Publié le 30 Novembre 2022
Dans l'Antre de la Sibylle
Fidèle depuis ses débuts au label de Chicago Kranky, Christina Vantzou vient d'y faire paraître son cinquième opus, toujours sobrement numéroté, N°5. Un disque qui m'a surpris d'emblée par l'impression d'une radicalité plus grande, et qui me semble en tout cas marquer un approfondissement, une affirmation de son univers personnel, marqué depuis les débuts par un néo-classicisme austère, débouchant sur une musique ambiante hantée par le mystère. C'est peut-être parce que la compositrice américaine, d'origine grecque, est revenue à ses origines pour la conception de ce disque. Lors d'un séjour sur l'île de Syros, elle a dit-elle connu « un moment de concentration » qui l'a conduit à regarder comme à distance l'ensemble des enregistrements accumulés pour la préparation de l'album. Après son installation dans une autre île, elle a réduit et refaçonné ses matériaux, les a montés elle-même sans passer par un ingénieur. Nous serions donc en fait devant un nouveau N°1, celui d'une (re)naissance. Débarrassé des vêtements grandioses, avec amples orchestrations dont elle aimait affubler sa musique, peut-être par pudeur. Si dix-sept musiciens ont contribué à ce disque, on les entend rarement ensemble. La tendance du disque est à une austérité plus grande encore, un véritable dépouillement. J'ai presque envie d'écrire une mise à nu. Tout y est plus intime. Mais le mystère n'a pas disparu : il est là, plus intense, plus troublant, à travers notamment des sons de terrains, des sons de proximité, et ce dès le premier titre.
Nous sommes conviés à entrer (titre 1, "Enter"), et pas n'importe où, dans une grotte. On entend des souffles sourds, des gouttes d'eau tomber, clapoter, en même temps que la musique surgit. Des craquements, comme si on faisait bouger des pierres, un râle venu de très loin, celui d'un esprit réveillé par l'intrusion de quelqu'un qui avance prudemment, en butant contre des obstacles. Et une voix remplit la grotte, un chant pur accompagné de drones de synthétiseur. Un chœur lointain célèbre notre venue... Une voix à la Laurie Anderson vous salue ("Greeting"), un chacal (un être infernal ?) rit dirait-on, la musique déroule des boucles solennelles, la voix souffle une fumée, une autre, masculine, lui répond en écho.
Si vous en restez là, c'est que vous n'avez pas compris. Les deux titres valent initiation aux Mystères. L'île d'Ano Koufonisi recèle maintes cavités. Le creux ici est l'image de l'intime. Christina Vantzou s'abandonne à elle-même, après un ultime au revoir : le troisième titre "Distance", au piano mondain entre Chopin et le jazz sur fond de bruit de soirée, avant l'effacement brutal par un vent spiralé. Je vois le titre suivant, "Reclining Figures" comme un autre au revoir, à sa période ambiante. Une somptuosité glacée, entre sons synthétiques et voix douces à l'unisson. Vanité des mimiques mélodiques compassées face à l'angélisme simple des voix. La place est libre pour une autre musique.
"Red Eel Dream" : le rêve de l'anguille rouge, quel beau titre ! Tout commence ici. Un rapide arpège de harpe, un synthétiseur mystérieux, de curieux chuintements (humains ?), puis le piano, calme. Des pas s'entendent, qui font craquer la terre, on approche, c'est un film peut-être, des vents tournent, les vagues sont là. Un thérémine emplit la cavité, l'anguille se faufile dans l'eau du rêve sur un fond mélodieux et doux. Le rituel peut commencer, par une répétition de danse ("Dance Rehearsal", titre 6) : violoncelle hiératique, voix en liberté, clarinette tremblée. "Kimona I" est comme l'écho de musiques très anciennes. Une voix archangélique, dans les hauteurs, juste accompagnée par le piano méditatif. L'atmosphère est magique, fervente, d'une pureté palpable. L'ombre de Bach passe très lentement. "Tongue Shaped Rock" (Rocher en forme de langue ?) laisse la place à une polyphonie délicate de voix, en partie a capella, puis la clarinette basse incante de ses vibrations profondes la grotte où se baignent les voix, presque des voix de gorge. C'est absolument splendide !
L'alto et les cordes tissent une sorte de menuet suave et raffiné pour "Memory of Future Melody". La pièce dérape peu à peu, avec des creux graves inquiétants : des esprits ont fait irruption, soufflent le cauchemar, les mélodies tournent mal, deviennent lamentations lugubres... "Kimona II" dissipe cette vision. L'heure est à nouveau au Mystère, au ralentissement du Temps. Piano et voix, à nouveau, sur un fond mouvant de petits bruits, de mini tourbillons : c'est l'extase sur son lit d'apparitions sonores, si légère qu'elle plane dans la caverne, bientôt rejointe par un chœur masculin pour une messe spectrale de toute beauté. Nous sommes Ailleurs... Pas étonnant que la dernière pièce s'intitule "Surreal Presence for SH and FM". La musique poursuit son échappée surnaturelle, naturellement sublime.
Un disque singulier et raffiné, dans lequel Christina Vantzou se laisse aller à son goût pour l'étrange. Envoûtant ! Son meilleur disque.
Paru en novembre 2022 chez Kranky / 11plages / 37 minutes environ