musiques contemporaines - electroniques

Publié le 15 Avril 2023

Éliane Radigue (3) - Dans la conque océanique de la sonante des sons
Éliane Radigue (3) - Dans la conque océanique de la sonante des sons

Le Son des Sons

I. Éléments biographiques extraits d'articles précédents consacrés à Adnos et Occam Océan 1    

   Née en 1932, elle a travaillé avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, dont elle a été l'assistante. On la classe parfois par conséquent avec les pionniers de la musique concrète, mais sa musique a vite changé de direction. Dès la fin des années soixante et plus particulièrement dans les années soixante-dix, elle affirme un style personnel à base de drones, de sons étirés, de très lentes et quasi imperceptibles variations. Travaillant sur la durée, avec des pièces fort longues, elle élabore une musique électronique à la fois minimale et méditative qui a au fond plus d'affinité avec certaines musiques ambiantes, spectrales qu'avec les courants de musique concrète ou minimaliste. Lors de ses voyages aux États-Unis, elle a rencontré Philip Glass, Steve Reich, mais son esthétique intériorisée est plus proche de certaines recherches de Terry Riley ou La Monte Young, compositeurs qu'elle a également côtoyés, avec lesquels elle partage un intérêt pour les philosophies orientales. Son style se distingue aussi de celui de deux autres maîtres de la musique électronique, Morton Subotnick et Rhys Chatham. Intéressée par Gurdjieff, elle s'est ensuite convertie au bouddhisme tibétain en suivant les suggestions d'étudiants français venus entendre au Mills College la première partie d'Adnos qui avait été créée pour le Festival d'automne fin 1974.  

    Longtemps ce fut à l'aide d'un synthétiseur ARP 2500, de filtres et d'une table de mixage qu'Éliane Radigue traqua dans son laboratoire musical ses « phantasmes sonores » comme elle les appelle. Elle considère qu'elle les a enfin entendus grâce aux musiciens qui interprètent maintenant ses occam. Le mot vient du philosophe Guillaume d'Ockham ou Occam (vers 1285 - 1347), auteur d'un principe fameux, dit du rasoir d'Occam, que l'on peut considérer comme l'un des postulats du minimalisme : principe de parcimonie, de simplicité de la pensée ou de la conception, et de l'élégance des solutions, selon lequel « il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité », reprise d'ailleurs d'un adage aristotélicien.

   Pionnière de la musique électronique, Éliane Radigue a abandonné son ARP 2500 pour des instruments acoustiques depuis 2006, suivant en cela le conseil du violoncelliste Charles Curtis. Ce changement n'est pas une rupture. La compositrice poursuit avec d'autres moyens l'élaboration d'une musique à la fois organique et spirituelle.

II. Actualité discographique d'Éliane Radigue, début 2023

   Deux disques confirment la "percée" d'Éliane Radigue, enfin reconnue par de nouvelles générations de musiciens comme l'égale des plus grands.

  

Quatuor Bozzini
Stéphanie Bozzini (alto) / Alissa Cheung (violon) / Clemens Merkel (violon) / Isabelle Bozzini (violoncelle)

   1) C'est d'abord le Quatuor Bozzini (Montréal, Québec), inlassable défenseur depuis 1999 des musiques nouvelles, audacieuses, qui a demandé à la compositrice de lui écrire une pièce. Occam Delta XV s'insère dans ce qui ressemble à un immense cycle, qu'on pourrait appeler le Cycle des Occams, se déclinant en lettres grecques suivies de chiffres romains. L'enregistrement présente deux interprétations, à une journée d'intervalle, de la pièce. « C’est impossible de recréer l’exécution, qui est tellement liée au temps et au lieu» dit Alissa Cheung, « mais nous avons joué la pièce de nombreuses fois, et revenons au même état d’esprit. » Véritable défi pour les interprètes, Occam Delta XV leur demande, non seulement la technique requise pour maintenir les notes soutenues, mais un mode d'écoute entre la méditation et l'hyper conscience.

   Pièce océanique, Occam Delta XV se présente comme une masse n'offrant jamais exactement le même aspect, affectée par un mouvement interne de très lente torsion. Les sons tenus se mêlent, provoquant comme un miroitement sonore, dans lequel les notes ne sont plus que frottements, traînées irisées, les aiguës enveloppées dans le bourdon des graves. Une houle profonde se creuse peu à peu, qui ne manque pas de saisir l'auditeur, transporté par le flux, dont l'aspect global ne laisse pas de faire penser à certains instruments indiens comme la viña. Ce qui se joue dans la musique d'Éliane Radigue, comme dans ses œuvres pour synthétiseur, c'est une exploration intérieure du Temps, en tant que Vibration perpétuelle, Respiration universelle. Cette Vibration est un faisceau changeant de micro oscillations dont la richesse est prodigieuse sous son apparente monotonie. L'écoute de la deuxième version de la même pièce, juste après la première, est révélatrice : on ne la reconnaît plus vraiment, pas seulement parce qu'elle n'est pas exactement la même, comme le reconnaissent les interprètes, mais aussi parce qu'on l'entend mieux, préparés par la première écoute, qui a déposé en nous ses sédiments que l'onde nouvelle vient mélanger à elle. Cet océan s'éloigne, se rapproche, nous absorbe, nous devenons océan, traversés par le grand Chant immémorial surgi du si lent brassement de la matière sonore, le Son des Sons, dont nos occupations nous séparent en temps ordinaire. Ici, il n'y a plus de séparation, plus de souffrance...Le Quatuor Bozzini sert à merveille cette musique nonpareille.

 

2) Puis c'est Montagne Noire, le label du GMEA, Centre National de Création Musicale d'Albi (Tarn), qui consacre en avril son septième disque à Éliane Radigue. Un disque qui met à juste titre sur le même plan musique pour ensemble instrumental et celle pour synthétiseur analogique en présentant deux œuvres de la même période : Occam Hepta I (2018), interprété par l'Ensemble Dedalus, et Occam XX (2014), interprété par Ryoko Akama au synthétiseur EMS et au générateur de sinus.

   L'Ensemble Dedalus, installé à Toulouse et associé au GMEA, interprète le répertoire minimaliste, les compositeurs du mouvement Wandelweiser (dont Michael Pisaro ou Jürg Frey) et plus largement les musi au violonques les plus exigeantes d'aujourd'hui. Fondé en 1996 par Didier Aschour, il comprend pour cet enregistrement son fondateur à la guitare, Cyprien Busolini à l'alto - cf. son beau disque en collaboration avec Bertrand Gauguet, Miroir , Thierry Madiot au trombone, Pierre-Stéphane Meuget au saxophone, Christian Pruvost à la trompette, Silvia Tarozzi au violon - une des trois interprètes du disque présenté dans l'article précédent, L'Occhio Del Vedere, et Deborah Walker au violoncelle.

    Ce qui me frappe dans Occam Hepta I, c'est la parenté de la musique d'Éliane avec la musique tibétaine. En effet, le flux "radiguien" est ici nettement dominé par les graves, du trombone sans nulle doute, et d'autres instruments de l'ensemble. On croit entendre à plusieurs reprises  comme une abyssale voix de gorge se frayer un chemin entre les cordes, puis des voix errantes sortir à demi de la trame, puis comme des trompes tibétaines, qui viennent soulever de manière extraordinaire la masse fluctuante de la composition, un effet vraiment renversant, assez inhabituel chez elle. Occam Hepta I est un mantra d'une force sidérante, à arracher à tout jamais le voile de la māyā... Interprètes parfaits !

Note sur la vidéo ci-dessous : je préfère la version du disque, plus puissante, plus en relief. Si l'on ajoute que la plateforme truffe la pièce de publicités qui surgissent telles des diables grimaçants...

   Je retrouve l'Éliane de mes premières amours radiguiennes avec Occam XX, peut-être sa dernière œuvre pour synthétiseur, en tout cas l'une des dernières. Cette plongée dans le son, dans son battement, dans sa diaphanéité, c'est Éliane toute entière telle que son synthétiseur la changea en Arachné de la musique électronique.

La japano-coréenne Ryoko Akama interprète avec une incroyable finesse cette épiphanie de sons minuscules au milieu du bourdonnement hypnotique du synthétiseur. Envoûtant !

Ryoko Akama par Jo Kennedy
Ryoko Akama par Jo Kennedy

 

Les disques

- Occam Delta XV par le Quatuor Bozzini :

Paru chez Dame / Collection QB fin janvier 2023 / 2 plages / 1h et 14 minutes environ

- Occam Hepta I  par l'Ensemble Dedalus et Occam XX par Ryoko Akama :

Paraît le 22 avril chez Montagne Noire / 2 plages / 59 minutes environ

Les deux sont en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 4 Avril 2023

Material Object - Telepath

    Material Object est un des alias du producteur et artiste sonore allemand Andre Ruello, installé en Australie, qui a déjà publié nombre d'albums solo ou en collaboration. Son dernier album, Telepath, résulte d'une seule cession improvisée  avec un violoniste, mêlant acoustique et électronique (dominante...). Il marque un certain éloignement de ses premiers enregistrements ambiants (pas une rupture, voir l'étonnant bonus...).

   Le violon, dans "Enter" occupe l'arrière-plan : il est la nostalgie, le souvenir d'ondoiements langoureux, comme le bourdon continu d'un premier plan constitué de sons discontinus. Des boucles lancinantes, superposées, d'une sorte de guitare électronique, un clavier aux sons secs, claquants, pas très loin de la cithare parfois. Alors que le violon glisse et se tord, ce premier plan minimaliste synthétique est puissamment dynamique, jouant d'un futurisme hypnotique. Très beau début, qui a accroché tout de suite mon attention, avec une pulsation très reichienne dans sa seconde moitié, peut-être des souvenirs du Drumming de Steve. Le court "Glyph" est un rébus électronique de sons concaténés, un interlude, avant le troisième titre, nettement plus long (plus de quinze minutes). "Hyphae", conformément à son titre, a une tournure filamenteuse. C'est d'abord une ambiante au lent développement, mais le mycelium électronique fabrique un tissu vif, piqueté de sons rapides, et de longues rafales éblouissantes dessinent une efflorescence euphorisante. De fait, voilà une splendide transe, dans laquelle on retrouve le violon, métamorphosé en acteur malgré lui de cette fresque étourdissante.

   Selon le principe d'alternance entre titre court et titre long, le quatrième, "Sqqr", au titre futuriste à plaisir (clin d'œil à des mondes déviants ?) est une courte fanfare, ritournelle ensorcelante qu'on imagine fabriquée par des gnomes affreux au coin de profondes forêts...où vit et git "Trsform", monstre incapable de parler autrement que par sons inarticulés. L'atmosphère est pesante, épaisse, celle des cauchemars : grincements, sons tordus, tronqués, cloques électroniques inquiétantes, saturations étranglées, une bande son de film d'épouvante, de zombies... Nouvel interlude de deux minutes environ, "Bllp"" (qui fait penser à bulp...) est de la même veine un peu grotesque, grouillant d'objets sonores improbables qui ne sont pas sans évoquer l'étrange image de couverture. "x6x", grâce à ses six minutes, voudrait s'envoler à coups d'ailes d'oiseaux préhistoriques mutants, seulement il ne vole pas haut, il essaie, il est si lourlaud, cet astronef bardé de plaques de plomb. Une coda pleine d'échos réverbérants est son chant du cygne, si j'ose dire.

    "Thermo" rappelle "Enter", en version ultra condensée, trouée, très énigmatique, voire parodique, un aspect à ne pas oublier dans ce disque. Une version détruite, explosée par des chuintements, des gargouillis et des bafouillements. Très curieux ! Le long "Exit", plus de onze minutes, rejoue certains thèmes entendus en les exagérant (le violon de "Enter", notamment), je ne crois pas que ce soit par panne d'inspiration. Est-ce une volonté de dépassement, de prendre de l'essor, enfin, après les sortilèges, les pièges ? Ou la retombée fatale dans une atmosphère goyesque, plutôt, plus gluante, insidieuse.

    Le disque d'un imaginaire sonore fantastique foisonnant de bizarreries, un monde de truculences électroniques pour servir de tombeau au pauvre violon désenchanté.

Meilleurs titres : 1) "Enter" (le 1) et "Hyphae" (le 3)

2) "Trsform" (le 5), "x6x" (le 7) et "Exit" (le 9)

Paru fin mars aux Editions Mego / 9 plages / 57 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

[  à noter que les acheteurs du disque ont un bonus de plus de cinquante cinq minutes, intitulé "Auxiliary Apparition", vaste dérive dans cet infra-monde entre contes de fées et horreurs de la nuit ! Material Object y donne toute la mesure de son imaginaire sonore. ]

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Publié le 2 Février 2023

Yannis Kyriakides (6) - Amiandos

    Un des fondateurs de l'excellent label de musique expérimentale et électronique Unsounds, le chypriote Yannis Kyriakides, installé à Amsterdam, construit de disque en disque une des œuvres majeures de la musique contemporaine. En alchimiste virtuose, il mêle les sources sonores, acoustiques ou électroniques, anciennes et populaires ou abstraites, concrètes. Avec son nouveau disque Amiandos, il poursuit une quête en partie autobiographique, marquée notamment par le très beau Resorts and Ruins sorti en 2013, autour de la partie perdue de Chypre, aujourd'hui occupée par la Turquie, tandis que sa ville natale, Limassol est située dans la partie de l'île restée grecque. Cette fois, c'est une mine d'amiante à ciel ouvert dans les montagnes de Troodos, exploitée par un consortium international pendant la domination coloniale britannique sur l'île, qui est au cœur de la musique de Kyriakides. Le grand-père du compositeur jouait au backgammon dans une cafétéria proche du quai de Limassol où l'on embarquait le minerai. La mine, abandonnée depuis 1988, fait l'objet aujourd'hui de tentatives de réhabilitation.

   Comment une musique peut-elle évoquer l'amiante, me demanderez-vous ? L'amiante est une roche, certes, mais fibreuse, duveteuse, veloutée, aux formes très diverses. Aussi la musique électronique, par ses textures, sa plasticité, peut elle être son analogue musical, d'une certaine manière, et se prêter en même temps, comme toute musique, aux différentes tonalités du synopsis du disque présenté par Kyriakides dans les notes d'accompagnement.

   La légende musicale d'une mine d'amiante, des débuts de l'extraction à aujourd'hui

   Le premier titre, "Side of the Mountain", essaie de rendre l'atmosphère surnaturelle qui a frappé l'écrivain Lawrence Durrell. Celui-ci raconte sa visite à la mine dans Citrons amers (1957). C'est un début solennel. Une voix déformée dit les mots de Durrell, lentement, sur un fond amorti aux contours flous, équivalent de la poussière envahissante, que l'on retrouve dans le second titre, "Thin Dust". qui évoquerait les premiers jours de la mine, lorsque femmes et enfants ramassaient les roches à ciel ouvert. Un disque gratte, on entend quelques accords de piano : tout de suite, le crachotement accompagne une autre veine plus contemporaine. Micro crépitements, petites vagues de synthétiseur modulaire, frottements, cloches aplaties, l'art du collage sonore de Yannis Kyriakides fait des merveilles. Un piano pleut, la musique se fait horloge, le passé revient. Pièce envoûtante, du très grand Kyriakides ! La musique prolifère, se stratifie, se fait grandiose, énigmatique, nostalgique...

   "Cottonstone" (traduction du grec ancien "vamvakopetra" désignant l'amiante) contraste avec le titre précédent par ses glissements brutaux, ses chevauchements abrupts évoquant la pratique minière. Kyriakides utilise des boîtes à rythmes traitées pour suggérer un paysage sonore agressif. Musique concrète, bruitiste, qui serait désagréable si le compositeur ne faisait preuve, là aussi, d'une créativité étonnante. Avec " A Ghost of Spring", Yannis plonge dans les souvenirs : ceux d'une fête printanière dans les montagnes de Troodos juste avant la seconde guerre mondiale, mixant des enregistrements d'archive de musique folklorique chypriote de cette période, échantillonnés et repris par des synthétiseurs modulaires. L'aspect nostalgique est transcendé par le traitement mystérieux des matériaux. La fête est devenue intemporelle, à la fois archaïque et post-moderne, véritable incantation électronique tribale, minimale, nouveau sacre du printemps parcouru de bondissements sourds et de courbures nerveuses. Les enregistrements désossés ont libéré des fantômes larvaires des mélodies anciennes.

   « Le passé n'est plus transmissible, il ne peut être que cité. » Hannah Arendt, Journal de pensée, Cahier XXVI, 3

   Le cinquième morceau doit son titre, "Empire within an Empire", au fait que la mine appartenait à deux empires, l'empire colonial britannique d'abord, et l'empire industriel international privé exploitant la concession ensuite. Une séquence d'actualités de Pathé News faisant référence au premier soulèvement contre les Britanniques ouvre la pièce, magnifique poème électronique qui nous fait oublier tout ce contexte socio-politique. Car il ne faut heureusement pas réduire la musique de Kyriakides à son programme : elle vaut par elle-même pour l'auditeur qui n'aurait pas lu les notes du compositeur ! Si l'on entend ou devine des échos du bombardement du commissariat d'Amiandos, pris pour cible par les insurgés, on est surtout sensible à l'extraordinaire collage sonore superposant soubresauts troubles et vagues translucides de synthétiseur, comme si justement luttait avec les événements eux-mêmes une vision illuminée, capable de les trans-former en beauté, malgré tout.

   Le processus de réenchantement du passé se poursuit avec "Enaerios", litanie dense et nostalgique, qui charrie échantillons de chants anciens et gestes électroniques dans un mouvement de prière extrêmement émouvant. J'écris réenchantement, j'aurais pu écrire recréation, puisque le passé, nous dit Hannah Arendt, n'est plus transmissible, et ne peut être que cité. La citation n'est pas le passé, mais une ruine du passé, toujours fantôme. Le travail musical de Yannis Kyriakides consiste à réinsérer la citation dans un courant présent pour lui redonner une autre vie, non pas celle d'avant, mais une autre absolument. D'où l'émotion si forte à l'écoute de cette musique résolument contemporaine, et résolument enracinée, si bien assise en somme à cheval sur le passé et le présent.

   L'aboutissement logique de cette esthétique recréatrice, c'est l'imagination du futur, le sublime septième titre, "A Secret Lake A Million Voices", le dernier de cette histoire fabuleuse : la régénération, la restauration du sol de la région, abîmé par l'exploitation minière. Le lac secret, c'est le lac artificiel occupant le plus grand cratère, que Yannis peuple d'un million de voix éthérées, frémissantes. Un immense surgissement, une abrasion à l'envers pour refermer la plaie béante affligée à la montagne. Les quatre dernières minutes constituent alors un baume musical bucolique...

   Le très grand disque d'un des compositeurs les plus inspirés de notre temps. Un oratorio foisonnant hanté par le passé, enté sur lui pour le diffuser dans le présent grâce à un savant tuilage des matériaux folkloriques retravaillés et des textures électroniques les plus élaborées.

Paru le 15 janvier 2023 chez Unsounds Label / 7 plages / 1h et 5 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 18 Janvier 2023

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

   Imaginez d'une part un ensemble de chambre souhaitant intégrer des instruments électroniques dans son répertoire, et de l'autre un compositeur de musique concrète, acousmatique, improvisateur à partir d'instruments électroniques, poète et essayiste. Imaginez leur rencontre : l'Ensemble australien Decibel et le marseillais Lionel Marchetti se sont rencontrés lors d'une visite effectuée par Lionel en Australie en 2019. Venu avec une partition concrète, le français l'a adaptée au fil des répétitions et des interprétations, intégrant des enregistrements des instruments acoustiques avec des synthétiseurs, des bandes magnétiques et des manipulations électroniques dans son studio personnel. De plus, sa disposition peu orthodoxe des hauts-parleurs a contribué à mêler les sons, à les rendre indiscernables, ce qui ne facilite pas la tâche de l'auditeur critique, mais opère une sorte de transmutation féconde, passionnante pour l'oreille aventureuse, vraiment ouverte.

   Penche-toi sur la musique...et écoute !

   Le disque comporte deux pièces de longueur très inégale : "Le lac intérieur", le titre éponyme de plus de trente-six minutes, et  une quasi miniature d'un peu plus de deux minutes titrée "La Patience". [ Je ne vous cache pas mon bonheur de retrouver du français... au milieu d'une mer linguistique de plus en plus tristement uniformisée... ]

Au cœur de l'immense en toutes saisons

  Penche-toi sur la musique, et écoute...

   Le vent se lève sur le lac intérieur, un vent fracturé sur un autre vent de drone. Monte un synthétiseur, et le vent tournoie en griffures légères. On entend une voix, peut-être, un son continu. C'est le début de "Inland Lake (Le lac intérieur)". Un battement agite la toile sonore, de plus en plus agitée, traversée de "voix" rauques, des sons comme on en entendait chez Jocelyn Pook sur la bande originale de Eyes Wide Shut. Une cloche résonne dans le mur tourmenté, troué d'interventions diverses. Le violoncelle déchire ce lac vivant, en constante métamorphose derrière et sous la linéarité de la micro pulsation travaillant les particules électroniques en suspension. Autour de treize minutes survient une phase de calme relatif, comme si tout allait se fondre dans la vague de synthétiseur, mais des sifflements presque langoureux enchantent le paysage sonore, en proie à un mouvement de montée extatique. Le violon (ou l'alto) est en apesanteur, comme vaporisé. Un bip répété évoque une communication avec l'au-delà, qui sait, dans cette atmosphère de plus en plus irréelle qui déploie de lentes volutes. L'espiègle côtoie le majestueux, l'onirique. Des esprits chuchotent, une radio fantôme crachote. De l'intérieur sourdent des drones, des sonorités distordues, écorchées. En même temps, tout baigne dans une immense douceur, une lumière diffuse. Une autre voix étrange surgit dans un autre moment de calme, de disparition, qu'un roulement de tambour signale comme un moment magique, avec l'apparition de voix plus mystérieuses, désincarnées. La musique se décante, se recharge de splendeur trouble, pour une levée de brume qu'envahissent des poussées synthétiques et des sons aigus, fins comme des lames de cristal; Ô le bel ondoiement de la toile sonore, dont on suit au ralenti la torsion et la lente efflorescence somptueuse  !

    Le deuxième titre, "La Patience", commence avec ce qui ressemble à des bols chantants, puis le piano et la percussion font une brève apparition, qui se répètera ensuite, sur un fond mystérieux et aérien, avec une curieuse "voix". Le morceau juxtapose gestes discontinus et trame continue dans une petite fresque charmante et forte, qui semble nous narguer derrière des apparitions fantastiques.

  L'auditeur (lecteur), peut-être inquiété par les appellations "musique concrète" ou "acousmatique", s'aperçoit au bout de ce parcours qu'il avait bien tort de se fier à des étiquettes étriquées. Car la réussite de ce projet tient à l'alchimie du processus compositionnel : acoustique et électronique tissent une trame poétique, ni plus ni moins, d'une constante beauté animée d'une vie secrète. L'inquiet pouvait se fier, ici, à l'image de couverture, magnifique [ Photographie de Bruno Roche ]. Vous aviez trop vite oublié, ou vous ne saviez pas, que Lionel Marchetti est aussi poète, donc deux fois musicien ! Voici d'ailleurs le poème en lien avec cette musique :

Lionel Marchetti & Decibel - Inland Lake (Le lac intérieur)

Paraît le 20 janvier 2023 chez Room40 / 2 plages / 38 minutes environ

Pour aller plus loin

- pas d'extrait du disque à vous faire écouter, si ce n'est ci-dessous...

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

---> En complément, un extrait de la première collaboration entre Lionel Marchetti et l'Ensemble Decibel, sur le même label Room40 :

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Publié le 9 Novembre 2022

Giulio Aldinucci - Real

   Encore une découverte majeure ! L'artiste sonore italien Giulio Aldinucci en est à son vingt-cinquième disque, si j'ai bien compté. Beaucoup avec de belles couvertures, de beaux titres qui font signe, qui nous disent que nous avons affaire à un chercheur de beauté. Real est son quatrième album chez Karlrecords. Pourquoi ce titre, Real ? Le compositeur précise : « Les médias numériques avec lesquels nous vivons façonnent et définissent la réalité en la filtrant, nous laissant courir le risque de vivre sans ce qui nous est propre et unique. Mon nouvel album exprime un besoin de quelque chose d'absolu et d'authentique. « Real » est une réflexion sur la possibilité infinie de transformation sonore, la capacité que nous avons de créer de nouvelles réalités en transmutant le paysage sonore qui nous entoure et le paysage sonore intérieur en nous, ne serait-ce qu'en l'imaginant.»

   

Un beau portrait du compositeur

Un beau portrait du compositeur

    Je retiens le mot de « transmutation ». Giulio Aldinucci utilise sons de terrain et matériel électronique, comme beaucoup, mais il transmute ce matériau de base en y injectant des voix éthérées, un lyrisme épuré, ce qui confère à sa musique une résonance sacrée . Dès "Deep Space Shelter", on entre dans un univers de soieries froissées, de murmures tremblés : des voix vivent là, dans les lointains, et l'électronique se voile, on ne sait plus ce qui est voix ou pas. Un premier titre magnifique, suivi par "Come in Un Respiro", grandiose par ses vocalises à la Arvo Pärt sur des vagues d'orgue. C'est une musique qui respire, en effet, qui emporte par son souffle puissant et délicat. "As The Horizon Disappears" est un mur électronique vibrant, grondant, illuminé par l'orgue en boucles envoûtantes, qui semblent nous entraîner vers le néant. Absolument splendide !

   "Smoke over the River"est une sorte de lamento aux couleurs orchestrales magnifiques, comme un concert de larmes se résorbant dans un drone sombre juste éclairé de touches de clavier. Un bijou ! Plus épique, "Mythological Void" prend l'allure d'un hymne ambiant de voix incrustées dans une texture électronique en mouvement. Tout se mêle dans un tissu froissé somptueux d'une grande puissance, comme dans une cathédrale cosmique. La fin est d'une suavité rêveuse à tomber..."Every Word, in Summer" poursuit dans la même veine épique, plus magmatique, au bord du déchirement. Les textures semblent fissurées, vibrent de manière saccadée. On se rend compte du feuilletage impressionnant des couches sonores !

   Dans ce contexte, "Hyperobject A" semble un ovni. Pièce percussive, presque africaine par certains côtés, elle réintègre toutefois la galaxie Aldinucci par le miroitement des textures électroniques, en boucles tordues, et l'apparition de voix fondues dans la transe. Après cet écart, "Asymptotic Embrace" renoue avec le lyrisme sublime. Une voix perchée dans les nuages, puis deux, une masculine et l'autre féminine, planent au-dessus d'un mouvement perpétuel de drones et de cordes synthétiques.

   Un disque splendide, d'une rare élégance, qui redonne à l'électronique une dimension humaine, transcendante.

Paru mi-octobre 2022 chez Karlrecords / 8 plages / 42 minutes environ

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Publié le 15 Octobre 2022

Gammelsæter & Marhaug - Higgs Boson

  Rassurez-vous : je ne vais pas vous entraîner dans un cours de physique des particules, j'en serais d'ailleurs incapable... Voici deux particules humaines, norvégiennes, créateurs d'un univers fascinant. Runnild Gammelsæter surprend par sa voix, dont elle joue en prêtresse, en inspirée. Elle manie aussi la guitare, le piano et l'orgue numériques, les cloches, et s'occupe des traitements. Lasse Marhaug est à l'électronique, au synthétiseur, aux objets et au montage. C'est leur deuxième disque ensemble, le premier, Quantum Entanglement, remontant à 2014. Une rencontre décisive les fit se retrouver à nouveau en 2019, à l'occasion d'un concert spécial dans une église d'Oslo. Depuis, il ont accumulé des matériaux débouchant sur ce disque inspiré aussi bien par des cinéastes japonais du structuralisme expérimental que par les illustrateurs français Philippe Druillet et Jean Moebius Giraud, deux créateurs d'univers de science-fiction décalés, visionnaires, ou encore par des photographes de paysages. Je vous passe d'autres références très pointues, sauf une autre, littéraire, au Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, pour un processus d'association utilisé par les deux artistes.

   Huit titres entre presque trois minutes et presque dix constituent ce "Higgs Boson", d'emblée très étrange. "The Stark Effect" se développe autour de la voix démultipliée de Runnild et d'une autre voix gutturale, spectrale. La partie vocale mêle longues trainées éthérées et cris, éructations quasi animales. Nous voici en communication avec le Mage, "The Magus", qui est plutôt une mage, entre incantations et murmures. Une pulsation électronique sourde rythme cette vaticination dans l'infra-langage. Tout à fait dépaysant et très impressionnant. Une percussion lourde ouvre le mystérieux "Static Case". Des voix déformées incantent l'espace. On est entre messe mystique et sabbat goyesque. Les "Ondes de Fase" nous plongent dans un océan électronique saturé de voix comme de milliers d'esprits errants aux limites de l'aphasie : prodigieux voyage dans un univers halluciné ! Des "Forces" se déchaînent dans le titre cinq, déchiré de l'intérieur, parcouru de déflagrations prolongées. Titre magnifique, qui fournirait une belle bande-son pour les dérives dessinées de Druillet, tant les voix sont de plus en plus fantastiques. On imagine des créatures se déformant à vue, monstrueuses et terriblement là à nous guetter dans le noir, au bord de l"apocalypse.

   "Propeller Arc" est une véritable Babel des langues, un oratorio pour langues étranges, qui donnent une impression de connu (du grec, de l'allemand, etc.) tout en étant d'un ailleurs indéfini. Puis survient une montagne magique, un orgue déferlant accompagné de vents de poussières : les voix sont incorporées, balayées, réduites pour un bref moment au silence divin. Le septième titre renvoie à nouveau à la physique, le "Hadron Collider" étant l'accélérateur ou collisionneur de particules du CERN. L'idée est celle de collisions entre des univers : entre le monde instrumental, électronique et bruitiste d'une part, et celui des voix. Musicalement, l'intérêt réside dans la résistance des voix aux lourdes vagues écrasantes d'une sorte de métal épais. Rien n'arrête les voix ordonnatrices du monde. Alors surgissent "These questions", effrayantes déflagrations  de drones râpeux, comme si la matière respirait dans un mouvement de désintégration / volatilisation. Une voix seule survole ce cauchemar de science-fiction, puis une seconde, d'autres encore, chantantes ou chuchotantes. C'est peut-être la matière qui s'exprime, la Matière des champs gravitationnels qui est Esprit, enfante l'illusion de Vie : il n'y a rien d'autre que ce continuum, toujours susceptible de susciter les Voix primordiales et éternelles. Grandiose !

Un disque magistral d'une beauté noire, envoûtant d'un bout à l'autre !

Paru en août 2022 chez Ideologic Organ (une maison de disque parisienne) / 8 plages / 44 minutes environ

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Publié le 7 Juillet 2022

Benedikt Schiefer - Universal Kiss

   Pianiste, multi-instrumentiste, chef d'orchestre et compositeur travaillant à Berlin, Benedikt Schiefer est déjà connu pour ses musiques de films, comme Seules les bêtes (2019) de Dominik Moll. Il a sorti en février 2022 un disque autoproduit qui devrait ravir les amateurs d'une musique néo-classique post-romantique mâtinée d'électronique. Côté acoustique, lui-même joue du piano, Khatchatur Kanajan du violon et de l'alto et Mathis Mayr du violoncelle. Côté électronique, Benedikt Schiefer manie synthétiseurs et s'occupe de la production.

   Le titre éponyme, décliné sous différentes formes au début, au milieu et à la fin de l'album, s'ouvre avec une ample traîne orchestrale comme une ouverture d'opéra : scène de passion, bien sûr, pour ce baiser universel profond, chanté par le violon, dans un ciel lentement tournoyant piqueté d'étoiles. Musique pour un drame de Luchino Visconti ! Fugitivement, on pense aux premiers Tangerine Dream par la somptuosité sombre des mystérieuses semblances sur les rivages du cauchemar. Ce titre à lui seul a déclenché le désir de cet article. J'aime cette langueur un peu vénéneuse peut-être, celle d'une fleur qu'on n'en finirait plus d'aspirer ! L'interlude qui suit est saturé d'inquiétude : ce serait une bande parfaite pour un film d'horreur !

   De titre en titre, on se laisse envahir par un charme. La musique pèse sur nos épaules comme un joug, d'une majesté froide et pourtant insinuante. "Shelter", suite en quatre parties, est d'une irrésistible mélancolie, refuge ou asile loin de toutes les brutalités du monde, car ici le violon est tellement langoureux, l'orchestre si enveloppant, qu'il n'est plus question de partir. Musique de chambre apaisée, avec duo, trio de cordes, ou quatuor avec le piano. La reprise de "Universal Kiss" pour violoncelle et piano retrouve la belle tradition de l'élégie, d'un post-romantisme qui ne manque pas de grandeur.

   "Sturm und Drang", le huitième titre, évoque le romantisme allemand, orageux, de la seconde moitié du dix-huitième siècle, sous la forme d'un flux synthétique brumeux au milieu duquel évolue le piano, comme se débattant, tentant d'émerger de la texture qui l'englue, tel le héros romantique se dressant contre les cités serviles, comme aurait dit Alfred de Vigny. Alors qu'il semble avoir été digéré par la masse, le piano farouche a toutefois le dernier mot ! Avec "Chapeau Feldman", on rentre dans un monde étrange d'échos, de pizzicatos espacés selon un rythme secret. On progresse dans un souterrain, dans les limbes de la conscience la plus profonde...Beau titre énigmatique ! L'orgue de "The Green Dark" nous fait basculer dans des paysages inédits, mouvants, rythmés par un synthétiseur cotonneux : une avancée difficile dans des marais qui n'en finissent pas. En réchapperons-nous ? La vague bienfaisante de "Universal Kiss" vient nous chercher sur "Uncertainty N°3", nappe ambiante, miroitante, comme un soupir du cosmos arrivé pour nous sauver du marasme. La lenteur de la musique agacera certains, qui ne manqueront pas de reprocher à Benedikt Schiefer un goût prononcé pour une certaine grandiloquence. C'est indéniable, mais c'est justement là sa manière à lui de nous ensorceler, en prenant tout son temps, en le faisant traîner comme une draperie insidieuse. Même dans les petites pièces comme "Gestalt N°3 et "Gestalt N°4". Éclaboussures de piano, au ralenti, sur un fond résonnant, ou bien une danse un brin malicieuse dans son tournoiement tranquille : deux mélodies parfaites, contrepoints discrets aux grandes toiles cérémonieuses.

   Le dernier titre tire sa révérence : chasse au chant des rossignols en compagnie d'un chat nommé caramel dans les bois de France lors du premier confinement, nous dit le compositeur. Petit pirouette espiègle qui rejette loin les rêveries prenantes d'opéras ou de films dans lesquels le magicien Benedikt Schiefer a tenté de nous attraper !

  Les amateurs des musiques de Jóhann Jóhannsson devraient aimer ce premier disque de Benedikt Schiefer. On y retrouve un sens du faste dramatique combiné avec un instinct très sûr des séductions de la mélancolie.

 

Paru en février 2022, autoproduction / 14 plages / 58 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 13 Juin 2022

Shira Legmann / Michael Pisaro - Barricades

  Pourquoi rendre compte d'un disque paru il y a presque trois ans ? Parce qu'il s'agit d'un grand disque que j'avais manqué, et parce qu'il est significatif de la politique éditoriale de cette belle maison de disque fondée en 2018 par Yuko Zama, Elsewhere Music. La maison se consacre aux nouvelles tendances de la musique contemporaine et ambitionne de soutenir des œuvres spécifiquement écrites pour elle. Barricades est emblématique de ce catalogue très singulier. Composé par Michael Pisaro (Michael Pisaro-Liu depuis 2020), guitariste et compositeur américain né à Buffalo en 1961, à la production abondante, par ailleurs directeur de composition et de musique expérimentale au célèbre CalArts (California Institute of the Arts), il est interprété par le compositeur lui-même à l'électronique et par la pianiste israélienne Shira Legmann au piano.

Treize études pour piano, certaines avec électronique, et deux interludes électroniques. « Le titre fait référence aux « Barricades Mystérieuses » de François Couperin – et à la technique des voix qui se chevauchent, s'emboîtent, créant une texture en forme de fourré ou de toile. J'adore la musique des Couperins depuis le collège, mais c'est lorsque Shira m'a envoyé quelques-unes de ses musiques préférées à jouer, et Les Barricades Mystérieuses était parmi les partitions, que l'idée de cette pièce a commencé à se cristalliser. Le processus d'écriture et de travail sur la pièce avec Shira consistait à regarder les barricades, que j'imaginais comme un réseau de vignes tordues, se défaire. » écrit Michael Pisaro. Ce qui frappe dès la première étude, c'est l'utilisation de l'électronique comme prolongement naturel du piano. S'appuyant sur les résonances harmoniques de l'instrument, elle les amplifie, les prolonge, jusqu'à les rendre courbes, en effet. Tordues, comme dit le compositeur, transformées aussi jusqu'à donner l'impression d'un autre instrument, totalement étrange. Le piano dessine des esquisses mélodiques à base de notes bien séparées, l'électronique s'engouffre dans les interstices, non pour une surenchère, mais pour un dialogue d'égal à égal. Le tempo est souvent assez lent. Ce sont des études méditatives, dépouillées. D'une grande pureté lumineuse. Des îles résonantes, à la mélancolie légère, comme des prières d'action de grâce.

   Cette musique me touche profondément, car il me semble qu'elle est toute intérieure, qu'elle vient de l'âme, dans son simple appareil, vêtue de draperies diaphanes, ondoyantes, comme dans l'interlude No 1. Parfois, comme pour l'étude sept, nous sommes aux frontières d'un minimalisme décanté, avec des boucles mystérieuses un peu debussystes. Quel bonheur que cette musique d'une délicatesse inouïe, au pouvoir onirique sans pareil ! L'étude huit est un des nombreux miracles de ce disque, en apesanteur, vaporeuse, du Morton Feldman distendu, retenu...

   L'étude suivante, plus rapide pour une fois, se déploie comme un serpent, puis se résorbe en interrogations énigmatiques. La plus longue, l'étude dix, avec plus de dix minutes, prend la forme d'une marche très lente, creusée de graves, auréolée d'une comète électronique fantasque, constituée de fines oscillations, de passages feutrés, de résonances intériorisées. Le terme de "fourré" employé par le compositeur me paraît convenir à cette longue dérive, qui s'accélère parfois dans la seconde moitié, aux résonances buissonnantes vraiment magnifiques.

   Et que dire de l'étude onze, du piano pur, un mouvement incessant vers la lumière ? Bouleversante, sublime... Le mouvement de vagues de l'étude douze, avec ses chevauchements, ses grandes ondes, est d'une fascinante beauté. Le second interlude électronique prolonge ces grandes ondes d'immenses oscillations diaprées sur un fond mouvant de drones : majesté sombre !

  Il est l'heure, l'heure suprême, elle sonne et sonne, enveloppée de sa traîne électronique étincelante, scande une danse magique, l'anneau nuptial est en son centre, dans son sertissage de silences et de résonances. C'est l'étude treize, nervalienne :

La Treizième revient… C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…

Première strophe du poème « Artémis » de Gérard de Nerval.

   Un chef d'œuvre qui marie intimement piano et électronique, sans que jamais l'électronique étouffe l'instrument (comme trop souvent !), mais multiplie ses splendeurs.

Paru en juin 2019 chez Elsewhere Music / 15 plages / 1 heure et 4 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- en complément, la pièce déclencheuse : Les Barricades mystérieuses de François Couperin interprété au piano par Georges Cziffra.

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