Sylvain Chauveau - Le Livre noir du capitalisme

Publié le 8 Février 2024

Sylvain Chauveau - Le Livre noir du capitalisme
La reparution bienvenue
d'un disque magistral !   
Sylvain Chauveau, Le Livre noir du capitalisme
Couverture originale en 2000

 

   Sorti en 2000 chez une petite maison de disque française installée à Dijon, Noise Museum Records, Le Livre noir du capitalisme, premier album de Sylvain Chauveau, était reparu en 2002 (Les disques du soleil et de l'acier), puis en 2008 chez Type Records sous un titre anglais. Le label berlinois sonic pieces a eu l'excellente idée de rééditer ce disque marquant sous son titre français, remasterisé par Andreas Lubich, alias Loop-o, dans une nouvelle édition très limitée (cd et vinyle), avec une nouvelle couverture en toile noire.

La musique contemporaine, autrement...

   Sylvain Chauveau écrit une musique de chambre fluide et sensible à base d'arrangements de cordes, de piano, marquée par les boucles, les répétitions, et l'utilisation (assez discrète) de couches électroniques et de sons de terrain. Elle s'inscrit dans un post-minimalisme marqué par le post-rock et la musique ambiante. À plus de vingt ans de distance, on voit mieux qu'il s'insère dans un large courant de recomposition de la musique contemporaine sous l'influence des Minimalistes, d'Erik Satie, d'Arvo Pärt, de Brian Eno : redécouverte de la tonalité, attention portée aux mélodies, importance du silence et d'un certain dépouillement. On pensera à Max Richter, à Wim Mertens, à Yann Tiersen, et à quelques autres.

« Et peu à peu les flots respiraient

comme on pleure »

   Le titre de la première composition annonce une esthétique fondée sur l'émotion, un rapport poétique au monde, mais aussi politique, de manière décalée, le titre de l'album comme un écho aux provocations de Jean-Luc Godard (cf. titre 2) et comme le souvenir d'une époque post-soixante-huitarde où il était naturel d'être anticapitaliste et maoïste. Le disque se plaît à brouiller les frontières : si la musique semble plutôt du côté poétique, ce que bien des titres, si beaux, soulignent, elle s'aventure parfois dans ce que beaucoup considèrent comme l'anti-poétique pur, les divagations obscènes de Serge Turc évoquant sa vie sexuelle dans "Hurlements en faveur de Serge T." (titre 3). Sylvain Chauveau est parti pour ce titre d'un enregistrement cassette du passage  de cet homme, croisé à Toulouse à la fin des années quatre-vingt-dix, sur une émission de radio locale. Il en a choisi quelques extraits, a échantillonné sa voix et, après avoir obtenu l'autorisation de l'intéressé, en a fait ce morceau d'anthologie, digne d'un Godard goguenard. Les propos de Serge T. se détachent sur un fond répétitif ambiant sombre : véritable bombe contre toute tentation à couper la poésie du réel.

    En trois titres, le compositeur s'est permis une liberté magnifique : commencer avec le sublime " Et peu à peu les flots respiraient comme on pleure", élégie de chambre d'esprit minimaliste à la Arvo Pärt, continuer avec "JLG", hommage inaudible au cinéaste (l'hommage est dans le titre !), jolie pièce de piano en forme de ritournelle obsédante, et leur opposer les hurlements de Serge T. en troisième position. "Le marin rejeté par la mer" renoue avec le titre 2, confirme le talent de Sylvain Chauveau dans un néo-romantisme teinté de sentimentalité, tout à fait irrésistible mélodiquement, piano chantant et cordes suaves, voix chantonnantes. Il rentre aussi en résonance par le titre avec le premier. 

   Et c'est le titre 5, "Dernière étape avant le silence", cordes glissantes et frémissantes sur un staccato quasi ininterrompu, un tintinnabulement de cloches. De ces titres qui ne vous quittent plus, d'une beauté déchirante, un ondoiement et un bercement, l'épaississement de la matière sonore au fil de la composition, avec violoncelle et vents. "Dialogues avec le vent" ouvre d'autres horizons, avec ses guitares un peu rock, auxquelles viennent se mêler clavier et surtout trombone (?) pour une ode instrumentale (la voix de Sylvain comme instrument) en forme d'appels tuilés de corne de brume ! "Ses mains tremblent encore", outre ses résonances avec les titres 1 et 4, semble une pièce échappée de l'univers de Wim Mertens, la voix très haute au début, le piano dans des boucles chaloupées.

De la lumière aux ombres...

    Les quatre titres suivants, marqués par l'usage de la première personne, reviennent à une veine "autobiographique" que le titre 3 avait exploré sur le mode cru et direct. En fait, il s'agit d'abord d'une veine plus expérimentale ; nappes électroniques troubles et sombres de "Ma contribution à l'industrie phonographique", mer inquiétante, autre face des flots du premier titre ; belle échappée à la guitare électrique chaleureuse, aux claviers scintillants, rythmée de manière sourde et obstinée, de "Géographie intime", à la mélancolie en creux, sa voix et ses chœurs comme l'appel des sirènes surgi de « l'océan de ton corps » avant le long engloutissement dans l'obscur informe peuplé de textures mouvantes avec le cœur battant lentement et une sorte de succion infernale à la fin, écho musical de la confession de Serge T. disant sa peur de la femme et de son « antre ».

  ...quand la vie s'en mêle !

    Lui succède sans coupure l'autre titre "dérangeant" de l'album,  « Je suis vivant et vous êtes morts » - autre titre godardien - citation tirée d'Ubik de Philip K. Dick (merci Philippe R de me l'avoir signalé !), orage planant de drones, boîte à rythme narquoise en guise de cœur, fond auquel sont mêlés des extraits de cassette pornographique ou des fragments d'une vie intime, des mots murmurés, puis dans la seconde partie, tandis que la musique se fait océanique, les gémissements d'une femme peut-être fessée, ponctués de bruits machiniques, réponse sonore aux hantises de Serge T.. "Mon royaume" termine cette séquence avec des boucles hystériques incrustées d'échantillons  « toujours mystérieux » de bribes de paroles et de cris, terminés par un « alors silence ! » péremptoire. On referme la boîte à cauchemars, la tentation du grand mixage en guise de musique de la vie, musique-vérité contre les mensonges des idéalisations, veine expérimentale digne des "docu-fictions" d'un Yves Daoust parues, elles, en 2023. La porte refermée, "Mon royaume" laisse rentrer le piano roi, la mélancolie qui vous chavire et vous illumine.

    Restent deux titres : le tourmenté "Potlatch", curieux montage, précédé d'un vent noir électronique, l'accordéon tournant dans un fond ambiant de plus en plus saturé puis se résorbant en brouillard ; et "Un souffle remua la nuit", possible souvenir du film L'homme qui dort (1974), d'après le roman de George Perec, l'homme dormant rêvant ici un monde merveilleux de conte de fée qui s'efface vite pour un retour à la respiration et aux bruits presque surréels du quotidien nocturne, une cloche isolée en guise d'ultime musique, dernière étape avant le silence.

  Un des premiers "classiques" du XXIe siècle. Disque biface fascinant, disque-monde passionnant. Et que de titres inoubliables, d'une beauté sublime !

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sonic pieces publie en parallèle un nouveau disque de Sylvain Chauveau, ultra-minimal, un concert solo enregistré en direct au café Oto à Londres en mars 2022. Sylvain n'y joue que des instruments acoustiques : piano, guitare, harmonium et mélodica.

Nouvelle parution début février 2024 chez sonic pieces / 13 plages / 43 minutes environ

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