Publié le 7 Juillet 2016

Brian Eno - The Ship

    Quatre ans après Lux, Brian Eno revient avec The Ship, paru fin avril sur son lapel Opal associé à Warp comme le précédent. Deux titres, dont le second fractionné en trois, pour vérifier que Brian reste l'un des grands de la musique électronique ambiante dont il a été le pionnier incontesté ! The Ship est au départ prévu pour une installation sonore qui a déjà été réalisée à Stockolm en 2014, puis à Genève en mars 2016 au lieu d'exposition Le Commun. N'ayant visité ni l'une ni l'autre, je ne rends compte que de mon expérience d'auditeur du disque, qui a figé une pièce destinée à se modifier au fil des installations et des lieux.

 La première pièce, qui donne son nom à l'album, est une longue errance sonore de plus de vingt minutes, dans la lignée de Lux. Nappes étagées de synthétiseurs, voix déformées lointaines, percussions résonnantes, puis la voix de Brian, très en avant, sans doute passée à une sorte de vocoder qui la dédouble ou multiplie, pendant qu'en arrière-plan les glissements sonores, espacés comme pour une respiration, se font plus puissants, mêlant fusions électroniques torsadées, battements et fragments radio. Comme toujours, le mixage est superbe. "The Ship" est en effet une odyssée du son, lente et majestueuse, qui nous déporte doucement, après quinze minutes de voyage, vers des contrées étranges peuplées de voix féminines désincarnées, sirènes de l'ère de l'anthopocène, puis d'autres voix troublantes, tissant comme des bribes de conversation dans l'espace immense, hors du temps, after wave after wave after wave...

 

Brian Eno - The Ship

   La première partie de la seconde composition, "Fickle Sun (i)", est encore meilleure, plus originale. La matière autour de la voix de Brian, qui chante d'abord plus ouvertement, sans filtre ou déformation, est plus agitée. Cela gronde, cela s'enfle, s'enflamme. Brian Eno réussit ici un véritable oratorio électronique de dix-huit minutes. La pièce est impressionnante. Si l'on pense fugitivement à Fennesz, on abandonne vite le jeu des références, tant l'écriture est en même temps à certains moments d'un néo-classicisme appuyé, avec des effets grandioses lors des grandes balafres cuivrées qui sectionnent le titre autour de huit minutes. Après ces ponctuations, la voix de Brian revient, vocodée, entourée de halos mélodieux. Le morceau se déchire entre cette voix et d'autres, plus vocodées encore, à la limite de la désincarnation. C'est alors un long lamento halluciné construit sur des boucles lancinantes, une sorte d'adieu à l'humanité qui disparaîtrait dans les artefacts de la nouvelle réalité électronique. Une des plus belles réussites de Brian, peut-être même la meilleure, en tout cas preuve d'une inspiration au plus haut.

   "Fickle Sun (ii) The Hour is fine", à peine trois minutes, est un poème dit par Peter Serafinowicz d'une voix à l'impeccable diction, avec accompagnement de piano mélancolique : retour à une veine que Brian Eno a tenté à plusiseurs reprises. Sauf qu'ici le texte a été créé par un générateur de texte Markov. Tout le disque, en somme, brouillerait la frontière entre l'humain et le machinique...Troublant, beau à écouter en tout cas.

   La dernière partie de "Fickle Sun" est une reprise du Velvet Underground, "I'm set free". Manière de revenir à l'humain ? D'affirmer sa liberté créatrice ? Il y a toujours eu en Brian Eno un homme qui voulait simplement rester un chanteur pop. On lui pardonne cette plage sirupeuse, si apparemment loin des deux longues aventures musicales : il se fait plaisir... Ce que je comprends ainsi : BRIAN ENO n'est pas que ONE BRAIN !!

   Comme à l'habitude, une production parfaite, entièrement contrôlée par le maître, avec plusieurs versions disponibles, y compris pour collectionneurs.

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Paru en avril 2016 chez Opal - Warp Records / 4 titres / 48 minutes.

Pour aller plus loin :

- la page Bleep de l'album, très bien faite.

- le titre éponyme en écoute (impossible de trouver "The Fickle Sun (i)":

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 5 Juillet 2016

Éliane Radigue (1) - Adnos

Quelque chose de si près si loin venu 

   La reparution des trois volets d' Adnos chez Important Records, initialement sortis sur le label mythique Table of the elements en 2002, me fournit l'occasion d'aborder enfin une des compositrices les plus secrètes et les plus radicales de ces cinquante dernières années, la française Éliane Radigue. Née en 1932, elle a travaillé avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, dont elle a été l'assistante. On la classe parfois par conséquent avec les pionniers de la musique concrète, mais sa musique a vite changé de direction. Dès la fin des années soixante et plus particulièrement dans les années soixante-dix, elle affirme un style personnel à base de drones, de sons étirés, de très lentes et quasi imperceptibles variations. Travaillant sur la durée, avec des pièces fort longues, elle élabore une musique électronique à la fois minimale et méditative qui a au fond plus d'affinité avec certaines musiques ambiantes, spectrales qu'avec les courants de musique concrète ou minimaliste. Lors de ses voyages aux États-Unis, elle a rencontré Philip Glass, Steve Reich, mais son esthétique intériorisée est plus proche de certaines recherches de Terry Riley ou LaMonte Young, compositeurs qu'elle a également côtoyés, avec lesquels elle partage un intérêt pour les philosophies orientales. Son style se distingue aussi de celui de deux autres maîtres de la musique électronique, Morton Subotnick et Rhys Chatham. Intéressée par Gurdjieff, elle s'est ensuite convertie au bouddhisme tibétain en suivant les suggestions d'étudiants français venus entendre au Mills College la première partie d'Adnos qui avait été créée pour le Festival d'automne fin 1974.

    Dans un studio qu'elle partage avec Laurie Spiegel, elle manie microphones, magnétophones à bandes et un synthétiseur qu'elle emploiera jusqu'au début des années 2000, le ARP 2500. Pour Adnos I, trois Revox, une table de mixage et des filtres associés à son ARP. Important Records a eu l'excellente idée idée pour cette nouvelle sortie d'offrir un livret comportant les indications d'Éliane, les différents prospectus des lieux de concerts des trois Adnos, comme The Kitchen, le Mills College, ainsi que quelques coupures de presse. Voici ce que dit la compositrice d'ADNOS, titre mystérieux à consonance grecque (fausse, on le verra) qu'elle a vraisemblablement forgé comme le suggère sa présentation non dénuée de malice :

« "D'adage en adynamie, pour tous les ados et les adnés, cet addenda."

"ADNOS" : Déplacer des pierres dans le lit d'un ruisseau n'affecte pas le cours de l'eau, mais en modifie la forme fluide.

Ainsi, une énergie sonore fortement présente, transforme le cours des zones fluides de la résonance et génère l'activité sonique en voie de développement.

Telle l'aiguille du temps, jalonne le mécanisme des engrenages d'une montre ouverte, intégrée à son mouvement.

Dans la conque formée par le cours des sons, l'oreille filtre, sélectionne, privilégie, comme le ferait un regard posé sur le miroitemetn de l'eau.

L'écoute seule est sollicitée, comme un regard absent et double, tourné à la fois vers une image extérieurement proposée, dont le reflet vit en réflexion dans l'univers intérieur. »

  

Le sens des mots-clés...

Le sens des mots-clés...

Que le Temps soit avec nous !

   Disons-le d'emblée : la musique d'Éliane Radigue se vit comme une cérémonie, un manifeste, une ascèse. C'est un choc qu'on reçoit, ou pas. J'ai plusieurs de ses disques depuis trois au quatre ans, je ne sais plus très bien. J'avais commencé à les écouter, mais je n'avais jamais le temps, ne serait-ce qu'aller jusqu'au bout, ou bien je n'étais pas en état de réceptivité, je me laissais accaparer en somme. Éliane compose pour des auditeurs qui ont le temps, qui prennent le temps, pour les auditeurs d'une société utopique où le progrès nous aurait véritablement libéré en générant du temps libre au lieu de le rétrécir, de le farcir de bruits et de messages. C'est à l'occasion d'une série récente de trajets en automobile que je l'ai enfin rencontrée. À l'aube, dans la grisaille, la brume humide, puis la lumière rasant toute chose ; au crépuscule, dans les flambées amorties du soir. Je ne conduisais plus une voiture, mais un vaisseau peu à peu investi par les amples modulations sourdes, un vaisseau résonnant !

   Elle compose EN VUE DE NOUS, (AU)PRÈS DE NOUS (AD NOS en latin) une musique issue du silence, venue de très près très loin on ne sait pas : très longs sons, doux drones de velours pulsant à peine qui recouvrent de leurs micro mouvements le monde de nos perceptions. Seize minutes pour nous occuper, pour faire table rase du monde extérieur, pour nous rapprocher. Enfin rendu disponible par ce patient travail d'approche, l'auditeur peut s'abandonner à l'aventure sonore. J'ai su, avant même d'en trouver confirmation dans les articles la concernant, que cette musique était religieuse, ou plutôt fondamentalement mystique. Les drones sont sa matière litanique, ses mantras. Cette musique rayonne dans la durée, mobilise tout notre être dans une attention absolue. Quiconque l'écoute vraiment se recentre, s'abolit pour mieux renaître une fois l'œuvre entendue. Quiconque l'écoute vraiment prend conscience que de l'apparemment vide et du même naissent la plénitude et une variété, non pas fatigante, mais apaisante. Il ne s'agit pas pour autant d'une musique de relaxation au sens occidental galvaudé du terme, car les dites musiques sont souvent plates et pauvres. Or, Adnos se déploie, se replie, se stratifie presque à notre insu, véritable organisme sonore. Curieusement, le travail sur les sons du synthétiseur est tel qu'on en oublie leur nature synthétique, alors que la dimension machinique avilit la matière de certains groupes ou musiciens maniant les sons électroniques (je ne citerai pas de nom...). Ne dirait-on pas que les plus légers chocs sonores se muent à l'intérieur de cette arborescence en percussions élémentaires, comme si nous étions à la racine même des sources de la cloche, une cloche abyssale et universelle, cosmique ? ADNOS est une fascinante forgerie: "dans la conque formée par le cours des sons", l'oreille en somme refait un monde, le monde, et c'est aussi pourquoi je parlais d'aventure. Cette musique n'est donc ni monotone... ni triste, comme nous le démontre cet anagramme au moins bilingue : ADNOS = NO SAD !

   Pour ne pas trop allonger cet article, je dirai peu de chose des deux autres ADNOS. ADNOS II, de 1980, est d'emblée plus puissant, combine des unités moins amples, d'où une apparence au début plus répétitive, mais le tissage plus serré a des effets hypnotiques redoutables. Mieux vaut passer d'abord par la case ADNOS I ! Quant à ADNOS III Prélude à Milarepa (1982), c'est un retour à la source détendue du I, avec des développements prodigieux d'une absolue beauté. On pourrait dire que les trois ADNOS forment une seule immense sonate A - B - A, de trois heures trente. Que le temps soit avec vous !

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Reparu en 2013 chez Important Records / 3 titres / 3h 37' environ.

Pour aller plus loin :

- un bel entretien avec Eliane Radigue en août 2011 :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 11 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Éliane Radigue