jazz et alentours

Publié le 7 Novembre 2024

Ken Field - The Canopy

    Saxophoniste, flûtiste, percussionniste et compositeur, Ken Field dirige le Revolutionary Snake Ensemble, un orchestre de cuivres inspiré par la musique de la Nouvelle-Orléans et participe à de nombreux projets autour du jazz. Mes lecteurs s'étonneront : du saxophone, du jazz dans ces colonnes ! Ce n'est pas fréquent, je le reconnais. Mais j'ai été séduit par le charmeur de serpent, que voulez-vous...

The Canopy répond à une commande de la danseuse et chorégraphe Joanie Block pour son spectacle Under the Canopy, orienté vers les expressions de l'amour, de la perte, de la force morale des membres de la communauté de danseurs de Boston. N'ayant pas vu le spectacle, je ne rends compte que de mon écoute...Précisons que Ken Field joue de tous les instruments, qu'il a tout arrangé et enregistré.

Ken Field

Ken Field

   Des maracas, puis entre le saxophone : c'est "The Serving", quasi solo très orientalisant. Le charmeur nous fait entrer dans la danse par une mélopée simple et chaleureuse. On est d'autant plus surpris par le second titre, "Also Known As", aux guitares superposées : pièce presque méditative, aux résonances magnifiques. Un trio de saxophones enchante "Laevinic Defeat" (titre 3), rythmé par une percussion sourde et une percussion manuelle (sorte de maracas, à nouveau) : c'est une rêverie langoureuse, mystérieuse.

 

"Culture" associe en trois brefs mouvements enchaînés marimba, flûte, clarinette de bambou (?) et une boucle de clavier dans une composition dansante, mélodieuse, comme une invitation à la joie. Ce qui séduit dans ce disque, c'est l'évidence d'une musique concentrée sur l'essentiel, le plaisir de jouer pour nous réjouir. Écoutez "Four Words"(titre 5), un solo de saxophone au ras du souffle, de ses dérapés : une beauté simple et sans appareil. La clarinette en bambou, démultipliée, fait merveille sur "Mirror" (titre 6), somptueux andante élégiaque, tandis que sur "Day by Day" le saxophone, en trio à nouveau, tisse une toile arachnéenne (voir la couverture du disque) de souffles, comme une métaphore du temps qui passe et se dissipe dans les airs. "Deluge"(titre 8) se démarque par le retour du clavier (piano), puis de la flûte. La pièce est essentiellement un duo, lui-même au moins dédoublé : l'après-midi d'un faune, cache-cache espiègle et poursuite. Délicieuse composition. Le disque se termine avec sa plus longue pièce (plus de sept minutes), "Darkness into Light", sorte de fugue pour trois saxophones, d'une suavité tour à tour alanguie et vive, étourdissante, dans laquelle pointe une mélancolie bouleversante.

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L'air de rien d'abord, un très beau disque, sensible et pur.

Paru en septembre 2024 chez Neuma Records (Saint-Paul, Minnesota) / 9 plages / 30 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Saxophone(s), #Pour la danse, #Jazz et alentours

Publié le 16 Mai 2024

Bruno Letort - Black Museum
   Un compositeur aux pieds légers...

   Je me suis à nouveau laissé séduire par la musique de Bruno Letort, guitariste, orchestrateur, compositeur et producteur de l'émission "Tapage nocturne" consacrée aux musiques inventives sur France Musique. N'était-il pas fatal que nous nous retrouvions ? N'a-t-il pas créé pour Radio France le beau label Signature, aux choix si variés, si audacieux ? En 2019, j'ai salué Cartographie des sens, paru chez Musicube. En 2023, je le retrouve sur l'album Pianisphere de François Mardirossian et Thibaut Crassin, pour lequel il a écrit le cycle éponyme. Disque paru chez Soond, comme pour cette nouvelle parution. Mais il s'agissait de musique de chambre, pas toujours très orthodoxe, certes, ou de piano. Là, Bruno Letort revient plus près du jazz, avec lequel je ne suis pas à l'aise, qui emporte rarement mon adhésion, malgré mes efforts d'écoute. Il arrive toutefois que mes préventions tombent, comme ici. Un miracle, en somme ? C'est qu'il s'agit en fait d'une musique contemporaine ouverte et inventive, peu soucieuse de rentrer dans les codes des genres.

   Quand je dis "jazz", entendons-nous. Un jazz très libre qui n'est pas non plus du "free jazz", parce que mâtiné massivement de musique de chambre, orchestrale, et qu'il lorgne aussi bien du côté d'une musique contemporaine raffinée que du rock et de ses alentours. Bruno Letort adore brouiller les frontières, d'où une musique pleine de fantaisie, d'imprévus. Pour ce disque, il a proposé à un certain nombre de musiciens dont il aime le travail d'improviser librement, ces matériaux étant repris pour s'insérer dans une composition pour grand ensemble instrumental. L'improvisation précède l'écrit, encore un brouillage et un retournement. Parmi les musiciens qui ont accepté cette expérience, on trouve David Krakauer (clarinette), Evan Ziporyn (clarinette basse), David Torn (guitare), Régïs Boulard (batterie), et bien d'autres au basson, au violon, à l'alto, au violoncelle, à la contrebasse, au Cristal Baschet et au waterphone (instrument que je découvre), au cor d'harmonie, à la voix, sans oublier le compositeur lui-même sur  cinq des huit morceaux à l'électronique, aux claviers et aux percussions. Les huit titres sont cosignés par Bruno Letort et l'un des participants (deux même pour le sixième). Et Laurie Anderson a écrit ou coécrit les textes entendus sur deux titres.

 ...un traverseur de mondes...  

Ainsi "The Windshield", premier titre et le plus "jazz" de tous par la clarinette, le cor, le basson ou la contrebasse, la chaleur boisée, cuivrée de l'ensemble au rythme entraînant, est soudain dépaysé par l'intervention du violon, puis de la voix de Mike Ladd disant un texte de Laurie Anderson. Pas question en somme de rester sur place ! "Black Night" fait cohabiter les volutes serrées de la clarinette de David Krakauer avec des cordes, un arrière-plan frémissant, un peu noir en effet. La clarinette lance des appels dans la nuit qui s'épaissit de halètements et de plaintes, avec une étonnante coda de musique de chambre. Le titre éponyme, le plus long avec ses dix minutes, pourrait être la bande son d'un film fantastique ou d'épouvante. La musique attend quelque chose ou quelqu'un, il se trame un drame dans les coulisses et mine de rien cela ressemble à un quatuor de musique contemporaine, magnifique dérive élégiaque des cordes, pizzicatis, bois frappés, glissendos et violoncelles grondants, contrebasse effrayée. Savoureuse musique, sur laquelle se pose la guitare enjôleuse de David Torn, laquelle vire rageuse, bien brûlée sur le paysage inquiétant des cordes presque suaves. On ne s'ennuie pas en écoutant la musique de Bruno Letort ! Ce musée noir joue délicieusement avec nos frayeurs.

   "Ecstatic Grey Limit" poursuit dans cette veine jouant avec nos nerfs de musique à suspense, mais cette fois la musique s'envole, grandiose, se permettant de brefs silences pour mieux relancer la tension, jouant d'une alliance magnifique de section de cordes et de guitare électrique déchaînée (David Torn encore). Pas d'emphase cependant, une écriture dense, économe, aux gestes nets. Après une telle réussite, "Black Magic5" couple le Quatuor Amòn (deux violons, alto et violoncelle) avec une rythmique à la hache et la clarinette basse d'Evan Zyporin aux arabesques (un peu) orientalisantes inattendues et aux élongations agonisantes incroyables.La musique prend une tournure rock, et l'instant d'après se dérobe, s'alanguit. Quel plaisir que cette liberté prise, que cette jungle improvisée ! "Newspaper" semble revenir dans la pure musique contemporaine, sauf que la clarinette basse d'Evan fait la folle, que les mots dits par David Linx, et dédoublés, puis chantés comme à l'opéra (je pense aux opéras contemporains américains) ou comme par un crooner, nous tirent vers l'Ensemble Bang On A Can (dont Evan Zyporin fut membre)

... orchestrateur hors-pair de nos imaginaires !

     Un autre quatuor à cordes, le Tana Quartet, fait bon ménage avec la guitare de David Torn, le Cristal Baschet et le waterphone de Thomas Bloch pour le septième titre, "Stupid Clock", ambiante fantomatique agitée de drones, bouillonnante de curiosités sonores, qui se permet des échappées belles de guitare et de repartir dans des nuées trépidantes, trouées de brèves explosions, s'effilochant en traînées mélancoliques vaporeuses. Encore une superbe pièce, passionnante jusqu'au bout, retour des cordes majestueuses et intrusions étranges du Cristal Baschet. "Black oscillations", dernier titre, et quatrième de la série "Black", c'est l'apothéose des cordes (deux violons, trois altos, deux violoncelles et une contre-basse), flanquées d'une électronique sombre et étrange avec martèlement ironique de claviers. Titre clivé aux contrastes saisissants. Une authentique musique expressionniste : Nosferatu n'est pas loin !

   Ce disque réussit une traversée de mondes, de genres avec un incontestable brio tout en gardant une incisive concision. Avec Bruno Letort, la libre fantaisie épouse un sens inné de l'élégance, de la mesure. Et quel plaisir d'entendre tous ces talentueux musiciens s'en donner à joie d'instrument !

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 Très belle pochette et jolie présentation des titres. Un seul regret : la disparition du français (même si nombre de musiciens sont américains, je sais, mais ils sont plus ouverts qu'on ne le pense.). Et Bruxelles, n'en déplaise à Soond, c'est Bruxelles !! Je dis cela pour la page Bandcamp...

Paru fin avril 2024 chez Soond (Bruxelles, Belgique) / 8 plages / 52 minutes environ

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Voici le texte écrit par Laurie Anderson et David Linx pour "Newspaper" (titre 6) :

VOIX 1 : The Newspaper,

You’re the only one who knows what's real 

And what isn’t 

That's why I'm telling you all this 

And not just recalling 

The places I've been and what I've seen 

VOIX 2 : An avalanche of absence and emptiness under heavens of confusion, we now talk in bumper stickers and yet we are, still, taken aback…

 

VOIX 1 : Why aren't we allowed to leave as often as we want

For all the work we've put into 

These latrines, these cemeteries, this war 


VOIX 2 : both shocked and in awe of all the noise that comes with lies. But beauty is elastic and comes in unrecognizable shapes.

 

VOIX 1 : So listen closely to these newspapers and magazines 

They're full of the news, correct?

VOIX 2 : But what becomes of us when we spend all our time trying not to lose.

One can’t win when one doesn’t lose.

 

VOIX 1 : We lay our heads down on the newspapers 

VOIX 2 : Very much

 

VOIX 1 : And pull the blanket up over our heads 

And in training for war, one of the first things  that General Macon did

VOIX 2 : Very much like rhythm can only be felt,

 

VOIX 1 : Was to burn all the newspapers.

VOIX 2 : Danced to and on, when it’s safe, nothing is safe.

 

VOIX 1 : So give us back our names  We'd like to see them read aloud.

VOIX 2 : Peace comes only with the acceptance that nothing is safe,

 

VOIX 1 : Aloud.

VOIX 2 : That everything can be lost,

 

VOIX 1 : Aloud.

VOIX 2 : Any second of any given day

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Publié le 25 Juillet 2023

Giovanni Di Domenico - Succo di Formiche

   Après l'admirable L'Occhio del Vedere, paru il y a quelques mois à peine, Giovanni di Domenico (je renvoie à l'article précédent pour des éléments biographiques) revient avec un disque pour lequel j'ai eu d'abord un peu peur. Le premier titre, "Non aver alba" me semblait relever, pour aller vite, d'un jazz de chambre certes très bon, mais assez prévisible, quand la musique s'est mise à déraper vers d'autres contrées musicales. Je l'ai bien sûr rapatrié dans ces colonnes. Giovanni est cette fois le seul compositeur, au piano, Fender Rhodes et orgue. Il est accompagné par quatre musiciens : Pak Yan Lau au Hohner Planet (un piano électrique), piano jouet et synthétiseur, Manuel Mota à la guitare électrique, Stan Maris à l'accordéon et Joe Talia à la batterie et à l'électronique.

   Sept morceaux qui forment une suite, un tout. Sept morceaux qui ne s'en tiennent jamais à l'horizon attendu. Une musique vivante, en constante ébullition, entre (free) jazz et musiques expérimentales, plus accessible sans doute que celle du disque précédent. Avec Yves Klein en couverture, de sa série des fourmis, Anthropométrie sans titre (Ant 84), 1960, au MAMAC de Nice, Giovanni Di Domenico extrait donc du Jus de fourmi / Succo di Formiche. De l'acide formique, dont on dit que c'est un désherbant naturel puissant. Cela laisse songeur. Je comprends le titre ainsi : désherber la musique, lui ôter ses mauvaises herbes, ses mauvaises habitudes, ses parasites, pour ne laisser croître que la Musique, vivante et saine...

  Très beau début pour "Non aver alba", le morceau qui m'inquiétait, disais-je : orgue, accordéon et électronique pour quelques notes tenues dans une atmosphère solennelle. Puis le piano en grappes glissantes, un peu jazz, sur le même fond répété, et une esquisse de mélodie au bord de la mièvrerie, mon inquiétude au maximum en dépit d'une densité croissante du tissu musical à cause de ce bavardage pianistique qui se poursuit quelques minutes. Giovanni, je commence à m'ennuyer. Heureusement, le titre décolle dans un foisonnement magnifique, grandiose, le piano se met au diapason de ce glissement sublime. Ouf ! Et c'est le deuxième titre, "Un coperta di silenzio", une merveille de délicatesse, cette couverture de silence. Le piano minimaliste pique une broderie électronique diaphane, parcourue de diaprures, de glissendos, de voix mystérieuses, d'un tintinnabulement fantastique et doux. Ne sommes-nous pas dans le fourmillement des fourmis, dans la fourmilière même, au milieu de multiples petits déplacements, bruissements ? C'est un véritable enchantement !

   "Gli altoparlanti dei grilli" (les Haut-parleurs [ou Orateurs ?] des grillons) joue avec une très belle mélodie au piano, répétée dans un esprit minimaliste et dédoublée au Fender Rhodes, batterie discrète, atmosphère recueillie. Du jazz si l'on veut, oui, libre et expérimental, tout en floraison sonore étonnante, comme un bouquet de plus en plus flou, saturé de halos, qui nous conduit à "Minum", de la même veine, chaleureux, fusionnel. Je ne sais pas pourquoi je songe, à cet instant précis, à Soft Machine, ou si je sais, pour l'alchimie sonore psychédélique dégagée par ce titre, le côté rock aussi. "La scatola di grissini perfetta", le titre suivant, est d'ailleurs tout à fait psychédélique, très proche de Gong [fondé par David Aellen, de Soft Machine, justement], très spatial, foisonnant de frémissements, de gargouillis...

 

...débordant sur une  brève reprise incandescente de "Minum". La suite se termine avec "il ritorno e'sempre più corto", boucle échevelée au rythme d'enfer que le piano freine progressivement par une autre boucle sur laquelle se greffe une autre boucle !

   Une très belle folie, ce disque, comme un  hommage vibrant au jazz fusion, à une pop progressive psychédélique qui construisait des albums comme des symphonies d'aujourd'hui !

Paru le 14 juillet 2023 chez Unseen Worlds (Brooklyn, New-York) / 7 plages / 42 minutes environ

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Publié le 1 Juin 2023

Glen Whitehead - Pale Blue

   Treize ans après le percutant Panauromni de Psychoangelo (Innova Recordings, 2010), le trompettiste du duo, Glen Whitehead, compositeur estimé qui multiplie les collaborations et les commandes, sort un album solo foisonnant. Lorsque il va marcher, il emporte sa trompette, des microphones pour tenter de saisir les structures musicales potentielles de certains lieux. Le titre de l'album, Pale Blue, désigne notre planète. Car l'ambition du compositeur, en mêlant improvisation, immersion environnementale et électronique, est en somme  de tenter de saisir le flux musical terrestre, recomposé et retravaillé à partir d'échantillons de sons de terrain provenant aussi bien de son Colorado que de France, de Grèce, d'HawaI, de Nouvelle Zélande, - signalons sa participation au New Zealand Maori Ensemble - de Turquie, et du Wyoming.

   Le monde est d'abord une création sonore

   Le titre éponyme est une introduction lyrique, comme un hymne à la beauté du monde : trompette rêveuse en longues coulées mélodiques, flottant sur des couches complexes aux moirés semi-liquides, agitées de courants, troublées de remous. Atmosphère pré-adamique, on pense aux versets de la Genèse « La terre était informe et vide, il y avait des ténèbres au-dessus de l'abîme, et l'esprit du Seigneur planait au-dessus des eaux. » Il planait au-dessus du "plasma immersif du son de la terre" (the immersive plasma of Earth-sound), comme l'écrit Glen dans un court texte/ poème de présentation. Puis soufflent les vents, des vents puissants au début du second titre, "Dawn of the Din" (qu'on pourrait traduire par "l'aube du religieux", plutôt que "de la religion" ?). Morceau abrasif, la trompette hésite entre cri primal froissé et gémissements, les vents deviennent voix, tout se met à vivre dans des frémissements énormes, les oiseaux sont assourdissants. La vie se fraye un chemin pour sortir du cauchemar chaotique : c'est l'orage, il pleut, la vie est là... Les esprits sont sortis des cavernes liquident et envahissent le monde : "M(Aias)Aura" retentit des hurlements de sortes de coyottes primitifs, évocation-reconstitution des appels de dinosaures à bec de canard qu'étaient les maiasauras voilà environ quatre-vingt millions d'années ? Nous sommes dans une jungle frémissante de vies minuscules, aux mouvements larvaires, que la trompette surplombe et invoque en longs phrasés libres. Une pièce étonnante ! "Dreaming At A Distance" poursuit la plongée dans le magma agité des sons des origines, la trompette comme un marionnettiste tirant les ficelles de créatures cachées, inconnues, à distance de ce monde grouillant des rêves primordiaux.

   Le très beau "Wilderness of Mirrors" (Le Désert des Miroirs) nous ramène vers l'homme, plus particulièrement l'Orient, le rêve oriental, concrétisé par un passage champêtre marqué par la démultiplication des chants d'un ney (flûte de roseau), puis par des sons de terrain enregistrés en Turquie, probablement des chants de muezzin, superposés, décalés, en un jeu vertigineux de miroirs (en fait probablement différents chants de muezzin saisi en même temps depuis une terrasse d'Istanbul), dans lequel la trompette ivre se love. Après l'Orient (musulman), c'est l'Occident (chrétien) avec "Pila Del Angel". Le premier tiers semble une traversée hallucinée d'espaces saturés de crissements, de plaintes informes, de glissements furtifs, puis montent des sons de guitare, une trompette plus mélodieuse qui, sans faire taire ce fond de micro-bondissements, lui superposent des drapés à la Ligeti, puis les sons enregistrés d'une messe, sons déformés tenus dans un lointain poussiéreux, comme un au revoir pathétique. Le disque se termine avec "4 Wai" ("wai" désigne une salutation dans la culture thaïlandaise), majestueuse replongée dans l'océan somptueux des sons originels. La trompette ondoie, s'envole en phrasés lyriques dans la tourmente saccadée du Mystère...

    Une immersion dans l'étrange beauté sonore du monde !

Paru en mars 2023 chez Neuma Records / 7 plages / 55 minutes environ

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Publié le 16 Janvier 2023

Chris Abrahams - Follower

   Connu comme membre du trio de jazz d'avant-garde The Necks, le néo-zélandais (qui a grandi en Australie, vit à Sidney) Chris Abrahams, compositeur et pianiste, a derrière lui une carrière bien remplie. Outre sa participation à d'autres groupes de jazz, il a collaboré avec la chanteuse et compositrice Melanie Oxley, collaboration qui s'est traduite par cinq disques dans les années quatre-vingt dix, et a sorti plusieurs albums de piano solo. Avec Follower, son sixième album chez Room40, il explore des frontières musicales improbables grâce à son piano, au cœur de ses compositions, l'orgue et l'électronique. L'album comprend deux pièces de plus de dix minutes (titres 1 et 3), et deux un peu plus courtes, d'environ quatre (piste 2) et huit minutes (piste 4).

 

Un album déconcertant ?

   À première écoute, c'est évident. Passer du long "Costume", très planante ambiante dominée par l'orgue, au court "New Kind of Border" qui, passé une minute, propose un jazz expérimental dans lequel le piano roi caracole sur fond de frottements métalliques et de craquements percussifs, cela surprendra. Pourtant, à chaque fois, Chris Abraham n'en reste pas à l'horizon attendu. Ainsi, le magnifique "Costume", piano profond et méditatif sur une mer d'orgue et de cloches, après une série de méandres superbes sur la mer envahie par un clapotis d'éclats, s'enfonce dans un agglutinement électronique, sorte de mur post-radiophonique à l'arrière duquel s'entendent quelques échos du piano englouti : cette fin abstraite et bruitiste est déjà ailleurs. C'est l'inverse sur "New Kind of Border" : après une entrée ambiante raffinée, le piano accapare l'attention, détruit la fresque pour imposer son numéro d'un jazz très libre, proche de la musique contemporaine, mais lui-même évolue sur le fond de percussions frottées, roulantes, évoqué ci-dessus.

   En écoute sur la vidéo ci-dessous, la première partie de "Costume...qui semble éviter la suite, moins consensuelle ?

New Kind of Border (Nouveau type de frontière)

   On s'y fait vite : c'est un album qui va où il veut, pour le meilleur, loin des poncifs. C'est le cas encore sur le magnifique second long titre, "Sleep Sees Her Opportunity". Cette pièce onirique envoûtante est un bijou de musique électronique minimale. De fines boucles ondulantes voient surgir des phrases isolées de piano, d'autres boucles d'orgue et un frissonnement de sons variés. Où sommes-nous ? Sur les rivages du sommeil, nous répond le beau titre. La superposition de toutes ses strates donne à la composition sa dimension étrange. Le piano se liquéfie, les bruits montent sur une légère pulsation, des percussions tribales hantent l'arrière-plan. Une merveille !

   Des percussions bondissantes en rang serré vous attendent pour un concert imprévu. Le piano brumeux déroule sa mélodie sur ce fond imperturbable... que viennent toutefois troubler un cliquetis électronique, des frappes percussives isolées et un bourdonnement machinique de drones. Le titre "Glassy Tenseness of Evening" (Tension vitreuse du soir) explicite cette tension sourde qui fait paraître les arpèges du piano menacées d'effondrement, là, tout en haut, dans des nuages artificiels. Il est étonnant et mystérieux, ce dernier titre !

Mes titres préférés : "Costume" (le 1) et "Sleep Sees Her Opportunity" (le 3)...suivis du 4 dont il vient d'être question. Et le 2 s'écoute, je vous rassure !

   Un très bel album, à l'écriture raffinée, pour voyager ailleurs, sur d'étranges sentiers.

   La couverture me laisse dubitatif. Elle me semble bien brutale pour cet album délicat et nébuleux, mais je vois la bande verticale noire comme la marque des intrusions et des distorsions qui affectent les morceaux pour les entraîner ailleurs.

Ci-dessous un court extrait du titre 3.

 

 

Paru début décembre 2022 chez Room40 / 4 plages / 38 minutes environ

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Publié le 17 Mai 2022

JL Prades - Reversed

   Pour l'amour de la guitare pure...

   À deux reprises, en 2008 pour la sortie du double cd d'Imagho Inside looking Out, et en 2013 pour celle de Méandres, j'avais rendu compte de la carrière du guitariste lyonnais Jean-Louis Prades, sous le nom d'Imagho lorsqu'il faisait appel à quelques collaborateurs. Aujourd'hui, en parallèle au projet évolutif Imagho, il sort son premier disque sous son nom, sous le titre Reversed. Pourquoi ce titre ?  Parce que ce disque, nous dit-il, résulte du choix qu'il a fait de désapprendre son instrument depuis bientôt dix ans. Guitariste gaucher, il a décidé de repartir à zéro et ceci sans aucun repère, en n'utilisant que des guitares de droitier tenues à l'envers, privilégiant ainsi la recherche, le tâtonnement, la réflexion. C'est un disque de guitare solo, sans effets, sans arrangements, qui privilégie le son et l'émotion. Tous les titres sont enregistrés en une prise. JL Prades utilise trois guitares, une acoustique GUILD D25M en acajou de la fin des années soixante-dix et deux électriques, une FENDER de 2011 et une autre guitare en acajou, italienne, une Galanti Grand Prix de 1967. Quatre titres à l'acoustique, dix à l'une des deux électriques, la Galanti seulement sur deux. Vidéos en plan fixe, enregistrées en direct.

JL Prades - Reversed

   Dès "Vénus (solitaire, brillante)" on entre dans une cérémonie intime. Comme Vénus, la guitare se mire en ses résonances, tranquille et sûre de sa beauté, simple sans appareil. Ici, rien ne presse, ce qui compte, c'est la beauté du son : "Travis" se développe moelleusement sur un matelas de silences, les notes sont des virgules tremblées. Le crissement des cordes, parfois, comme le glissé d'un trapéziste sur un fil...

   "Alpenglow", acoustique, est une pastorale lumineuse, délicate, "Brian" une ode mélancolique aux résonances électriques vacillantes, profondes. Acoustique encore, l'hommage à un autre guitariste amoureux du son, Charlie Rauh. On trouvera plus loin l'hommage pudique au guitariste Adrian Belew (King Crimson notamment, auquel JL Prades a déjà fait référence par le passé) sur la Galanti électrique ,"Songs for Adrian Belew". Le jeu rentré de la Fender nous vaut un "Violet" sourd et frémissant, en cascades froissées, vraiment superbe ! "Silhouette", le titre le plus jazz si l'on veut, fait miroiter ses lignes, tandis que "Barre" se laisse aller à des moments introspectifs, des ralentis, pour le plaisir d'entendre le son s'échapper comme une fumée paisible. Avec "la Fille du Croque-Mort", le guitariste est à la croisée du folk et du jazz, autour d'une petite mélodie servant de refrain à ce morceau plus rapide, qui court vers sa fin... La guitare devient draperies pour l'étonnant "In Circles", qui tourne dans nos oreilles, s'éloigne et revient mystérieusement comme pour nous hanter. Par contraste, "Dolomites" est là, bien en avant, qui cogne, la montée est raide, on s'accroche, et on monte à son rythme en posant bien les pieds. peut-être pour atteindre le "New World", le plus long titre avec presque six minutes. Là, chaque note se déploie, parfois comme une fusée de feu d'artifice, dans le ciel de silence. C'est une extase sereine, des gerbes de graves magnifiques, avec des étincelles abruptes. Le sommet de l'album ! Terminons par "Une valse" galante...à la Galanti électrique !

   Un disque limpide, qui coule de source, pour le bonheur d'écouter les cordes chanter sans un lourd appareillage technique ou informatique... L'habillage noir et blanc de la pochette et du livret convient parfaitement à cette musique nimbée d'une grande paix lumineuse.

  

Paru fin février 2022 chez Images Nocturnes / 14 plages / 43 minutes environ

Pour aller plus loin :

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Publié le 19 Janvier 2016

The Necks - Vertigo

   Dix-huitième album du trio de jazz expérimental de Sidney The Necks, Vertigo a de quoi me réjouir. D'abord parce que les étiquettes ne tiennent pas devant cette marée sonore de plus de quarante minutes. Certes, le jazz renvoie à une pratique de l'improvisation, mais dont il n'a pas le monopole. Si improvisation il semble ici y avoir, force est de constater qu'elle renvoie plus évidemment du côté d'une pop expérimentale ou des musiques expérimentales en général. Par ailleurs, la couleur de l'ensemble renvoie aux musiques ambiantes, voire aux musiques électroniques à base de drones, même si les drones sont semblent-ils générés ici à partir des instruments acoustiques exclusivement comme semble le dire la présentation de bandcamp.

   Bref, le résultat est une musique de traverse, selon la belle formule d'un ancien festival de musique. Et quelle musique ! Sous-tendue par un flux de drones, elle charrie couleurs et textures, animée par les interventions de Chris Abrahams au piano et aux claviers, de Tony Buck à la batterie, aux percussions et à la guitare électrique, de Lloyd Swanton à la guitare basse et à la contrebasse. Comme une mer étoilée qui scintille - sur les quatre plats de la pochette ! - elle est tour à tour lumineuse ou obscure, calme ou agitée, parcourue de frissons, de friselis de clochettes, d'arpèges souverains, de cassures et soulèvements soudains. Elle gronde, ronronne, chante, halète. La même et toujours différente. Sa surface laisse émerger sans cesse des motifs qui s'entrelacent, acquièrent une vivacité incroyable. Vertigo est un hymne à la renaissance perpétuelle, aux métamorphoses. La lumière ne cesse de triompher des ténèbres sous-jacentes, informée par elles devrait-on dire pour ne pas sombrer dans un dualisme qui ne convient pas ici. Les drones, profonds et graves, ne sont pas noirs ou sombres pour autant : ils sont le substrat, la matière première que les instruments découpent, animent dans un gigantesque mouvement de sculpture sonore, avec des passages dignes d'un Fred Frith. L'orgue Hammond, associé aux cymbales, donne en effet à certains passages leur petit parfum jazz. Je ne chipote plus sur les catégories, enchanté par cette musique qui se permet de belles incartades sans les drones vers la vingt-et-unième minute, moments magiques, extatiques et mystérieux qui se mettent à onduler, parcourus de froissements, de déchirements secs, les drones revenant comme subrepticement se placer sous la scansion de la batterie et les égarements de la guitare, l'euphorie douce et lancinante du piano vaporeux à souhait (presque comme dans certaines pièces d'Harold Budd). Suit une longue danse quasi immobile, absolument magnifique, qui se résorbe après quelques perturbations percussives en une vague d'orgue envahie de bruits, de guitare saturée, ponctuée de frappes percussives plus sourdes, comme si l'on approchait d'une fusion. La pièce prend des allures magmatiques, gonflée de ronflements, d'oscillations vers des aigus étouffés. Elle continue d'avancer, de sidérer l'auditeur par sa beauté rentrée, dense, travaillée par des événements sonores imprévus qui ne sont pas sans me faire penser à Nurse With Wound ! J'adore la fin dignement déglinguée de cette pièce nonpareille.

    À l'évidence un des grands albums de 2015 !

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Paru en octobre 2015 chez ReR Megacorp / 1 titre / 43'57 minutes.

Pour aller plus loin :

- je choisis la version Youtube, qui me paraît moins sourde que sur bandcamp :

 

- album en écoute et en vente  sur bandcamp :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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Publié le 4 Octobre 2015

Astrïd - The West Lighthouse is not so far

   Sorti depuis mai, le nouvel album d'Astrïd (je renvoie à l'article consacré à High Blues pour la présentation du groupe), The West Lighthouse is not so far, s'inscrit dans cette lignée tranquille et intemporelle qui me plaît tant chez eux : un album de temps en temps, quelques collaborations choisies. Leur musique hésite entre plusieurs champs : un folk très libre, une tendance post-rock mâtinée de blues, des influences du côté des musiques contemporaines  minimales ou contemplatives (pour aller vite), d'où la dimension ambiante assez sensible. Elle reste essentiellement acoustique : guitares, piano (y compris Rhodes), harmonium, violon, clarinettes, batterie et métallophone, avec le renfort parfois d'un ou deux synthétiseurs.  Ce qui compte, c'est d'installer une atmosphère, un climat. La ligne compositionnelle est toujours claire, de manière à mettre en valeur la beauté des sonorités instrumentales. Ces compères-là sont des amoureux de leurs instruments, qu'ils manient, dirait-on, avec une grande sensualité, une délicatesse retenue et un art consommé du son.

    "Pierre noire", avec ces presque quatorze minutes, en est l'illustration : longue intro constituée d'abord de vagues résonantes évoquant une vinâ, cet instrument à cordes indien capital pour placer l'auditeur dans un ailleurs harmonique, puis la guitare, sur ce fond extatique, trace dans le ciel des zébrures franches, développe une idée musicale d'une grande lumière mélancolique, avec des ponctuations discrètes à la batterie. Peu à peu, tandis que le violon s'est joint à la plainte, tout devient incandescent, mais se résorbe en longs moments méditatifs, le violon dans les aigus, la guitare dans de brèves volutes serrées. Survient alors la douce clarinette, et le morceau prend une allure de blues suave se balançant dans la splendeur des soirs, avec appoint de claviers et d'harmonium. "Madonetta" semble poser avec insistance, dans un petit entrelacs de guitare, banjo (?), clarinette, métallophone aussi, presque la même question suivie de silence, jusqu'à ce que la guitare, épaulée par l'harmonium, puis par la batterie (cymbales surtout), réponde par un continuum lumineux, puis un court crescendo intense ramenant au point de départ. On se sent bien, à écouter la musique d'Astrïd, parce qu'elle se soucie de nous, nous met à l'aise. Elle est de plain-pied, offerte.

   La guitare à archet ouvre "Goulphar", somptueusement. Lentes traînées, réverbérations, girations éthérées, atmosphère sublime dans des aigus ouatés que viennent tempérer des graves profonds. Après sept minutes d'une incroyable beauté lointaine, le piano vient poser une poussière de notes, la clarinette souffle des graves profonds, ramenant l'auditeur tout près d'une source chaude, dans une efflorescence percussive superbe. "Lanterna" commence comme un duo élégiaque de violon et guitare. La clarinette élargit la perspective, mais on reste dans l'intime d'une musique de chambre tapissée de silences. L'entrée de l'harmonium confère à la suite la dimension d'une cérémonie feutrée en dépit de la participation de la batterie au rituel. Loin des tonitruances, ils célèbrent, n'en doutons pas, la lanterne de vie, celle qui éclaire et réchauffe le cercle domestique. "Grey nose", s'il pointe un museau nettement électrique, reste dans cette musicalité paisible, ce dépouillement aussi, qui passe par des temps de pause, véritables respirations d'une musique qui garde des allures improvisées. "Peacock" sonne plus traditionnel avec son entrée qui n'est pas sans évoquer des taqsims et autres intro au oud par exemple, tant la guitare est comme intériorisée, surtout que la clarinette pourrait faire penser, elle, au doudouk arménien. L'effet folk est conforté par le violon chantant presque à l'irlandaise, mais en même temps contredit par une matière sonore sourdement pulsée de l'intérieur, striée de fulgurances discrètes, donnant à l'ensemble un aspect chatoyant, ocellé...comme la queue du paon du titre (ici l'imagination se donne libre cours !).

    Il reste à aller vers "Ouest", morceau atmosphérique et hypnotique, sombre et mystérieux, illuminé par une guitare électrique qui donne au titre sa couleur post-rock, même si la dominante est au final ambiante. Pas vraiment d'envolée à la Explosions in the sky, mais une atmosphère intense, une vraie matière en haute fusion, et c'est une fin de disque éblouissante !

    Vrai, le Phare Ouest n'est pas si loin  (!!) avec cette musique des grands espaces sonores à la temporalité distendue qui fait tant de bien dans notre société finalement de plus en plus étriquée. Un album radieux pour prendre le large.

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The West Lighthouse is not so far, paru en 2015 chez Monotype Records (un label polonais) / 7 pistes / 62 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- Présentation du groupe sur Métisse Music

- le site d'Astrïd

- "Ouest" en écoute sur soundcloud :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 août 2021)

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