Publié le 20 Octobre 2021

Rose Bolton - The Lost Clock

   Compositrice canadienne installée à Toronto, Rose Bolton a déjà à son actif un catalogue d'œuvres extrêmement diverses, allant de la musique électronique à l'écriture de quatuors à cordes, de bandes musicales pour films. Depuis plus de vingt années, elle a multiplié les collaborations et rencontres, avec notamment la pianiste Eve Egoyan interprète de la musique d'Ann Southam), le compositeur Rhys Chatham, ou bien ouvrant un concert de ... Charlemagne Palestine ! Elle est membre depuis de nombreuses années du Canadian Electronic Ensemble. Son dernier disque, The Lost Clock, est un disque de musique électronique (presque) pure, composé de quatre titres d'une durée comprise entre un peu moins de cinq minutes et presque treize.

   Ce qui distingue d'emblée son univers, c'est la précision délicate des gestes sonores. L'univers feutré de "Unsettled Souls", le premier titre, nous enveloppe de drones moelleux, de nappes synthétiques en léger tournoiement, tandis que des sortes de cymbales ou d'autres percussions (probablement électroniques) percent les couches pour affleurer à la surface du son, comme s'il s'agissait d'éclosions fragiles, porteuses d'une lumière qui diffuse et irradie progressivement le ballet si doux. Le titre éponyme, d'un peu plus de douze minutes, semble évoquer une musique disparue, enfermée dans des rouages, des frottements. L'atmosphère devient doucement haletante, scandée de percussions sourdes, traversée de nappes lumineuses. Vous voici au cœur de l'horloge perdue, parmi une forêt d'esprits errants. La montée étouffante des synthétiseurs, des drones, crée un espace trouble en perpétuel mouvement, jusqu'à ce qu'une puissante scansion nous rappelle le poids du Temps qui nous entraîne dans un sillage irisé par des vents de poussières. Titre splendide, d'une grande force évocatrice ! Avec "Starless Night", Rose Bolton crée un titre hanté par le chant des textures lâchées dans une clairière glauque. Impression d'être dans un monde sous-marin, entouré de bulles musicales remontant vers une lointaine surface : n'est-ce pas ce qui peut naître d'une nuit sans étoile ? Le sol bourgeonne de curieuses turgescences monstrueuses ; des insectes électroniques criquètent ; des lucioles rayonnent tandis que se lève tout un monde de bruits insolites...

 

   Reste le quatrième titre, "The Heaven Mirror",  de presque douze minutes. Des rayures lumineuses sur fond de drones épais précèdent une levée puissante de couleurs, le surgissement d'un piano fantôme égaré dans une forêt de sons synthétiques hypnotiques. On est dans un film merveilleux, au sens fort, entouré d'anges et de démons menaçants, fascinants. Le miroir du ciel est presque effrayant, d'une beauté tranchante, hallucinante. Ahurissant, le travail des textures électroniques s'offre le luxe de violons frissonnants incorporés dans les bruissements fabuleux des tentures oniriques.

   Cette musique est un enchantement. Je ne suis pas surpris qu'elle mentionne Éliane Radigue en tête de ses compositeurs préférés, juste avant Alva Noto.

Remarque : article difficile à illustrer, tant la parenté avec Roose Bolton écrase la pauvre compositrice...

Paru en juin 2021 chez Cassauna / Important Records / 4 plages / 36 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le site de la compositrice, très bien fait, avec un oiseau magnifique en frontispice !

- Rose Bolton sur Soundcloud : large choix de titres pour la découvrir

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 13 Octobre 2021

Bernard Parmegiani - Stries

Épiphanies fulgurantes, ou les Merveilles du Son

Bernard Parmegiani (1927 - 2013)... Faut-il encore le présenter ? Un des pionniers de la musique électroacoustique, membre du GRM (Groupe de Recherches musicales), compositeur prolifique d'œuvres très diverses, parfois de véritables fresques sonores... Mais j'étais resté jusqu'à ce disque assez peu sensible à sa musique, que je ne connaissais d'ailleurs, je le reconnais, que très partiellement, et mal. On ne peut tout écouter !

   Le disque que nous offre cette très belle maison de disque américaine qu'est Mode Records nous propose de redécouvrir une composition de 1980, Stries, pièce en trois parties inspirée par les bandes magnétiques d'une œuvre plus ancienne de 1963, Violostries, pour violon et bande magnétique, cette dernière entièrement dérivée d'enregistrements du violon modifiés par Parmegiani. Stries avait été écrite pour les trois joueurs de synthétiseurs du Trio TM+, qui utilisaient toute une panoplie de synthétiseurs analogiques de la fin des années 1970 et les premiers synthétiseurs numériques du milieu des années 1980. La restauration de Stries a exigé beaucoup de recherches du côté des instruments originaux, des partitions pour tenter de rester dans l'esprit sonore de la composition originale : il s'agit dans les faits nécessairement d'une recréation. L'idée était de rendre l'œuvre aux interprètes d'aujourd'hui. Bien sûr, pour cela, il a fallu numériser aussi les bandes originales, tâche attribuée à Jonathan Fitoussi, excellent connaisseur des synthétiseurs, dont j'ai chroniqué le beau disque en collaboration avec Clemens Hourrière, Espaces timbrés. Colette Brœckaert, Sebastian Berweck et Martin Lorenz sont aux synthétiseurs.

   La première partie, "Strilento" - dont le titre est peut-être le condensé de "stri(es) + lento", est la plus difficile à première écoute : coupante, abrupte par ses surgissements sonores cristallins, métalliques, et en même temps feutrée de légers ronflements, piquetée de petites frappes sourdes. Un curieux alliage de rapidité et de lenteur. Un caprice sonore, en quelque sorte, qui prend sans cesse l'auditeur au dépourvu. C'est tout un monde lointain dont nous écoutons avec stupéfaction l'avènement brut. De la musique industrielle en morceaux, à travers laquelle se fraie pourtant à certains moments une très étrange mélodie. Des stries glissantes accompagnent tout un cliquetis d'éructations à partir du milieu de la pièce, qui se vaporise ensuite en chuintements et virgules sur un fond de brume sonore. Les dernières minutes de cette pièce d'un peu plus de dix-sept minutes nous plongent dans les rouages d'un monde énigmatique, comme si Parmegiani se faisait l'explorateur du fond de l'inconnu pour en ramener du nouveau, tel Baudelaire en son temps. La fin sur des zébrures nerveuses rompt le fil de cet étonnant voyage.

   "Strio" est d'un accès plus aisé, déjà parce qu'il joue sur une continuité sonore que "Strilento" n'avait pas cessé de disloquer. Les synthétiseurs tissent une toile somptueuse et sinueuse. C'est ce titre qui, dès ma première écoute, m'avait décidé à écrire cet article. Les trois instruments donnent leur pleine mesure et confirment qu'ils ne sont absolument pas les instruments froids d'une technologie aride. Ils ont un velouté, un déroulé ondulatoire d'une confondante beauté. Ils suggèrent à merveille un univers en relief, en léger tournoiement. Ô le foisonnement oscillatoire, les amples spirales miroitantes ! Un chef d'œuvre !!
  

   Vous avez eu raison de vous accrocher, confortés par le diamant précédent. La troisième partie éponyme, c'est un peu comme la résultante des deux premières. De multiples événements perturbent une toile soutenue sans jamais la déchiqueter comme dans le premier titre, en dépit de moments d'accalmie qui structurent la composition. Les synthétiseurs jouent avec la bande magnétique une éblouissante féérie sonore, qui atteint des sommets grandioses, fabuleux. Un bruissement d'aigus délicats, diaphanes, autour de sept minutes, montre la finesse de cette musique, capable également de brasser en très peu de temps des horizons d'une diversité vertigineuse, car nous voici à nouveau emportés dans un flux formidable, magnifique, d'une puissance émotive stupéfiante. J'ai mis le casque presque à plein volume : incomparable musique d'apocalypse, non ténébreuse, mais vraiment terminale, un immense soulèvement de l'énergie exultante, une marée irrésistible, scandée par de lourdes ponctuations majestueuses, puis un transport énorme, rayonnant, tombant dans un vide abyssal parcouru d'ondes glissantes. Autre chef d'œuvre fulgurant !

   Un hommage à l'un des compositeurs les plus importants de la fin du vingtième siècle et du début de celui-ci, créateur de mondes sonores inouïs. Une des grandes pages de l'histoire de la musique, tout simplement. Une expérience d'écoute unique, exaltante.

Paru en juillet 2021 chez Mode Records / 3 plages / 45 minutes environ

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Publié le 8 Octobre 2021

Ståle Storløkken - Ghost Caravan

Enregistré aux grandes orgues de l'église de Steinkjer (Norvège) interprété par le célèbre guitariste Stian Westerhus, Ghost Caravan suit The Haze of Spleeplessness enregistré avec de vieux synthétiseurs dignes d'un musée et des logiciels contemporains. Le compositeur Ståle Storløkken, figure du jazz norvégien et des musiques expérimentales, relie ce nouveau disque à la tradition des organistes qui improvisaient dans l'église du Sacré-Chœur de Paris en explorant le potentiel sonore de leur grand orgue.

   Le disque est structuré autour de quatre "Cloudland" et de quatre "Spheres", à peu près alternés et laissant la place en six au titre éponyme et en 9 à "Drifting On Wasteland Ocean". Le premier pays de nuages nous pose au ras des tuyaux. Nous participons aux mystères de la soufflerie : drones épais légèrement pulsés, notes émergeant d'un cône de chuintements. "First Sphere", c'est l'orgue en majesté, un hymne tendu vers la lumière, arcbouté sur des basses grondantes. "Cloudland II" nous rabat aux origines du son. On voit le fantôme de la cathédrale tâtonnant le long des murs, les effleurant à peine, si fragile. Lorsqu'il s'assied au pupitre, il fait entendre tous les bruits des mécanismes. "Second Sphere" évoque véritablement une caravane fantôme, une scène irréelle d'un film expressionniste en noir et blanc. Cette série d'improvisations, autour de quelques éléments clés, plonge au cœur de l'instrument, de ses claquements, grincements, pour s'élever dans "Ghost Caravan" à la majesté trouble d'une curieuse incantation grotesque. Nous serions dans une antique et très vaste crypte pour une liturgie ténébreuse : que surgissent tous les démons des autres mondes, semble appeler ce titre hypnotique...

   Le pauvre fantôme trébuche et balbutie en "Cloudland IV", réussissant à peine à émettre quelques notes timides au-dessus d'un cliquetis lamentable. Il se rattrape dans "Third Sphere" à la splendeur sépulcrale, qui se fait chant poignant dans certains passages, où l'on retrouve l'incantation de "Ghost Caravan", affaiblie. Le fantôme exprime sa solitude, sa déréliction en mélismes colorés, avant de se redresser et de clamer sa dignité. L'orgue donne son grand jeu, proteste en aplats syncopés pour sonner à plein régime. C'est splendide ! Il est temps de dériver sur l'océan désert ("Drifting On Wasteland Ocean"). Nous sommes revenus humblement dans les chuchotements, les respirations de la machinerie. La caravane fantôme, n'est-ce pas l'orgue lui-même, tout ce qu'il porte en lui, que l'organiste, s'il est inspiré, tirera de l'énorme instrument  ? C'est Frankenstein enfermé dans le buffet, qui halète à grand peine, submergé par son humiliation, cachant sa honte. Quelle musique expressive, idéale pour bien des films fantastiques !

  La quatrième sphère, qui conclut l'album, est bouleversante, on croit entendre les échos de cantates de Bach. À mi-chemin de l'essoufflement et des tonitruances, une humble et calme montée vers la lumière.

   Un magnifique disque d'orgue contemporain !

Paru en avril 2021 chez Hubro / 10 plages / 37 minutes environ

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Publié le 5 Octobre 2021

Guy Vandromme / Bruno Duplant - L'infini des possibles

   À l'affût de l'Infini

   Dans la musique contemporaine, il arrive de plus en plus souvent que l'interprète, au lieu de se contenter d'avoir à reproduire une partition ou de l'interpréter selon sa sensibilité, soit associé au processus créatif par le compositeur, qui lui accorde une marge de liberté. L'Infini des possibles est le fruit d'une telle co-création, au point que le nom du compositeur disparaisse de bien des sites ! Le compositeur, c'est le français Bruno Duplant, que je m'étonne malgré moi de ne pas connaître, alors qu'il est l'auteur d'une œuvre immense, de dizaines de disques. Le pianiste belge Guy Vandromme, interprète notamment d'Erik Satie et de John Cage,  s'est lancé à piano perdu, si j'ose dire, dans cette aventure, fasciné par la partition, et il faudrait pour l'occasion modifier mon expression inventée sur un modèle bien connu : à piano gagné ! La collaboration entre les deux hommes a été étroite. Si les directions ont été clairement indiquées par le compositeur, la contribution du pianiste a redessiné les choix. Les indications du compositeur et la partition de la première étude vous permettront de comprendre le projet de ce cycle de douze études.

Guy Vandromme / Bruno Duplant - L'infini des possibles
Guy Vandromme / Bruno Duplant - L'infini des possibles

   Comment suggérer l'infini ? C'est un peu le défi de Bruno Duplant : grâce à un déploiement de possibles disposés selon douze couleurs différentes de la plus claire à la plus sombre. Les choix rythmiques et harmoniques sont réduits à l'extrême. Guy Vandromme insiste sur la singularité du projet, qui rend ces études incomparables aux études de Chopin et de bien d'autres, même de celles de Cage ou Ligeti. Maintenant que vous savez tout ce qu'un auditeur curieux doit savoir, il faut en venir au résultat...

   Bien des œuvres contemporaines, dans différents domaines artistiques, sont soigneusement présentées, bardées de concepts intelligents. Cette enveloppe séduisante ne garantit en rien la qualité du résultat. Il arrive trop souvent qu'elle ne soit qu'un cache-misère. Disons tout de suite que ce n'est pas le cas pour ce vaste cycle. On peut, je dirais même qu'on doit oublier tout ce que je viens d'écrire, toutes les intentions des concepteurs. Ce qui compte, c'est la réponse que nous apporterons en tant qu'auditeur à des questions très simples : la musique nous plaît-elle ? suscite-t-elle des émotions en nous, des états de conscience qui nous apportent quelque chose que nous n'avions pas, ou qui nous aident à progresser dans nos propres voies ? Disons-le tout net : ce n'est pas une musique pour l'auditeur pressé. Certes, on peut écouter les études séparément, chacune entre presque neuf minutes et quinze minutes pour la plus longue, déjà des formats assez longs. On le peut. On sent très vite qu'on est quelque part du côté de Morton Feldman, un Feldman qui ne dériverait plus dans un labyrinthe. L'étude n°1 est une marche suspendue aux arêtes du silence, d'une extrême lenteur, qui pose chaque note et la laisse résonner. L'auditeur est invité à une contemplation du son dans laquelle il suspend son être propre. Écouter suppose ce dépouillement, cette ascèse qui, seule, peut rencontrer celle de l'interprète, l'âme sur le bord des touches, le geste d'une précision délicate, attentionnée. Si vous franchissez le cap de ces onze minutes inaugurales, le disque vous ravira par sa pureté, sa fraîcheur : « le jeu sera sobre, lent et d'une douce mélancolie » indique le compositeur. Cette lente sobriété nous lave du monde ordinaire, nous transporte en douceur dans un état extatique aux antipodes de l'imagerie liée à ce beau mot d'extase : être hors de soi, dans une tranquillité surnaturelle. L'étude n°3, relativement animée, ne rompt pas le climat, elle l'enracine dans la durée avec une vigueur nouvelle. Ni mollesse, ni presse dans cette musique d'une intensité magnifique. Qu'est-ce que la mélancolie, ici ? Rien d'autre qu'une sérénité indifférente aux agitations du monde extérieur. Un recueillement grave, seul capable de prolonger ces exercices spirituels. Un chant parfois se fraie un chemin, des souvenirs musicaux peut-être, comme dans l'étude n°4, vite ramenés sur le fil d'une pensée soucieuse de sonder le silence, d'en extraire la quintessence.

   Comme si l'infini ne se saisissait que dans la décantation, dans les interstices d'une avancée prudente au bord des résonances de la fin de cette quatrième étude. Guy Vandromme y fait preuve d'une patience d'ange, devant refouler toute tentation de virtuosité pour devenir le célébrant, que dis-je le célébrant, l'inspiré vigilant d'un office hanté, nous confie Bruno Duplant, par Mallarmé, Perec, et j'ajouterais Borges - je laisse de côté Bachelard et Cage, également mentionnés par le compositeur. Pourquoi cette tapisserie de lettres si ce n'est pour y attraper l'infini entre les mailles du filet ? De même que la blancheur mallarméenne,  les combinatoires oulipiennes peréciennes ou les lettres borgésiennes étaient les armes pour faire surgir, pour piéger l'Œuvre, suprême condensation, avatar rêvé de 'l'Infini. L'étude n°5 laisse peut-être entendre les restes du big bang originel, le bruit grave de l'infini, son souvenir tourné en dérision par les éclaboussements espiègles des médiums et des aigus. Elle finit toutefois par donner l'impression d'un nouvel équilibre, d'une volonté d'embrasser les extrêmes en dépassant les vieux antagonismes. Ce dont profite la plus longue étude, la sixième, avec ses quinze minutes, ses interrogations obstinées, ses allées et venues du sépulcre à la lumière sans se départir d'un calme souverain, en dépit d'une brève accélération vers la fin. Noble conclusion d'un premier Livre, si l'on emprunte un terme de rigueur pour les cycles d'étude les plus célèbres.

   Avec le début du deuxième disque, l'écriture se resserre, les notes se rapprochent, dessinent des lignes, des quasi mélodies. De ce point de vue, l'étude n°7 contraste nettement avec les précédentes, en dépit de quelques retours de l'ancienne trame erratique. Les notes s'agglomèrent, se bousculent, les harmoniques s'enchevêtrent, le piano se met à gronder. Quel tumulte ! Quel orage soulève ces déferlements inattendus - ou trop attendus au contraire pour d'autres auditeurs ? Nous sommes passés de l'autre côté de l'austère méditation. Des éclats, des graves assenés avec grondement, des aigus tranchants : l'étude n°8 est d'une densité dramatique nouvelle, encore que tenue, si digne, tenace. Les résonances y prennent un relief affirmé, dessinant des pics et des abîmes, des platiers de drones. La venue des Ténèbres est de plus en plus sensible. L'étude n°9 semble trébucher dans la descente d'un escalier, on pense fugitivement à la Musica Ricercata de Ligeti. La lumière appelle comme un souvenir que l'on quitte tandis que l'on s'enfonce irrémédiablement dans des cercles harmoniques de plus en plus vastes. Elle n'abandonne pas, se drape de longues résonances semi-voilées pour accompagner la lente immersion des graves dans une nappe de drones aux résonances impressionnantes. L'étude suivante, la n°10, paraît plus apaisée, guettée par la paralysie. Tout y est en suspens. On flotte dans une brume qui diapre légèrement les notes aigües ou médiums, tandis que les graves sont assourdies. Où sommes-nous au juste ? Quelque part au-delà des conflits, dans une attente étirée. Graves plaqués, massifs : l'étude n°11 renoue avec la n°9, en plus têtue, inquiétante, avec des fêlures sombres, comme une colère retournée contre elle-même. Sous-sols de l'enfer aux voûtes très basses, geôles sinistres que quelques brins de demi-lumière ne parviennent pas à éclairer sur la fin. Destin scellé ?  L'étude n°12 exprime une surprenante renaissance, un nouvel au-delà. Les notes déferlent en un quasi strumming à la Charlemagne Palestine. L'énergie circule à flux vif, ne cesse de rebondir dans une allégresse robuste, frangée de la robe sombre des harmoniques concaténées. Qu'est-ce que l'infini, sinon ce nouveau départ, cette échappée qui répond à celle de la n°7 ? L'ombre est impuissante à ensevelir la lumière, plus radieuse que jamais et qui peut maintenant s'abandonner à une douce quiétude...

   N'oublions pas de dire quelques mots du piano utilisé : un rare Steinway C de 1896, aux sonorités somptueuses, aux résonances profondes. L'instrument est déterminant. Manié avec une sensibilité merveilleuse par Guy Vandromme, qu'on sent faire corps avec lui pour en exprimer toutes les beautés, il contribue à la réussite de ce cycle magistral parfaitement enregistré. Une œuvre inépuisable !

Divagations...

La partition ne laisse pas de faire penser à celles, perforées, des pianos mécaniques. On est tenté d'y voir un texte tronqué, dont il faudrait rétablir l'intégralité en bouchant les espaces avec les absentes de toute partition, pour paraphraser et détourner la formule mallarméenne. On peut aussi jouer à lire un texte dissimulé parmi d'autres lettres, une sorte de palimpseste. J'y lis par exemple un possible message caché, le motif dans le tapis : que Face à Cage (s)'efface (l)e gage. Par "gage", il faudrait entendre la cage de la musique conventionnelle, figée dans la partition, enfermée dans son fini. La partition ouverte, aérée, s'ouvre à l'infini des possibles...

D'un seul coup, je lis à la fin de la partition de l'étude n° 12 : fa(çon) d'ê(tr)e (l)à.

Paru chez elsewhere en septembre 2021 / 12 plages / 2 h 8 minutes environ

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