minimalisme et alentours

Publié le 14 Mars 2024

Michael Vincent Waller - Moments Remixes

   Compositeur américain installé à New-York, Michael Vincent Waller a étudié avec La Monte Young, Bunita Marcus (pianiste, amie proche et collaboratrice de Morton Feldman à la fin de sa vie). Deux ans après Trajectories, il sort en octobre 2019 Moments, un album de pièces pour piano solo, avec quelques compositions pour vibraphone solo. L'idée de faire des remix est contemporaine de la sortie de l'album. Le premier date de la fin 2019, avec Jlin, musicienne électronique, productrice et DJ originaire de l'Indiana. En janvier 2020, un second est sur les rails, avec Xiu Xiu, un groupe de rock expérimental américain. Fin 2021, presque tous les remix sont produits, mais il faudra encore trois années de maturation pour qu'ils trouvent leur forme définitive. Seize musiciens ou groupes interviennent sur ce double LP.

   Les pièces de Michael donnent ainsi naissance à une galaxie de titres appartenant à des genres variés : musique électronique, IDM (Intelligent Dance Music), rock d'avant-garde, musique ambiante ou de drones...Chaque remix est le fruit de la collaboration entre Michael et l'artiste intervenant.

Michael Vincent Waller à gauche et Jlin à droite

Michael Vincent Waller à gauche et Jlin à droite

    Une pléiade de musiciens talentueux...

   La deuxième partie du cycle Return from L.A. pourrait servir de fil directeur à cet ensemble. Remixée trois fois, par Moor Mother avec l'ajout d'une partie vocale à demi rappée (titre 3), par Tom VR avec glitchs, percussions syncopées et arrière-plan de synthétiseurs, (titre 5), par Jlin dans une version plus syncopée encore, véritablement trouée de dérapages et relativement hypnotique (titre 8), elle atteste du succès des mélodies de Michael Vincent Waller.

     "For Papa", le premier titre de l'album initial, est remixé deux fois, par Xiu Xiu en première position, une très étonnante version expérimentale hyper élégiaque avec guitare saturée et chant tordu ou déformé, torrents de particules électroniques, et par DJ Marcelle /Another Nice Mess, version tribale avec percussions bondissantes au premier plan et arrangement de synthétiseurs languissants au second pour accompagner le piano (titre 12).

Deux remix aussi pour le magnifique "For Pauline" : d'abord celui de Yu Su (titre 9), l'un des plus beaux peut-être, brumeux et chaloupé, répétitif à souhait, avec un côté Terry Riley (mai oui, la compositrice revendique d'ailleurs son influence !) ou quasi reichien (Steve, bien sûr...), puis celui de Prefuse 73, alias de Guillermo Scott Herren, compositeur de musique électronique et de hip-hop, aussi remarquable, extrêmement élaboré, orchestral dans des textures changeantes splendides, qui donnent à la composition une profondeur vibrante.

...pour un double LP ambitieux !

   Deux remix encore pour "Vibrafono Studio", le premier à nouveau par Prefuse 73 (titre 11), avec une étrange version à deux vitesses, le second par Fennesz (titre 13), qui signe une version glauque, abyssale, d'une lenteur magnifique, autre grande réussite de ce double LP.

   Deux aussi pour "Jennifer", le premier par la britannique Loraine James (titre 14), vision d'un dub minimal presque entièrement percussif, le remix le plus déconcertant pour moi je ne le cache pas, le second (titre 18) par la norvégienne et mexicaine Carmen Villain, ambiant et répétitif, lent engloutissement dans une brume dévorante.

   Vous l'aurez compris. Michael Vincent Waller a soigneusement sélectionné les participants, a veillé à ce qu'on entende aussi sa musique. Les remix ouvrent les potentialités de ses pièces souvent courtes, limpides et mélodieuses. Le remix par Jlin de "Nocturnes - N°4" (titre 4) -- original superbe dans l'esprit d'Erik Satie, est d'une remarquable finesse, ponctuant les articulations de la composition de hoquets, glitchs et de très brèves interventions vocales. La ravissante et diaphane "Love - I. Valentine" est nimbée d'allégresse légère dans le remix de Lex Luger (titre 6), comme la danse d'une bergère dans un pré paradisiaque. Le très glassien "Bounding" (je pense aussi à Wim Mertens), dernière pièce de Moments (5'12), donne lieu au plus long remix (7'20), celui de Levon Vincent, d'un minimalisme "house" épuré jusqu'à la corde rythmique, juste brièvement agrémenté de voix spectrales sur la fin. Jefre Cantu-Ledesma creuse la veine élégiaque de la rayonnante première partie de "Return from L.A." dans le titre 10, distendu, caverneux, crépusculaire, n'ayant pas hésité à faire quasiment disparaître la musique originale. La française Lafawndah ose un remix en grande partie vocal (et a capella) de "Divertimento" (titre 15) : et c'est très beau, avec des résonances de musique indienne.

   Je n'oublie pas la version plutôt jubilatoire que donne Xiu Xiu de "Roman" (titre 16), cavalcade hennissante et fantasque dans un pays de fantômes...

   Régalez-vous, c'est du très beau travail collaboratif, une superbe traversée des musiques vivantes d'aujourd'hui !

Paraît le 15 mars 2024 chez play loud ! productions (Berlin, Allemagne) // 2 LP - 18 plages / 1 heure et 6 minutes environ

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Publié le 5 Mars 2024

Frédéric Lagnau (piano : Denis Chouillet)
Hommage aux amis et lecteurs, d'abord...  

    Je célèbre Frédéric Lagnau depuis au moins les débuts de ce blog, en 2007. Qui le connaissait alors ? Merci encore à Michel C. qui me le fit découvrir ce si beau Jardins cycliques, paru chez Lycaon en 1998. Quatre ans plus tard, un lecteur me signala un second disque, antérieur au premier, publié par la scène nationale d'Évreux en 1992, Journey to Inti.

   Emporté par un cancer en 2010, Frédéric Lagnau n'a pas connu la célébrité qu'il méritait en dépit de sa reconnaissance dans certains milieux musicaux, mais il a suffisamment marqué ses admirateurs pour que peu à peu son audience s'élargisse. En 2014, le pianiste Nicolas Horvath, lors d'une nuit minimaliste à Kiev, jouait en concert deux pièces de Frédéric, Bagatelle sans modalité et Wind Mosaïcs, cette dernière en partie présente sur le disque que vient de lui consacrer le pianiste et compositeur Denis Chouillet pour Montagne Noire, passionnant support de diffusion du GMEA, Centre National de Création musicale d'Albi-Tarn. Denis Chouillet a cohabité avec Frédéric Lagnau lorsque celui-ci vivait isolé dans une ferme normande. C'est donc un ami proche qui rend hommage à ce compositeur si important à mes oreilles, et à celles de bien d'autres aujourd'hui.

Vertiges et charmes du minimalisme  

    Le disque est balisé par trois des "Wind Mosaïc", en position 1- 6 et 10 pour respectivement la N°1 - N°2 - N°5. Ce sont trois courtes pièces d'une lenteur mystérieuse : on avance avec précaution au bord du silence, la seconde revenant inlassablement à la charge avec une boucle répétée et variée, la dernière et plus courte (moins d'une minute) comme du Satie figé dans la mémoire des siècles.

   Quatre autres pièces sont aussi en-dessous de trois minutes. La piste 2, "Je me souviens de do dièse majeur dans un prélude de Jean-Sébastien Bach" est une brillante illustration du talent de Frédéric Lagnau à jouer sur les décalages de hauteur, les reprises en écho pour créer un univers fascinant, celui d'un feuilleté de la mémoire... "Ville invisible" (titre 5) serait un concentré de jazz, absolument dépouillé de son brio extraverti, ramené sans cesse vers la contemplation de la ville invisible du titre ! Les gammes arpégées de "La gamme qui teinte" (titre 7) créent un malaise par leur répétition crescendo, comme s'il s'agissait d'une question vitale, d'appeler Godot... qui ne vient pas, si bien que le pianiste quitte son piano, on entend ses pas s'éloigner. Humour ou désespoir, ou les deux ?

   Je mets à part "Les Charmes de la marche" (titre 9), art savant et délicat de l'anagramme, de la décomposition en facettes juxtaposées comme des pas en équilibre sur le vide : pièce funambule tout à fait bouleversante dans sa progression vers la disparition.

    Restent trois compositions entre presque sept et plus de huit minutes. D'abord une version longue de "À mesure et au fur" (deux minutes et douze secondes seulement sur Jardins cycliques) : une version brumeuse, magnifique dans ses répétitions, ses superpositions de formes inversées, son tuilage hypnotique, comme une avancée hallucinée vers l'extase. Je ne sais pas s'il y a deux partitions, mais cette version est incomparablement plus belle que celle du disque évoqué. Un chef d'œuvre !

   Puis une pièce au minimalisme brillant, voire virtuose, "Solar loops", aux rapides boucles enchevêtrées, là aussi une très belle surprise. L'interprétation un peu raide de Jardins cycliques disparaît, et voici une pièce primesautière, tout en souplesse. Beau bouquet de jaillissements continus, feu d'artifice d'une joie solaire qui n'exclut pas des moments d'une exquise délicatesse. C'est resplendissant !

   La troisième pièce longue, "Morning song of the jungle sun" (titre 8), est la plus narrative, aux couleurs variées. Elle devient un flux mouvementé, aux accents jazzy dans sa partie centrale, avant de se mettre à chanter à piano ivre dans une longue envolée, si légère à la fin.

   Décidément, Frédéric Lagnau est un compositeur à ne surtout pas réduire à un minimalisme formaliste. Admirateur de Steve Reich, il sait tirer de ce courant le meilleur en suggérant un vertige quasi métaphysique, des mystères au cœur des boucles et sur le fil des souvenirs musicaux, mais aussi parfois une allégresse assez rare, et il s'échappe alors, se laisse aller aux alentours...il muse comme ça lui chante, libre ! Pour notre plus grand bonheur.

   L'interprétation de Denis Chouillet restitue la grande sensibilité de cette musique formellement fascinante, et pourtant si ouverte, si humaine, au fond. La prise de son est vraiment magnifique.

P.S. Je viens d'ajouter une petite discographie à l'article Wikipédia consacré à Frédéric Lagnau. Si j'ai oublié un disque qui lui soit entièrement consacré, merci de me le signaler par le formulaire de contact du blog.

Paru en novembre 2023 chez Montagne Noire (Albi, France) / 10 plages / 38 minutes environ

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Publié le 27 Février 2024

Sylvain Chauveau - ultra-minimal

   Enregistré au Café Oto à Londres en mars 2022, le nouveau disque de Sylvain Chauveau, vingt-quatre ans après Le livre noir du capitalisme reparu en même temps que celui-ci sur le même label berlinois sonic pieces, permet d'entendre l'un de ses rares concerts solo et le premier avec uniquement des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica, joués séparément. Le disque comporte pièces nouvelles et versions en direct de compositions anciennes déjà sorties, mais réarrangées pour instrument solo.

   Le minimalisme... décanté !

   ultra-minimal : un pléonasme ? Du minimalisme au carré ? Une esthétique du dépouillement radical, avec laquelle la couverture du disque, sobre et minimale comme toujours chez sonic pieces, consonne. Une esthétique qui s'oppose à un minimalisme prolixe, ennemi du silence, hanté par le plein. Ici le minimalisme tutoie le vide et le silence, se condense au lieu de s'allonger en longues pièces.   

   Peu de notes sur le premier titre (piano solo), engendré par deux notes répétées, variées et augmentées. Suffisantes pour créer une atmosphère recueillie, intime. Elles ouvrent une attente, s'épanouissent comme des fleurs en ouvrant leurs résonances, tandis qu'en arrière-plan s'entendent de très menus bruits mécaniques ou de frottements sur le siège. Le second titre, à la guitare, plus rythmé, plus rapide, est nettement plus répétitif, avec de longues boucles, ce qui donne une superbe pièce hypnotique, limpide, pour courir jusqu'au bord du vertige, l'air de rien... La courte troisième pièce, au piano, pousse la répétition plus loin en alternant deux motifs tintinnabulants en miroir. La quatrième décante encore, réduite pour l'essentiel à un balancement entre deux notes, répétées ou variées. Et c'est d'une beauté incroyable !

"i" (piste 5) laisse pantois, harmonium aux notes tenues, vibrantes, comme hachurées par le halètement rythmique d'un cœur affolé, avec sa coda aux vagues oscillantes. Retour au piano en 6, un piano en échappée libre, capricieuse, un piano mystérieux guetté par l'ombre, le silence, à l'écoute à la fin d'une note obstinément répétée. "med", pour guitare, semble se contenter d'accords hésitants. Elle cherche sa voix, puis s'y engouffre, s'arrête, reprend, tissage inlassable d'une boucle qui s'éclaire de l'intérieur. Que voudriez-vous entendre de plus que cet encerclement, ce piège lumineux pour envoûtement progressif ?

    Titre le plus court avec un peu plus d'une minute, "u" forme diptyque (au piano) avec le suivant, "l" (titre 9), à peine plus long : quintessence de l'art de Sylvain Chauveau, ces deux miniatures sont comme des interrogations obstinées, ou des protestations d'innocence, une dentelle pour dessiner l'absence.

   Deux titres longs terminent l'album. "Deu", comme une bal(l)ade pour guitare, trouée d'abord, puis bien calée sur une pulsation assez douce qui s'effiloche de timidité ou de respect avant de pousser plus loin et de trouver des accents nouveaux dans une belle ascension mélodique. L'harmonium ondule doucement sur "116", le dernier titre, très élégiaque, presque funèbre, respiration magnifique des tréfonds, puis il laisse la place au mélodica deux minutes environ avant la fin, pour prolonger la plainte en lui ôtant une partie de ses draperies résonantes, la ramener vers l'humilité, la simplicité de l'émotion nue .

    L'ultra-minimalisme est un art de l'épure, de l'ascèse, comme une gifle cinglante à toutes les artilleries lourdes des machines, logiciels. Sylvain Chauveau nous touche et nous ravit en nous ramenant à l'essentiel, ce si peu qui vient de l'âme, du souffle des instruments acoustiques, joués avec une extrême attention.

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« L'attention absolument sans mélange est prière. »

Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce (Plon, 1947)

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Paru début février chez sonic pieces (Berlin, Allemagne) / 11 plages / 44 minutes environ

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Publié le 23 Février 2024

Dominique Lawalrée - De Temps en Temps (Nicolas Horvath, piano)
   Un immense compositeur à (re)découvrir !

   J'ai découvert Dominique Lawalrée (1954 - 2019) grâce au double album Satie et les Gymnopédistes du pianiste François Mardirossian. Sur le deuxième volume se trouvent trois pièces magnifiques de ce compositeur belge trop peu connu. Hasard des parutions ou convergence des intérêts, le pianiste Nicolas Horvath a sorti à la fin de septembre 2023 un cycle de quarante-sept pièces pour piano, De temps en temps, qui n'avaient été publiées que sur deux cassettes aux Éditions Walrus en 1986. Entre-temps, sur internet, je me suis aperçu que ce musicien ne manquait pas de défenseurs, avait son article Wikipedia (auquel je renvoie pour sa biographie, etc.) et d'autres articles dédiés, avec une liste de ses œuvres et une discographie très abondante. Éclectique, inclassable, lit-on partout. Voilà un homme qui écoute tout ou à peu près, écrit des pièces d'ambiance comme un Brian Eno (ils se connaissaient et s'appréciaient), se rattache au minimalisme, fuit la virtuosité au profit du silence, de la résonance, et ne cesse d'évoluer, mais c'est une autre histoire...

   Une autre temporalité

   De temps en temps compte 47 séquences, la plus courte (n°32) de dix-huit secondes, la plus longue (n°2) de cinq minutes et dix-huit secondes. La première séquence commence par trois notes espacées, répétées, auxquelles viennent se greffer d'autres notes très douces. Il faut s'abandonner à la musique pour entrer dans cet univers délicat, feutré. De séquence en séquence, l'auditeur est peu à peu envahi par les cercles des boucles très larges, fasciné par le miroitement des notes, leur égrènement, leurs lents ricochets à la surface du silence, qui vous mènent de plus en plus loin. De séquence en séquence, tout semble recommencer, et pourtant rien n'est tout à fait pareil, comme si on explorait des univers parallèles, différentes facettes d'un objet irreprésentable. Il arrive que le rythme s'accélère, comme sur la n°5, mais il s'enlise dans les répétitions, ce n'est qu'une velléité, en somme, et non la nature du cycle, profondément méditatif. 

   Prières à peine...

    La séquence n°2 ressemble à l'égrènement d'un rosaire, inlassablement repris, augmenté ou diminué, chaque note résonnant dans les intervalles comme un moment de l'ascèse, de la tentative d'escalader le ciel. La n°3 carillonne très lentement, la n°4 hésite entre deux notes, élargit  son domaine pour s'évader dans les éclaboussements d'une joie...

   Beaucoup de séquences ont la pureté des esquisses, frêles et brèves, concentrées, intenses. Peu de notes suffisent pour dessiner une recherche de l'absolu.

  S'agenouiller sur les dalles froides, tendre son cœur avec humilité (N°42).

  De temps en temps un contrepoint sensible fait entendre comme un dialogue...

 

  

   Minimaliste, mais pas systématique...

    Du minimalisme, la musique de Dominique Lawalrée a gardé les boucles, les motifs et leurs variations, mais aucune pulsation, aucune construction systématique. Si elle en a le dépouillement, elle n'en a aucunement le flux. C'est une esthétique du fragment, du montage, jouant des reprises et des échos proches ou éloignés entre les séquences, par exemple entre la n°5 et la n°17, puis la n°26 et la n°32, petite colonne vertébrale du cycle (il y en a d'autres). Elle ménage des surprises dans ce tissu de reconnaissances. La magnifique n°18 après le retour de la 5 sous la forme de la 17, qui nous touche à l'âme comme une source retrouvée, jaillissante... Prolongée par son double, la n°19, à la coda suspendue dans le vide...

   C'est une musique qui cherche, parfois têtue, mais délicate, et qui varie ses chemins selon ses caprices. Souvent élégiaque, nostalgique, parfois facétieuse, oh pas trop, avec des éclats vifs d'ivresse folle.

   Elle aime chanter de petits bouts de mélodie qu'elle répète gaiement. Elle ne pense à rien, elle s'amuse, elle muse. Elle apprivoise le temps, qu'elle emprisonne dans ses lacs qui n'ont l'air de rien. Elle danse aussi sur les pointes, délicieusement. (N°41)

   Elle tutoie le sublime, soudain, et c'est à pleurer de beauté. Oh la n°18 et la n°19, et aussi la n°29 et la n°30, deux doublets, deux condensations trouvées au fil de cette longue dérive tranquille. Et l'envoûtante n°38 ! Et la bouleversante n°46...

   Elle aime le vertige, à condition de vite s'échapper de boucles algorithmiques qui entraveraient sa liberté (N°35).

   Rêver le temps, le défaire, le retisser, l'aérer, pour accueillir l'émotion pure, simple, et la beauté, dans sa lumière et son mystère.  Pluie radieuse de la n°43...

  Se battre avec l'ange, énergiquement et non sans une troublante douceur : extraordinaire n°44 !

La dernière séquence rassemble les fils dans une marche obstinée, nimbée d'une lumière diffuse...

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   Un absolu de la musique pour piano de ce début de vingt-et-unième siècle, dans l'interprétation précise, limpide et sensible de Nicolas Horvath.

Reparution fin septembre 2023 chez 1001 Notes / Nicolas Horvath Discoveries // 47 plages / 1heure et 29 minutes environ

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Publié le 8 Février 2024

Sylvain Chauveau - Le Livre noir du capitalisme
La reparution bienvenue
d'un disque magistral !   
Sylvain Chauveau, Le Livre noir du capitalisme
Couverture originale en 2000

 

   Sorti en 2000 chez une petite maison de disque française installée à Dijon, Noise Museum Records, Le Livre noir du capitalisme, premier album de Sylvain Chauveau, était reparu en 2002 (Les disques du soleil et de l'acier), puis en 2008 chez Type Records sous un titre anglais. Le label berlinois sonic pieces a eu l'excellente idée de rééditer ce disque marquant sous son titre français, remasterisé par Andreas Lubich, alias Loop-o, dans une nouvelle édition très limitée (cd et vinyle), avec une nouvelle couverture en toile noire.

La musique contemporaine, autrement...

   Sylvain Chauveau écrit une musique de chambre fluide et sensible à base d'arrangements de cordes, de piano, marquée par les boucles, les répétitions, et l'utilisation (assez discrète) de couches électroniques et de sons de terrain. Elle s'inscrit dans un post-minimalisme marqué par le post-rock et la musique ambiante. À plus de vingt ans de distance, on voit mieux qu'il s'insère dans un large courant de recomposition de la musique contemporaine sous l'influence des Minimalistes, d'Erik Satie, d'Arvo Pärt, de Brian Eno : redécouverte de la tonalité, attention portée aux mélodies, importance du silence et d'un certain dépouillement. On pensera à Max Richter, à Wim Mertens, à Yann Tiersen, et à quelques autres.

« Et peu à peu les flots respiraient

comme on pleure »

   Le titre de la première composition annonce une esthétique fondée sur l'émotion, un rapport poétique au monde, mais aussi politique, de manière décalée, le titre de l'album comme un écho aux provocations de Jean-Luc Godard (cf. titre 2) et comme le souvenir d'une époque post-soixante-huitarde où il était naturel d'être anticapitaliste et maoïste. Le disque se plaît à brouiller les frontières : si la musique semble plutôt du côté poétique, ce que bien des titres, si beaux, soulignent, elle s'aventure parfois dans ce que beaucoup considèrent comme l'anti-poétique pur, les divagations obscènes de Serge Turc évoquant sa vie sexuelle dans "Hurlements en faveur de Serge T." (titre 3). Sylvain Chauveau est parti pour ce titre d'un enregistrement cassette du passage  de cet homme, croisé à Toulouse à la fin des années quatre-vingt-dix, sur une émission de radio locale. Il en a choisi quelques extraits, a échantillonné sa voix et, après avoir obtenu l'autorisation de l'intéressé, en a fait ce morceau d'anthologie, digne d'un Godard goguenard. Les propos de Serge T. se détachent sur un fond répétitif ambiant sombre : véritable bombe contre toute tentation à couper la poésie du réel.

    En trois titres, le compositeur s'est permis une liberté magnifique : commencer avec le sublime " Et peu à peu les flots respiraient comme on pleure", élégie de chambre d'esprit minimaliste à la Arvo Pärt, continuer avec "JLG", hommage inaudible au cinéaste (l'hommage est dans le titre !), jolie pièce de piano en forme de ritournelle obsédante, et leur opposer les hurlements de Serge T. en troisième position. "Le marin rejeté par la mer" renoue avec le titre 2, confirme le talent de Sylvain Chauveau dans un néo-romantisme teinté de sentimentalité, tout à fait irrésistible mélodiquement, piano chantant et cordes suaves, voix chantonnantes. Il rentre aussi en résonance par le titre avec le premier. 

   Et c'est le titre 5, "Dernière étape avant le silence", cordes glissantes et frémissantes sur un staccato quasi ininterrompu, un tintinnabulement de cloches. De ces titres qui ne vous quittent plus, d'une beauté déchirante, un ondoiement et un bercement, l'épaississement de la matière sonore au fil de la composition, avec violoncelle et vents. "Dialogues avec le vent" ouvre d'autres horizons, avec ses guitares un peu rock, auxquelles viennent se mêler clavier et surtout trombone (?) pour une ode instrumentale (la voix de Sylvain comme instrument) en forme d'appels tuilés de corne de brume ! "Ses mains tremblent encore", outre ses résonances avec les titres 1 et 4, semble une pièce échappée de l'univers de Wim Mertens, la voix très haute au début, le piano dans des boucles chaloupées.

De la lumière aux ombres...

    Les quatre titres suivants, marqués par l'usage de la première personne, reviennent à une veine "autobiographique" que le titre 3 avait exploré sur le mode cru et direct. En fait, il s'agit d'abord d'une veine plus expérimentale ; nappes électroniques troubles et sombres de "Ma contribution à l'industrie phonographique", mer inquiétante, autre face des flots du premier titre ; belle échappée à la guitare électrique chaleureuse, aux claviers scintillants, rythmée de manière sourde et obstinée, de "Géographie intime", à la mélancolie en creux, sa voix et ses chœurs comme l'appel des sirènes surgi de « l'océan de ton corps » avant le long engloutissement dans l'obscur informe peuplé de textures mouvantes avec le cœur battant lentement et une sorte de succion infernale à la fin, écho musical de la confession de Serge T. disant sa peur de la femme et de son « antre ».

  ...quand la vie s'en mêle !

    Lui succède sans coupure l'autre titre "dérangeant" de l'album,  « Je suis vivant et vous êtes morts » - autre titre godardien - citation tirée d'Ubik de Philip K. Dick (merci Philippe R de me l'avoir signalé !), orage planant de drones, boîte à rythme narquoise en guise de cœur, fond auquel sont mêlés des extraits de cassette pornographique ou des fragments d'une vie intime, des mots murmurés, puis dans la seconde partie, tandis que la musique se fait océanique, les gémissements d'une femme peut-être fessée, ponctués de bruits machiniques, réponse sonore aux hantises de Serge T.. "Mon royaume" termine cette séquence avec des boucles hystériques incrustées d'échantillons  « toujours mystérieux » de bribes de paroles et de cris, terminés par un « alors silence ! » péremptoire. On referme la boîte à cauchemars, la tentation du grand mixage en guise de musique de la vie, musique-vérité contre les mensonges des idéalisations, veine expérimentale digne des "docu-fictions" d'un Yves Daoust parues, elles, en 2023. La porte refermée, "Mon royaume" laisse rentrer le piano roi, la mélancolie qui vous chavire et vous illumine.

    Restent deux titres : le tourmenté "Potlatch", curieux montage, précédé d'un vent noir électronique, l'accordéon tournant dans un fond ambiant de plus en plus saturé puis se résorbant en brouillard ; et "Un souffle remua la nuit", possible souvenir du film L'homme qui dort (1974), d'après le roman de George Perec, l'homme dormant rêvant ici un monde merveilleux de conte de fée qui s'efface vite pour un retour à la respiration et aux bruits presque surréels du quotidien nocturne, une cloche isolée en guise d'ultime musique, dernière étape avant le silence.

  Un des premiers "classiques" du XXIe siècle. Disque biface fascinant, disque-monde passionnant. Et que de titres inoubliables, d'une beauté sublime !

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sonic pieces publie en parallèle un nouveau disque de Sylvain Chauveau, ultra-minimal, un concert solo enregistré en direct au café Oto à Londres en mars 2022. Sylvain n'y joue que des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica.

Nouvelle parution début février 2024 chez sonic pieces / 13 plages / 43 minutes environ

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Publié le 20 Septembre 2023

Zimoun - ModularGuitarFields I-VI
Foisonnement épique

   Connu pour ses installations à grande échelle de bruit et mouvement orchestrés, l'artiste suisse multi-disciplinaire Zimoun publie chez 12K un disque qui rompt avec la quiétude, la fragilité des productions de cette maison de disque (voir l'article précédent à propos du duo Illuha, par exemple). Modular Guitar Fields I-VI combine les sons d'une guitare Ténor Baryton, d'une sélection d'éléments provenant d'un synthétiseur modulaire et d'un amplificateur Magnatone des années 1960. La courte section IV mise à part , autour de une minute, les cinq autres sont amplement développées, entre dix et seize minutes.

  Six paysages sonores en perpétuel mouvement, six immersions dans des espaces grandioses, peuplés de drones épais, d'éclairs fulgurants, de hoquets, de collisions. Six voyages au cœur d'une densité aux micro-variations multiples, ce que la couverture illustre très justement. D'ailleurs sa devise, explorer la complexité à travers la simplicité, relève de l'esthétique minimaliste, comprise comme un moyen de donner à la musique une dimension à la fois organique et spatiale, mêlant microcosme et macrocosme pour nous prendre dans les filets brouillés d'une trame hypnotique. L'univers du disque est en effet flou, un flou d'un psychédélisme vertigineux, marqué par de longues traînées granuleuses, sourdes, de brefs et répétés courts-circuits : la musique ne cesse de se recréer dans une ébullition sombre et farouche, magmatique. L'osmose entre la guitare, le synthétiseur modulaire et les jeux d'amplification débouche parfois sur des tapisseries sonores chatoyantes, comme dans la section III, particulièrement répétitive, plus dans le genre 12K  par sa fragilité élégante, cependant peu à peu envahie par des granulations, une densification et un assombrissement des textures menant à un finale à frémir et à la courte quatrième section déchirée, dévastée d'échos, elle-même prélude à la cinquième, épique et flamboyante, aux colorations somptueuses. Toutes les sections sont enchaînées, d'où un continuum exaltant, fabuleux.

   Un disque magistral, d'une sidérante beauté !

Paraît le 22 septembre 2023 chez 12K / 6 plages / 1 heure et 4 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

  En complément, comme je ne trouve rien d'autre à vous faire entendre que le bandcamp, retour sur son disque précédent, Guitar Studies I-III, paru en 2022 chez Room40, vous ne serez pas déçus... Chaque étude dure autour d'une heure, la longue durée n'ayant jamais effrayé les minimalistes, au contraire.

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Publié le 20 Août 2023

François Mardirossian - Satie et les Gymnopédistes
Satie, notre contemporain inactuel...  

   Après trois disques consacrés à de grands compositeurs américains (Moondog, Philip Glass et Alan Hovhaness - ce dernier né aux États-Unis, mais d'origine mi-écossaise mi-arménienne) et un autre, Pianisphere volume 1, à un programme minimaliste, choix éclectique de pièces pour deux pianos exécutées avec son ami Thibaut Crassin, le pianiste François Mardirossian rend hommage à Erik Satie (1866 - 1925), compositeur français qui fut admiré en son temps non seulement par des compositeurs prestigieux mais par des artistes divers, et plus récemment outre-atlantique par John Cage, puis les minimalistes (Adams, Glass, La Monte Young, Reich, Riley). Deux ans avant le centenaire de sa mort, pour ne pas être trop conventionnel - on connaît l'esprit facétieux de Satie..., après beaucoup d'autres, et avant une floraison prévisible. Alors, un Satie de plus, pourquoi ? Et un double album...

   Satie est aimé des amateurs, peu présent dans les concerts, absent des Conservatoires - pas assez sérieux, ce Satie ! Il n'est toutefois relativement connu que par ses Gnossiennes et ses Gymnopédies. François Mardirossian leur fait une place, il n'est pas interdit de se délecter encore à leur écoute. Seulement, il étoffe son premier cd d'un large choix de pièces nettement moins connues et tout à fait délectables, sans pour autant nous livrer une intégrale qu'aurait peut-être boudé une partie du public. L'idée géniale de ce double-album, c'est d'adjoindre à ce choix d'œuvres du Velvet Gentleman (surnom dû à son costume de velours couleur moutarde porté dans les années Montmartre) un florilège d'hommages composé par des amis, des fidèles et des musiciens vivants. À quelques-uns de ces derniers, le Festival Superspectives de Lyon, que le pianiste co-dirige, a commandé des pièces nouvelles, enregistrées ici pour la première fois comme quelques autres exhumées par le gymnopédiste passionné. Le cd 2, ce sont les Gymnopédistes du titre !

    Je vais tâcher de ne pas empiéter sur le riche livret,  dû au pianiste lui-même, qui présente aussi les pianos choisis, pianos d'époque « non-standardisés » .

Satie connu... et méconnu

   Le premier cd présente un choix chronologique, à l'exception de la première et de la dernière pièce. La première, Désespoir agréable, c'est déjà tout Satie. Un Satie qui, à 39 ans, reprend des études musicales et écrit cette courte pochade au titre oxymorique : pas question de se laisser engluer dans le sentimentalisme, dans un romantisme flamboyant. Un pas de côté, un clin d'œil à la musique académique, et pourtant, en quelques mesures, une noble nostalgie. La dernière, Je te veux, de 1897,  permet de souligner l'anticonformisme d'un compositeur qui ne répugnait pas à écrire des chansons, une valse, comme celle-ci, pour la chanteuse Paulette Darty (1871 - 1939), reine des valses lentes. Jouée sur un Pleyel droit de 1923, elle sonne comme une pièce de cabaret, au sentimentalisme conventionnel, certes, mais non dénuée d'humour dans son allégresse doucement impérieuse...

   Entre les deux, on a d'abord les pièces célèbres, Gymnopédies puis Gnossiennes. Pièces intemporelles, danses inoubliables et hypnotiques dans leur pureté altière, et si délicate, interprétées avec une sobriété lumineuse par François Mardirossian, desservant de ces Mystères harmonieux et graves. Puis le pianiste passe à des œuvres à peu près inconnues du grand public, qu'on ne trouve que dans des intégrales comme celle donnée par Nicolas Horvath dans la collection Grand Piano chez Naxos ou lors de sa nuit blanche à la Philharmonie de Paris. Il s'agit notamment des Pièces Froides. D'abord trois Airs à faire fuir, tout à fait magnifiques, à la fois d'une mélancolie raffinée et d'une fantaisie distanciée, avec un titre collectif  et un sous-titre volontairement négatifs, typiques de la modestie farouche d'un compositeur...volontiers facétieux ! Puis trois Danses de travers, trois crescendos, variations sur une jolie mélodie un brin moqueuse, rêveuse aussi, parfaite pour des jeunes filles en fleurs, proustiennes avant l'heure.

   Suivent les Véritables Préludes Flasques (pour un chien), de 1912. Avec un titre à la Dali - je pense à ses montres molles..., un sommet de drôlerie, d'impertinence, contemporain des Préludes de Debussy. Une "Sévère réprimandeemphatique, bouffonne, se déverse sur le pauvre chien, assommé. Par contraste, "Seul à la maison" est un petit lamento larmoyant et émouvant pour le chien pitoyable. Heureusement, "On joue" vient rompre la solitude, les trilles dépeignent la joie de l'animal. Au total, ces trois pièces absolument délicieuses font penser à la bande-son d'un film burlesque muet.

   Sports et divertissements (1914) est une série de vingt-et-une vignettes, miniatures n'excédant pas une minute et vingt-cinq secondes, la plupart de moins d'une minute. On y découvre un Satie caricaturiste au trait acéré, à la verve acerbe ou bouffonne, qui s'amuse prodigieusement. Ah! Ce "Colin-maillard", primesautier, d'une légèreté nimbée d'un zeste de mélancolie ! Et l'évocation merveilleuse du "Yachting", se balançant dans les eaux d'un rêve de langueur infinie (presque baudelairien...). Et "le Flirt", avec sa citation-éclair de Au clair de la lune : le coquin Satie, comme il y va mine de rien, « Ma chandelle est morte / Je n'ai plus de feu » pour un séducteur voulant se faire ouvrir la porte...Un journal de la Belle Époque, ce cycle pétillant et malicieux, que François Mardirossian dessine avec un entrain communicatif.

 Pour ce cd 1, il nous reste les trois Avant-dernières pensées, admirées par John Cage. Ces très courtes pièces annonceraient le minimalisme par les motifs perpétuels, les répétitions, les mélodies faciles. La première, "Idylle", est gentille et brillante, mais pas impérissable... "Aubade, avec ses grappes répétées, son staccato grotesque, est par contre vraiment savoureuse. "Méditation", au rythme paradoxalement pressé, laisse entendre comme un vif dialogue intérieur : pièce assez étrange, au seuil de l'océan des rêves par ses volutes liquides et son friselis incessant.

Gymnopédistes d'hier...et d'aujourd'hui

    Le cd 2 regroupe dans le plus désordre chronologique (ce n'est absolument pas un reproche !!!) amis, connaissances et admirateurs anciens ou contemporains. Je passe sur les précisions biographiques (dans l'excellent livret et ailleurs). Je commence par amis et connaissances. D'abord Ricardo Viñes, pianiste si important du début du XXe siècle, créateur des plus grands. Sa Thrénodie ou Funérailles antiques (à la mémoire d'Erik Satie) est d'une poignante douceur. Première pépite de ce florilège ! Puis Henri Cliquet-Pleyel, proche par l'esprit de Satie comme le disent déjà les titres délectables des Trois pièces à la mémoire d'Erik Satie : Prélude rigide / Lamentation hydraulique / Oripeaux de bal et ballets de crins crins. Un prélude tourné en dérision par le thème récurrent et le mélange des genres ; une lamentation bien sépulcrale, qui s'endort et qui rêve, primesautière par bouffée avant de penser à redevenir funèbre ; un bal tournoyant qui s'emmêle et se croit tout autre ! Enfin Germaine Tailleferre, grande dame du piano et compositrice que l'on redécouvre depuis quelques temps, qui joua devant Satie. Sa Rêverie ne manque pas d'une grandeur un peu mélancolique.

    Je réunis ensuite deux compositeurs belges. Le premier, qui fut l'ami de Satie, Édouard Léon Théodore Mesens, est présent avec trois délicieuses pièces courtes : des Étrennes (pour Erik Satie) d'une joie guillerette, une composition (Composition n°4) tout aussi allègre, assez moqueuse, et une Danse pour piano, musique pour bastringue étincelante et drôle.. François Mardirossian a découvert dans les archives le second, Willy Dortu, dont il donne deux miniatures : l'une,  grave, baigne dans une nostalgie très gnossienne ; la seconde, vif, hésite entre esquisse caricaturale, parodie mélancolique et entrechat malicieux.

  Jusque là, un parcours passionnant, avec retrouvailles et trouvailles, parcours qui est aussi une réhabilitation des pièces les plus courtes.

   On arrive aux années  soixante, avec un autre facétieux, qu'on a pu prendre même pour un imposteur, l'américain John Cage, qui n'a jamais cessé de dire son admiration pour Satie. All Sides of the Small Stone for Erik Satie and (Secretly Given to Jim Tenney as a Koan ne surprendra pas venant de l'auteur de l'une des plus sublimes compositions pour piano, In A Landscape. C'est un Cage plus grave, plus sérieux, qui compose cette pièce admirable, gymnopédie méditative, sorte de ronde lente, ensorcelante. Un autre très grand moment de ce disque !

   Admirateur de Gavin Bryars depuis longtemps, j'étais partagé par sa New Gnossienne (after Satie) n°1, tellement impeccable, pastiche exemplaire. On jurerait du Satie, et rien d'autre. Où est donc passé Gavin Bryars, trop prudent Gavin  ??? Mais c'est éblouissant.  Je préfère, en guise d'hommage, une non-disparition de l'admirateur. Par exemple, Joyeux Satieversaire de Denis Fargeat : une mélodie limpide, un soupçon de nostalgie, le tout dans un calme troublant à la manière de, mais sans y coller trop...

    Ce disque recèle encore des trésors...

   La très belle Danse pour un enterrement de Claire Vailler, d'une noblesse et d'un envol magnifiques. Pièce miroitante, ode funambulesque...  

    La suite Various Occupations de Adrian Knight, auquel on doit un des sommets de l'écriture pianistique de ce siècle, Obsessions. Suite plongée dans des limbes rêveurs, une musique à la limite de la dissolution, du Satie distendu, ramené à des occupations irréelles, privé de son masque mondain, de son alacrité de surface. Sans doute la contribution la plus originale, inattendue, la plus audacieuse de cet ensemble d'hommages.

  Puis... il y a encore les trois pièces admirables de Sébastian Gandera, à la fluidité mélancolique irrésistible, doux cercles, vertiges intimistes...

   Et j'en viens à l'ouverture de ce second cd, fournie par trois pièces à tomber, trois pièces de Dominique Lawalrée. Son Listen to The Quiet Voice est évidemment le plus émouvant hommage possible. D'une simplicité dépouillée, avec sa boucle lente, entêtante, la musique s'enroule autour de notre âme et la serre doucement, à en mourir de douceur. L'Ombre des couleurs (ô le beau titre !) est d'une déchirante beauté tendue vers la lumière, du Satie-Bach minimaliste. Musique Satieerique, c'est l'autre face de Satie, le joueur, le torpilleur, qui s'amuse à citer J'ai du bon tabac au détour d'une broderie à l'allure enfantine, des gammes sautillantes, et flotte quand même un discret parfum de nostalgie.

   Un pur plaisir, ce double album généreux, il vous hantera longtemps si vous aimez Satie (ou pas), et que de découvertes ! François Mardirossian habite ce parcours avec une tranquille aisance : n'est-il pas chez lui, chez Satie ? Comme d'habitude chez Ad Vitam Records, un disque impeccable : prise de son , pochette, livret (en français d'abord !!), soit un très bel objet [ ce qui est devenu trop rare...].

Paraît en septembre 2023 chez Ad Vitam Records / 2cds / 73 plages / 2h et 20 minutes environ

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Publié le 10 Août 2023

Lawrence Ball - Prayer for the Breath of the World (Piano : Nicolas Horvath)

   Lawrence Ball est un compositeur britannique né en 1951. Diplômé en Science de l'ordinateur et en mathématiques, il a notamment étudié la composition avec Robert Boyle, un proche de Philip Glass, de 1978 à 1979. Intéressé par les sons, la musique et les images produits de manière algorithmique, il travaille dans une branche des mathématiques appelée mathématiques harmoniques. En 1996, il a fondé le Planet Tree Musique Festival, qu'il dirige toujours, présentant la musique d'Alan Hovhaness, Kaikhosru Sorabji, ou encore Jean Catoire, ce compositeur français dont le pianiste Nicolas Horvath (justement lui !) a entrepris une intégrale monumentale. Parmi les influences revendiquées par Lawrence Ball, on notera la présence de Terry Riley et LaMonte Young, minimalistes de la première heure mettant en œuvre boucles et répétitions, mais on trouvera aussi, outre encore Alan Hovhaness, Erik Satie et Arvo Pärt. À ces noms connus, il convient d'ajouter son goût pour les musiques marocaine ou indienne, le jazz, le rock. Il ne lui paraît pas étrange d'associer musique et méditation ou musique générée par ordinateur. Le catalogue de ses œuvres, essentiellement tonales, est immense... Son ami Nicolas Horvath publie sur son label Nicolas Horvath Discoveries deux suites pour piano, la n°9 en cinq parties et la n°8 en trente.

Lawrence Ball - Prayer for the Breath of the World (Piano : Nicolas Horvath)
À la pour(suite(s)) du Mystère...  

La suite n°9 joue surtout sur des boucles à la main droite, soutenues par des notes isolées dans les mediums. C'est un lac paisible sous plusieurs éclairages, avec la lumière qui chante doucement tendue vers le ciel. Déjà le crépuscule s'approche, le promeneur marche à pas lents, attentif à la danse diaphane des gouttelettes frémissantes à la surface du lac...

   L'ample suite n°8 est d'allure plus grave, plus recueillie, trouée de silences. Un peu moins d'aigus, plus de médiums et surtout quelques graves. L'heure est à la méditation, à l'intériorité, au dépouillement. Des thèmes reviennent, enveloppés d'une brume rêveuse, presque disloqués par la lenteur. Avec d'imprévues relances mystérieuses, comme en 8.

   Puis la suite se met à chanter, en 11, un air touchant, souvenir d'Alan Hovhaness ou Georges Ivanovitch Gurdjieff. Un de ces airs qui touchent à l'ineffable en quelques notes. La suite en est transformée, transcendée. Elle nous transporte dans ses volutes résonnantes, énigmatique et belle, vers une grâce d'autre monde. Elle semble parfois revenir en arrière (la 15 sur la 14, par exemple), et c'est pour mieux nous ensorceler dans ses petites mélodies tendues comme des fils fragiles sur le néant de toute chose. Avec son parfum oriental, la 18, solennelle et vaporeuse, incante le soir mystique. La 19, c'est Satie tel qu'en lui-même, son fils des étoiles au regard droit dans une cathédrale ouverte sur le ciel...

   Les cloches sonnent, c'est la 20, aux boucles envoûtantes, un des sommets de cette suite sublime. On gravit un escalier, ou une échelle, comme Jacob, ô l'étonnante 24, porté par les harmoniques de cette économie confondante. Puis  c'est la 25, qui me fait frémir à chaque écoute, aux boucles denses et haletantes, au doux balancement hypnotique. Qu'y a-t-il de plus beau que cette musique ? Il y a en elle une pureté vibrante que Nicolas Horvath donne à entendre note après note grâce à un toucher précis et respectueux de cette approche pudique et sans cesse reprise, une pour(suite) obstinée du Mystère, la respiration du monde pour laquelle le compositeur nous invite à prier.

Paru fin juillet 2023 chez 1001 Notes ACEL - Nicolas Horvath Discoveries / 35 plages / 55 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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