Publié le 31 Août 2012

Alva Noto + Ryuichi Sakamoto with l'Ensemble Modern - UTP_

   Sortie initialement en 2008, cette collaboration exemplaire entre l'un des maîtres de la musique électronique d'aujourd'hui, l'allemand Carsten Nicolai alias Alva Noto, le pianiste japonais Ryuichi Sakamoto au bel éclectisme lui permettant de naviguer avec aisance entre impressionnisme, pop et contemporaine, et l'Ensemble Modern fondé à Frankfort en 1980, un ensemble qui joue aussi bien les compositeurs de la contemporaine pure qu'un Fred Frith, ouvre des voies nouvelles passionnantes. Si la collaboration entre Alva et Ryuichi donne des albums magnifiques comme Vriion (2002) Insen (2005), Revep (2006), et plus récemment Summus (2011), le recours à l'Ensemble Modern permet au duo de sortir du fascinant face à face entre l'électronique et le piano. L'ajout d'instruments acoustiques crée de facto l'une des possibles musiques symphoniques du temps présent. Précisons que je ne rends compte que du cd reparu seul en 2011, pas du dvd + cd sorti en 2008 et donc pas du concert et du travail multimédia lié au projet.

   Par delà la consanguinité avec les réalisations du duo, la différence est sensible dès le premier titre, significativement intitulé "Attack / Transition" : une discrète entrée électronique, comme une particule striant finement l'espace, dont l'itinéraire est fracturé par l'irruption des cordes, tranchantes, rugueuses, pizzicati, col legno, dans une sorte de bouquet fracassé au ralenti. Alva récupère certaines notes des cordes, étirées, enrobées dans un léger cliquetis de sons électroniques, cette marque de fabrique du maître qui rythme sa musique grâce à ces petits points éruptifs. C'est d'une beauté sidérante : Alva Noto est un organisateur du son, comme aurait dit John Cage, ou plutôt un sculpteur et un architecte sonore. Les titres vont s'enchaîner pour nous plonger dans la nouvelle ère.

  Si "Grains" peut au début nous remettre dans l'oreille les collaborations du duo, avec sa ponctuation délicate, il y a ces autres instruments, ces notes frottées qui installent cette fois la conception toujours très minimale, épurée, dans le concret des matières. Le boisé, le métallique se donnent à entendre comme rarement, comme si l'on était au seuil de leur corporéité. Quelque chose bat...d'infimes crissements, c'est déjà le monde de "Particle 1" : musique concrète d'une infinie délicatesse, loin des messes inaugurales et des agressions auditives des temps préhistoriques de ladite musique. Il faut du temps pour que de ces manifestations minuscules de percussions lilliputiennes lève une pâte vivante de sa vie propre : un monde surgit à peine et disparaît. En cela, cette musique est aux antipodes d'une civilisation du plein, du trop-plein, du clinquant et du spectaculaire : austère et rare, elle se déploie avec une vraie majesté radieuse, comme dans "Transition" sous forme de continuum électro-acoustique à la fois glacé et velouté. Ryuichi se manifeste peu, le voici dans "Broken Line 1" : parcimonieux, enveloppé par une aura de cordes frémissantes et lointaines, souligné par la toile électronique d'Alva. Quel paysage pur : pas distants sur la neige onirique étoilée de fins réseaux tandis qu'un souffle s'ourle dans le ciel ultraviolet...Et puis vous arrivez sur "Plateaux 1", arêtes farouches des montées brutes des cordes en longues poussées puissantes. Le ciel gronde, saturé de drones. Pas d'apitoiement : il faut avancer en direction du haut plateau, loin des séductions factices. Alva et Ryuichi sont des ascètes d'aujourd'hui, en marche vers une sorte de Mont Analogue, celui cherché par René Daumal et par tant d'autres sous d'autres noms. On est proche des univers d'un John Luther Adams ou d'un Spyweirdos, ces autres chercheurs intransigeants. En chemin, il y a "Silence", froissements imperceptibles, au fond une seule note tenue, percussions électroniques graves, résonantes, en guise de gong. "Particle 2" nous plonge dans un monde semi-liquide parcouru de reniflements, battements insistants : cela fermente, s'enfle et décroît au fil de soupirs, le piano presque atone en notes très brèves à peine frappées. Un chant s'élève à la fin de la pièce, fragile, transparent. C'est confondant, admirable. "Broken Line 2" voit le retour d'un piano plus affirmé, des cordes glissantes ou en pizzicati. C'est un cortège peut-être, orné de draperies électroniques somptueuses ; il se déplace dans un autre espace, à l'intérieur d'une âme immense, pour nous entraîner vers le dernier titre, le plus long avec presque  treize minutes, "Plateaux 2 / End". La montée reprend, âpre, sombre, altière, longues vagues crescendo séparées par des intervalles de foisonnement particulaire. Épaisseurs, stridences : renaissances dans des torsades denses creusées de béances aveuglantes, avant l'explosion d'une puissance sèche qui libère comme de monstrueuses cymbales cosmiques se perdant dans l'infini. Un disque vraiment extraordinaire, celui d'artistes exigeants, visionnaires.

   Utp pour Utopia, ou comment une pièce de commande pour le quatre-centième anniversaire de la ville de Mannheim - conçue au XVIIe en tant que ville idéale - remplit pleinement son programme en  accomplissant de nouvelles combinaisons musicales, certes déjà tentées, esquissées, mais rarement aussi pleinement maîtrisées. 

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Paru en 2011 chez Raster-noton / 10 titres / 72 minutes

(Première parution en 2008 avec le Dvd - j'avoue m'y perdre dans la discographie prolifique d'Alva !)

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Publié le 9 Août 2012

La fin d'un label fondamental : New Albion Records.

     Ce blog aurait-il existé sans New Albion Records ? Je me le demande parfois. C'est par l'intermédiaire de John Luther Adams que je viens d'apprendre la nouvelle de l'arrêt définitif du label - dont les dernières publications remontaient d'ailleurs à 2008 : le stock de cds est redistribué aux artistes, à charge pour eux d'éventuellement les proposer aux amateurs. Reste pour le moment un espace de téléchargement : les fichiers triomphent des cds.
  Une aventure se termine, l'une des plus belles de l'histoire du disque. Foster Reed, le fondateur du label, a contribué à la découverte d'artistes majeurs dans des domaines assez divers : minimalisme et post-minimalisme, et plus largement musiques contemporaines, électroniques, expérimentales, avec quelques belles incursions dans les musiques anciennes. Une partie de l'index des musiciens de ce blog vient de là ! Pour n'en citer que quelques uns, ceux qui me sont les plus chers : Ingram Marshall, Terry Riley, John Luther Adams, John Adams, Kyle Gann, Alvin Curran, Stephen Scott, Peter Garland... Avis aux amateurs : le catalogue du label est dorénavant un gisement d'incunables précieux.

   On ne dira jamais assez le rôle fondamental d'un éditeur avisé. Je suis assez d'accord pour considérer Foster Reed comme un équivalent pour les musiques novatrices d'un Manfred Eicher, le fondateur et animateur du label munichois ECM, consacré au jazz, prolongé à partir de 1984 par ECM New series, tourné vers les musiques contemporaines. Ce qui est sûr, c'est que si je suis redevable à Manfred de la découverte d'Arvo Pärt, je dois à Foster d'avoir ouvert d'immenses horizons qui m'ont permis de sortir des musiques trop souvent compassées ou à mon goût trop dificiles, offertes par le catalogue des Nouvelles séries d'ECM. 

Les deux dernières parutions du label ont mis en lumière la pianiste Sarah Cahill :

 - en janvier 2008, Private Dances de Kyle Gann.

 - en mai 2008, Fantasy and Metaphor de Leo Ornstein
 

La fin d'un label fondamental : New Albion Records.
La fin d'un label fondamental : New Albion Records.

   D'autres labels indépendants passionnants ( Je n'envisage ici que les labels américains) restent heureusement au service des nouvelles musiques les plus exigeantes : Lovely Music, Cold Blue Music, Mode Records, Cantaloupe Music, New World Records, New Amsterdam Records, Innova Recordings, Tzadik... Ces petites maisons irriguent largement ce blog...

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Publié le 8 Août 2012

Bachar Mar-Khalifé - Oil Slick

   Les soldes ont quand même du bon : elles ne servent pas qu'à réactiver la compulsion d'achat chez le consommateur sidéré et bavant devant les offres alléchantes à lui promises pour quelques moments de délices... Parcourant les bacs d'offres d'un magasin bien connu - que j'ai déserté par ailleurs totalement au profit d'autres circuits - je vois le nom de Bachar Mar-Khalifé. Cela me dit quelque chose. Mais oui, le trio Aufgang, avec Rami Khalifé, l'un des deux pianistes de la formation, l'autre étant Francesco Tristano ! Or Rami, c'est son frère et il joue sur l'album, et leur père, c'est le musicien libanais Marcel Khalifé. Voilà donc Oil Slick embarqué pour écoute. Je découvre ensuite qu'Aymeric Westrich, le troisième d'Aufgang, accompagne Bachar aux percussions, synthétiseurs et autres sons.

   Bonne pêche ! L'album, assez composite, est très séduisant. Entre jazz, musique orientale, contemporaine et minimalisme, il présente des compositions vraiment originales. "Progeria", le premier titre, débute par quelques secondes avec la voix chuchotante de Bachar accompagnée au piano, avant l'explosion du thème à mi-chemin entre jazz et rock. C'est énergique, coloré, bourré d'interventions bienvenues réservant même de beaux passages élégiaques. Si le titre évoque une maladie génétique se manifestant par une sénescence accélérée, l'effet est inverse sur l'auditeur, emporté par un courant puissant de jouvence !

     "Distance" fait la part belle au piano : c'est le titre qui m'a le plus vite séduit. Début méditatif, le piano dans les graves prolongé par une percussion délicate et claire, puis le branle des percussions massives, orientales, le chant en arabe, fragile et pur, le piano parti dans un mouvement minimaliste océanique : comment un tel album peut-il se retrouver dans les invendus ?? Un fouillis fascinant de percussions suit l'envolée du piano, le chant se dédouble avec le renfort du quatrième comparse, Aleksander Angelov, par ailleurs le bassiste. Presque dix minutes de bonheur. La fin est superbe, les boucles claires du piano ponctuées de quelques notes graves étouffées. "Around the Lamp" reste sur un ton rêveur, vocalises étirées ponctuées au piano électrique (?), brèves onomatopées mystérieuses : un peu plus de quatre minutes en apesanteur, avant l'autre grand moment de l'album, l'extraordinaire "Marée noire". Texte en français autour du désir, du dégoût, plein de fiel, accompagné par les pianos : l'un sarcastique et obstiné à partir de notes serrées, l'autre mélodieux et lyrique sous influence tango. La voix est très vite traitée avec une sorte de vocodeur pour laisser passer un flot d'imprécations, d'insanités. J'ai l'impression d'entendre la voix du personnage-narrateur du Journal d'un monstre de Richard Matheson : mais ici, plus rien d'enfantin, c'est la voix de l'obscur, de l'interdit, de ce qui ne se fait pas, ne se dit pas. Les synthétiseurs se déchaînent à l'évocation des désirs mauvais enfin formulés, si bien que la pièce devient un maelstrom insidieux de musique électronique vénéneuse. Très loin au fond de la masse sonore, une petite voix claire est l'écho affaibli de cette voix de l'ultra-mal, elle grandit jusqu'à être à égalité pour affirmer que « jusqu'à demain le sabre s'enfoncera dans ma chair impure / jusqu'à quand m'en voudras-tu ? Et jusqu'à quand vais-je te dégoûter, mon ange / mon amour ? », évocation d'un rituel trouble d'autopunition débouchant sur un silence. Puis le piano reparaît en léger strumming un bref temps crescendo, un motif grotesque, presque hoffmannien, en contrepoint, une percussion caricaturale et erratique, et tout est dit...

"Democratia" sonne plus orientale, scandée par le oud et des percussions omniprésentes qui, dans la partie centrale font songer à la musique soufie...parasitée par d'étranges objets sonores. Car cette musique est décidément hybride, iconoclaste. Inventive et colorée, elle s'approprie des gestes musicaux divers avec une belle désinvolture. Chaque composition nous réserve des moments distincts, nettement délimités par des cassures rythmiques ou des silences. Le dernier titre, "NTF ntf", nous emmène encore ailleurs, dans le sillage d'un Tod Dockstader par exemple. Nous voici en plein musique concrète, mais s'en élève ensuite un chant étrange, murmuré en anglais, accompagné de percussions métalliques, d'un frappé de tabla : où sommes-nous entraînés par ces mécaniques percussives intrigantes ? Décidément, cette marée noire (c'est le sens du titre anglais) nous emmène en bateau pour un voyage plein d'imprévus ! Pour tous ceux qui n'ont pas peur des chemins de traverse, un album très conseillé.

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Paru en 2010 chez InFiné - label assez présent dans ces colonnes ! - / 6 titres / 48 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 avril 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges