Publié le 29 Juillet 2014
D'étrangeté et de splendeur
Ne me demandez pas pourquoi l'idée m'est venue d'associer la musique de Christina Vantzou et la prose de Nathalie C. Henneberg (1910 ? - 1977).
Lisant La Plaie, le flamboyant opéra de l'espace de Nathalie, cette française d'origine russe auteur d'une science-fiction à nulle autre pareille, j'entendais la musique de Christina, plus exactement je m'imaginais entendre la musique qu'il fallait comme accompagnement à l'imagination fastueuse de la première. Toutes les deux cultivent un goût de la beauté inactuelle, mélange de faste hiératique et de sensibilité distanciée. Amour de la langue, amour du son : même recherche d'une pureté un peu hautaine, gangue pour un lyrisme frémissant. Chez Nathalie Henneberg, la description prend des allures flaubertiennes, du Flaubert de Salammbô, avec un souvenir de Rimbaud et de Baudelaire : pierres précieuses et fleurs, parfums envoûtants. C'est une civilisation au sommet de son raffinement, consciente de son déclin inéluctable, qui rejoue les fêtes de l'Italie de la Renaissance tandis que la plaie ravage le cosmos, cette plaie qui est comme une condensation métaphorique de toutes les horreurs du vingtième siècle. Il y a donc aussi en filigrane un écho de la Décadence à la manière de Huysmans, mais une décadence décantée, filtrée, tendue vers les hauteurs : aucune complaisance pour le morbide. Voici l'une de ses descriptions, au chapitre XVI qui porte en exergue, très significativement :
Désormais les notions de l'espace et du temps en soi s'évanouissent totalement comme des ombres. » Minkowski (1907)
« Les invités commençaient à arriver de très loin, depuis les planètes fédérées ou alliées. Dans la salle en marbre d'Omicron, jaune veiné de vert, dans la salle d'Or incrustée de béryls et de pâles rubie des Hyades, et plus loin, dans la galerie de Chasse où brillaient dans des fresques des peintrs terriens des licornes et des porphyrions, des sirènes et des gryphes interplanétaires, se pressait une foule éclatante qui symbolisait la puissance et le rayonnement de Sigma. À cette cérémonie, le préfet faisait déployer tout le faste antique de la double étoile et les alliés exotiques débarquaient dans un grand bruit de losanges et de discoïdes volants. Les gardes astraux allaient les quérir sur les cosmodromes, debout dans leurs hélicos de parade, leur cimier ruisselant de lumières et leur grand manteau à écailles de gemmes irisées, flottant en forme d'ailes.
Les invités rivalisaient d'étrangeté et de splendeur ; les dominations de Déneb s'environnaient de nuées d'encens où luisaient leurs chapes diamantées, les trônes de l'Éridan ressemblaient aux lys pourpres et présentaient, sous leurs tiares en cristal spatial, trois visages. Les plus singuliers étaient les chérubins d'Altaïr qui atterrissaient directement sur l'esplanade du palais : leurs flancs de taureaux dorés palpitaient, ils agitaient leurs crinières, et leurs figures roses et innocentes de vierges formaient un contraste plaisant avec leurs silhouettes de combat.
Mais les plus beaux, les plus charmants étaient encore les Arcturiens eux-mêmes, qu'ils vinssent de Sigma, de Delta ou d'Epsion. Hommes et femmes, ils étaient grands, élancés et fragiles, ils paraissaient coulés dans une matière noble, opale, ivoire ou cristal mat ; ils passaient lentement, avec une grâce incomparable, et inclinaient parfois sur un cou pur et long, leur tête petite couronnée d'or et de soie.
La mode étant à la Terre, aux fastes anciens de la Terre, ces Galactiques portaient sans déchoir des vêtements botticelliens, en brocart d'or, rebrodé d'or rubis ou céladon, et des armes qui n'étaient que des bijoux ciselés, des dagues ou des épées dont la poignée ou le fourreau s'ouvrant, livraient un éventail en plumes d'oiseau-lyre de Vendémiatrix, une minuscule cithare aux cordes d'argent ou une boîte de pastilles.
Et les Arcturiennes étaient ravissantes : leurs coiffures inspirées de Pérugin ou de Luca Della Robbia leur donnaient un air équivoque de pages ; leurs couleurs étaient souci, aubépine ou gorge-de-pigeon et leurs parures mêlaient résilles de perles et feux de saphirs. Elles arrivaient par le grand escalier des Flammes, dans un sillage de parfums dont les moins rares étaient la fraxinelle, le liquidambar et le nard de la Terre, sans préjudice du jasmin incoercible de Kathiawar et du thymiam amer de Galilée qui avaient conquis toutes les planètes ; leurs dentelles et leurs moires qui ne devaient rien à la chimie, balayaient les degrés de jaspe ; comme les dogaresses de Véronèse, elles appuyaient leur coude à la paume ouverte du flûtiste ou du poète de service, el les salles se peuplaient de couples chatoyants tels des phalènes.
C'était le même peuple, dont les effrayantes statistiques prédisaient la fin toute proche : sur la plupart des planètes d'Arcturus, la forme de la mort la plus honorable, considérée comme l'un des beaux-arts, était le suicide, et l'on se tuait principalement en ce mois de mai et aux sons de la musique de Debussy ou de Ravel, sèche et douce. »
(La Plaie, 1964 / p.158, début de la Deuxième partie "Le Combat", collection Science-Fiction, Albin Michel, 1974)
À lire en écoutant par exemple "The Magic of the Autodidact", le dernier titre de N°2 :
Pour aller plus loin
- une page de Noosfere consacrée à La Plaie, avec présentation de l'œuvre et critiques.
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 4 août 2021)