjouit guère les oreilles. Passons.

   Restent deux petites pièces de Laurence Crane : un bouleversant "Chorale" dédié à Howard Skempton, d'une humble simplicité, une pièce d'anniversaire pour Michael Finissy, tout aussi émouvante dans sa marche retenue, comme sur le fil fragile de la vie qu'il ne faut surtout pas malmener, mais dont il convient de faire résonner chaque pas.

    Un très, très beau programme joué sur un magnifique Grand piano Steinway de concert datant de 1901.

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Paru en 2011 chez MDG Scene / 26 titres / 65 minutes environ

Pour aller plus loin

- le site personnel de Steffen Schleiermacher

- "for piano 2" (1997 - 1999) par le pianiste Ian Pace :

  Le disque dont je parlais plus haut...

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 juin 2021)

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Publié le 14 Mai 2013

Land - Night Within

 

   Composé et produit par le duo Daniel Lea et Matthew Waters, mixé aux Greenhouse Studios de Reykjavik, Night Within est un disque chaleureux, qui combine heureusement les cinq familles d'instruments (percussions / clarinette, saxophones / trompette / deux pianos / cordes, mandoline à archet), la voix à l'élégance nonchalante de David Sylvian sur le premier titre, pour créer des ambiances feutrées, lourdes, parcourues de lentes fulgurations. Les compositeurs, eux, décrivent leur travail comme approchant une veine narrative noire, apocalyptique...Faisons la part des choses : du jazz coulé dans une sombre aciérie pour une musique urbaine vraiment habitée. Inhabituel sur INACTUELLES...je m'en régale les oreilles !!

Paru en 2012 chez Important Records (une maison de disques très éclectique, qui publie aussi Duane Pitre, par exemple) / 7 titres / 38 minutes (je l'aurais souhaité un peu plus long...)

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 juin 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges

Publié le 10 Mai 2013

Julius Eastman - Unjust Malaise

Quel point commun y a-t-il entre Peter Maxwell Davies, chantre du néosérialisme anglais, Meredith Monk, l’exploratrice du chant et de la voix et Jace Clayton, alias DJ Rupture ? Sans doute aucun et pourtant, un nom émerge de ce trio improbable : Julius Eastman. Et comme chaque fois que je découvre un compositeur dont j’ignorais jusqu’au nom, je me trouve enchanté de la découverte et un peu surpris si ce n’est vexé d’être passé à coté !

   Si j’avais déjà lu le nom de Julius Eastman sur deux livrets des disques de Meredith Monk (Dolmen Music et Turtle Dreams) il ne m’apparut alors que comme chanteur et organiste de l’ensemble vocal de Meredith Monk. De même à l’époque où je fis une tentative de m’intéresser à « l’avant garde britannique », j’aurais pu entendre sa magnifique voix de baryton dans « Eight Songs for a Mad King » de Peter Maxwell Davies, et même dans ce cas, Eastman ne me serait toujours pas apparu comme un compositeur, mais comme un interprète. C’est le disque de Jace Clayton paru chez New Amsterdam Records qui, par l’hommage qu’il rend à Julius Eastman, m’a fait découvrir ce compositeur.

   Né en 1940, Julius est un compositeur Afro-américain associé au courant minimaliste et répétitif. Après des études de piano et de composition à Philadelphie, il se fera connaître comme chanteur et occasionnellement danseur. En 1970, il cofonde avec Petr Kotik le S.E.M. Ensemble, qui se signale par des programmes non seulement consacrés aux compositeurs déjà consacrés comme John Cage ou Morton Feldman, mais aussi à  des originaux comme Cornelius Cardew (en hommage auquel Alvin Curran a écrit une pièce folle et superbe). En 1973, il enregistre pour le label Nonesuch « Huit chansons pour un roi fou » de Peter Maxwell Davies ; il participera à deux disques de Meredith Monk, Dolmen Music (1981), en tant que chanteur, et Turtle Dreams (1983), en tant qu’organiste. Parallèlement, il compose des oeuvres pour piano et petit ensemble, dont une vingtaine ont pu être sauvées de l’oubli. L'affirmation de sa négritude et de son homosexualité, son refus de faire parti du système médiatique et financier entourant le monde musical le conduisirent sur la pente de l’alcoolisme et de la misère. Il mourut dans l’anonymat  en 1990.

   Il n’existe à ce jour qu’un seul disque regroupant des œuvres de Julius Eastman. Le coffret Unjust Malaise est la compilation d’archives historiques et d’enregistrements de concerts des années 1970/80. Six œuvres pour découvrir un compositeur à la marge, au radicalisme exacerbé et au destin tragique.

      Datant de 1973 - c’est à dire avant Music for 18 Musicians de Steve Reich et avant Music in Twelve Parts de Glass - Stay on It, œuvre pour  voix, piano, violon, clarinette, saxophones et percussion, fait penser dès les premières seconde à In C de Terry Riley, et convoque également avec son joyeux « bazar » le souvenir de Harry Partch, autre compositeur américain méconnu.

  La deuxième pièce avec son titre en forme de boutade, " If You’re So Smart, Why Aren’t You Rich" (1977) pour un piano, un violon, deux cors, quatre trompettes, deux trombones, chimes (jeu de cloches) et deux contrebasses, n’est pas d’inspiration répétitive. Cet exercice de style avec ces ascensions et ces descentes de la gamme chromatique, parfois un peu austère, éclaire une autre face du compositeur.

   "The Holy Presence of Joan D’Arc" (1981), est en deux parties, un prélude pour voix seule qui permet d’entendre la magnifique voix d’Eastman, pièce entre les vocalises de Meredith Monk et It’s Gonna Rain de Steve Reich, une œuvre vocale de toute beauté et assez poignante. La deuxième partie, pour dix violoncelles, commence comme un morceau de rock, avec son ostinato énergique, qui n’est pas sans rappeler Led Zeppelin ou même Deep Purple; puis, passant au deuxième plan, la rythmique va être ornementée de phrases musicales frisant l’atonalité et le sérialisme et faire de cette pièce une aventure musicale des plus intéressantes.

   Eastman parlait de « formes organiques » pour décrire sa musique : « Chaque phase contient l’information de la phase précédente, avec des matériaux nouveaux qui viennent s’y ajouter progressivement et d’anciens qui en sont progressivement supprimés. » C’est ce coté organique qui est puissamment ressenti dans cette pièces pour dix violoncelles.

   "The Nigger Series" (1979/1980) est une œuvre pour quatre pianos en trois parties (Gay Guerrilla, Evil Nigger et Crazy Nigger) d’une durée d’une heure quarante cinq environ. L’enregistrement proposé ici est celui d’un concert donné en janvier 1980 à la Northwestern University avec Julius Eastman au piano. Le critique musical et compositeur Kyle Gann, étudiant à l’époque, se souvient que, les titres des pièces faisant polémique, ils furent supprimés du programme imprimé. Ces trois pièces, par leurs apports d’éléments venant du blues, du rock et de la pop, produisent sur l’auditeur un effet tout à fait différent de Piano Phase ou Six Pianos de Steve Reich. "Evil Nigger" avec son rythme soutenu et cette voix qui crie « One, Two, Tree, Four », comme dans un vieux rock, semble un appel à taper du pied pour marquer le rythme, plus qu’à l’écoute méditative que crée souvent la musique répétitive.

   Le dernier document d’archive du coffret est l’introduction que fit Eastman lors du concert de la Northwestern University, il y explique ses « formes organiques » ainsi que les titres des trois compositions, un document touchant au regard de son destin.

   Le radicalisme d’Eastman, s’il se trouvait dans sa vie, dans sa démarche musicale et dans les titres de ses oeuvres, est finalement absent de sa musique. Sa musique est débarrassée de tout dogmatisme, elle n’est pas enfermée dans une forme rigide comme pouvait l’être la musique de Philip Glass et Steve Reich au début des années 70. Eastman s’est servi de l’oralité de la musique africaine pour la libérer du carcan dans lequel sa forme la maintenait. Je pense à ce que Michael Gordon fera subir à la belle mécanique répétitive dans Trance. Comme si les trains de Steve Reich déraillaient pour emprunter des chemins de traverse...

   Une oeuvre qui précède les grandes compositions de Steve Reich et Philip Glass, et qui, dans le même temps, préfigure ce que sera la deuxième génération de minimaliste par l’apport d’élément de musique pop, rock et blues dans ces compositions.

   Le disque de Jace Clayton The Julius Eastman Memory Depot n’est pas un  remix de DJ d’oeuvres d’Eastman. Le disque reprend deux des trois parties de la Nigger Series (Evil Nigger et Gay Guerrilla), interprétées par deux pianistes (David Friend et Emily Manzo), sur lesquelles, Jace Clayton va intervenir avec de l’électronique : c’est donc plus une oeuvre pour piano et électronique qu’un simple remix de DJ. Tout à la fois indispensable s’il permet de faire découvrir un compositeur et discutable quant à son réel intérêt musical !

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Unjust Malaise paru en 2005 chez New World Records / 3 cds / 8 titres / 3h10 environ.

The Julius Eastman Memory Depot paru chez New Amsterdam Records en avril 2013 / 9 titres / 53 minutes.

Une chronique de Timewind

Une des rares partitions subsistantes de Julius Eastman.

Une des rares partitions subsistantes de Julius Eastman.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 juin 2021)

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Publié le 4 Mai 2013

The Alvaret Ensemble : à l'affût de l'Ineffable...

   The Alvaret Ensemble est un collectif de musique improvisée fondé très récemment par Greg Haines (piano), Jan Kleestra (poèmes, guitare, voix), son frère Romke Kleefstra à la guitare et aux effets, Sytze Pruiksma aux percussions. Les quatre musiciens sont rejoints par le tromboniste Hilary Jeffery, les violonistes Iden Reinhart et Peter Broderick, l'organiste Martyn Heyne à l'orgue d'église selon les morceaux. Enregistré en trois jours d'août 2011 par Nils Frahm dans l'église Grunewald de Berlin, ce double cd ne livre que peu à peu ses beautés, qui en valent la peine.

     Tous les titres sont composés de trois lettres. "BYD" ouvre le premier cd : atmosphère raréfiée, guitare lointaine, piano parcimonieux. Un rythme lent, une musique qui semble s'égoutter du silence. Le piano ponctue, le trombone déroule des volutes lourdes coupées de virgules percussives. Vous y êtes, c'est là. La voix de Jan Kleefstra peut poser son premier poème brumeux (en frison, je le rappelle ; la pochette bilingue - frison / anglais - permet de suivre cette belle langue). Il y a parfois comme un frissonnement de cloches. Le piano se fait plus puissant, mais c'est le même balancement presque imperceptible qui nous emporte dans une douce rêverie. Puis le morceau s'anime, le piano devient eau courante, la percussion s'anime, surgit le violon très agile : on sent le groupe soudé, ensemble pour une expérience musicale hors du commun. Le piano ouvre "DDE" par des grappes carillonnantes espacées de frottis percussifs. La pièce se suspend le temps de quelques secondes de quasi silence, le trombone, à nouveau, fournit son contrepoint puissamment cuivré. Jan glisse ses mots dans les creux, le trombone s'époumone, la percussion s'emballe, le piano rutile. Atmosphère de ferveur, attente lumineuse...Une musique qui traque l'ineffable, résolument éloignée de tout esprit démonstratif. Mais jamais ennuyeuse, car en perpétuel mouvement, en recherche, à l'affût, saisissant le moment pour en extraire la beauté dans des élans joyeux, emportée parfois par des ondes vibrantes, accélérant à l'assaut des racines du ciel dans des transes fusionnelles impressionnantes. Et des moments de grâce extatique, comme dans "OND", avec un superbe duo piano - violon souligné par une clochette.

   "YSJ", premier titre du second cd, cultive le mystère avec une ambiance de crypte segmentée de puissants roulements de tambour. Jan psalmodie son texte plus qu'il ne le dit, prélude à "TEQ", d'esprit très Arvo Pärt, où le silence sculpte le moindre geste musical. C'est une musique que les musiciens eux-mêmes écoutent, déjà, pour nous livrer leurs découvertes, leurs avancées patientes...Femmes, hommes pressés, vous serez agacés...à moins qu'enfin ces compositions organiques ne vous touchent, ne vous troublent par leur entêtement à débusquer la lumière au détour des ombres. Écoutez "MUO", une pièce prise par le tumulte en son centre, soulevée de l'intérieur sous les envolées acérées du violon, pièce proprement tellurique d'une incroyable force contenue résorbée dans des trainées d'une indicible douceur...Même surgissement dans le très long "WJU" illuminé par le flux pianistique de la seconde moitié, strumming crescendo accompagné par un violon en vrille, c'est d'une puissance sidérante...tout vibre, pulse, dans un fracas formidable, magnifique qui suffirait à écarter les critiques distraites pressées de parler de musique (trop) calme ! 

   Un très beau double cd d'une musique qu'on pourrait qualifier à la fois de néo-classique, ambiante, deux étiquettes insuffisantes de toute façon pour rendre compte de ce parcours exigeant... et si gratifiant lorsqu'on se livre à elle comme elle se livre à nous, dans l'oubli du monde, dans les retrouvailles avec l'essentiel.

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Paru en 2012 chez Denovali Records / 2 cds / 10 titres  / 83 minutes environ

Pour aller plus loin

- le blog de Greg Haines

- la page de Denovali Records consacrée à l'Ensemble

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Photographie © Dionys Della Luce (cliquez sur la photo pour l'agrandir)

Photographie © Dionys Della Luce (cliquez sur la photo pour l'agrandir)

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 juin 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques