musiques contemporaines - electroniques

Publié le 23 Juin 2025

Costin Miereanu - Poly-Art Recordings 1976-1982

[REPARUTION]

Un événement discographique majeur !

   Quatre années de travail ont été nécessaires à deux maisons de disques, la genevoise Auryfa et la belge Metaphon, pour republier sous la forme d'un coffret de six cds la série légendaire de cassettes et de disques du compositeur roumain naturalisé français Costin Miereanu (né en 1943 à Bucarest, naturalisé français en 1977), série originellement sortie chez Poly-Art Recordings entre 1982 et 1984 et regroupant des compositions  des années 1976 à 1982. Remastérisées d'après les bandes originales et restaurées, les œuvres sont accompagnées d'un essai de Vincent de Roguin, producteur de cette reparution.

   Costin Miereanu ? Je vous renvoie à l'article de Wikipédia pour les détails. Ce qui frappe dans sa trajectoire musicale, c'est sa double face. D'un côté, une carrière universitaire brillante dans le monde de la musique contemporaine d'avant-garde, accompagnée de distinctions, couronnée par son poste de directeur des prestigieuses Éditions Salabert, avec un catalogue considérable de pièces orchestrales, de chambre ou pour instruments solo . De l'autre, des compositions électro-acoustiques, des interprétations solo semi-improvisées, dont la série publiée chez Poly-Art Recordings, qui n'eut en son temps qu'un écho limité, mais qui suscita ensuite l'enthousiasme de générations d'auditeurs dans les milieux plus ouverts des musiques non-académiques. En 1975, l'enregistrement du disque électroacoustique Luna Chinese sur le label italien Cramps Records lui vaut une place dans la liste 1975 de Nurse With Wounds.

Sources d'inspiration ? Elles sont multiples : d'Erik Satie aux musiques de film, au folklore et à l'art roumain, à la littérature d'avant-garde, à Gilles Deleuze, aux phénomènes atmosphériques, et surtout peut-être de Terry Riley, dont on retrouve le minimalisme chaleureux et proliférant, les motifs intriqués, les couleurs chatoyantes...Mais on pourrait évoquer la musique spectrale, les univers musicaux d'anticonformistes comme Giacinto Scelsi, Luc Ferrari, la scène électronique underground française (Richard Pinhas par exemple)...Disons plutôt que Costin Miereanu, par sa profonde culture musicale, sa quête de liberté artistique loin des dogmatismes officiels, se trouve au cœur de toutes les recherches des années soixante-dix et quatre-vingt ; que les douze pièces de ces six cds, à la fois ouvertes à toutes les expériences formelles et cependant accessibles, offrent des territoires sonores qui n'ont rien perdu de leur attrait fascinant,..

Un monument de l'écriture pour synthétiseurs ! Ces douze pièces de plus ou moins vingt minutes chacune utilisent une palette de synthétiseurs : Minimoog, Polymoog, PPG Wave, Prophet 10, auxquels Costin Miereanu ajoute, selon les pièces, du piano, de l'orgue et d'autres sources instrumentales.

Costin Miereanu pendant les années Poly-Art Recordings

Costin Miereanu pendant les années Poly-Art Recordings

Horizons poétiques...

Six disques dont les titres sont autant d'invitations à la rêverie : Dérives (1976-78) / Le Royaume de la Reine Pellapouf (1977-78) / Pianos-Miroirs (1978-79) / Jardins oubliés (1981) / Fata Morgana (1981) / Carrousel (1982). Que le titre du cinquième soit aussi le nom d'un important éditeur de poésie n'est à mon sens pas un hasard. En marge d'une musique contemporaine de plus en plus technicienne, physicienne, dont les titres sont de plus en plus abstraits, abscons, arides,  Costin Miereanu indique pour ses fantaisies un autre horizon, poétique. On oublie les analyses spectrales du son, l'emprise de la science sur la musique pour remettre cette dernière dans son terrain originel, la poésie. Les synthétiseurs sont les substituts contemporains des flûtes et flûtiaux des pasteurs, des bergers de l'Arcadie. Il n'y a rien à démontrer, aucune théorie à soutenir. Chaque pièce s'abandonne à sa propre pente, se laisse foisonner.

Labyrinthes incertains...

Le titre ci-dessus m'a été suggéré en partie par la thèse doctorale de Ludovic Bargheon, soutenue en 2003 à l'Université Marc Bloch de Strasbourg, Les Figures du labyrinthe dans l'œuvre musicale contemporaine de Costin Miereanu.

  Ainsi la première pièce de ce coffret, Finis-Terre (1978) avance dans un labyrinthe de motifs intriqués, superposés, croisés, labyrinthe allant s’épaississant au fur et à mesure que les bourdons tapissent la caverne sonore. Costin Miereanu compose en consonance avec la musique dite « planante » de l’époque, par exemple de Tangerine Dream ou Ash Ra Tempel, une fresque bouillonnante, étincelante, une fresque-océan animée de mouvements profonds, structurée par de grandes boucles ondulantes, à l’intérieur desquelles apparaissent et disparaissent des myriades de micro motifs, selon ce qui semble s’apparenter à un principe d’incertitude aux antipodes des principes de la composition classique. Le résultat est d’une incomparable splendeur.

   Terre de feu (1976), l’autre face du premier disque Dérives, en fournit un second exemple tout aussi extraordinaire, explorant des territoires plus sombres. Sur un fond épais de bourdons pas très éloigné des compositions d’Éliane Radigue viennent vibrer des agrégats de bulles sonores, de fragments écrasés, de faux-semblants trompeurs, tandis que des vents fantastiques se déchaînent et crissent en arrière-plan. On s’achemine vers la sortie du labyrinthe par un chemin ouvert peuplé de cloches fantômes. Les synthétiseurs réalisent le rêve d’une musique organique d’une extatique et étrange douceur…
   Le second disque s’enfonce dans les contrées de la Fantaisie avec Le Royaume de la Reine Pellapouf ((1977-78), qui pourrait être le titre d’un joli conte de fée. Les synthétiseurs donnent toutes leurs couleurs dans des fontaines sonores, des gargouillis, une pyrotechnie éblouissante d’une profusion baroque. Dans ce labyrinthe somptueux de  myriades d’éclosions, de jaillissements, l’auditeur se laisse porter, il ne cherche plus rien. D’une certaine manière, c’est la musique de la Jouissance, dans son état natif, la musique du Paradis perdu ! Première coïncidence (1977-78) poursuit dans une veine de billes bondissantes, d’efflorescences vaguement monstrueuses surmontées de crachotements : pièce étourdissante, proliférante, qui secrète comme une écume de vives brillances, pièce stupéfiante et tellement torrentueuse qu’elle risque de fatiguer, il faut le reconnaître, par son énergique monotonie…
   La première face du troisième disque reprend son titre au singulier, Piano-miroir (1978). C’est l’un des chefs d’œuvre de cette entreprise discographique. Le piano étincelant est repris en miroir par lui-même et par les synthétiseurs dans un dialogue incessant, d’une admirable variété : passages vifs, ralentis rêveurs et phases méditatives se succèdent dans une fluidité exquise, absolument sublime...

 

    Je ne suis pas aussi enthousiaste pour l’autre face, Musique climatique (1979), qui relève pourtant nettement de l’esthétique minimaliste, malgré un très beau début au piano. Certes je m’habitue, mais le jeu virtuose, je le reconnais, des bulletins météorologiques en plusieurs langues, ne me convainc pas tout à fait, ni les clins d’œil au label fondé par le compositeur, Poly-Art Recordings. Là aussi, toutefois, plusieurs écoutes sont nécessaires, et je suis, au moment où j’écris ces mots, finalement séduit malgré moi par cet entrecroisement de voix, de piano, comme une partition décalée pour L’Emploi du temps (1956), ce roman météorologique labyrinthique de Michel Butor. Les voix clapotent comme le piano, forment ainsi une polyphonie flottante qui s’insère parfaitement entre et sur les phrases de l’instrument, favorisant une quasi hébétude que le doux martèlement de notes répétées du piano prépare évidemment. Au total, une composition étonnante, non dépourvue d’un vrai charme discret, avec une fin magnifique.
   Quand j’ai vu pour la première fois le titre du quatrième disque, Jardins oubliés , je n’ai pas pu ne pas penser au si bel album  Jardins cycliques (1998) d’un minimaliste français longtemps trop méconnu, Frédéric Lagnau. Mais le rapport, si rapport il y a, car j’ignore si Lagnau connaissait Miereanu, n’est que de minimalisme. La première face, qui porte le même titre que l’album, 
est assez déconcertante : synthétiseurs moelleux, trop, et une monotonie ennuyeuse, ou du moins presque inquiétante, nous attirant dans ses méandres troubles. Par contre, Jardins désertés (1981) est une pièce somptueuse : méditation désolée aux timbres raffinés, les synthétiseurs jouant de couleurs et de timbres réverbérés qui donnent l’impression de vitraux sonores, avec des surimpressions, des coulures, des filés noyés de lumière. Sont-ce d’ailleurs des synthétiseurs ? Des orgues de synthétiseurs, probablement, qui me font penser parfois au shō de la musique traditionnelle japonaise. Extraordinaire coda en à-plats percussifs comme des étincelles écrasées sur un trait de lumière mourante.

 

   Le cinquième disque Fata Morgana explore des phénomènes liés à la persistance sonore, productrice d’illusions. On sait que « fata morgana » désigne une combinaison de mirages produite par une perturbation des rayons lumineux. Dans Miroitements (1981), la prolifération extrêmement rapide de notes agglomérées produit un effet de miroitement sonore, de persistance auditive. À la surface viennent éclore de brefs motifs, des figures, dessinant un ballet irréel fragile, d’une grâce vaguement extrême-orientale. L’autre face, éponyme du titre du disque, repose sur des superpositions de notes tenues, des étirements créateurs de micro effets de distorsion, ondulations et vibrations. On est très proche de la musique spectrale, de Györgi Ligeti ou de Giacinto Scelsi. Les textures, de plus en plus épaisses et riches, rayonnent dans une atmosphère recueillie. C’est une merveille.
   Nuages-Nuages (1982) première face du sixième disque Carrousel, joue avec des sonorités épaisses et ouatées, nuageuses en somme, mais instables au point de se dépouiller peu à peu de leur gangue pour apparaître sous une forme de plus en plus flûtée ! Au fond, c’est une danse que cette pièce virtuose jusqu’au vertige, qui se tortille à grande vitesse pour accoucher stupéfaite de petites séquences hallucinées, s’arrêter et repartir dans une gestuelle de gallinacées frénétiques et glougloutants, avant une dernière partie calme comme si rien ne s’était passé de toute cette exubérance : la tête haute, dans les nuages, pour disparaître… La pièce éponyme qui termine ce coffret se présente comme une série de constructions sonores de plus en plus élaborées, devenant une folie qui tourne la tête en effet par ses cavalcades, ses glissements et saccades, bousculades, un jeu de massacre… qui me laisse de marbre, je dois dire. La moins bonne pièce de ce monument.

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Mes titres préférés :

1) Six pièces poétiques, six chefs d'œuvre : Terre de feuPiano-Miroir  et Jardins désertés // Finis-Terre et Fata MorganaLe Royaume de la Reine Pellapouf

2) Trois pièces singulières déroutantes :  Musique climatique,  MiroitementsNuages-Nuages

Restent trois pièces trop virtuoses ou démonstratives à mon goût...   

 

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Un des sommets de la musique du dernier quart du vingtième siècle, heureusement tiré de sa confidentialité passée par une restauration et une production remarquables.

 

 

Paru début juin 2025 chez Auryfa ( Genève, Suisse) / Metaphon (Heusden-Zolder, Belgique / Coffret de six cds / 12 pistes / 4 heures et 13 minutes environ

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Publié le 21 Avril 2025

Ben Bertrand - Relic Radiation

Aux envoûtants Royaumes de la clarinette basse

   La clarinette basse en tant qu'instrument d'avant-garde : depuis son premier album solo en 2018, le clarinettiste et compositeur belge Ben Bertrand crée un univers sonore unique où fusionnent références au passé et extrême modernité des musiques électroniques, de nombreuses machines s'ajoutant à ses clarinettes (basse ou non). En utilisant boucles et pédales d'effet, les sons de sa clarinette deviennent électroniques, fusionnent avec elle. Il fait entendre sa musique dans toute l'Europe, a sorti plusieurs disques notamment chez Stroom. Il a collaboré avec Christina Vantzou sur l'album N°5, publié chez Kranky.

Ben Bertrand, sa clarinette...et le reste !

Ben Bertrand, sa clarinette...et le reste !

Reliques mélancoliques...

Ça commence comme par un tambourinement, accompagné de froissement sourds, puis déferlent les sons de clarinette..."Microwave Background" attaque : musique massive de boucles, de vagues, de tremblements, sur un fond qui semble d'orgue, des sons filés. Pluie de particules dans le cosmos, traversées proches d'astéroïdes. Dieu quelle musique formidable, à frémir !. "Event Horizon" (titre 2), c'est presque huit minutes d'un lamento labyrinthique, entre les bourdons de clarinette et des aigus lancinants. Alors s'élèvent des voix intérieures d'une sublime mélancolie, une polyphonie bouleversante. L'une des plus belles musiques qu'il m'ait été donné d'entendre, lente et envoûtante somptuosité de draperies ondulantes...

   Le court "GW 190905", c'est du Steve Reich à grande vitesse, animé d'une pulsation irrésistible. Un bataillon de clarinettes à l'assaut griffonne à grandes traînées la nuit ! "Stereo A" (titre 4) nous embarque sur un étrange vaisseau dont sortent des mélodies ensorceleuses, ce serait pour une nouvelle d'Edgar Poe, là-bas près de pôles magnétiques, au plus près du noir absolu. "Big Bounce", c'est la danse des clarinettes basses, magnifiques, grondantes, au milieu d'irisations, de capsules traçantes aiguës...

   "Stereo B" (titre 6) est le titre le plus éthéré de l'album, tout en miroitements, opalescences tremblées jusqu'à l'entrée de la clarinette basse, au son ample, d'un grave magnifique, qui vient planer sur le fond radieux. Le mystérieux "GW 150721" termine l'album avec sa mélodie d'une déchirante beauté, sorte de respiration multiple s'éployant dans un soir d'abîme.

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Magistral. Une splendeur. Un des très grands disques de 2025 !

Paru le 15 avril 2025 chez Stroom (Ostende, Belgique) / 7 plages / 36 minutes environ

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Publié le 6 Janvier 2025

Anne-james Chaton, Andy Moor & Yannis Kyriakides - Handmade Series : Volumes 02 et 01

Anne-James Chaton, Andy Moor et Yannis Kyriakides forment un trio étonnant, le duo constitué par les deux premiers renforcé par Yannis. Il est temps qu'il trouve une juste place dans ces colonnes. Je ne présente plus le troisième, auquel j'ai consacré au moins sept articles, le dernier pour Hypnokaséta paru en mai 2024 sur le label qu'il a cofondé avec Andy Moor et Isabelle Vigier. Le duo formé avec le guitariste expérimental Andy Moor est aussi passionnant, et représenté ici notamment par Folia paru en 2010. Anne-James Chaton quant à lui, écrivain, homme de scène, a publié plusieurs recueils et collaboré avec des danseurs, des musiciens,  du rock à la scène électronique. Il a formé en 2009 le trio Décade avec  Alva Noto... et Andy Moor !

   La Handmade Series  comportera à terme quatre mini-disques thématiques, soit un album complet. Les deux premiers sont sortis, le premier en juin 2023 et le second  voici peu, fin octobre 2024. La série se veut un hommage à l'artisanat de métiers traditionnels à travers l'exploration de leurs lexiques spécifiques. Sont parus la boulangerie et la pâtisserie (volume 1), la joaillerie (volume 2). Suivront la menuiserie et la ferronnerie (volumes 3 et 4). Ainsi les arts manuels seront-ils reliés à la poésie et à l'univers sonore des deux musiciens.

Anne-James Chaton : textes et voix / Andy Moor : Guitare électrique / Yannis Kyriakides : électronique

Douceurs, le volume 1, propose une singulière vision du vocabulaire de la pâtisserie en mélangeant les actions du pâtissier, unités de mesure et figures de style. Dans Garniture, le langage jubile, énumérant une série d'action à exécuter comme dans une recette, pratiquement chaque fin de proposition terminée par un adjectif dérivé d'un écrivain ou par le nom de l'écrivain : on y trouve, dans le désordre, Baudelaire, Prévert, Apollinaire, Rabelais, Tzara, Perse et quelques autres. La guitare d'Andy bouillonne, écorche, crache, l'électronique de Yannis ponctue  de persillage percussif la verve poétique d'Anne-James, jubilatoire mais difficile à saisir entièrement sans le texte sous les yeux. "Sur Mesure" joue sur les différentes manières d'exprimer le rare ou l'abondant dans le langage culinaire. Ainsi par exemple « une brindille, encore plus / un atome, plus ou moins / une bricole, pas tout à fait / (...) une paille, c'est pas mal / une brisure, grosso modo / une trace, davantage / une fraction, environ. » La musique se fait rock, un rock électrique, électronique, profond et fin, lumineux, texturé, tout en griffures. Superbe !

Brillants, le volume 2, explore le vocabulaire afférent.  Avec "The Blue Moon", exceptionnellement partiellement en anglais - je sais gré à Anne-James Chaton de faire  entendre notre belle langue française, le trio offre un titre incantatoire, brûlant, la guitare d'Andy rauque et métallique, l'électronique miaulante et mystérieuse, le dernier tiers enflammé, fracturé, c'est que j'ai toujours aimé chez ces musiciens inspirés. "Mon Chaton" renvoie évidemment à celui d'une bague et au patronyme du poète, multipliant les ambiguïtés du langage de la joaillerie, sexualisé : « une polisseuse semi-ronde à la taille sertie (...) elle est prompte à débrouter (?) / la dormeuse s'éveille, elle monte sur la culasse (...) elle fait craquer la coquille, exquise marquise qui poinçonne » La musique minaude, elle se charge de sous-entendus, est parcourue de courants, de spasmes, gronde, se tortille, s'irise de fusions et d'éclairs : elle ajuste son collier de perles, en somme, pour mieux jouir !

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Quatre bijoux étincelants, ciselés par un trio magnifique, à nul autre pareil. On attend la suite !

Douceurs et Brillants parus respectivement en juin 2023 et octobre 2024 chez Unsounds Label (Amsterdam, Pays-Bas) / 2 x 2 plages / 10 minutes et onze minutes environ

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Publié le 27 Novembre 2024

Samuel Reinhard - Movement

[À propos du disque et du compositeur]

   Samuel Reinhard devient l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Après For piano and shō chez elsewhere music (voir mon article avec une petite présentation du musicien), Movement présente quatre collages électroacoustiques, c'est-à-dire des enregistrements instrumentaux arrangés selon un système  prédéterminé faisant revenir plusieurs fois des fragments de sons dans des intervalles superposés de différentes tailles. Chaque instrument est d'abord enregistré par son instrumentiste avant d'être retravaillé par le compositeur. Le piano de Samuel Reinhard est rejoint selon les moments par le violoncelle de Leila Bordreuil, la flûte basse de John Also Bennett, le saxophone baryton de Michal Biel, la contrebasse de Vincent Yuen Ruiz et la harpe à pédales de Shelley Burgon en 1 et en 4.

Samuel Reinhard

Samuel Reinhard

[L'impression des oreilles]

   Quatre poèmes de la durée mouvante...

   Que le lecteur ne s'effraie pas des précisions techniques apportées ci-dessus. Au bout du processus, les quatre pièces de vingt minutes chacune composant Movement donnent à entendre une musique de chambre ambiante mélodieuse d'une immense douceur, empreinte d'un néo-classicisme minimal, minimaliste aussi. "N°1" est une toile de piano aux notes tenues, répétées, superposées, brodée par les interventions des autres instruments. La matière musicale flotte dans une brume légère, déploie tranquillement ses résonances. C'est comme un éternel retour de petites cellules, de motifs, parfois empilés et décalés, avec des moments plus intenses, plus texturés, mais toujours aérés : un mouvement dans sa lente mouvance délicatement hypnotique.

   "N°2", sur le même principe, tisse un contrepoint plus serré, joue sur les proximités sonores, brouillant les frontières de la perception. Les résonances bourdonnent davantage, enveloppant l'ensemble d'un halo dense. Des notes et de leurs harmoniques éclosent, s'épanouissent comme des bulles au fil du flux ramassé ou plus distendu, toujours d'un calme merveilleux.

   Les deux parties suivantes sont mes préférées. Là, Samuel Reinhard opère une sublimation de la durée. Le piano-roi se démultiplie, se vaporise, et installe les autres instruments sur ses traînes harmoniques. D'une lenteur majestueuse, "N°3" semble un cortège de cloches ouatées sonnant dans une nef à demi détruite envahie par une brume épaisse de poussières magnétiques, violoncelle et saxophone en longs glissendos à ras de frottement et de souffle. Cette musique n'a plus de nom, c'est la Musique, la Suspension des choses, c'est une marche extatique à l'Effacement...

Et la "N°4" !! Le piano se diaphanise dans une pluie éparse de micro-picotements, le violoncelle et la contrebasse frottent l'âme du néant, le saxophone vacille et crachote au bord de l'effritement...et le tout monte comme la fumée vibrante d'un rituel immémorial, fumée dans laquelle sont enchâssés de menus signes de vie, des traces...

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Quatre émanations quintessenciées de la Beauté du Monde flottant.

Paru en octobre 2024 chez Hallow Ground / Präsens Editionen (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 1 heure et vingt minutes environ

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Abbaye de San Galgano / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

Abbaye de San Galgano / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

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Publié le 9 Octobre 2024

David Fennessy - Caruso

Le compositeur irlandais David Fennessy (né en 1976) aime mêler éléments traditionnels et expérimentaux. À l'origine guitariste, il a joué dans des groupes de rock avant de devenir un compositeur internationalement reconnu. Pour ce disque, il utilise instruments acoustiques et électronique en direct ou encore un grand ensemble amplifié, selon les pièces. Le titre est un hommage au ténor d'opéra italien Enrico Caruso (1873 - 1921).

David Fennesssy par Alex Woodward

David Fennesssy par Alex Woodward

   Ci-gît la nostalgie, illuminée...

    Sur le premier titre éponyme, il recourt à de très courts extraits d'enregistrements pour gramophone, datés des années comprises entre 1903 et 1908, du ténor italien, montés en boucles, étirés et combinés pour former une sorte de chœur. Le compositeur y joue de la guitare électrique, de l'autoharpe et des grenouilles en bois (famille des guiros comme instrument de percussion. Le concepteur de logiciels industriels Pete Dowling, un ami de longue date, l'accompagne de ses échantillons et de ses manipulations électroniques en direct.

    Sur le continuum envoûtant des voix plus ou moins lointaines, la guitare électrique et les autres éléments posent un contrepoint discontinu, métallique, agrémenté de bourdonnements. L'autoharpe tisse une écharpe cristalline, les échantillons et l'électronique plongent le tout dans un halo ambiant irréel. Les traînées vocales sont découpées par la guitare, de plus en plus enflammée, aux riffs puissants. Tout cela crée une musique étrange, brouillant les strates temporelles. Lorsque la première partie se termine par le ricanement en boucle de Caruso sur fond dramatique de cloche, une autre musique naît, petits bourdonnements de guêpes, grattements des grenouilles en bois, une musique curieusement bucolique à partir des sons générés par les matériaux eux-mêmes des instruments, comme s'ils chantaient à leur manière idiophone, avant le retour de la voix du maestro dans les huit dernières minutes : le montage génial des extraits carusiens et de la guitare épaisse, très rock, crée alors un nouvel opéra hallucinant. En somme, une composition de plus de vingt-trois minutes extraordinaire !

L'altiste d'origines écossaise et irlandaise Garth Knox

L'altiste d'origines écossaise et irlandaise Garth Knox

    Les trois œuvres suivantes n'ont pas de rapport direct avec Caruso. Il s'agit bien d'autres voix, la voix de l'altiste Garth Knox sur "Nox" (titre 2) avec son instrument, son autre voix en un sens, et celle encore de l'alto solo face à un ensemble de musiciens sur "Hauptstimme"(Voix principale), ou en duo avec le célesta de Michel Maurer dans "Nebenstimme"(Voix secondaire).

   "Nox", pour alto et voix, vaut surtout pour sa belle partie d'alto, l'instrument montant jusqu'à imiter d'abord une voix de gorge. Les quelques sons et mots prononcés par Garth Knox - qui fit partie du Quatuor Arditt entre 1990 et 1998, finissent par faire penser à la musique indienne, l'alto quant à lui devenu comme une étonnante guimbarde. Dans cette nuit, les voix se métamorphosent. Il n'est évidemment pas impossible que le compositeur joue sur le voisinage de "Nox" avec "Knox", nom du soliste, comme pour suggérer que le musicien est à l'écoute de la nuit de son instrument...

L'altiste Megumi Kasakawa

L'altiste Megumi Kasakawa

   "Hauptstimme", c'est l'autre monumentale composition de ce disque. L'alto soliste de Megumi Kasakawa se fond dans le magma formidable de l'Ensemble Modern (dont elle est l'altiste depuis 2010) avec ses dix-huit solistes amplifiés. C'est une musique éruptive, dense, qui m'évoque immédiatement celle de David Lang, c'est peu dire quand on connait mon immense admiration pour ce compositeur américain. Parsemée de cris, de hoquets sonores, l'œuvre frémit, frappe, tout en restant d'une incontestable beauté. Le dernier tiers, plus calme, se transforme quasiment en duo entre l'alto et la percussion.

   "Nebenstimme" est le contrepoint raffiné du précédent. Le célesta pur et lumineux, souvent au premier plan, dialogue avec l'alto discret, qui esquisse des fonds mystérieux et de temps à autre joue à égalité, s'agite et griffe comme un forcené. Quelque part entre Morton Feldman et la musique japonaise, tant l'alto prend des allures de koto sur la fin !

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Un programme magnifique, qui alterne deux pièces monumentales (1 et 3) avec deux duos ciselés (2 et 4). L'écriture étincelante de David Fennessy infuse intimement à ses œuvres des souvenirs d'anciennes musiques, ressuscitées et sublimées par des musiciens hors-pair.

Remarque : le disque est finalisé par...Yannis Kyriakides, immense compositeur et cofondateur du remarquable label Unsounds.

 

Paru en avril 2024 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 4 plages / 57 minutes

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Publié le 3 Octobre 2024

Richard Carr - August Light

[À propos du disque et des musiciens] 

   Après Landscapes and Lamentations (juillet 2022), le violoniste Richard Carr (présentation ici) a enregistré deux albums dans une ancienne église transformée en studio près de Woodstock, August Dreams et celui-ci, August Light. Profitant de ce cadre exceptionnel, Richard Carr a invité l'altiste Caleb Burhans (cofondateur du duo itsnotyouitsme) et la violoncelliste Clarice Jensen. La basse électrique de son fils Ben Carr, connu en tant que Carrtoons, apporte son énergie sur plusieurs titres. Le disque a été conçu en quelques jours à partir d'improvisations. Tous les musiciens prolongent leurs instruments par des manipulations électroniques en direct.

[L'impression des oreilles]

   Douce étrangeté, ma sœur...

   Le très lyrique "Standing Stone" ouvre l'album. Avec son ostinato de basse et les cordes mélodieuses, c'est un titre langoureux et prenant. Sur "August Light", Richard Carr s'est mis au piano, un grand piano Steinway. Violoncelle et alto le rejoignent pour une méditation rêveuse aux inflexions d'une grande douceur. 

   Pour "Fission" (titre 3), la chanteuse Kyoko Ichihara ajoute sa contribution frémissante et mystérieuse à une tessiture de mellotron et de cordes électriques : titre magnifique ! "Vik" est le nom d'une petite ville sur la côte sud de l'Islande : la composition tente de restituer l'atmosphère mystérieuse et effrayante de cette région boisée, caverneuse, dans une sorte de lamento sinueux enrichi de sons électroniques qui lui donnent une aura trouble. Piano vaporeux et cordes augmentées par l'électronique font de "At A Crossroads" un titre étrangement bucolique, les cordes zigzagant sur un fond frissonnant.

   Après cinq titres baignés d'une sérénité parfois voilée, toujours suave, "Atmospheric River" (titre 6), Richard Carr à la guitare avec distorsion et Quadravox (harmoniseur à quatre voix avec capacités de séquençage), gronde et sonne comme du rock, épais et syncopé, bien déchiré. Sa coda apaisée fait la transition avec "Work the Space", piano électrique et solo de violoncelle rejoint par l'alto de Caleb : composition tout en glissendos, torsades, dans un climat d'irréalité lié à l'entrelacement des plans sonores. "Play with Fire" rompt avec le titre précédent : grinçant, presque dissonant, arêtes tranchées, il chaloupe dangereusement, anti-lyrique et gouailleur en diable ! "Circle of Mist" sonne très orientalement, le violoncelle lançant un vibrant appel répété, repris par le violon et l'alto sur un fond de silence. Ce cercle de brume forme comme un désert hanté de figures décharnées. La composition se fait toujours plus lancinante, déchirante, d'une beauté désolée. C'est l'un des grands moments du disque.

   "Hold That Thought" déroule une gaze épaisse de textures et bourdons électroniques ponctués par la basse électrique, dont l'alto, en bonne compagnie électronique, se dégage avec de lents gestes mélodieux pour esquisser quelques arabesques un peu acérées sur la fin. Le titre 11, "Standing Stone Reprise", évoque le premier, avec l'ostinato de basse, mais en plus lyrique encore, élégiaque : d'une grâce suspendue, brodée de petits enroulements de cordes, mourant dans un silence de plus d'une minute.

    Le dernier titre, "Desolation is a Railway Station", conclut sur une note à la fois nostalgique et facétieuse ce parcours souvent intimiste et tendre. Ponctué par la basse de Ben, il s'étire en une fresque jazzy le long d'un crépuscule alangui.

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Une musique de chambre lyrique et chaleureuse, avec de brèves touches nerveuses de folie rock ou jazz. Servie par un quatuor d'excellents musiciens, elle nous plonge dans le rêve lumineux et un peu étrange de la lumière d'août.

Paru en juillet 2024 chez Neuma Records (Saint-Paul, Minnesota) / 12 plages / 54 minutes environ

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Publié le 17 Juin 2024

OdNu - Ronroco Rococo Memories

[À propos du disque et du compositeur]

   OdNu est le pseudonyme musical de Michel Mazza, compositeur argentin natif de Buenos-Aires, dorénavant installé à Hudson (État de New-York). Musicien prolifique, on lui doit de nombreux albums. Il s'inscrit avec Ronroco Rococo Memories dans le sillage d'un autre compositeur argentin, Gustavo Santaolalla (né en 1951), auteur d'un disque titré Ronroco paru chez Nonesuch Records en 1998.

  

Ronroco,  style "Los Kjarkas"
Ronroco, style "Los Kjarkas"

Qu'est- ce que le ronroco ? Un instrument à cordes aux tons plus bas que ceux du charango, mais plus hauts que ceux de la guitare. Conçu en 1968 par le bolivien Gonzalo Hermosa du groupe folklorique Los Kjarkas, il était à l'origine fabriqué à partir de la carapace d'un tatou ou d'une tortue, mais sa caisse est aujourd'hui surtout en bois. C'est en général un instrument d'accompagnement.

OdNu en fait un tout autre usage, l'utilisant comme source sonore au cœur de déconstructions, décompositions à l'aide de synthétiseurs. D'autres sons électroniques et des sons de terrain créent un univers qui peut faire songer à l'esthétique rococo, ornementale et surchargée, créatrice d'illusions. La suite composée par le nom de l'instrument, auquel est juxtaposé le mot "rococo", évoque déjà les motifs répétitifs caractéristiques du disque.

[L'impression des oreilles]

   Oniriques hypnoses ad libitum...

   Arpèges virevoltants, surfaces miroitantes démultipliées, créent un monde changeant de nuages harmonieux et harmoniques. De petits motifs répétés ne cessent d'éclore comme des bulles. On se promène dans de vastes paysages au fil de variations lumineuses. Les onze compositions, entre trois minutes trente et huit minutes trente chacune, prennent le temps de nous faire perdre contact avec la réalité solide et matérielle. "Under The Igloo" (titre 2) prend peu à peu un tour hypnotique, nous berçant de cellules tournoyantes de ronroco et de vents de saxophones (?) emportés par des vagues longues de synthétiseurs. La musique d'OdNu clapote sans fin, si séduisante qu'on se laisse envelopper, qu'on s'abandonne.

   La plus longue pièce, "Adaptogenic" (titre 3), si elle a une dimension discrètement épique, chargée de textures plus épaisses, grondantes, baigne dans un climat de nostalgie rêveuse. C'est un lamento qui ne cesse de s'élancer, de renaître, un largo d'une bouleversante douceur, beau mélange de cordes pincées et de nappes frémissantes. "Loco" (titre 4) alterne d'abord un motif de quelques notes et une note répétée seule, mais très vite la boucle s'enrichit, s'étage sur plusieurs niveaux, rejointe par d'autres sons, clairs ou troubles, telle une sculpture ou une frise surchargée de motifs qui nous submerge de détails. C'est une spirale de plus en plus profonde, un psychotrope merveilleux !

   On entend des souvenirs de musiques folkloriques latino-américaines, par exemple au début de "Radiance" (titre 5), souvenirs utilisés comme motifs génératifs. Très vite, le compositeur les dépayse, les transplante dans un milieu proliférant. La musique d'OdNu est volontiers kaléidoscopique, jouant de multiples fragments. Elle est rococo en ce sens que, comme dans l'art baroque, en plus exaspéré, elle vise à n'être plus que mouvement par la multiplication des courbes, des niveaux. Tout finit par miroiter, se dissoudre dans une pluie sonore nimbée de mille résonances et couleurs.

Aux Portes d'une nouvelle Perception...

   "Groundhogs" (titre 7) porte à nouveau à son plus haut niveau d'irréalité l'intrication multiple et incessante des composantes sonores. Curieuses "marmottes" bondissantes, rampantes, effarant ballet fragmenté, pour une lévitation extatique ! Plus vous avancez dans l'album, plus vous êtes envoûté, comme dans l'extraordinaire "Dividing" (titre 8), profitant de l'effet du titre précédent, car cette musique est cumulative. Chaque titre devient l'étape d'une transe, vous vous surprenez à écouter un même titre deux fois, trois fois, gagné par le balancement irrésistible d'une musique de plus en plus océanique, éblouissante. "Meaning" (titre 9) porte la musique dans des nues électriques zébrées de micro orages : ne sommes-nous pas à l'intérieur même des nuages ? Les boucles répétitives serrées, parfois en écho, sont traversées d'irruptions sonores diverses dans un flux onduleux entre apparition et disparition. Plus cristalline, "La Ultima Vez" est ponctuée de bourdons, d'éclairs, immense palais de résonances. Tout en glissements, le dernier titre, "Arena y Sol" (Sable et Soleil), poudroie dans une myriade de réfractions, au bord de la dissolution : il manque à mon sens d'une assise, d'une vraie structure, peut-être volontairement pour marquer la fin de l'album. Oublions-le au besoin !

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   OdNu donne au ronroco, fils du charango, lui-même fils des anciennes guitares espagnoles importées dans les Andes, des lettres de noblesse contemporaine, travaillant ses sonorités avec un art consommé de la musique électronique pour en tisser des toiles ambiantes ensorceleuses à la frontière d'un minimalisme irréel.

Paru en mai 2024 chez Audiobulb (Sheffield, Royaume-Uni) / 11 plages / 1 heure et 1 minute environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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Publié le 13 Juin 2024

Werner Hasler & Carlo Niederhauser - OUT Session [recordings]

   Compositeur, trompettiste et musicien électronique, le suisse Werner Hasler travaille avec ses projets OUT sur des hybrides d'exposition/installation et de performances en direct. Il a joué notamment avec Jon Hassell et Vincent Courtois. Six projets OUT sur deux ans, réalisés avec le violoncelliste hors norme Carlo Niederhauser. sont réunis dans ce nouveau triple vinyle. Si les titres réfèrent aux lieux où ils ont été joués, les œuvres n'ont pas nécessairement été enregistrées sur place, mais l'enregistrement a été fait en pensant à ces lieux précis et aux noms qui leur sont liés : des alpages de la basse vallée de Simmental, des places de Berne vues depuis le toit d'un immeuble de dix-huit étages, une gare de triage avec les graffitis sur les trains, des champs dans la baie de Spiez sur les bords du lac de Thoune (Thun), une serre avec des noms de plantes grasses de la famille des Succulentes.... Ces compositions mettent l'accent sur le contrôle humain en direct interférant avec l'électronique et des procédures automatiques. Des poèmes en allemand de Raphael Urweider sont liés aux différents lieux. Le disque est constitué de six cycles de trois à cinq pièces chacun, vingt-six au total. Werner Hasler y est à l'électronique et aux traitements en direct, Carlo Niederhauser au violoncelle et violoncelle préparé.

Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.

Werner Hasler à gauche (par Remi Angeli), Carlo Niederhauser à droite.

Violoncelle et électronique à ciels ouverts !  

   L'attaque du disque est grandiose : violoncelle lyrique en longues traînées incandescentes, soutenues par une électronique mystérieuse, lovée dans les harmoniques de l'instrument. La symbiose acoustique-électronique est posée d'emblée. "Hellstaett (road movie)". Frémissante, somptueuse, la musique se développe en larges boucles, en superpositions, gorgée de bourdons, de battements. Dès le début, vous savez que vous êtes emportés dans un grand disque. "Martene (road movie)"(titre 2) confirme l'impression. Le violoncelle élégiaque y est enveloppé d'un halo mouvant, comme d'un fourreau de particules et de micro virgules enroulées sur elles-mêmes. Le dernier de la triade (road movie), "Sueftene", déroule un lamento fantomatique, musique pour apparitions fantastiques, avec une phase centrale de très doux appels se répondant dans un brouillard épais. C'est de toute beauté. La fin de la pièce est agitée d'une émotion frénétique, d'une puissance évocatrice incroyable : on entend le battement de nombreuses ailes, le crissement d'oiseaux inquiétants dans un crescendo fabuleux.

   Suit une série de cinq "rivage" (shore) (titres 4 à 8 inclusivement). Après les cornes de brume mélancoliques et ensorcelantes de "Mad" (titre 4), c'est l'extraordinaire "Wychel", du violoncelle en majesté, épaulé par une électronique de radio-sifflements. Les sons de cordes graves (amplifiées ?) créent un rythme profond, sur lequel un chant d'aigus plein de langueur vient se poser par intervalles. On retient son souffle, tant cette musique dégage une surréelle beauté. N'entend-on pas des archanges déchus dans l'aérien et énigmatique "Glooten" (titre 6) ? Comme une plainte, fracturée et torturée, grondante encore... Pizzicatos et bourdons irisés nous transportent ensuite ("Ghei", titre 7) sur un rivage sonore étrange où tout s'enlise. Le plus court (shore), "Lerau" (titre 8), moins de deux minutes, poursuit cette impression d'enlisement inéluctable, comme appelé par des échos de l'autre côté.

   La série des quatre (roof) s'ouvre avec le sublime "Vilette" (titre 9), chant d'une suavité post-édénique cherchant à s'élever éperdument avant de retomber dans un marais de formes troubles glougloutant au ras de l'horizon sonore. Cette musique métamorphique est véritablement habitée. "Bremer" est une esquisse de souffles d'une délicatesse diaphane, "Insel" un chapelet de boursouflures fragiles s'effilochant dans des lointains évaporés peuplés de fantômes d'oiseaux. Un autre chant monte, tout en glissements, "Neufeld" (titre 12), peu à peu gainé de bourdons légers, et c'est le fur et à mesure d'une accélération totalement folle, suivie d'une asthénie vaporeuse.

   Le cycle de quatre (trainspotting) est marqué, lui, par la puissance de mouvements lourds, violoncelle dans les graves, fondu parmi les fumées électroniques. Monde quasi chtonien de "Shrimp 158", sorte de sirènes abyssales de "Pateeek", on circule entre des masses erratiques, inquiétantes. C'est un cycle noir, opaque. "Rrrolir" (titre 15) en est la clef de voûte, hymne ténébreux tout en vibrations, frottements, jaillissements de bourdons râpeux. Une ambiante électronique sombre de toute beauté ! Que "Hbbillns", le titre suivant, prolonge par une féérie fascinante de demi-sifflets et d'ombres mouvantes...

   (alp), le cinquième cycle, donne du monde pastoral une image rien moins que conventionnelle. Le mystère domine des atmosphères magiques. "Naren" (titre 18) en est le chef d'œuvre décanté, magnétique. Violoncelle sépulcral, violoncelle sorcier, aux déflagrations lourdes et profondes comme l'abîme, aux envolées somptueuses, diaprées, doublées de faisceaux électroniques de bourdon ! Sur le titre suivant, "Gestele", la flûte folle d'un folklore renouvelé s'étire sur un lit de violoncelle, bientôt grinçant, enrichi de collages sonores dépaysants. "Drune" prend l'allure d'une incantation d'une hypnotique lenteur, s'élargissant peu à peu en vaste chœur de trompes, puis se perdant en zigzaguant dans les nuages. "Taan" superpose une sorte de marteau-piqueur mou et une toile translucide à l'arrière-plan, l'ensemble perturbé par des froissements d'origine inconnue, des souvenirs déformés de cloches de vache aplaties : on imagine le château du comte Dracula surgissant soudain de cette ambiance oppressante !

   Le cycle (botanical), composé de cinq pièces, est tout aussi réussi que les précédents. Ces compositions aux floraisons étranges, animées de sourdes poussées, forment un bouquet onirique d'une extraordinaire beauté : "Hoya Kerrii", "Phedimus", "Matucana", "Lithops", "Sedum", il faut dire vos noms, écouter ces deux hommes épouser vos croissances prodigieuses, se glisser entre vos épines, tenter de devenir plantes-cailloux. Au pays des métamorphoses, on ne sait plus où est le violoncelle, où est l'électronique, saisis par un chant intemporel aux vibrations aussi succulentes que les plantes qu'elles évoquent.

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   Une splendeur de plus de deux heures. Un chef d'œuvre de luxuriances étonnantes, d'atmosphères mystérieuses, par deux musiciens inspirés.

Paru en mai 2024 chez Everest Records (Berne, Suisse) / Triple 12" vinyl / 26 plages / 2 heures et 11 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

Voici deux des poèmes de Raphael Urweider :

1) pour (shore)

am ufer
im hafen bimmeln die drähte an den masten
der segelschiffe wie glocken von kleinvieh
eine möwe steht im aufkommenden sturm regungslos drohend wie eine drohne
alles ist ufer was nicht wasser ist
aber das ufer wird ungefähr
jetzt beim eindunkeln
franst aus bei starkregen
zittert im basston vom langen donner
wo vorher noch rote abendsonne war
glänzt nun der see wie frisch gegossenes blei unter den aufblitzenden adern der wolkenhirne sie rollen den hang herunter wie der hang selbst

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sur la côte

Les cables des mâts tintent dans le port

des voiliers comme des cloches de petit bétail

Une mouette reste immobile dans la tempête qui approche,

menaçante comme un drone

Tout ce qui n'est pas de l'eau est une banque

mais le rivage devient approximatif

maintenant, quand il fait noir

s'effiloche sous une forte pluie

tremble dans le ton grave du long tonnerre

là où avant il y avait encore un soleil rouge du soir

Maintenant, le lac brille comme du plomb fraîchement coulé sous

les veines scintillantes des cerveaux des nuages. Ils dévalent la

pente comme la pente elle-même.

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2) pour (botanical)

die welt ist ein gewächshaus

draussen stürme kälte dunkelheit

und drinnen abgedichtet wir


wir sind sukkulenten eine sammlung

fett und saftpflanzen oft mit spitzen

gegen getier wir sukkulenten sind


genügsam starren oft an den himmel

aus glas starren nachts auf fallende

flocken oder tropfen starren tags


in die blinde sonne die immer heisse

wir bewahren verstecken unseren saft

unter unserer fetthaut geben nicht auf


geben nicht her bleiben so stehen

nur manchmal blüht uns etwas
nur für kurze zeit und wir sind schön

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Le monde est une serre,

à l'extérieur il y a des tempêtes, l'obscurité froide

et à l'intérieur nous sommes enfermées.

 

Nous sommes des plantes succulentes une collection

de plantes grasses et succulentes souvent avec des astuces

contre les animaux nous sommes des plantes succulentes économes,

 

regardant souvent le ciel de verre,

regardant les flocons ou les gouttes qui tombent la nuit,

regardant pendant la journée

 

Sous le soleil aveugle et toujours chaud,

nous cachons notre jus sous notre peau grasse

et n'abandonnons pas, ne le donne pas,

 

reste comme ça, seulement parfois

quelque chose fleurit pour nous seulement

pour peu de temps et nous sommes belles

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