Publié le 23 Juin 2025
[REPARUTION]
Quatre années de travail ont été nécessaires à deux maisons de disques, la genevoise Auryfa et la belge Metaphon, pour republier sous la forme d'un coffret de six cds la série légendaire de cassettes et de disques du compositeur roumain naturalisé français Costin Miereanu (né en 1943 à Bucarest, naturalisé français en 1977), série originellement sortie chez Poly-Art Recordings entre 1982 et 1984 et regroupant des compositions des années 1976 à 1982. Remastérisées d'après les bandes originales et restaurées, les œuvres sont accompagnées d'un essai de Vincent de Roguin, producteur de cette reparution.
Costin Miereanu ? Je vous renvoie à l'article de Wikipédia pour les détails. Ce qui frappe dans sa trajectoire musicale, c'est sa double face. D'un côté, une carrière universitaire brillante dans le monde de la musique contemporaine d'avant-garde, accompagnée de distinctions, couronnée par son poste de directeur des prestigieuses Éditions Salabert, avec un catalogue considérable de pièces orchestrales, de chambre ou pour instruments solo . De l'autre, des compositions électro-acoustiques, des interprétations solo semi-improvisées, dont la série publiée chez Poly-Art Recordings, qui n'eut en son temps qu'un écho limité, mais qui suscita ensuite l'enthousiasme de générations d'auditeurs dans les milieux plus ouverts des musiques non-académiques. En 1975, l'enregistrement du disque électroacoustique Luna Chinese sur le label italien Cramps Records lui vaut une place dans la liste 1975 de Nurse With Wounds.
Sources d'inspiration ? Elles sont multiples : d'Erik Satie aux musiques de film, au folklore et à l'art roumain, à la littérature d'avant-garde, à Gilles Deleuze, aux phénomènes atmosphériques, et surtout peut-être de Terry Riley, dont on retrouve le minimalisme chaleureux et proliférant, les motifs intriqués, les couleurs chatoyantes...Mais on pourrait évoquer la musique spectrale, les univers musicaux d'anticonformistes comme Giacinto Scelsi, Luc Ferrari, la scène électronique underground française (Richard Pinhas par exemple)...Disons plutôt que Costin Miereanu, par sa profonde culture musicale, sa quête de liberté artistique loin des dogmatismes officiels, se trouve au cœur de toutes les recherches des années soixante-dix et quatre-vingt ; que les douze pièces de ces six cds, à la fois ouvertes à toutes les expériences formelles et cependant accessibles, offrent des territoires sonores qui n'ont rien perdu de leur attrait fascinant,..
Un monument de l'écriture pour synthétiseurs ! Ces douze pièces de plus ou moins vingt minutes chacune utilisent une palette de synthétiseurs : Minimoog, Polymoog, PPG Wave, Prophet 10, auxquels Costin Miereanu ajoute, selon les pièces, du piano, de l'orgue et d'autres sources instrumentales.
Six disques dont les titres sont autant d'invitations à la rêverie : Dérives (1976-78) / Le Royaume de la Reine Pellapouf (1977-78) / Pianos-Miroirs (1978-79) / Jardins oubliés (1981) / Fata Morgana (1981) / Carrousel (1982). Que le titre du cinquième soit aussi le nom d'un important éditeur de poésie n'est à mon sens pas un hasard. En marge d'une musique contemporaine de plus en plus technicienne, physicienne, dont les titres sont de plus en plus abstraits, abscons, arides, Costin Miereanu indique pour ses fantaisies un autre horizon, poétique. On oublie les analyses spectrales du son, l'emprise de la science sur la musique pour remettre cette dernière dans son terrain originel, la poésie. Les synthétiseurs sont les substituts contemporains des flûtes et flûtiaux des pasteurs, des bergers de l'Arcadie. Il n'y a rien à démontrer, aucune théorie à soutenir. Chaque pièce s'abandonne à sa propre pente, se laisse foisonner.
Labyrinthes incertains...
Le titre ci-dessus m'a été suggéré en partie par la thèse doctorale de Ludovic Bargheon, soutenue en 2003 à l'Université Marc Bloch de Strasbourg, Les Figures du labyrinthe dans l'œuvre musicale contemporaine de Costin Miereanu.
Ainsi la première pièce de ce coffret, Finis-Terre (1978) avance dans un labyrinthe de motifs intriqués, superposés, croisés, labyrinthe allant s’épaississant au fur et à mesure que les bourdons tapissent la caverne sonore. Costin Miereanu compose en consonance avec la musique dite « planante » de l’époque, par exemple de Tangerine Dream ou Ash Ra Tempel, une fresque bouillonnante, étincelante, une fresque-océan animée de mouvements profonds, structurée par de grandes boucles ondulantes, à l’intérieur desquelles apparaissent et disparaissent des myriades de micro motifs, selon ce qui semble s’apparenter à un principe d’incertitude aux antipodes des principes de la composition classique. Le résultat est d’une incomparable splendeur.
Terre de feu (1976), l’autre face du premier disque Dérives, en fournit un second exemple tout aussi extraordinaire, explorant des territoires plus sombres. Sur un fond épais de bourdons pas très éloigné des compositions d’Éliane Radigue viennent vibrer des agrégats de bulles sonores, de fragments écrasés, de faux-semblants trompeurs, tandis que des vents fantastiques se déchaînent et crissent en arrière-plan. On s’achemine vers la sortie du labyrinthe par un chemin ouvert peuplé de cloches fantômes. Les synthétiseurs réalisent le rêve d’une musique organique d’une extatique et étrange douceur…
Le second disque s’enfonce dans les contrées de la Fantaisie avec Le Royaume de la Reine Pellapouf ((1977-78), qui pourrait être le titre d’un joli conte de fée. Les synthétiseurs donnent toutes leurs couleurs dans des fontaines sonores, des gargouillis, une pyrotechnie éblouissante d’une profusion baroque. Dans ce labyrinthe somptueux de myriades d’éclosions, de jaillissements, l’auditeur se laisse porter, il ne cherche plus rien. D’une certaine manière, c’est la musique de la Jouissance, dans son état natif, la musique du Paradis perdu ! Première coïncidence (1977-78) poursuit dans une veine de billes bondissantes, d’efflorescences vaguement monstrueuses surmontées de crachotements : pièce étourdissante, proliférante, qui secrète comme une écume de vives brillances, pièce stupéfiante et tellement torrentueuse qu’elle risque de fatiguer, il faut le reconnaître, par son énergique monotonie…
La première face du troisième disque reprend son titre au singulier, Piano-miroir (1978). C’est l’un des chefs d’œuvre de cette entreprise discographique. Le piano étincelant est repris en miroir par lui-même et par les synthétiseurs dans un dialogue incessant, d’une admirable variété : passages vifs, ralentis rêveurs et phases méditatives se succèdent dans une fluidité exquise, absolument sublime...
Je ne suis pas aussi enthousiaste pour l’autre face, Musique climatique (1979), qui relève pourtant nettement de l’esthétique minimaliste, malgré un très beau début au piano. Certes je m’habitue, mais le jeu virtuose, je le reconnais, des bulletins météorologiques en plusieurs langues, ne me convainc pas tout à fait, ni les clins d’œil au label fondé par le compositeur, Poly-Art Recordings. Là aussi, toutefois, plusieurs écoutes sont nécessaires, et je suis, au moment où j’écris ces mots, finalement séduit malgré moi par cet entrecroisement de voix, de piano, comme une partition décalée pour L’Emploi du temps (1956), ce roman météorologique labyrinthique de Michel Butor. Les voix clapotent comme le piano, forment ainsi une polyphonie flottante qui s’insère parfaitement entre et sur les phrases de l’instrument, favorisant une quasi hébétude que le doux martèlement de notes répétées du piano prépare évidemment. Au total, une composition étonnante, non dépourvue d’un vrai charme discret, avec une fin magnifique.
Quand j’ai vu pour la première fois le titre du quatrième disque, Jardins oubliés , je n’ai pas pu ne pas penser au si bel album Jardins cycliques (1998) d’un minimaliste français longtemps trop méconnu, Frédéric Lagnau. Mais le rapport, si rapport il y a, car j’ignore si Lagnau connaissait Miereanu, n’est que de minimalisme. La première face, qui porte le même titre que l’album, est assez déconcertante : synthétiseurs moelleux, trop, et une monotonie ennuyeuse, ou du moins presque inquiétante, nous attirant dans ses méandres troubles. Par contre, Jardins désertés (1981) est une pièce somptueuse : méditation désolée aux timbres raffinés, les synthétiseurs jouant de couleurs et de timbres réverbérés qui donnent l’impression de vitraux sonores, avec des surimpressions, des coulures, des filés noyés de lumière. Sont-ce d’ailleurs des synthétiseurs ? Des orgues de synthétiseurs, probablement, qui me font penser parfois au shō de la musique traditionnelle japonaise. Extraordinaire coda en à-plats percussifs comme des étincelles écrasées sur un trait de lumière mourante.
Le cinquième disque Fata Morgana explore des phénomènes liés à la persistance sonore, productrice d’illusions. On sait que « fata morgana » désigne une combinaison de mirages produite par une perturbation des rayons lumineux. Dans Miroitements (1981), la prolifération extrêmement rapide de notes agglomérées produit un effet de miroitement sonore, de persistance auditive. À la surface viennent éclore de brefs motifs, des figures, dessinant un ballet irréel fragile, d’une grâce vaguement extrême-orientale. L’autre face, éponyme du titre du disque, repose sur des superpositions de notes tenues, des étirements créateurs de micro effets de distorsion, ondulations et vibrations. On est très proche de la musique spectrale, de Györgi Ligeti ou de Giacinto Scelsi. Les textures, de plus en plus épaisses et riches, rayonnent dans une atmosphère recueillie. C’est une merveille.
Nuages-Nuages (1982) première face du sixième disque Carrousel, joue avec des sonorités épaisses et ouatées, nuageuses en somme, mais instables au point de se dépouiller peu à peu de leur gangue pour apparaître sous une forme de plus en plus flûtée ! Au fond, c’est une danse que cette pièce virtuose jusqu’au vertige, qui se tortille à grande vitesse pour accoucher stupéfaite de petites séquences hallucinées, s’arrêter et repartir dans une gestuelle de gallinacées frénétiques et glougloutants, avant une dernière partie calme comme si rien ne s’était passé de toute cette exubérance : la tête haute, dans les nuages, pour disparaître… La pièce éponyme qui termine ce coffret se présente comme une série de constructions sonores de plus en plus élaborées, devenant une folie qui tourne la tête en effet par ses cavalcades, ses glissements et saccades, bousculades, un jeu de massacre… qui me laisse de marbre, je dois dire. La moins bonne pièce de ce monument.
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Mes titres préférés :
1) Six pièces poétiques, six chefs d'œuvre : Terre de feu, Piano-Miroir et Jardins désertés // Finis-Terre et Fata Morgana, Le Royaume de la Reine Pellapouf
2) Trois pièces singulières déroutantes : Musique climatique, Miroitements, Nuages-Nuages
Restent trois pièces trop virtuoses ou démonstratives à mon goût...
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Un des sommets de la musique du dernier quart du vingtième siècle, heureusement tiré de sa confidentialité passée par une restauration et une production remarquables.
Paru début juin 2025 chez Auryfa ( Genève, Suisse) / Metaphon (Heusden-Zolder, Belgique / Coffret de six cds / 12 pistes / 4 heures et 13 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :