Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Anne-James Chaton, Andy Moor et Yannis Kyriakides forment un trio étonnant, le duo constitué par les deux premiers renforcé par Yannis. Il est temps qu'il trouve une juste place dans ces colonnes. Je ne présente plus le troisième, auquel j'ai consacré au moins sept articles, le dernier pour Hypnokaséta paru en mai 2024 sur le label qu'il a cofondé avec Andy Moor et Isabelle Vigier. Le duo formé avec le guitariste expérimental Andy Moor est aussi passionnant, et représenté ici notamment par Folia paru en 2010. Anne-James Chaton quant à lui, écrivain, homme de scène, a publié plusieurs recueils et collaboré avec des danseurs, des musiciens, du rock à la scène électronique. Il a formé en 2009 le trio Décade avec Alva Noto... et Andy Moor !
La Handmade Series comportera à terme quatre mini-disques thématiques, soit un album complet. Les deux premiers sont sortis, le premier en juin 2023 et le second voici peu, fin octobre 2024. La série se veut un hommage à l'artisanat de métiers traditionnels à travers l'exploration de leurs lexiques spécifiques. Sont parus la boulangerie et la pâtisserie (volume 1), la joaillerie (volume 2). Suivront la menuiserie et la ferronnerie (volumes 3 et 4). Ainsi les arts manuels seront-ils reliés à la poésie et à l'univers sonore des deux musiciens.
Anne-James Chaton : textes et voix / Andy Moor : Guitare électrique / Yannis Kyriakides : électronique
Douceurs, le volume 1, propose une singulière vision du vocabulaire de la pâtisserie en mélangeant les actions du pâtissier, unités de mesure et figures de style. Dans Garniture, le langage jubile, énumérant une série d'action à exécuter comme dans une recette, pratiquement chaque fin de proposition terminée par un adjectif dérivé d'un écrivain ou par le nom de l'écrivain : on y trouve, dans le désordre, Baudelaire, Prévert, Apollinaire, Rabelais, Tzara, Perse et quelques autres. La guitare d'Andy bouillonne, écorche, crache, l'électronique de Yannis ponctue de persillage percussif la verve poétique d'Anne-James, jubilatoire mais difficile à saisir entièrement sans le texte sous les yeux. "Sur Mesure" joue sur les différentes manières d'exprimer le rare ou l'abondant dans le langage culinaire. Ainsi par exemple « une brindille, encore plus / un atome, plus ou moins / une bricole, pas tout à fait / (...) une paille, c'est pas mal / une brisure, grosso modo / une trace, davantage / une fraction, environ. » La musique se fait rock, un rock électrique, électronique, profond et fin, lumineux, texturé, tout en griffures. Superbe !
Brillants, le volume 2, explore le vocabulaire afférent. Avec "The Blue Moon", exceptionnellement partiellement en anglais - je sais gré à Anne-James Chaton de faire entendre notre belle langue française, le trio offre un titre incantatoire, brûlant, la guitare d'Andy rauque et métallique, l'électronique miaulante et mystérieuse, le dernier tiers enflammé, fracturé, c'est que j'ai toujours aimé chez ces musiciens inspirés. "Mon Chaton" renvoie évidemment à celui d'une bague et au patronyme du poète, multipliant les ambiguïtés du langage de la joaillerie, sexualisé : « une polisseuse semi-ronde à la taille sertie (...) elle est prompte à débrouter (?) / la dormeuse s'éveille, elle monte sur la culasse (...) elle fait craquer la coquille, exquise marquise qui poinçonne » La musique minaude, elle se charge de sous-entendus, est parcourue de courants, de spasmes, gronde, se tortille, s'irise de fusions et d'éclairs : elle ajuste son collier de perles, en somme, pour mieux jouir !
-----------------------
Quatre bijoux étincelants, ciselés par un trio magnifique, à nul autre pareil. On attend la suite !
Douceurs et Brillants parus respectivement en juin 2023 et octobre 2024 chez Unsounds Label (Amsterdam, Pays-Bas) / 2 x 2 plages / 10 minutes et onze minutes environ
Samuel Reinhard devient l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Après For piano and shō chez elsewhere music(voir mon article avec une petite présentation du musicien), Movement présente quatre collages électroacoustiques, c'est-à-dire des enregistrements instrumentaux arrangés selon un système prédéterminé faisant revenir plusieurs fois des fragments de sons dans des intervalles superposés de différentes tailles. Chaque instrument est d'abord enregistré par son instrumentiste avant d'être retravaillé par le compositeur. Le piano de Samuel Reinhard est rejoint selon les moments par le violoncelle de Leila Bordreuil, la flûte basse de John Also Bennett, le saxophone baryton de Michal Biel, la contrebasse de Vincent Yuen Ruiz et la harpe à pédales de Shelley Burgon en 1 et en 4.
Samuel Reinhard
[L'impression des oreilles]
Quatre poèmes de la durée mouvante...
Que le lecteur ne s'effraie pas des précisions techniques apportées ci-dessus. Au bout du processus, les quatre pièces de vingt minutes chacune composant Movement donnent à entendre une musique de chambre ambiante mélodieuse d'une immense douceur, empreinte d'un néo-classicisme minimal, minimaliste aussi. "N°1" est une toile de piano aux notes tenues, répétées, superposées, brodée par les interventions des autres instruments. La matière musicale flotte dans une brume légère, déploie tranquillement ses résonances. C'est comme un éternel retour de petites cellules, de motifs, parfois empilés et décalés, avec des moments plus intenses, plus texturés, mais toujours aérés : un mouvement dans sa lente mouvance délicatement hypnotique.
"N°2", sur le même principe, tisse un contrepoint plus serré, joue sur les proximités sonores, brouillant les frontières de la perception. Les résonances bourdonnent davantage, enveloppant l'ensemble d'un halo dense. Des notes et de leurs harmoniques éclosent, s'épanouissent comme des bulles au fil du flux ramassé ou plus distendu, toujours d'un calme merveilleux.
Les deux parties suivantes sont mes préférées. Là, Samuel Reinhard opère une sublimation de la durée. Le piano-roi se démultiplie, se vaporise, et installe les autres instruments sur ses traînes harmoniques. D'une lenteur majestueuse, "N°3" semble un cortège de cloches ouatées sonnant dans une nef à demi détruite envahie par une brume épaisse de poussières magnétiques, violoncelle et saxophone en longs glissendos à ras de frottement et de souffle. Cette musique n'a plus de nom, c'est la Musique, la Suspension des choses, c'est une marche extatique à l'Effacement...
Et la "N°4" !! Le piano se diaphanise dans une pluie éparse de micro-picotements, le violoncelle et la contrebasse frottent l'âme du néant, le saxophone vacille et crachote au bord de l'effritement...et le tout monte comme la fumée vibrante d'un rituel immémorial, fumée dans laquelle sont enchâssés de menus signes de vie, des traces...
-------------------------
Quatre émanations quintessenciées de la Beauté du Monde flottant.
Paru en octobre 2024 chez Hallow Ground / Präsens Editionen (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 1 heure et vingt minutes environ
Le compositeur irlandais David Fennessy (né en 1976) aime mêler éléments traditionnels et expérimentaux. À l'origine guitariste, il a joué dans des groupes de rock avant de devenir un compositeur internationalement reconnu. Pour ce disque, il utilise instruments acoustiques et électronique en direct ou encore un grand ensemble amplifié, selon les pièces. Le titre est un hommage au ténor d'opéra italien Enrico Caruso (1873 - 1921).
David Fennesssy par Alex Woodward
Ci-gît la nostalgie, illuminée...
Sur le premier titre éponyme, il recourt à de très courts extraits d'enregistrements pour gramophone, datés des années comprises entre 1903 et 1908, du ténor italien, montés en boucles, étirés et combinés pour former une sorte de chœur. Le compositeur y joue de la guitare électrique, de l'autoharpe et des grenouilles en bois (famille des guiros comme instrument de percussion. Le concepteur de logiciels industriels Pete Dowling, un ami de longue date, l'accompagne de ses échantillons et de ses manipulations électroniques en direct.
Sur le continuum envoûtant des voix plus ou moins lointaines, la guitare électrique et les autres éléments posent un contrepoint discontinu, métallique, agrémenté de bourdonnements. L'autoharpe tisse une écharpe cristalline, les échantillons et l'électronique plongent le tout dans un halo ambiant irréel. Les traînées vocales sont découpées par la guitare, de plus en plus enflammée, aux riffs puissants. Tout cela crée une musique étrange, brouillant les strates temporelles. Lorsque la première partie se termine par le ricanement en boucle de Caruso sur fond dramatique de cloche, une autre musique naît, petits bourdonnements de guêpes, grattements des grenouilles en bois, une musique curieusement bucolique à partir des sons générés par les matériaux eux-mêmes des instruments, comme s'ils chantaient à leur manière idiophone, avant le retour de la voix du maestro dans les huit dernières minutes : le montage génial des extraits carusiens et de la guitare épaisse, très rock, crée alors un nouvel opéra hallucinant. En somme, une composition de plus de vingt-trois minutes extraordinaire !
L'altiste d'origines écossaise et irlandaise Garth Knox
Les trois œuvres suivantes n'ont pas de rapport direct avec Caruso. Il s'agit bien d'autres voix, la voix de l'altiste Garth Knox sur "Nox" (titre 2) avec son instrument, son autre voix en un sens, et celle encore de l'alto solo face à un ensemble de musiciens sur "Hauptstimme"(Voix principale), ou en duo avec le célesta de Michel Maurer dans "Nebenstimme"(Voix secondaire).
"Nox", pour alto et voix, vaut surtout pour sa belle partie d'alto, l'instrument montant jusqu'à imiter d'abord une voix de gorge. Les quelques sons et mots prononcés par Garth Knox - qui fit partie du Quatuor Arditt entre 1990 et 1998, finissent par faire penser à la musique indienne, l'alto quant à lui devenu comme une étonnante guimbarde. Dans cette nuit, les voix se métamorphosent. Il n'est évidemment pas impossible que le compositeur joue sur le voisinage de "Nox" avec "Knox", nom du soliste, comme pour suggérer que le musicien est à l'écoute de la nuit de son instrument...
L'altiste Megumi Kasakawa
"Hauptstimme", c'est l'autre monumentale composition de ce disque. L'alto soliste de Megumi Kasakawa se fond dans le magma formidable de l'Ensemble Modern (dont elle est l'altiste depuis 2010) avec ses dix-huit solistes amplifiés. C'est une musique éruptive, dense, qui m'évoque immédiatement celle de David Lang, c'est peu dire quand on connait mon immense admiration pour ce compositeur américain. Parsemée de cris, de hoquets sonores, l'œuvre frémit, frappe, tout en restant d'une incontestable beauté. Le dernier tiers, plus calme, se transforme quasiment en duo entre l'alto et la percussion.
"Nebenstimme" est le contrepoint raffiné du précédent. Le célesta pur et lumineux, souvent au premier plan, dialogue avec l'alto discret, qui esquisse des fonds mystérieux et de temps à autre joue à égalité, s'agite et griffe comme un forcené. Quelque part entre Morton Feldman et la musique japonaise, tant l'alto prend des allures de koto sur la fin !
----------------
Un programme magnifique, qui alterne deux pièces monumentales (1 et 3) avec deux duos ciselés (2 et 4). L'écriture étincelante de David Fennessy infuse intimement à ses œuvres des souvenirs d'anciennes musiques, ressuscitées et sublimées par des musiciens hors-pair.
Remarque : le disque est finalisé par...Yannis Kyriakides, immense compositeur et cofondateur du remarquable label Unsounds.
Paru en avril 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 4 plages / 57 minutes
Après Landscapes and Lamentations (juillet 2022), le violoniste Richard Carr (présentation ici) a enregistré deux albums dans une ancienne église transformée en studio près de Woodstock, August Dreams et celui-ci, August Light. Profitant de ce cadre exceptionnel, Richard Carr a invité l'altiste Caleb Burhans (cofondateur du duoitsnotyouitsme) et la violoncelliste Clarice Jensen. La basse électrique de son fils Ben Carr, connu en tant que Carrtoons, apporte son énergie sur plusieurs titres. Le disque a été conçu en quelques jours à partir d'improvisations. Tous les musiciens prolongent leurs instruments par des manipulations électroniques en direct.
[L'impression des oreilles]
Douce étrangeté, ma sœur...
Le très lyrique "Standing Stone" ouvre l'album. Avec son ostinato de basse et les cordes mélodieuses, c'est un titre langoureux et prenant. Sur "August Light", Richard Carr s'est mis au piano, un grand piano Steinway. Violoncelle et alto le rejoignent pour une méditation rêveuse aux inflexions d'une grande douceur.
Pour "Fission" (titre 3), la chanteuse Kyoko Ichihara ajoute sa contribution frémissante et mystérieuse à une tessiture de mellotron et de cordes électriques : titre magnifique ! "Vik" est le nom d'une petite ville sur la côte sud de l'Islande : la composition tente de restituer l'atmosphère mystérieuse et effrayante de cette région boisée, caverneuse, dans une sorte de lamento sinueux enrichi de sons électroniques qui lui donnent une aura trouble. Piano vaporeux et cordes augmentées par l'électronique font de "At A Crossroads" un titre étrangement bucolique, les cordes zigzagant sur un fond frissonnant.
Après cinq titres baignés d'une sérénité parfois voilée, toujours suave, "Atmospheric River" (titre 6), Richard Carr à la guitare avec distorsion et Quadravox (harmoniseur à quatre voix avec capacités de séquençage), gronde et sonne comme du rock, épais et syncopé, bien déchiré. Sa coda apaisée fait la transition avec "Work the Space", piano électrique et solo de violoncelle rejoint par l'alto de Caleb : composition tout en glissendos, torsades, dans un climat d'irréalité lié à l'entrelacement des plans sonores. "Play with Fire" rompt avec le titre précédent : grinçant, presque dissonant, arêtes tranchées, il chaloupe dangereusement, anti-lyrique et gouailleur en diable ! "Circle of Mist" sonne très orientalement, le violoncelle lançant un vibrant appel répété, repris par le violon et l'alto sur un fond de silence. Ce cercle de brume forme comme un désert hanté de figures décharnées. La composition se fait toujours plus lancinante, déchirante, d'une beauté désolée. C'est l'un des grands moments du disque.
"Hold That Thought" déroule une gaze épaisse de textures et bourdons électroniques ponctués par la basse électrique, dont l'alto, en bonne compagnie électronique, se dégage avec de lents gestes mélodieux pour esquisser quelques arabesques un peu acérées sur la fin. Le titre 11, "Standing Stone Reprise", évoque le premier, avec l'ostinato de basse, mais en plus lyrique encore, élégiaque : d'une grâce suspendue, brodée de petits enroulements de cordes, mourant dans un silence de plus d'une minute.
Le dernier titre, "Desolation is a Railway Station", conclut sur une note à la fois nostalgique et facétieuse ce parcours souvent intimiste et tendre. Ponctué par la basse de Ben, il s'étire en une fresque jazzy le long d'un crépuscule alangui.
-----------------------
Une musique de chambre lyrique et chaleureuse, avec de brèves touches nerveuses de folie rock ou jazz. Servie par un quatuor d'excellents musiciens, elle nous plonge dans le rêve lumineux et un peu étrange de la lumière d'août.
Paru en juillet 2024 chez Neuma Records (Saint-Paul, Minnesota) / 12 plages / 54 minutes environ
OdNu est le pseudonyme musical de Michel Mazza, compositeur argentin natif de Buenos-Aires, dorénavant installé à Hudson (État de New-York). Musicien prolifique, on lui doit de nombreux albums. Il s'inscrit avec Ronroco Rococo Memories dans le sillage d'un autre compositeur argentin, Gustavo Santaolalla (né en 1951), auteur d'un disque titré Ronroco paru chez Nonesuch Records en 1998.
Ronroco, style "Los Kjarkas"
Qu'est- ce que le ronroco ? Un instrument à cordes aux tons plus bas que ceux du charango, mais plus hauts que ceux de la guitare. Conçu en 1968 par le bolivien Gonzalo Hermosa du groupe folklorique Los Kjarkas, il était à l'origine fabriqué à partir de la carapace d'un tatou ou d'une tortue, mais sa caisse est aujourd'hui surtout en bois. C'est en général un instrument d'accompagnement.
OdNu en fait un tout autre usage, l'utilisant comme source sonore au cœur de déconstructions, décompositions à l'aide de synthétiseurs. D'autres sons électroniques et des sons de terrain créent un univers qui peut faire songer à l'esthétique rococo, ornementale et surchargée, créatrice d'illusions. La suite composée par le nom de l'instrument, auquel est juxtaposé le mot "rococo", évoque déjà les motifs répétitifs caractéristiques du disque.
[L'impression des oreilles]
Oniriques hypnoses ad libitum...
Arpèges virevoltants, surfaces miroitantes démultipliées, créent un monde changeant de nuages harmonieux et harmoniques. De petits motifs répétés ne cessent d'éclore comme des bulles. On se promène dans de vastes paysages au fil de variations lumineuses. Les onze compositions, entre trois minutes trente et huit minutes trente chacune, prennent le temps de nous faire perdre contact avec la réalité solide et matérielle. "Under The Igloo" (titre 2) prend peu à peu un tour hypnotique, nous berçant de cellules tournoyantes de ronroco et de vents de saxophones (?) emportés par des vagues longues de synthétiseurs. La musique d'OdNu clapote sans fin, si séduisante qu'on se laisse envelopper, qu'on s'abandonne.
La plus longue pièce, "Adaptogenic" (titre 3), si elle a une dimension discrètement épique, chargée de textures plus épaisses, grondantes, baigne dans un climat de nostalgie rêveuse. C'est un lamento qui ne cesse de s'élancer, de renaître, un largo d'une bouleversante douceur, beau mélange de cordes pincées et de nappes frémissantes. "Loco" (titre 4) alterne d'abord un motif de quelques notes et une note répétée seule, mais très vite la boucle s'enrichit, s'étage sur plusieurs niveaux, rejointe par d'autres sons, clairs ou troubles, telle une sculpture ou une frise surchargée de motifs qui nous submerge de détails. C'est une spirale de plus en plus profonde, un psychotrope merveilleux !
On entend des souvenirs de musiques folkloriques latino-américaines, par exemple au début de "Radiance" (titre 5), souvenirs utilisés comme motifs génératifs. Très vite, le compositeur les dépayse, les transplante dans un milieu proliférant. La musique d'OdNu est volontiers kaléidoscopique, jouant de multiples fragments. Elle est rococo en ce sens que, comme dans l'art baroque, en plus exaspéré, elle vise à n'être plus que mouvement par la multiplication des courbes, des niveaux. Tout finit par miroiter, se dissoudre dans une pluie sonore nimbée de mille résonances et couleurs.
Aux Portes d'une nouvelle Perception...
"Groundhogs" (titre 7) porte à nouveau à son plus haut niveau d'irréalité l'intrication multiple et incessante des composantes sonores. Curieuses "marmottes" bondissantes, rampantes, effarant ballet fragmenté, pour une lévitation extatique ! Plus vous avancez dans l'album, plus vous êtes envoûté, comme dans l'extraordinaire "Dividing" (titre 8), profitant de l'effet du titre précédent, car cette musique est cumulative. Chaque titre devient l'étape d'une transe, vous vous surprenez à écouter un même titre deux fois, trois fois, gagné par le balancement irrésistible d'une musique de plus en plus océanique, éblouissante. "Meaning" (titre 9) porte la musique dans des nues électriques zébrées de micro orages : ne sommes-nous pas à l'intérieur même des nuages ? Les boucles répétitives serrées, parfois en écho, sont traversées d'irruptions sonores diverses dans un flux onduleux entre apparition et disparition. Plus cristalline, "La Ultima Vez" est ponctuée de bourdons, d'éclairs, immense palais de résonances. Tout en glissements, le dernier titre, "Arena y Sol" (Sable et Soleil), poudroie dans une myriade de réfractions, au bord de la dissolution : il manque à mon sens d'une assise, d'une vraie structure, peut-être volontairement pour marquer la fin de l'album. Oublions-le au besoin !
----------------------
OdNu donne au ronroco, fils du charango, lui-même fils des anciennes guitares espagnoles importées dans les Andes, des lettres de noblesse contemporaine, travaillant ses sonorités avec un art consommé de la musique électronique pour en tisser des toiles ambiantes ensorceleuses à la frontière d'un minimalisme irréel.
Paru en mai 2024 chez Audiobulb (Sheffield, Royaume-Uni) / 11 plages / 1 heure et 1 minute environ
Compositeur, trompettiste et musicien électronique, le suisse Werner Hasler travaille avec ses projets OUT sur des hybrides d'exposition/installation et de performances en direct. Il a joué notamment avec Jon Hassell et Vincent Courtois. Six projets OUT sur deux ans, réalisés avec le violoncelliste hors norme Carlo Niederhauser. sont réunis dans ce nouveau triple vinyle. Si les titres réfèrent aux lieux où ils ont été joués, les œuvres n'ont pas nécessairement été enregistrées sur place, mais l'enregistrement a été fait en pensant à ces lieux précis et aux noms qui leur sont liés : des alpages de la basse vallée de Simmental, des places de Berne vues depuis le toit d'un immeuble de dix-huit étages, une gare de triage avec les graffitis sur les trains, des champs dans la baie de Spiez sur les bords du lac de Thoune (Thun), une serre avec des noms de plantes grasses de la famille des Succulentes.... Ces compositions mettent l'accent sur le contrôle humain en direct interférant avec l'électronique et des procédures automatiques. Des poèmes en allemand de Raphael Urweider sont liés aux différents lieux. Le disque est constitué de six cycles de trois à cinq pièces chacun, vingt-six au total. Werner Hasler y est à l'électronique et aux traitements en direct, Carlo Niederhauser au violoncelle et violoncelle préparé.
Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.
Violoncelle et électronique à ciels ouverts !
L'attaque du disque est grandiose : violoncelle lyrique en longues traînées incandescentes, soutenues par une électronique mystérieuse, lovée dans les harmoniques de l'instrument. La symbiose acoustique-électronique est posée d'emblée. "Hellstaett (road movie)". Frémissante, somptueuse, la musique se développe en larges boucles, en superpositions, gorgée de bourdons, de battements. Dès le début, vous savez que vous êtes emportés dans un grand disque. "Martene (road movie)"(titre 2) confirme l'impression. Le violoncelle élégiaque y est enveloppé d'un halo mouvant, comme d'un fourreau de particules et de micro virgules enroulées sur elles-mêmes. Le dernier de la triade (road movie), "Sueftene", déroule un lamento fantomatique, musique pour apparitions fantastiques, avec une phase centrale de très doux appels se répondant dans un brouillard épais. C'est de toute beauté. La fin de la pièce est agitée d'une émotion frénétique, d'une puissance évocatrice incroyable : on entend le battement de nombreuses ailes, le crissement d'oiseaux inquiétants dans un crescendo fabuleux.
Suit une série de cinq "rivage" (shore) (titres 4 à 8 inclusivement). Après les cornes de brume mélancoliques et ensorcelantes de "Mad" (titre 4), c'est l'extraordinaire "Wychel", du violoncelle en majesté, épaulé par une électronique de radio-sifflements. Les sons de cordes graves (amplifiées ?) créent un rythme profond, sur lequel un chant d'aigus plein de langueur vient se poser par intervalles. On retient son souffle, tant cette musique dégage une surréelle beauté. N'entend-on pas des archanges déchus dans l'aérien et énigmatique "Glooten" (titre 6) ? Comme une plainte, fracturée et torturée, grondante encore... Pizzicatos et bourdons irisés nous transportent ensuite ("Ghei", titre 7) sur un rivage sonore étrange où tout s'enlise. Le plus court (shore), "Lerau" (titre 8), moins de deux minutes, poursuit cette impression d'enlisement inéluctable, comme appelé par des échos de l'autre côté.
La série des quatre (roof) s'ouvre avec le sublime "Vilette" (titre 9), chant d'une suavité post-édénique cherchant à s'élever éperdument avant de retomber dans un marais de formes troubles glougloutant au ras de l'horizon sonore. Cette musique métamorphique est véritablement habitée. "Bremer" est une esquisse de souffles d'une délicatesse diaphane, "Insel" un chapelet de boursouflures fragiles s'effilochant dans des lointains évaporés peuplés de fantômes d'oiseaux. Un autre chant monte, tout en glissements, "Neufeld" (titre 12), peu à peu gainé de bourdons légers, et c'est le fur et à mesure d'une accélération totalement folle, suivie d'une asthénie vaporeuse.
Le cycle de quatre (trainspotting) est marqué, lui, par la puissance de mouvements lourds, violoncelle dans les graves, fondu parmi les fumées électroniques. Monde quasi chtonien de "Shrimp 158", sorte de sirènes abyssales de "Pateeek", on circule entre des masses erratiques, inquiétantes. C'est un cycle noir, opaque. "Rrrolir" (titre 15) en est la clef de voûte, hymne ténébreux tout en vibrations, frottements, jaillissements de bourdons râpeux. Une ambiante électronique sombre de toute beauté ! Que "Hbbillns", le titre suivant, prolonge par une féérie fascinante de demi-sifflets et d'ombres mouvantes...
(alp), le cinquième cycle, donne du monde pastoral une image rien moins que conventionnelle. Le mystère domine des atmosphères magiques. "Naren" (titre 18) en est le chef d'œuvre décanté, magnétique. Violoncelle sépulcral, violoncelle sorcier, aux déflagrations lourdes et profondes comme l'abîme, aux envolées somptueuses, diaprées, doublées de faisceaux électroniques de bourdon ! Sur le titre suivant, "Gestele", la flûte folle d'un folklore renouvelé s'étire sur un lit de violoncelle, bientôt grinçant, enrichi de collages sonores dépaysants. "Drune" prend l'allure d'une incantation d'une hypnotique lenteur, s'élargissant peu à peu en vaste chœur de trompes, puis se perdant en zigzaguant dans les nuages. "Taan" superpose une sorte de marteau-piqueur mou et une toile translucide à l'arrière-plan, l'ensemble perturbé par des froissements d'origine inconnue, des souvenirs déformés de cloches de vache aplaties : on imagine le château du comte Dracula surgissant soudain de cette ambiance oppressante !
Le cycle (botanical), composé de cinq pièces, est tout aussi réussi que les précédents. Ces compositions aux floraisons étranges, animées de sourdes poussées, forment un bouquet onirique d'une extraordinaire beauté : "Hoya Kerrii", "Phedimus", "Matucana", "Lithops", "Sedum", il faut dire vos noms, écouter ces deux hommes épouser vos croissances prodigieuses, se glisser entre vos épines, tenter de devenir plantes-cailloux. Au pays des métamorphoses, on ne sait plus où est le violoncelle, où est l'électronique, saisis par un chant intemporel aux vibrations aussi succulentes que les plantes qu'elles évoquent.
-----------------
Une splendeur de plus de deux heures. Un chef d'œuvre de luxuriances étonnantes, d'atmosphères mystérieuses, par deux musiciens inspirés.
Paru en mai 2024 chez Everest Records (Berne, Suisse) / Triple 12" vinyl / 26 plages / 2 heures et 11 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :
Voici deux des poèmes de Raphael Urweider :
1) pour (shore)
am ufer
im hafen bimmeln die drähte an den masten
der segelschiffe wie glocken von kleinvieh
eine möwe steht im aufkommenden sturm regungslos drohend wie eine drohne
alles ist ufer was nicht wasser ist
aber das ufer wird ungefähr
jetzt beim eindunkeln
franst aus bei starkregen
zittert im basston vom langen donner
wo vorher noch rote abendsonne war
glänzt nun der see wie frisch gegossenes blei unter den aufblitzenden adern der wolkenhirne sie rollen den hang herunter wie der hang selbst
------------
sur la côte
Les cables des mâts tintent dans le port
des voiliers comme des cloches de petit bétail
Une mouette reste immobile dans la tempête qui approche,
menaçante comme un drone
Tout ce qui n'est pas de l'eau est une banque
mais le rivage devient approximatif
maintenant, quand il fait noir
s'effiloche sous une forte pluie
tremble dans le ton grave du long tonnerre
là où avant il y avait encore un soleil rouge du soir
Maintenant, le lac brille comme du plomb fraîchement coulé sous
les veines scintillantes des cerveaux des nuages. Ils dévalent la
pente comme la pente elle-même.
-----------
2) pour (botanical)
die welt ist ein gewächshaus
draussen stürme kälte dunkelheit
und drinnen abgedichtet wir
wir sind sukkulenten eine sammlung
fett und saftpflanzen oft mit spitzen
gegen getier wir sukkulenten sind
genügsam starren oft an den himmel
aus glas starren nachts auf fallende
flocken oder tropfen starren tags
in die blinde sonne die immer heisse
wir bewahren verstecken unseren saft
unter unserer fetthaut geben nicht auf
geben nicht her bleiben so stehen
nur manchmal blüht uns etwas
nur für kurze zeit und wir sind schön
---------
Le monde est une serre,
à l'extérieur il y a des tempêtes, l'obscurité froide
et à l'intérieur nous sommes enfermées.
Nous sommes des plantes succulentes une collection
de plantes grasses et succulentes souvent avec des astuces
contre les animaux nous sommes des plantes succulentes économes,
regardant souvent le ciel de verre,
regardant les flocons ou les gouttes qui tombent la nuit,
Mon compagnonnage avec Yannis Kyriakides se poursuit disque après disque. Septième article consacré aux disques qu'il signe seul, ou cosignés avec Andy Moor. Je renvoie àl'articleAmiandospour quelques éléments biographiques sur Yannis, à l'article Rebetika pour Andy. Les renseignements fournis par le compositeur lui-même sont précieux pour comprendre la genèse de ce nouvel album : « Hypnokaséta (2020-2021) est un ensemble continu de 16 pièces pour quatuor à cordes, improvisateur (jeu de cassettes et de n'importe quel instrument) et électronique en direct.Le matériel source est basé sur les rêves que j’ai faits au cours des premiers mois de confinement, entre avril et juin 2020. Les récits de ces rêves sont encodés dans la musique jouée par le quatuor et également cryptés dans les textures sonores qui l’entourent.Les morceaux alternent entre quatuor en premier plan et intermèdes électroniques, où solos ou duos soutiennent le paysage sonore.Le titre de la pièce (en grec pour « cassette de sommeil ») fait référence à une théorie des rêves proposée par Daniel Dennett, selon laquelle les rêves sont chargés dans la conscience comme une cassette pendant la nuit et joués juste avant le réveil. » Ce n'est pas la première fois que les rêves sont au centre de la musique du compositeur. Il y eut évidemmentDreams, en 2012, mais la plupart des œuvres de Yannis sont directement ou indirectement liés aux rêves. Les souvenirs aussi deviennent comme des rêves, surtout ceux d'un passé dont nous sommes coupés, exclus, passé de la partie grecque de Chypre dont il est originaire, évoqué dans Resorts & Ruins, en 2015, passé collectif d'avant la Grande Catastrophe (perte de l'Asie mineure) dans Rebetika. Face, en 2021, interroge le visage lui-même en tant que matière du rêve par sa capacité à nourrir fantasmes et craintes. Hypnokaséta poursuit l'exploration des territoires oniriques en revenant à leur veine intime...
L'interprétation réunit le Quatuor Bozzini (interprète notamment d'Éliane Radigue), Andy Moor à la guitare et aux bandes magnétiques, Yannis Kyriakides à l'électronique.
Le compositeur Yannis Kyriakides
Vous trouverez sur la page Bandcamp du disque le synopsis des rêves encodés dans la musique. Il est fourni à titre indicatif. On peut tout à fait l'ignorer, ce que j'ai fait. Je viens seulement de le découvrir en préparant ces lignes, et je l'oublie pour mieux écouter...
Le disque est découpé en six plages, dont la durée varie entre un plus de cinq minutes et presque neuf. Ce qui me bouleverse dans la musique de Yannis Kyriakides, c'est sa manière d'arriver au cœur de l'émotion. On commence au ras de quelques sons, un bruissement, un battement, puis le violon dessine de courtes arabesques, l'arrière-plan se peuple de micro surgissements, et un peu après deux minutes, le quatuor vient nous prendre le cœur, nous plonger dans l'élégie, le mystère, la grande respiration d'un sommeil irréel. Avec une économie, une sobriété, sculpturales. "Hypnokaséta II" est tout en courbes, en glissendos moelleux, zébrés par les interventions d'Andy, tapissés par la matière électronique du rêve. C'est une caverne sonore tout au fond de nous, dans laquelle gisent des chuchotements déformés, des soubresauts et des fractures. Comme d'habitude, la guitare d'Andy fait merveille par sa capacité d'illumination, et l'on retient son souffle pendant la coda magique, réduite à quelques griffures sonores.
Fastes oniriques
"Hypnokaséta III" semble surgir de la Renaissance par ses coloris fastueux, sa nonchalance aristocratique, contrastant avec les grimacements des bandes magnétiques et de l'électronique. Un bourdon continu soulève le quatuor, la musique se fait tranquillement énorme, magnifique et lent courant dans lequel s'inscrivent les écritures graves du violoncelle et de sons percussifs, puis les graffitis tourmentés de la guitare. C'est cela, la splendeur, la beauté extatique d'une musique composée avec une rigueur admirable. Le quatuor étincelle dans la partie suivante, "Hypnokaséta IV", en apesanteur onirique, environné de quelques bruits et égratignures faisant mieux ressortir sa majesté. La coda est un condensé d'inquiétante étrangeté, avec grenouilles synthétiques et fantômes...
On ne quitte pas les sommets en "Hypnokaséta V", sorte de thrène d'une noire beauté. Le quatuor à cordes est d'une lenteur somptueuse, juste relevé par des échos et des bourdons, un orgue lointain, un enroulement velouté de textures frottées. Une musique à frémir, venue d'un autre monde...
Et "Hypnokaséta VI" déroule une dernière merveille étrange, cordes effarantes et glissantes à la manière des sirènes, sur un lit de hoquets, de bruits presque malicieux. La pièce semble se creuser de l'intérieur, happée par le vide, devenue poème électroacoustique au phrasé troué de silences et de curiosités. Tout un zoo improbable se love dans les plis de ce rêve délicieusement halluciné.
-------------------
Le disque sublime d'un des plus grands compositeurs de notre temps, magistralement interprété. Un chef d'œuvre éblouissant.
Paru le 24 mai 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 6 plages / 42 minutes environ
Je me suis à nouveau laissé séduire par la musique de Bruno Letort, guitariste, orchestrateur, compositeur et producteur de l'émission "Tapage nocturne" consacrée aux musiques inventives sur France Musique. N'était-il pas fatal que nous nous retrouvions ? N'a-t-il pas créé pour Radio France le beau label Signature, aux choix si variés, si audacieux ? En 2019, j'ai salué Cartographie des sens, paru chez Musicube. En 2023, je le retrouve sur l'album Pianisphere de François Mardirossian et Thibaut Crassin, pour lequel il a écrit le cycle éponyme. Disque paru chez Soond, comme pour cette nouvelle parution. Mais il s'agissait de musique de chambre, pas toujours très orthodoxe, certes, ou de piano. Là, Bruno Letort revient plus près du jazz, avec lequel je ne suis pas à l'aise, qui emporte rarement mon adhésion, malgré mes efforts d'écoute. Il arrive toutefois que mes préventions tombent, comme ici. Un miracle, en somme ? C'est qu'il s'agit en fait d'une musique contemporaine ouverte et inventive, peu soucieuse de rentrer dans les codes des genres.
Quand je dis "jazz", entendons-nous. Un jazz très libre qui n'est pas non plus du "free jazz", parce que mâtiné massivement de musique de chambre, orchestrale, et qu'il lorgne aussi bien du côté d'une musique contemporaine raffinée que du rock et de ses alentours. Bruno Letort adore brouiller les frontières, d'où une musique pleine de fantaisie, d'imprévus. Pour ce disque, il a proposé à un certain nombre de musiciens dont il aime le travail d'improviser librement, ces matériaux étant repris pour s'insérer dans une composition pour grand ensemble instrumental. L'improvisation précède l'écrit, encore un brouillage et un retournement. Parmi les musiciens qui ont accepté cette expérience, on trouve David Krakauer (clarinette), Evan Ziporyn (clarinette basse), David Torn (guitare), Régïs Boulard (batterie), et bien d'autres au basson, au violon, à l'alto, au violoncelle, à la contrebasse, au Cristal Baschet et au waterphone (instrument que je découvre), au cor d'harmonie, à la voix, sans oublier le compositeur lui-même sur cinq des huit morceaux à l'électronique, aux claviers et aux percussions. Les huit titres sont cosignés par Bruno Letort et l'un des participants (deux même pour le sixième). Et Laurie Anderson a écrit ou coécrit les textes entendus sur deux titres.
...un traverseur de mondes...
Ainsi "The Windshield", premier titre et le plus "jazz" de tous par la clarinette, le cor, le basson ou la contrebasse, la chaleur boisée, cuivrée de l'ensemble au rythme entraînant, est soudain dépaysé par l'intervention du violon, puis de la voix de Mike Ladd disant un texte de Laurie Anderson. Pas question en somme de rester sur place ! "Black Night" fait cohabiter les volutes serrées de la clarinette de David Krakauer avec des cordes, un arrière-plan frémissant, un peu noir en effet. La clarinette lance des appels dans la nuit qui s'épaissit de halètements et de plaintes, avec une étonnante coda de musique de chambre. Le titre éponyme, le plus long avec ses dix minutes, pourrait être la bande son d'un film fantastique ou d'épouvante. La musique attend quelque chose ou quelqu'un, il se trame un drame dans les coulisses et mine de rien cela ressemble à un quatuor de musique contemporaine, magnifique dérive élégiaque des cordes, pizzicatis, bois frappés, glissendos et violoncelles grondants, contrebasse effrayée. Savoureuse musique, sur laquelle se pose la guitare enjôleuse de David Torn, laquelle vire rageuse, bien brûlée sur le paysage inquiétant des cordes presque suaves. On ne s'ennuie pas en écoutant la musique de Bruno Letort ! Ce musée noir joue délicieusement avec nos frayeurs.
"Ecstatic Grey Limit" poursuit dans cette veine jouant avec nos nerfs de musique à suspense, mais cette fois la musique s'envole, grandiose, se permettant de brefs silences pour mieux relancer la tension, jouant d'une alliance magnifique de section de cordes et de guitare électrique déchaînée (David Torn encore). Pas d'emphase cependant, une écriture dense, économe, aux gestes nets. Après une telle réussite, "Black Magic5" couple le Quatuor Amòn (deux violons, alto et violoncelle) avec une rythmique à la hache et la clarinette basse d'Evan Zyporin aux arabesques (un peu) orientalisantes inattendues et aux élongations agonisantes incroyables.La musique prend une tournure rock, et l'instant d'après se dérobe, s'alanguit. Quel plaisir que cette liberté prise, que cette jungle improvisée ! "Newspaper" semble revenir dans la pure musique contemporaine, sauf que la clarinette basse d'Evan fait la folle, que les mots dits par David Linx, et dédoublés, puis chantés comme à l'opéra (je pense aux opéras contemporains américains) ou comme par un crooner, nous tirent vers l'Ensemble Bang On A Can (dont Evan Zyporin fut membre)
... orchestrateur hors-pair de nos imaginaires !
Un autre quatuor à cordes, le Tana Quartet, fait bon ménage avec la guitare de David Torn, le Cristal Baschet et le waterphone de Thomas Bloch pour le septième titre, "Stupid Clock", ambiante fantomatique agitée de drones, bouillonnante de curiosités sonores, qui se permet des échappées belles de guitare et de repartir dans des nuées trépidantes, trouées de brèves explosions, s'effilochant en traînées mélancoliques vaporeuses. Encore une superbe pièce, passionnante jusqu'au bout, retour des cordes majestueuses et intrusions étranges du Cristal Baschet. "Black oscillations", dernier titre, et quatrième de la série "Black", c'est l'apothéose des cordes (deux violons, trois altos, deux violoncelles et une contre-basse), flanquées d'une électronique sombre et étrange avec martèlement ironique de claviers. Titre clivé aux contrastes saisissants. Une authentique musique expressionniste : Nosferatu n'est pas loin !
Ce disque réussit une traversée de mondes, de genres avec un incontestable brio tout en gardant une incisive concision. Avec Bruno Letort, la libre fantaisie épouse un sens inné de l'élégance, de la mesure. Et quel plaisir d'entendre tous ces talentueux musiciens s'en donner à joie d'instrument !
------------
Très belle pochette et jolie présentation des titres. Un seul regret : la disparition du français (même si nombre de musiciens sont américains, je sais, mais ils sont plus ouverts qu'on ne le pense.). Et Bruxelles, n'en déplaise à Soond, c'est Bruxelles !! Je dis cela pour la page Bandcamp...
Paru fin avril 2024 chez Soond (Bruxelles, Belgique) / 8 plages / 52 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :
Voici le texte écrit par Laurie Anderson et David Linx pour "Newspaper" (titre 6) :
VOIX 1 : The Newspaper,
You’re the only one who knows what's real
And what isn’t
That's why I'm telling you all this
And not just recalling
The places I've been and what I've seen
VOIX 2 : An avalanche of absence and emptiness under heavens of confusion, we now talk in bumper stickers and yet we are, still, taken aback…
VOIX 1 : Why aren't we allowed to leave as often as we want
For all the work we've put into
These latrines, these cemeteries, this war
VOIX 2 : both shocked and in awe of all the noise that comes with lies. But beauty is elastic and comes in unrecognizable shapes.
VOIX 1 : So listen closely to these newspapers and magazines
They're full of the news, correct?
VOIX 2 : But what becomes of us when we spend all our time trying not to lose.
One can’t win when one doesn’t lose.
VOIX 1 : We lay our heads down on the newspapers
VOIX 2 : Very much
VOIX 1 : And pull the blanket up over our heads
And in training for war, one of the first things that General Macon did
VOIX 2 : Very much like rhythm can only be felt,
VOIX 1 : Was to burn all the newspapers.
VOIX 2 : Danced to and on, when it’s safe, nothing is safe.
VOIX 1 : So give us back our names We'd like to see them read aloud.
VOIX 2 : Peace comes only with the acceptance that nothing is safe,