Publié le 22 Octobre 2015

James Murray - The Sea in the sky

L'aspiration chérubinique  

   Je découvre le compositeur britannique James Murray avec ce septième album. Je laisserai donc les connaisseurs et suiveurs de cet arpenteur des musiques ambiantes et électroniques comparer avec les albums précédents. Il semblerait en tout cas que j'arrive à point, au moment où, par ailleurs, l'artiste rejoint la jeune maison française VoxxoV.

   La mer dans le ciel : brouillage des éléments, marée liquide à l'assaut de l'espace intersidéral. D'emblée, la musique se situe très haut, très loin. Nappes de drones animés de pulsations sourdes, comme des nuages granuleux en rangs serrés. C'est "Altitude", le premier titre, la première des cinq méditations obscures d'une durée comprise entre huit minutes trente et presque dix minutes. Pour quelle migration ces nuées de particules dans lesquelles se sont résorbées guitare, basse, piano et électronique (il faut lire la notice de VoxxoV pour le savoir, je l'avoue humblement), qui pourrait le dire ? Nous sommes en voyage, voilà ce qui compte. "Hollows"prend une tournure plus nettement ambiante avec l'orgue et les claviers qui nous propulsent pas très loin de chez Tim Hecker. La musique monte, se creuse, aimantée par les boucles courtes de l'orgue quasi diaphane à l'arrière-plan. Noire extase, lévitation puissante et souverainement transcendante, cette musique est d'outre-monde, ne connaît que le sublime à force d'abstraction fusionnelle. Si "Altitude" était un départ radical, "Hollows" est la traversée faussement immobile d'océans d'une extraordinaire densité où l'on se surprend à entendre le chant des drones au milieu des courants électroniques. "Theseainsky", par son titre condensé, nous donne comme la clé d'entrée dans les cavernes ultramarines palpitantes de mille clartés qui s'offrent maintenant à nos oreilles stupéfaites, tandis que de sourdes cornes qu'on dirait de brume virgulent le gigantesque papillonnement sonore, la marée de froissements, déchirements qui semblent animés d'une vitesse grandissante, comme si l'infini se coagulait au fur et à mesure de l'entrée de la mer dans le ciel, donnant naissance à une vaporisation paroxystique de particules. Tout s'arrange, se règle avec "Settle", jumeau chérubinique de "Hollows", tresse radieuse d'orgue, de lentes volutes de drones et de traînées électroniques claires, qui s'approfondit de graves girations pour s'implanter plus profondément dans nos cerveaux décapés, dans nos tripes vidées, tant cette musique est une prise de possession, agissant comme un python cosmique coïncidant avec l'univers qu'il ensère et phagocyte. Il ne reste plus qu'à disparaître, à se dissoudre dans le nouveau continuum, le nouvel océan-ciel, élément unique dont on entend comme la respiration inaltérable, impassible et magnifique, au-delà de tout souvenir d'une humanité pitoyable.

   En ce sens, la musique de James Murray est proprement fabuleuse, d'un romantisme grandiose, absolu. À écouter le soir, la nuit, au volant, au casque, à chaque fois que le monde phénoménal tend à s'estomper pour laisser entrevoir ce que notre civilisation cherche souvent à nous faire oublier.

   À noter les belles illustrations abstraites de David John Hilditch, en parfaite adéquation avec la musique de James Murray

--------------------

The Sea in the sky, paru en 2015 chez VoxxoV / 5 pistes / 47 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- le site de James Murray

- l'album en écoute sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

Lire la suite

Publié le 13 Octobre 2015

Mansfield TYA - Corpo Inferno

   D'où sortent-elles, ces deux-là ? Julia Lanoë et Carla Pallone, auteurs, compositeurs et interprètes de Mansfield TYA, font souffler sur la chanson française un vent de fraîcheur et de trouble folie. Après l'excellent NYX que j'ai acheté dans les minutes qui ont suivi ma première écoute de leur dernier opus, Corpo Inferno est un autre bijou atypique, acide et noir, série de préludes en états d'âme mineurs à la fin des temps. 

   Dès "Bleu Lagon", on y est, lâchés dans cet univers déglingué où il est question de fuir, de retrouver un monde idyllique...mais le lagon est "rouge sang", ne ressemble pas à une publicité pour agence de voyage. Sur une musique bondissante se dit la déréliction de ceux qui n'ont plus "nulle part où (se) barrer" et dont la seule ressource est de "faire la fête à en crever". "BB" a des allures de ballade techno hypnotique, claviers glissants et percussions au premier plan, le texte martelant les indices d'une passion mystérieuse sur fond de renards qui "passent dans la brume".

   Le disque vire très loin avec le magnifique "Gilbert de Clerc", miniature bouleversante évoquant aussi une passion, sur fond de guerre et de courtoisie médiévale cette fois : « Vos mots me sont si chers que / Je vous préfère mystérieux // Écrivons-nous pendant la guerre / Des lettres, des lettres de feu / Et s'il n'y a pas la guerre / Je vous en prie Gilbert / Trouvez une bataille au mieux. » "Jamais Jamais" est une histoire de disparition en forme de conte servie par une musique entre classique de chambre et rock : « Je suis devenue l'eau du lac / Du lac à deux pas de chez toit / Plus près je suis moins tu me vois. » Et puis j'ai craqué, envoûté par "Sodome et Gomorrhe", texte magnifique qu'il faudrait citer en entier et musique élégiaque, violon et violoncelle suaves à souhait dans une atmosphère déliquescente à la Michael Nyman et à la Peter Greenaway. Un quatrain extrait des Contemplations de Victor Hugo trouve une incroyable résonance à être décliné à la fois par la voix frêle d'une des deux et par une sorte de vocodeur qui la double en grave déformé avant de laisser la place à une montée synthétique, au surgissement de voix éthérées lointaines : il s'agit toujours de disparition possible, de vie qui s'en va. Le texte est alors repris à une ou deux voix très claires, diaphanes, avec un doux battement percussif, l'ensemble prenant l'allure d'un air médiéval revisité. Un sommet ! Des percussions étouffées et sourdes, des cordes frémissantes, c'est l'entrée dans "La Fin des temps", chanson hallucinée : « Amis, nous repartons ce soir / Vers les demeures inexistantes / Nous irons panser nos blessures / Encore, auprès d'une innocente / Et ce sera toujours un matin ou / Un soir // C'est la fin du monde, on attend » Voix limpides, pâles, halètements, accompagnement feutré et intense à la fois, d'une mélancolie sublime, c'est la magie de Mansfield TYA.

   "Das Tod und das Mädchen" est un interlude instrumental et choral qui contribue à l'ambiance noire de l'ensemble, même si le seul titre chanté en anglais, au titre français de "Loup noir", pourrait sembler de prime abord apporter une lumière avec la voix presque enfantine du début, celle de Shannon Wright qui a aussi écrit le texte et la musique du titre. On s'aperçoit qu'il s'agit de temps qui s'estompe, passe, peut-être une évocation du petit chaperon rouge dans l'attente du loup noir qui viendra voler sa respiration. "Palais noir" évoque, lui, un loup blanc : ambiance frénético-synthétique, « effrayant brouillard » qui cerne les enfermés dans ce palais noir gardé par un inquiétant cerbère, nous sommes déjà en enfer, nul doute. Suit un instrumental très beau, "Fréquences", hanté par des boucles minimales, traversé de sons venus d'un monde englouti dirait-on. Que reste-t-il dans cette désolation ? "Le monde du silence",  batterie en avant, claviers et cordes sautillantes pour un texte rien moins que désespéré qui dit à nouveau la fuite et la déception à la clé, car « Seulement voilà je me fais chier / La vie est triste sans bourreau / Je n'ai personne sur qui cracher / Mes cris sont étouffés par l'eau // Dans le monde du silence, / Je m'emmerde ». Il existe pourtant un havre inattendu, "Le dictionnaire Larousse", étrange ballade dans les mots, dernière aventure où « Il y a de quoi passer une vie », oui, ... « Entre amour et zoophilie ». Le dictionnaire invite à la dérision, certes, mais il est le refuge du dérisoire, lui aussi, même s'il révèle que « « Ecce homo » / Ne veut pas dire « être pédé » ».

    "La nuit tombe", sur un court texte de Julie Redon, scandé par des percussions métalliques, termine de manière grandiose et belle cet album inspiré. C'est un chant hypnotique, un cri de révolte, un refus martelé par la reprise des négations qui terminent chacun des trois distiques. 

   Un disque extraordinaire à écouter de toute urgence. Et précipitez-vous sur NYX, sorti en 2011, qui atteint lui aussi des sommets avec des titres comme "La notte" ou "Animal", pour n'en citer que deux. Quant à moi, je vais à rebrousse-temps sans doute me procurer Seules au bout de 23 secondes (2009), dont le titre me plaît tant...

   J'allais oublier ! Je salue un livret exemplaire, qui comprend tous les textes, donne toutes les informations sans se croire obligé de les mettre en anglais, de surcroît magistralement illustré par une série alliant têtes et fragments de colonnes antiques, personnages enduits de blanc comme le reste, qui sont comme des pierrots sublimes, des bonzes engagés dans la voie négative.

 

Mansfield TYA - Corpo Inferno

--------------------

Corpo Inferno, paru en 2015 chez Vicious Circle / 14 pistes / 43 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- le site de Mansfield TYA

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

Lire la suite

Publié le 4 Octobre 2015

Astrïd - The West Lighthouse is not so far

   Sorti depuis mai, le nouvel album d'Astrïd (je renvoie à l'article consacré à High Blues pour la présentation du groupe), The West Lighthouse is not so far, s'inscrit dans cette lignée tranquille et intemporelle qui me plaît tant chez eux : un album de temps en temps, quelques collaborations choisies. Leur musique hésite entre plusieurs champs : un folk très libre, une tendance post-rock mâtinée de blues, des influences du côté des musiques contemporaines  minimales ou contemplatives (pour aller vite), d'où la dimension ambiante assez sensible. Elle reste essentiellement acoustique : guitares, piano (y compris Rhodes), harmonium, violon, clarinettes, batterie et métallophone, avec le renfort parfois d'un ou deux synthétiseurs.  Ce qui compte, c'est d'installer une atmosphère, un climat. La ligne compositionnelle est toujours claire, de manière à mettre en valeur la beauté des sonorités instrumentales. Ces compères-là sont des amoureux de leurs instruments, qu'ils manient, dirait-on, avec une grande sensualité, une délicatesse retenue et un art consommé du son.

    "Pierre noire", avec ces presque quatorze minutes, en est l'illustration : longue intro constituée d'abord de vagues résonantes évoquant une vinâ, cet instrument à cordes indien capital pour placer l'auditeur dans un ailleurs harmonique, puis la guitare, sur ce fond extatique, trace dans le ciel des zébrures franches, développe une idée musicale d'une grande lumière mélancolique, avec des ponctuations discrètes à la batterie. Peu à peu, tandis que le violon s'est joint à la plainte, tout devient incandescent, mais se résorbe en longs moments méditatifs, le violon dans les aigus, la guitare dans de brèves volutes serrées. Survient alors la douce clarinette, et le morceau prend une allure de blues suave se balançant dans la splendeur des soirs, avec appoint de claviers et d'harmonium. "Madonetta" semble poser avec insistance, dans un petit entrelacs de guitare, banjo (?), clarinette, métallophone aussi, presque la même question suivie de silence, jusqu'à ce que la guitare, épaulée par l'harmonium, puis par la batterie (cymbales surtout), réponde par un continuum lumineux, puis un court crescendo intense ramenant au point de départ. On se sent bien, à écouter la musique d'Astrïd, parce qu'elle se soucie de nous, nous met à l'aise. Elle est de plain-pied, offerte.

   La guitare à archet ouvre "Goulphar", somptueusement. Lentes traînées, réverbérations, girations éthérées, atmosphère sublime dans des aigus ouatés que viennent tempérer des graves profonds. Après sept minutes d'une incroyable beauté lointaine, le piano vient poser une poussière de notes, la clarinette souffle des graves profonds, ramenant l'auditeur tout près d'une source chaude, dans une efflorescence percussive superbe. "Lanterna" commence comme un duo élégiaque de violon et guitare. La clarinette élargit la perspective, mais on reste dans l'intime d'une musique de chambre tapissée de silences. L'entrée de l'harmonium confère à la suite la dimension d'une cérémonie feutrée en dépit de la participation de la batterie au rituel. Loin des tonitruances, ils célèbrent, n'en doutons pas, la lanterne de vie, celle qui éclaire et réchauffe le cercle domestique. "Grey nose", s'il pointe un museau nettement électrique, reste dans cette musicalité paisible, ce dépouillement aussi, qui passe par des temps de pause, véritables respirations d'une musique qui garde des allures improvisées. "Peacock" sonne plus traditionnel avec son entrée qui n'est pas sans évoquer des taqsims et autres intro au oud par exemple, tant la guitare est comme intériorisée, surtout que la clarinette pourrait faire penser, elle, au doudouk arménien. L'effet folk est conforté par le violon chantant presque à l'irlandaise, mais en même temps contredit par une matière sonore sourdement pulsée de l'intérieur, striée de fulgurances discrètes, donnant à l'ensemble un aspect chatoyant, ocellé...comme la queue du paon du titre (ici l'imagination se donne libre cours !).

    Il reste à aller vers "Ouest", morceau atmosphérique et hypnotique, sombre et mystérieux, illuminé par une guitare électrique qui donne au titre sa couleur post-rock, même si la dominante est au final ambiante. Pas vraiment d'envolée à la Explosions in the sky, mais une atmosphère intense, une vraie matière en haute fusion, et c'est une fin de disque éblouissante !

    Vrai, le Phare Ouest n'est pas si loin  (!!) avec cette musique des grands espaces sonores à la temporalité distendue qui fait tant de bien dans notre société finalement de plus en plus étriquée. Un album radieux pour prendre le large.

--------------------

The West Lighthouse is not so far, paru en 2015 chez Monotype Records (un label polonais) / 7 pistes / 62 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- Présentation du groupe sur Métisse Music

- le site d'Astrïd

- "Ouest" en écoute sur soundcloud :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

Lire la suite