terry riley

Publié le 29 Mars 2021

In C remixed - L'âge de la recomposition.

  [ Republication "enrichie" d'un article du 11 avril 2011] Dix ans : une mine, ce double cd, panorama des musiques novatrices états-uniennes...

"In C" de Terry Riley, qui date de 1964, est souvent considérée comme l'une des pièces fondatrices du minimalisme. Sa durée est laissée à l'appréciation des interprètes, qui peuvent improviser à l'intérieur de limites précises. La trame  en est fournie par la répétition d'un do ("c" dans l'échelle de notation anglo-américaine) tout au long de 53 motifs qui, entrelacés, tissent une tapisserie sonore en perpétuel mouvement en dépit d'une première impression d'immobilité et de répétition. Souvent interprétée, réinterprétée, elle se prête évidemment au mix ou au remix, c'est-à-dire à la réécriture, à la recomposition.

  Le New Music Ensemble de  Grand Valley State University se prête au jeu. Il nous donne sa version sur le deuxième cd, et invite...la crème des compositeurs américains pour qu'ils nous proposent leur vision, leur interprétation de la fameuse pièce. Soit 18 remix en plus des 20 minutes de l'original, plus de deux heures de bonheur musical, avec une parfaite symbiose entre l'acoustique de l'instrumentarium de l'Ensemble et le retravail électronique que lui font subir certains intervenants. Ce qui frappe, c'est l'extraordinaire variété des réinterprétations, la liberté prise par ces artistes qui transfigurent l'original, se l'approprient pour l'intégrer à leur univers personnel. Pour l'amateur de découvertes, cet opus est l'occasion rêvée. À côté de compositeurs célébrés dans ces colonnes, comme Zoe Keating, Nico Muhly, Phil Kline, Daniel Bernard Roumain ou David Lang, des noms encore inconnus, de nouvelles pistes s'ouvrent. Jad Abumrad, par exemple, producteur et animateur new-yorkais d'origine libanaise, propose une savoureuse version enfantine, "Counting in C" ( en fausse vidéo ci-dessous). Claquements des mains, aboiements, appels au calme, et gentils ânonnements de bébé rythment la pièce, dont la pâte s'étoffe considérablement au cours de sa route chaotique, au point de donner une composition atmosphérique très convaincante. Musicien électronique, producteur et remixeur, Jack Dangers ouvre les deux cds, le premier avec un "In C - Semi-detached" à la ciselure hypnotique et vaporeuse, le second avec une "In C - Extension" ponctuée de gongs mystérieux, illuminée par la lumière des percussions type vibraphone, puissamment syncopée dans sa deuxième moitié et traversée par des appels lancinants.

   Mason Bates, compositeur de musique symphonique remarquable par l'ajout de sons électroniques à l'orchestre, signe "Terrycloth Troposphere Masonic", cordes hallucinées sur fond hoquetant de ponctuations hétérodoxes et de décrochements déroutants, le tout donnant l'impression d'une jungle trop réglée pour être rassurante, trop attirante aussi pour qu'on puisse y résister. Rassurez-vous, je ne passerai pas en revue toutes les versions. Toutes sont passionnantes et tissent une super-tapisserie chatoyante, multicolore. Le sommet est pour moi, comme d'habitude, le "Simple mix" de David Lang, qui précède l'interprétation de l'original. Version terrassante, surréaliste si l'on pense au concept de beauté convulsive. Musique habitée, vertigineuse, qui nous emporte à jamais dans son maelstrom implacable. Je ne connais pas de musique plus tellurique que celle de David Lang, d'une splendeur noire absolue.

Paru chez Innova Recordings en 2010 / 2 cds / 11 et 8 pistes / Environ 2h20

Pour aller plus loin

- le site d'Innova Recordings, page de l'album.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 mars 2021)

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Publié le 18 Mars 2019

(Sarah Cahill) - Eighty Trips Around the Sun / Music by and for Terry Riley

   Un hommage à Terry Riley pour ses quatre-vingts ans en quatre cds, le tout sous la houlette de la pianiste Sarah Cahill, grande interprète de la musique contemporaine minimaliste et au-delà, cela mérite en effet de mettre au moins son nom, même entre parenthèses, devant le très beau titre de ce coffret. Sarah Cahill est présente d'un bout à l'autre, relayée par Regina Meyers (deux fois sur le disque 1), ou accompagnée par elle (sur tout le disque 2), ou par Samuel Adams (piano et électronique en direct sur le disque 4).

   Les deux premiers disques sont consacrés à une sélection de compositions de Riley lui-même, œuvres pour piano solo sur le disque 1, pour quatre mains sur le disque 2. Pour ceux qui connaissent mal ce compositeur né en 1935 (82 ans en 2017, année de la sortie), mais aussi pour ceux qui ne le connaissent qu'à partir de son œuvre phare, In C, créée en 1964, le disque 1 permet de découvrir si l'on peut dire Terry avant Riley, un jeune homme de 23 ans encore sous l'influence...d'Arnold Schoenberg, oui, vous avez bien lu. Les "Two Pieces" de 1958/9 qui ouvrent le coffret sont en effet assez proches de l'écriture dodécaphonique, volontiers dissonantes, tiraillées par les extrêmes, fractionnées. Avec les "Keyboards studies" de 1965, on rentre dans la grande période minimaliste. Terry Riley écrit à leur sujet : «  J'ai joué pendant quelques années Keyboard Studies N° 1 et N° 2 avant de les noter. Toutes les deux sont des études répétitives de temps, de coordination des deux mains, un flot et une texture improvisés. John Cage  m'avait demandé une page de musique pour son "Livre de Notations de partitions graphiques" et je lui ai proposé Keyboard Study N° 2. » La version enregistrée ici combine les deux, car Sarah Cahill, ayant contacté le compositeur sur la manière d'interpréter ces deux pages, se souvient qu'il lui avait conseillé de combiner les figures de la page 1 et de la page 2, ce qui l'avait amenée à jouer la page 1 à la main droite, et la 2 à la main gauche... avant de s'apercevoir que la page 1 portait la mention "Keyboard Study N°1 et la page 2 la mention "Keyboard Study N°2" ! Terry lui a également confié qu'il utilisait la pédale du milieu (pédale de soutien, ou sostenuto), permettant à certaines notes de retentir pendant les motifs répétés, aussi l'utilise-t-elle assez fréquemment. C'est une grande page fascinante avec son entrelacs de motifs, page que Riley considère comme une sorte de rituel du matin, écoutable aussi tard le soir ou à tout autre moment à mon sens, à condition d'être prêt à s'immerger dans cet océan pianistique. Pour les amateurs, je rappelle deux très belles interprétations de ces Keyboard studies : celle du pianiste allemand Steffen Schleiermacher dans une version pour piano piloté par ordinateur, celle du pianiste italien Fabrizio Ottaviucci pour plusieurs pianos. Il faut reconnaître qu'ici avec un seul piano Sarah Cahill en donne une version "hybride" très impressionnante ! Le "Fandango on the Heaven Ladder" (Fandando sur l'échelle céleste) s'ouvre sur une phrase mélancolique servant de noyau à la danse qui suit, inspirée de cette célèbre danse espagnole à la fois rythmée et voluptueuse, pièce virtuose, brillante, qui citerait involontairement sur sa fin, dit le compositeur, un fragment du dernier mouvement de la sonate N°17 de Beethoven, dite "La Tempête". C'est une pièce où se reflète le tempérament jazzy de tout un pan de l'œuvre de Riley, qui n'est décidément pas que le minimaliste qu'on croit, mais un grand vivant, et un immense improvisateur, inoubliable pour tous ceux qui ont assisté à l'un des innombrables concerts-fleuves du Maître. Après cet endiablé fandango, Sarah Cahill nous régale d'une adorable berceuse, "Simone's Lullaby" et d'une danse d'ours, "Misha's Bear Dance", titrées d'après les prénoms des deux petits-enfants jumeaux du compositeur, Simone et Misha, nés en 1994. À noter que la berceuse était destinée à endormir les deux jumeaux, bien sûr, mais que Terry Riley envisageait très sérieusement, en concert, de demander aux interprètes de la jouer en boucle jusqu'à ce que le public s'endorme ! Les deux compositions sont interprétées par Regina Meyers. Le disque 1 se termine avec "Be kind to One Another", titre reprenant une réflexion d'Alice Walker peu après les événements du 11 septembre : « Nous devons apprendre à être aimables les uns envers les autres. »
  

   Commandées par Sarah Cahill à Terry Riley, les pièces à quatre mains du second disque jouent d'une certaine excentricité, partagées entre une virtuosité débridée en lien avec des danses comme la valse, le tango ou une certaine atmosphère jazzy, et des contrepoints introspectifs inattendus. C'est le cas de "Cinco de Mayo", du "Tango Doble Labiado", de la "Waltz for Charismas" et de "Jaztine", écrites entre 1997 et 2000. La dernière de ce disque, "Etude from the Old Country", est la plus complexe rythmiquement, tout en variations serrées, tantôt sérieuses, tantôt ébouriffantes : c'est comme une longue cavalcade, seulement entrecoupée d'un moment de suspens merveilleux à 6'28, un laisser-aller d'une douceur incroyable avant que ne se réamorce une seconde partie au rythme plus tranquille, achoppant cependant sur des brisures, des syncopes qui découpent la montée finale se résorbant en une série de boucles murmurantes.
  

   Les disques trois et quatre regroupent les compositions commandées pour ce coffret, dédiées par leurs compositeurs à Terry Riley, en guise d'hommage. On y trouve un cycle absolument superbe, trois "Circle Songs" de Danny Clay, un compositeur de l'Ohio travaillant à San Francisco, dont la page bandcamp est très fournie, que je découvre avec ces pièces : la première est introspective, rêveuse, délicate, précise, presque japonisante ; la seconde d'un minimalisme vibrant, dessinant une série de cercles lumineux, chaleureux, le spectre sonore d'une aura ; la troisième se dandine, virevolte avec une lenteur calculée en s'étirant largement, comme si elle se regardait avec complaisance. Le fils de Terry, Gyan Riley, offre à son père un morceau dont le titre, "Poppy Infinite", est évidemment un clin d'œil à la célèbre composition paternelle Poppy Nogood and The Phantom Band (la face B de A Rainbow in Curved Air de 1968), mais aussi une allusion à son itinéraire musical à nul autre pareil, qui renvoie aussi bien au raga indien, au piano rythmique jazz, à l'impressionnisme français et bien sûr au minimalisme ! Curieusement, le morceau me fait penser, par ses couleurs mystérieuses, à l'univers de Georges Ivanovitch Gurdjieff et à ses danses secrètes, ses rituels orientaux. La seconde partie, fortement découpée, hésite entre une sorte d'expressionnisme et une attraction jazz rattrapée par un minimalisme rigoureux. Très belle pièce, qui se termine par une méditation d'une force sereine. "Shade studies" de Samuel Adams s'intéresse au contrepoint entre la résonance acoustique du piano et les ondes sinusoïdales produites. La musique, calme, est ponctuée de silences, de courtes cadences et de reprises, donnant l'impression parfois qu'elle bute sur une frontière invisible, qu'elle glisse dans des ombres musicales. Magnifique pièce ! Après cette composition d'esprit très minimale, "Sparkita and Her Kittens" de Christine Southworth est plus en phase avec l'exubérance d'écriture de certaines œuvres de Terry Riley : selon elle, la pièce est basée sur une partition midi de bande sonore de Bollywood, compressée en deux pistes, soigneusement élaguées puis sculptées pour créer ce morceau pour piano solo, capricieux et bondissant, bourré d'idées mélodiques. "Before C" de Keeril Makan serait un préliminaire à la célèbre pièce, la reprise lancinante d'un do majeur, accompagné en contrepoint par quelques autres dispersées autour de lui, serait la matrice à partir de laquelle elle s'élancerait. "In C too" de Elena Ruhr est une exploration de la tonalité de do majeur, avec un petit côté ragtime et une citation explicite d'un fragment de In C. Le troisième disque se termine avec "YEAR" de Dylan Mattingly, une trajectoire à travers les saisons sous les constellations. Quinze minutes d'abord rêveuses, dans une attention extrême aux éclats, aux éclaboussures des notes, avec un passage de soudaines explosions folles  dans la partie centrale très mouvementée, puis un éparpillement alangui ; un superbe fragment mélodique sur fond de note répétée, mélodie rejaillissante, réfractée, prolongée en nappes graves tandis que les médiums sont en apesanteur sur la note répétée, toujours la même ; puis une coda méditative... 

   Le disque quatre ne comprend qu'un hommage, celui de Pauline Oliveros, de près de quarante minutes : c'est une exploration du piano dans son entier, avec des résonateurs placés sur certaines cordes par Samuel Adams. Sarah Cahill a "préparé" le piano, qui sonne alors comme un instrument du gamelan indonésien, dans le sillage évidemment des pièces pour piano préparé de John Cage. L'objectif semble être de déconstruire les trilles, ces ornements musicaux fondés sur la répétition rapide et alternative d'une note principale avec une note auxiliaire supérieure d'un ton ou d'un demi-ton, en les étirant très lentement ou au contraire en les jouant à grande vitesse. J'avoue pour l'instant rester perplexe face à cette approche conceptuelle dont le résultat ne m'emporte pas. À vous d'en juger !

   Un coffret formidable qui déploie les différents aspects du talent créateur de Terry Riley, magnifiquement conçu et interprété par Sarah Cahill, omniprésente. Sans oublier ses deux auxiliaires pianistes, Regina Myers et Samuel Adams.  Le livret est très complet. Pour ne pas allonger encore cet article, je n'ai pas présenté la plupart des compositeurs ayant écrit pour Terry. J'en suis désolé, mais je pense en retrouver certains par la suite...

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Paru en 2017 chez Irritable Hedgehog / Coffret de 4 cds / 22 plages / 3 heures 30 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 18 Février 2018

Terry Riley - Dark Queen Mantra

   Le quatuor à cordes est la forme musicale de prédilection de Terry Riley depuis sa rencontre avec David Harrington, premier violon et âme du Kronos Quartet. Auparavant le pape de la musique minimaliste ne voulait guère entendre parler des formes occidentales. Pourtant ici, ce n'est pas le célèbre quatuor qui interprète la nouvelle composition, mais le Del Sol Quartet,, un autre quatuor californien de San Francisco. Pour la petite histoire, c'est la rencontre, puis l'amitié entre Charlton Lee, l'altiste du Del Sol Quartet, et Gyan Riley qui est à l'origine de cet album. Précisons que le disque n'est pas uniquement consacré à Terry, mais aussi à un contrebassiste compositeur avec lequel il a souvent travaillé, l'italien Stefano Scodanibbio (12956 - 2012), qui collabora avec Luigi Nono, Giacinto Scelsi.

   La pièce éponyme, commandée pour le Del Sol Quartet et Gyan Riley à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire de Terry Riley en 2015, est un quatuor à cordes augmenté de guitare électrique, jouée par son fils Gyan. Le premier mouvement porte le nom de l'hôtel d'Algeciras où Terry logea lors de son arrivée en Espagne, "Vizcaino" : vives girations des cordes et de la guitare, une vague ambiance espagnole emportée dans le flux « rilien » (que l'on me pardonne ce néologisme), les contrepoints et les pizzicati aériens, les accélérations irrégulières et les veloutés enjôleurs. Un régal ! Comme son titre l'indique, "Goya in minds" serait inspirée par la peinture du maître espagnol : début lent dans les corridors de le nuit peuplée de songes, comme une musique à demi paralysée, qui secoue peu à peu les ténèbres persistantes. S'élève une belle mélodie élégiaque qui entrelace cordes et guitare, et le sortilège semble s'éloigner, non sans laisser une délicate langueur. Les violons partent dans les aigus glissés, la musique dessine des arabesques fragiles ponctuées de pointes d'incertitude et de mystère. Tout est d'une fraîcheur incroyable... "Dark Queen Mantra" commence comme une ballade à la limite de la dissonance, une invite insistante aux attraits louches, soudain transcendés par de  micro accélérations, des dérapages dans un arrière-plan mystérieux. Lorsque la guitare revient de ce traquenard, tout est plus clair, et se déroule alors une danse envoûtante qui se résout en passages quasi rock, cordes épaisses, masses compactes. Mais avec des déhanchements, des échappées imprévues, des dérapages miraculeux : une grâce, des ébouriffements de cordes, une maestria primesautière saupoudrée de malice et de nostalgie. Comment ne pas être séduit par ce mantra de la reine noire ?

     L'autre grande composition de Terry, le quatuor "The Wheel & Mythic Birds Waltz" date de 1983. Elle a été enregistrée par le Kronos Quartet en 1984 dans le disque Cadenza On The Night Plain, sans la mention "The Wheel", qui désigne la courte ballade de jazz ouvrant le quatuor, laquelle réapparaît plusieurs fois avant de fournir une coda mélancolique. La valse du titre est une dénomination approximative, car la pièce s'inspire d'un rythme indien : à l'origine, la pièce devait être jouée par Terry et le sitariste Krishna Bhatt. Et les oiseaux ? Mythiques, bien sûr, mais Terry aurait dit lors d'un pré-concert qu'ils étaient inspiré d'une explication du bouddhisme tibétain par Anagorika Govinda dans The Way of the White Clouds (La Voie des Nuages Blancs). Une ample introduction mélancolique se referme sur des virgules caressantes, puis  c'est la cadence qui soulève, emporte, reprend son souffle avant de développer ses corolles, ses dentelles dansantes, chatoyantes, avec des retombées et d'autres reprises appuyées. Parfois une ombre traverse le décor, mais le chant monte, se fragmente en petits tourbillons, se creuse de gonflements intrigants. C'est à chaque fois la roue de la Vie qui revient nous charmer ! Un des très grands quatuors de Terry Riley, superbement interprété.

   Intercalée entre les œuvres de Riley, "Mas Lugares" de Stefano Scodanibbio est une réécriture de madrigaux de Monteverdi, plus ou moins reconnaissables selon les moments. Les madrigaux sont transportés dans des zones éthérées, étirés dans des aigus diaphanes et des flous troublants. Sublimes balbutiements des cordes, suaves glissendi. C'est d'un raffinement exquis. Une très belle découverte !

   Un disque magnifique de bout en bout.

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Paru en 2017 chez Sono Luminus / 9 plages / 63 minutes.

Pour aller plus loin :

- "The Wheel & Mythic Birds Waltz" en concert :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Publié le 1 Juin 2017

Terry Riley (2) : les quatuors de la nuit cadencée
 Nouvelle publication d'un article du 31 juillet 2007, remanié, avec illustration sonore. 
   Terry Riley a longtemps refusé de composer des œuvres rentrant dans les catégories occidentales. Pas question d'écrire des quatuors à cordes... jusqu'au jour où la rencontre avec David Harrington, premier violon et meneur du Kronos Quartet, l'amena à réexaminer la question. Par amitié, il répondit aux instances de David, et ainsi naquirent les quatuors rassemblés sous le titre Cadenza On The Night Plain, sortis en 1988 chez Gramavision. Terry Riley s'imposait d'emblée dans ce domaine difficile. Explorant les propriétés spirituelles, pour ainsi dire, des cordes, et se servant de sa maîtrise du chant indien, il parvint à une synthèse étonnante entre la forme quatuor à l'occidentale et le raga indien.
   L'année suivante, la collaboration avec le Kronos Quartet débouche sur la parution d'un double album, Salome dances for peace, chez Elektra / Nonesuch. Salome ne dance plus pour le tétrarque Hérode Antipas. La fille d'Hérodiade ne danse plus pour demander la tête de Jean-Baptiste, non, c'est une autre histoire qu'imagine Terry dans les notes qui accompagnent cette longue oœuvre. Peu importe à vrai dire, la musique est là pour prouver qu'il s'est approprié la forme quatuor pour en faire un voyage spirituel.
   En écoute ci-dessous : "G-Song", extrait de Cadenza On The Night Plain
 
Terry Riley (2) : les quatuors de la nuit cadencée

Un extrait de Salome dances for piece :

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Rédigé par dionys

Publié dans #Terry Riley, #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 30 Avril 2012

Terry Riley - Aleph

Splendeurs de l'intonation juste.  

   Le sens originel de l'aleph est l'énergie primordiale. C'est en effet un véritable bain de jouvence que ce nouveau double album de Terry Riley. Presque deux heures d'une méditation sur les différentes significations de cette première lettre de l'alphabet hébraïque. L'instrument, un Korg Triton Studio 88 spécialement conçu par le compositeur pour l'occasion,  est accordé selon le principe de l'intonation juste, encore peu utilisé en Europe, mais pratiqué aux États-Unis par son ami La Monte Young dans son monumental Well-Tuned Piano (créé en 1974), par Lou Harrisson —auquel il rend explicitement hommage en reprenant une échelle utilisée par ce dernier dans son œuvre ultime, Scenes —, ou encore par Michael Harisson (vous trouverez quelques précisions sur l'intonation juste dans l'article), Duane Pitre.

  Comme d'habitude chez Terry Riley, l'improvisation tient une large part dans l'émergence de l'œuvre. La pièce a d'ailleurs été enregistrée avec des moyens limités pour cette raison, "restaurée" et renforcée ensuite par l'ingénieur du son pour le disque. Cela importe peu. Terry Riley est un authentique inspiré, un chamane musical, fidèle à un esprit psychédélique obtenu sans substances hallucinogènes, par le seul pouvoir de l'imaginaire créatif. L'intérêt ne faiblit pas tout au long des deux heures. Les énergies ne cessent de surgir, de nous envelopper dans un présent éternel, à la fois presque le même et toujours différent. Les motifs s'enchevêtrent, naissent et meurent sans cesse, rayonnent dans de multiples directions. Terry Riley vit une transe qu'il transmet avec une incroyable chaleur. La musique se fait courant irrésistible, vague de fond, geyser d'harmoniques, si bien que le moi étriqué de l'auditeur ne résiste pas, baisse les barrières, se laisse envahir pour s'ouvrir à ces flux colorés obstinés. L'être redevient poreux avec délices, se contorsionne sous le chant charmant. Voilà l'esprit qui danse tel un feu follet, se vaporise et se grise. Plus rien ne pèse dans ce ballet d'émanations. L'aleph, c'est le taureau de feu, la force cosmique indomptable, enfin retrouvée sous les doigts de ce prodigieux musicien qui tutoie l'infini avec une fougue et une douceur somptueuses. Au commencement était le synthétiseur et son maître, Terry Riley. Et le commencement ne cesse de recommencer, aussi neuf qu'au premier jour...

   En guise de prolongement, Terry Riley cite Jack Kerouac, un extrait de Some of the Dharma :

 

The sun is a big wheel

And cosmic particle's a little wheel

And I'm a medium wheel

 

My vibration is on a motor vegetable level

And the sun on a million-yeared gaseous pulse level

And Cosmic particle lasts a second, owns a tiny wheeel

And the solar wheels

And the swing of my wheel

Engulf and circumscribe it.
Essence of Heating

Hears vibration

       Of all wheels and levels everywhere.

       S-h-h-h-h-h-h it sounds like.

 

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Paru en janvier 2012 chez Tzadik / 2 cds / 2 titres / 1h 53'

Pour aller plus loin

- le  domaine de Terry Riley.

- hélas pas d'extrait disponible : vous pouvez trouver le disque sur la page du label Tzadik.

- un bel article titré Le sutra de la béatitude consacré à Jack Kerouac.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles le 24 avril 2021)

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Publié le 3 Octobre 2011

The Salt Lake Electric Ensemble interprète "In C": une relecture inspirée.

1913 : Le Sacre du Printemps d'Igor Stravinski

1946-1948 : Les Sonates et Interludes pour piano préparé de John Cage

1964 : In C de Terry Riley

Meph. - Eh ! Je t'arrête !

Dio. - Quoi ?

Meph. - Que prétends-tu faire ?

Dio. - Tu n'as pas deviné ? Je fais une liste des grandes dates de l'histoire de la musique du vingtième siècle : les œuvres qui ont tout changé...

Meph. - Pour qui me prends-tu ? Mon pauvre, t'es devenu complètement maboul ! Ta liste, c'est pire qu'une passoire dont on ne voit plus les trous tellement les siècles en ont ajouté. Va au but !

Dio. - Je passerai donc sur les innombrables interprétations de ce morceau-phare du minimalisme. Tout le monde s'approprie In C, signe que la pièce fait partie du paysage musical. En 2010, Innova Recordings nous donnait la version du New Music Ensemble de Grand Valley State University, accompagnée de dix-huit remixes : un magnifique double album.

Meph. - D'accord, mais alors là !!!

Dio. - Une relecture radicale, audacieuse. Le Salt Lake Electric Ensemble est né pendant l'été 2009 du désir de son fondateur Matt Dixon d'interpréter ce classique du minimalisme en utilisant un ordinateur portable. Au fil des répétitions, le groupe s'est élargi de trois à huit membres : il comprend des artistes multimédia, des musiciens adeptes de l'électronique et des rockers.

Meph. - Un beau mixage. Le résultat : la musique réinventée à partir d'une batterie d'ordi et de percussions acoustiques.

Dio. - L'original sonnait très oriental, avec son instrumentation  - non spécifiée il faut le rappeler - colorée par les cuivres et les bois, marquée par des percussions qui n'étaient pas sans rappeler les orchestres balinais.  Une version chinoise, pour orchestre traditionnel, existe d'ailleurs aussi, tout naturellement.

Meph. - Le tempo était souvent nettement marqué par les percussions, ou un piano. D'où un aspect rutilant, claironnant des 53 motifs, une tenue du ton.

Dio. - Là, tout est intériorisé, fondu. Quelque chose d'organique, plus souple...

Meph. - Velouté, moelleux, avec des écarts de niveau sonore très sensibles.

Dio. - Des boucles qui nous enlacent...

Meph. - On va éviter une étude musicologique : ...et une fin totalement imprévue, énergie rock et magie électronique !

Dio. - Une musique d'aujourd'hui, fascinante, envoûtante.

Meph. - À voir avec le travail vidéo de Patrick Munger. Curieusement, je trouve cette version plus psychédélique encore que celle de 1964.

Paru en 2010 / Autoproduit par le SLEE / 65 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- Une petite comparaison entre la version originale..

...et la première partie de la nouvelle version (il faudrait bien sûr aller jusqu'à la cinquième vidéo !) :

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Publié le 28 Octobre 2008

Terry Riley : les Keyboard studies 1 et 2 au piano par Fabrizio Ottaviucci.

   Déjà publiées en 2002 par le pianiste allemand Steffen Schleiermacher (cf. article du 14 août 2007) dans une version  pour clavier électronique piloté par ordinateur, les Keyboard Studies 1 et 2 reparaissent réinventées pour plusieurs pianos par Fabrizio Ottaviucci, pianiste italien qui a notamment étudié l'œuvre pianistique de Giacinto Scelsi. " Les Keyboard Studies 1 et 2 font partie d'un travail commencé en 1964. Leur nature est fondée sur l'improvisation. Les deux mains mettent en relation entre eux des patterns de durées différentes, continuellement répétés. Chaque module comprend de deux à neuf mesures et les mains peuvent se déplacer librement d'un cycle à l'autre et créer des séquences de notes spontanées et aléatoires. Chaque pattern est construit sur une gamme ou un mode fixés. Occasionnellement peuvent naître des passages mélodiques qui sont le résultat de différents modules liés l'un à l'autre." écrit Riley à propos de ces deux compositions qui représentent parmi les premières tentatives de mettre en pratique les idées minimalistes associées au concept temporel de répétition continue. Plus de quarante après, ces pièces continuent de fasciner et de susciter de nouvelles versions, comme In C, mais avec beaucoup de retard, car les partitions, réduites à quelques indications, sont restées longtemps dans les cartons. Cette nouvelle version est a priori plus austère, moins colorée et dynamique que celle de Schleiermacher, mais se révèle passionnante après plusieurs écoutes. L'étude 1 est d'une linéarité rigoureuse, créant un état de méditation flottante favorable à la saisie des images sonores qui montent à la surface de la ligne rythmique continue. Plus hypnotique, la seconde déploie davantage de niveaux et ménage quelques cassures dans la progression, d'où une impression de reconstruction et d'approfondissement, de plénitude. Tread on the trail, une pièce de 1965, complète le programme. Construite sur la réitération et la dilatation de fragments de phrasés jazzy sur fond continu de notes graves percussives, elle est une sorte de danse dégingandée, disloquée, reprise jusqu'à épuisement. Avec Terry Riley, marchez sur la piste du bonheur !
Paru en 2008 chez Stradivarius / 3 plages / 56 minutes environ

Fabrizio Ottaviucci interprète les Keyboard studies

 

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 16 novembre 2020)

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Publié le 9 Juin 2008

Terry Riley : "The Cusp of magic", le retour du magicien.
                                                                                          
Terry Riley aura 73 ans le 24 juin. Sa dernière œuvre est pourtant d'une incroyable jeunesse. Ecrite à la demande de David Harrington, violon et cheville ouvrière du Kronos Quartet, qui voulait célébrer le soixante-dixième anniversaire du compositeur lui-même, elle témoigne de la capacité de renouvellement de l'un des fondateurs historiques du minimalisme et ajoute un nouveau maillon à la longue liste des collaborations avec l'un des quatuors à cordes les plus talentueux de notre temps. D'un commun accord, Terry et le Kronos ont dès le départ eu l'idée d'associer à ce projet un pipa, luth à manche court, l'un des instruments chinois les plus anciens et des plus appréciés. Wu Man, luthiste qui avait déjà collaboré avec le quatuor, apporte sa touche orientale aux couleurs occidentales du quatuor. Plus que jamais, Terry reste le plus oriental des compositeurs occidentaux. Imprégné de jazz, connaisseur des musiques des Indiens d'Amérique, ayant étudié très longtemps sous la direction du Pandit Prân Nath, maître du Kirana, style de raga indien, Terry Riley ne saurait se réduire au minimalisme. Son œuvre est à la croisée de l'avant-garde et des musiques du monde, imprégnée d'une constante aura spirituelle. The Cusp of magic est ainsi une rencontre, non seulement entre le quatuor à cordes et le pipa, mais encore avec le synthétiseur, des instruments utilisés dans les cérémonies du peyotl et d'autres issus d'une collection d'instruments-jouets ramené par le quatuor de ses tournées autour du monde, chacun des cinq instrumentistes étant amené à employer un ou plusieurs d'entre ces derniers à un moment ou à un autre à la place de son instrument habituel. Le titre désigne un rite lié au passage du signe des Gémeaux à celui du Cancer et au solstice d'été qui, traditionnellement, est marqué par une nuit de festivités, une suspension du cours ordinaire du temps marquée par des débordements, l'irruption des rêves et de la fantaisie : le mot anglais "cusp" renvoie à un point de rebroussement, un point singulier sur une courbe, ici à l'entrée dans le surnaturel. Divisé en six parties, ce cycle d'un peu plus de quarante minutes s'ouvre et se ferme sur une section influencée par les rituels indiens du peyotl, ces nuits pendant lesquelles les participants rassemblés autour d'un feu ingéraient le champignon sacré en chantant, murmurant et priant. 

L'auditeur est d'emblée sommé d'abandonner le monde profane, trivial : un tambour scande solennellement tout le premier mouvement, accompagné par une crécelle lancinante, des vagues de synthétiseur, avant l'entrée du quatuor à cordes, puis du luth pipa : la régularité de la scansion rythmique coexiste avec l'irrégularité des cellules mélodiques dans une trame d'une beauté constante, intense. Terry est de retour, quelle émotion !! Quelle fraîcheur, quelle joie ! Exultation parfois du quatuor qui dérape presque free jazz, entrelacements complexes avec le pipa, la musique transporte par son puissant dynamisme, son crescendo final irrésistible. Buddha's bedroom, le second mouvement, commence par un dialogue vif et serré entre le quatuor et le pipa, ponctué de pizzicati ; puis le rythme s'alanguit, Wu Man chante une berceuse, texte de sa composition, comme si elle s'adressait à son fils, moment suspendu de grâce avant la reprise par le quatuor, décidé, exubérant. The Nursery propose une seconde berceuse à l'arrière-plan envahi par les instruments-jouets, le violon joue des glissandi, le pipa égrène des chapelets de notes, les jouets prennent le pouvoir dans une atmosphère doucement incantatoire, clochettes, couinement d'animaux en peluches, ricanements grotesques en sourdine. L'humour comme accès au mystère... Suit le Royal wedding, rond et enlevé, virevoltant, tout en glissements suaves, violoncelle charmeur et violons affolants, avec une coda d'une grâce raffinée. Emily and Alice est une caverne aux merveilles, hantée par les jouets aux résonances mystérieuses, traversée par un chant enfantin nimbé d'irréalité tandis que le quatuor et le pipa ponctuent l'atmosphère magique de virgules graves. Prayer circle, miracle d'apesanteur, nous entraîne dans une danse tantôt vive et légère, tantôt lente et plus grave. Une musique du bonheur, d'une admirable naïveté, sans rien qui pèse, c'est le cadeau que nous offre Terry rayonnant de malice. Suivons-le sur le chemin éclairé de taches d'or, bordé de buissons aux couleurs surnaturelles, le chemin de l'illumination ?
Pour aller plus loin :

- voir des photos de Dean Chamberlain, photographe "psychédélique" qui joue sur des temps de pose très longs (jusqu'à cinq heures) pour créer des images hallucinatoires. Je vous propose celle-ci, Jewel path, qui pourrait illustrer une illumination de Rimbaud :

Terry Riley : "The Cusp of magic", le retour du magicien.

- le site de Frank Olinsky, qui conçoit bien des pochettes et des livrets de CD, du Kronos Quartet à Sonic Youth.(j'ai pris l'exemple du Kronos).

Paru en février 2008 chez Nonesuch / 6 plages / 43 minutes environ

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores en novembre 2020)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Terry Riley