Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Découvert hier en rédigeant l'article consacré au disque de piano de Marta Finkelštein, le compositeur lithuanien Julius Aglinskas (né en 1988) m'impose un retour en arrière. Il écrit de la musique comme on respire, sans se soucier d'idéologies ou de causes, ni de théories musicales. De la musique qui touche l'âme, en profondeur. blue dusk est sorti en 2023, interprété par l'Ensemble britannique Apartment House, un ensemble de chambre lié au label Another Timbre, avec plus de quarante albums à son actif (Olivier Messiaen, John Cage, Julius Eastman, etc.).
Deux violons, un alto, un violoncelle, une guitare électrique, et un piano en position de semi soliste par moment. Plus un traitement audio supplémentaire.
Julius Aglinskas
Suavités mélancoliques
Blue dusk (Crépuscule bleu ), s'il se présente en deux parties, forme un tout. C'est comme une immense élégie, très douce, sans cesse reprise en canon, un dialogue entre deux trios : cordes caressantes (violons et alto) face au piano, à la guitare électrique et au violoncelle, qui leur répondent posément en laissant résonner leurs notes. La pièce suit un ample mouvement ondulatoire de flux et de reflux, de long crescendo et de quasi disparition. On pourrait parler de minimalisme, de musique répétitive, mais d'une suavité inaccoutumée dans ces musiques. Que l'œuvre soit interprétée par un ensemble britannique n'est pas anodin. Il y a quelque chose de très anglais dans cette langueur. Blue dusk fait écho pour moi à The Sinking of the Titanic de Gavin Bryars ou encore à des pièces de Richard Skelton comme la sublime "Of The Sea" dans Verse of Birds (2012). Bien sûr, la tonalité ambiante n'est pas sans évoquer non plus Brian Eno et sa galaxie. Le piano, d'un calme surnaturel, clôt la première partie.
Et nous replongeons dans cet océan mélodieux qui semble retenir ses vagues pour mieux offrir ses demi-teintes alanguies. Tout est comme amorti, enveloppé d'un réseau d'harmoniques arrondies. La mélancolie n'est pas souffrance dramatique, c'est à peine une tristesse vague, un penchant à la rêverie, une manière de s'abandonner au temps, de s'allonger dans la lumière diffuse d'un crépuscule immensément distendu. Si, parfois, la musique semble se déchirer, elle se voile immédiatement, s'enroule dans des volutes d'une envoûtante lenteur, ponctuée par le piano en sourdine dans des graves veloutés. En l'absence de toute rythmique proprement dite, la texture de plus en plus serrée des boucles et variations crée un balancement hypnotique au charme irrésistible.
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Ci-dessous une très belle version, qui n'est pas exactement celle du disque (elle est plus courte).
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Une musique de chambre ambiante absolument sublime ! Un chef d'œuvre pour disparaître dans la Beauté de crépuscules infinis...
Paru fin mars 2023 / Autoproduit (Vilnius, Lithuanie) / 2 plages / 36 minutes environ
Iskra (Étincelle) est le premier album de la multi-instrumentiste et compositrice polonaise Olga Anna Markowska. Enregistré en différents lieux entre 2017 et 2022, le disque commence à l'aube ("Dawn", titre 1) et finit au crépuscule ("Dusk", titre 10), prenant la forme d'un intime voyage mélancolique d'une journée au long de pièces comprises entre une minute trente (environ) et un peu plus de sept minutes. Cithare, violoncelle, voix sans parole et électronique.
La compositrice Olga Anna Markowska
"Dawn" installe une atmosphère recueillie, l'attente extasiée de la lumière qui déborde du ciel en longues traînes soulignées par le violoncelle et quelques ponctuations graves. "Blue Spring" (titre 2, Printemps bleu) danse très lentement autour du violoncelle et d'un drone au halo mystérieux, accompagné par des textures électroniques diaprées, finement texturées. Olga Anna Markowska impose une solennité majestueusement élégiaque ! La cithare apparaît au premier plan de "Train ride home", dentelle cristalline au bord d'une déambulation mémorielle bouleversante : l'émotion d'un retour en train vers la maison natale, évocation d'autres voyages en train vers les camps de la mort peut-être, voilée dans des volutes irréelles. Un titre sublime !
Voyage en Mélancolie majeure...
"Borderland" (titre 4, Frontière) semble à demi enseveli dans un cauchemar ouaté, avec ses boucles lancinantes de clavier et ses cordes plaintives : en sortirons-nous jamais ? Les marais de "Unfolding", tout en glissendos de cordes, en boucles, créent un climat d'incantation hypnotique. Au fur et à mesure du voyage, on est happé par un mystère s'épaississant, qui me rappelle fugitivement un musicien que j'aime beaucoup, Richard Skelton. "Fever Dream" s'inscrit évidemment dans ce mouvement d'enlisement, de lente dérive vers l'obscur : l'horizon est envahi par une pluie poussiéreuse, dense, qui recouvre le monde, inexorablement. Si "A Heart is an eye" (titre 7) peut sembler au premier abord apporter une éclaircie, il devient très vite une élégie déchirée, le violoncelle sépulcral à souhait sur un fond fuligineux. Quant à "Helix", c'est un balancement quasi psalmodique, une boucle de résonances, comme d'une cloche et de voix mêlées dans une cathédrale tarkovskienne. Le bref "Mizpah" (titre 9, mot hébreu signifiant tour de guet). n'est pas sans évoquer les sonneries de chofar : appels plaintifs enveloppés de violoncelle suave, d'une magnificence extatique. Et c'est le crépuscule ("Dusk", titre 10), lamento solennel, qui tombe sur le monde comme un dais majestueux, d'une beauté frémissante...
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Une austère et poignante musique de chambre d'aujourd'hui. Une étincelle sous les cendres de la mémoire...
Paraît le 31 janvier 2025 chez Miasmah Recordings (Berlin, Allemagne) / 9 plages / 37 minutes environ
Le duo constitué par Yair Elazar Glotman et Mats Erlandsson existe depuis 2015. J'avais inclus dans ma liste des disques de 2017 leur Negative Chambers (paru chez Miasmah), disque pour lequel je n'avais pas écrit d'article. Je suis heureux de les retrouver, car je n'ai pas oublié ce disque. Et d'écrire à propos de Glory Fades ( La Gloire s'estompe... un beau titre !) que publie la maison de disques suédoise XKatedral.
Yair Elazar Glotman a une double formation de contrebassiste d'orchestre et de composition électroacoustique. Il a travaillé avec Jóhann Jóhannsson et a collaboré à plusieurs bandes sonores pour des films à grand succès comme Joker (2015) et À l'Ouest Rien de nouveau (2022, All Quiet On The Western Front). Sa musique a été enregistrée par des labels prestigieux tels que Deutsche Grammophon ou Bedroom Community. Mats Erlandsson, lui, vient plutôt de la scène électronique. Sons tenus, analogiques ou numériques, synthétiques, sont à la base de sa pratique musicale.
Pour Glory Fades, les deux musiciens développent une musique de chambre originale constituée côté acoustique par de la guitare pincée et frottée, de la cithare, des cloches, de la contrebasse, du violon et des percussions, et du côté électronique, par des traitements, le recours à des bandes manipulées et de la réamplification.
Mats Erlandsson
La cithare et la magnifique guitare acoustique donnent à Glory Fades une allure singulière, presque magique. Leurs riches résonances, le pincement de leurs cordes incantent cet ensemble de titres. Le premier, "At Ends", leur associe une électronique brumeuse de bourdons suaves. Le charme de l'album tient notamment dans cette alliance entre sons discontinus et sons continus. On est au seuil des musiques folkloriques par la beauté des mélodies, mais ces dernières prennent une tournure méditative, introspective, voire répétitive, dès le très beau "Copper Entries" (titre 2). "All Canals Dry" mêle raclements de fonds, motif hypnotique de guitare et bourdons enveloppants. C'est une musique en apesanteur, tapissée d'échos.
Écoutez le merveilleux "On the Folding of Leaves" (titre 4, Sur le pliage des feuilles) : on se promène dans un jardin enchanté, sur la pointe des pieds pour ne pas provoquer la disparition du mystère des rencontres sonores. Les notes s'égrènent, s'alentissent, gorgées de splendeur. Le court "Servitude", sombre et envoûtant comme un noir rituel, introduit "The Grinding Wheel" (titre 6, La Meule) et sa si belle mélodie à la guitare, ponctuée d'accords graves de contrebasse. La meule tourne, la guitare s'enroule en boucle inlassable dans un doux crescendo : quelle beauté forte et tranquille, lumineuse !
Un piano fantomatique perdu dans le brouillard hante "Pale Stars" (titre 7), traversé par d'étranges voix synthétiques, comme des instruments qui pleurent tandis que s'effondrent au ralenti des pans obscurs. Une élégie doucement déchirante avant le titre éponyme, le dernier, où l'on retrouve les cithares (et les guitares, comment les différencier ?), lâchant des accords espacés répétés tout au long d'une mélodie disloquée, exsangue : c'est un crépuscule, une agonie, animée de quelques frémissements percussifs...
Commencer l'année avec une œuvre d'une durée totale de deux heures et quarante-neuf minutes, n'est-ce pas une pure folie à notre époque où, pour la plupart, le temps est rongé par les écrans, les formalités, les "occupations" ? Le compositeur Kenneth Kirschner (voir mon article d'octobre 2024 concernant Three Cellos) vous rassurera : lui-même n'a pas essayé d'écouter les douze mouvements de ce monument d'affilée. Il recommande seulement de les écouter dans l'ordre.
Composer autrement...
Harmoniser le hasard !
April 17, 2023 se présente comme un quatuor à cordes, avec son instrumentation, ses timbres et ses gammes, mais résulte d'une construction purement électronique, s'inscrivant dans la perspective d'un travail sur les possibilités et les limites relatives des méthodes acoustiques et des méthodes électroniques.
L'œuvre est comme une méditation à partir du concept de répétition, familier à Kenneth Kirschner qui a grandi avec la pop des années quatre-vingt et le minimalisme classique. Plutôt que de se cogner la tête contre le mur répétitif et de céder à la facilité d'une béquille commode, il a essayé une autre voie : écrire une pièce comportant des centaines d'accords, dont aucun ne se répète directement, chaque note de la pièce ayant été générée par des procédures de hasard soigneusement restreintes. Il est donc possible que certains accords finissent par réapparaître, lui-même avoue ne pas tous les avoir vérifiés. L'approche électronique lui a permis d'intégrer profondément les processus aléatoires dans la composition, tout en restant le maître d'œuvre, l'éditeur scrupuleux, veillant à chaque détail du timbre, du rythme et de la hauteur. Ce qui pour lui "maintient" la musique ensemble, ce n'est donc plus la répétition, mais les relations harmoniques sous-jacentes dans lesquels se déplacent les différentes voix de la pièce. Son travail compositionnel d'éditeur du hasard a consisté aussi à discipliner ce hasard, à le corriger et l'améliorer pour en tirer un contrepoint musicalement intéressant.
Dernières précisions. D'abord, si la composition semble obéir à une alternance régulière entre son et silence, elle se déplace sur une surface construite sur un rythme irrégulier et non métrique, ce que l'oreille ne perçoit pas facilement. Ensuite, si elle est techniquement dans le tempérament égal, chaque mouvement est simultanément dans quatre versions différentes de ce tempérament, chaque instrument étant accordé sur une hauteur de base subtilement différente. Aussi est-elle de fait discrètement mais systématiquement microtonale.
Cette immense composition est découpée en douze mouvements pour la commodité, chacun explorant un ensemble différent de relations harmoniques et d'accordage entre les quatre instruments du quatuor
Keneth Kirschner (sa photographie Bandcamp)
La mise à mort de la répétition par ses fantômes
L'ensemble des accords constitutifs de cet immense quatuor peut être envisagé comme un éventail de variations proches, posées en à-plats glissants séparés par des silences. Chaque glissement est un gisement de micro-tonalités, une gerbe forte et lente striée de traînées harmoniques, pailletée, feuilletée de levures intérieures. Cette musique ne cesse de tenter de se lever, puis de retomber, dans une sorte de respiration obstinée qui empêche de peu qu'on ne la trouve funèbre. N'est-elle pas au contraire comme une image de la vie quotidienne où chaque jour ressemble à celui qui précède et annonce celui qui vient, sans que jamais pourtant deux jours soient vraiment identiques ? Kenneth Kirschner nous a averti : il se pourrait qu'un accord revienne, mais il n'a pas vérifié, et notre oreille est trop grossière pour affirmer pouvoir reconnaître le retour d'un accord passé. On se tient au bord de l'éternel retour, au bord de la répétition, trompé par les fantômes que sont les variations, même infimes. Le recours au hasard au début du processus compositionnel est comme une tentative pour éviter l'écueil (la facilité) de la répétition, mais la mise en œuvre donne l'impression auditive d'un vaste cycle de répétitions dans lequel nous nous perdons, comme au milieu d'un labyrinthe presque infini par sa durée. Ce labyrinthe hypnotique, dans sa rigueur hiératique, décourage toute reconnaissance. On s'abandonne à ce flux entrecoupé, à ce faux lamento toujours renaissant, et l'on perd pied, on s'enfonce dans l'épaisseur des sons, dans le tremblement des timbres. Ce qu'on croyait entendre presque identique, on le découvre autre, on s'émerveille de la diversité, de la richesse des phrasés. On se laisse alors couler dans ces apparitions diaprées, dans ces strates entre sifflements et souffles. Au cœur des longs mouvements IV et V (tous les deux autour de seize minutes), on a déposé les armes de l'analyse, on se laisse bercer par la beauté ineffable des sons. Comment ne pas être ému, comment ne pas être envahi par ces fantômes vibrants qui ne cessent de creuser, d'approfondir le mystère de la musique ? À chaque mouvement, on dérape ailleurs, tout près, on ne reconnaît rien, on sait seulement qu'on ira jusqu'au bout de cette joie étrange qu'on pouvait au début prendre pour de la tristesse, et qui n'était que de l'ignorance, que de la surdité générée par de mauvaises habitudes d'écoutes trop pressées. Car cette musique se mérite, elle demande toute notre attention, exige une disponibilité totale, un oubli du temps, pour donner toute sa mesure, sa démesure, pour révéler sa chair sonore. Car cette musique pudique est au fond d'une inconcevable sensualité, prodigieux surgissement renouvelé de milliers de caresses superposées, illuminantes...au point de nous entraîner peu à peu, au long cours des derniers mouvements, dans des abymes à frémir !
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Une aventure sonore bouleversante, une expérience d'approche de l'Infini, de la Totalité.
Paru fin novembre 2024 chez Room40 (Brisbane, Australie) / 12 plages / 2 heures et 49 minutes environ
Samuel Reinhard devient l'un des compositeurs majeurs de notre temps. Après For piano and shō chez elsewhere music(voir mon article avec une petite présentation du musicien), Movement présente quatre collages électroacoustiques, c'est-à-dire des enregistrements instrumentaux arrangés selon un système prédéterminé faisant revenir plusieurs fois des fragments de sons dans des intervalles superposés de différentes tailles. Chaque instrument est d'abord enregistré par son instrumentiste avant d'être retravaillé par le compositeur. Le piano de Samuel Reinhard est rejoint selon les moments par le violoncelle de Leila Bordreuil, la flûte basse de John Also Bennett, le saxophone baryton de Michal Biel, la contrebasse de Vincent Yuen Ruiz et la harpe à pédales de Shelley Burgon en 1 et en 4.
Samuel Reinhard
[L'impression des oreilles]
Quatre poèmes de la durée mouvante...
Que le lecteur ne s'effraie pas des précisions techniques apportées ci-dessus. Au bout du processus, les quatre pièces de vingt minutes chacune composant Movement donnent à entendre une musique de chambre ambiante mélodieuse d'une immense douceur, empreinte d'un néo-classicisme minimal, minimaliste aussi. "N°1" est une toile de piano aux notes tenues, répétées, superposées, brodée par les interventions des autres instruments. La matière musicale flotte dans une brume légère, déploie tranquillement ses résonances. C'est comme un éternel retour de petites cellules, de motifs, parfois empilés et décalés, avec des moments plus intenses, plus texturés, mais toujours aérés : un mouvement dans sa lente mouvance délicatement hypnotique.
"N°2", sur le même principe, tisse un contrepoint plus serré, joue sur les proximités sonores, brouillant les frontières de la perception. Les résonances bourdonnent davantage, enveloppant l'ensemble d'un halo dense. Des notes et de leurs harmoniques éclosent, s'épanouissent comme des bulles au fil du flux ramassé ou plus distendu, toujours d'un calme merveilleux.
Les deux parties suivantes sont mes préférées. Là, Samuel Reinhard opère une sublimation de la durée. Le piano-roi se démultiplie, se vaporise, et installe les autres instruments sur ses traînes harmoniques. D'une lenteur majestueuse, "N°3" semble un cortège de cloches ouatées sonnant dans une nef à demi détruite envahie par une brume épaisse de poussières magnétiques, violoncelle et saxophone en longs glissendos à ras de frottement et de souffle. Cette musique n'a plus de nom, c'est la Musique, la Suspension des choses, c'est une marche extatique à l'Effacement...
Et la "N°4" !! Le piano se diaphanise dans une pluie éparse de micro-picotements, le violoncelle et la contrebasse frottent l'âme du néant, le saxophone vacille et crachote au bord de l'effritement...et le tout monte comme la fumée vibrante d'un rituel immémorial, fumée dans laquelle sont enchâssés de menus signes de vie, des traces...
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Quatre émanations quintessenciées de la Beauté du Monde flottant.
Paru en octobre 2024 chez Hallow Ground / Präsens Editionen (Lucerne, Suisse) / 4 plages / 1 heure et vingt minutes environ
David Lang... il est au cœur de ce blog depuis longtemps. Je vous renvoie à l'un des nombreux articles que j'ai consacrés à ses disques [tapez son nom dans la rubrique "recherche" en haut à droite ]. Pour cette nouvelle œuvre monolithique de plus d'une heure, je lui cède la parole. J'aime la simplicité de ses propos :
« Il y a un grand fossé entre la façon dont la musique classique nous apprend à ressentir les émotions et la façon dont nous les ressentons réellement.
La musique occidentale a une tradition solidement établie d’acceptation des grands changements de tempérament et d’humeur – nous n’avons aucun problème à penser qu’un morceau peut passer sans heurt d’un murmure doux à un son assourdissant.Cependant, lorsque je pense à la façon dont ma vie fonctionne réellement, je ne le pense pas en termes de sauts émotionnels géants d’un extrême à un autre – la plupart de mes émotions ne vont pas d’une félicité extrême à une misère déchirante et inversement, le tout en peu de temps ;ma gamme est beaucoup plus étroite et évolue trop lentement pour cela.Dans ma pièce Darker, je voulais créer une pièce musicale qui corresponde davantage à mon propre récit émotionnel qu’à celui que nous avons hérité de la musique dramatique du passé.
Darker ressemble à bien des égards plus à un objet qu’à un morceau de musique.C’est un passage lent et long de quelque chose de plutôt uniforme et agréable à quelque chose d’un peu moins agréable.Mon œuvre, comme la vie, déploie beaucoup d’efforts pour parcourir une très courte distance, du beau vers un peu moins beau, d’un peu de lumière vers quelque chose d’un peu plus sombre. »
Darker est interprété par l'ensemble Signal sous la direction de Brad Lubman : sept violons / deux altos / deux violoncelles / une contrebasse. Et rien d'autre !
[L'impression des oreilles]
...laMortlaVielaMortlaVie...
l'âme hors
L'œuvre s'ouvre sur un glissement de toutes les cordes, repris en dessous par des violons. Le même glissement se reproduit, plus centré sur les cordes graves, frangé par altos et violons. Ce glissement est comme une courbe, une révérence, qui sera répétée tout au long de la pièce. Une pièce qui tire sa révérence, inlassablement, avec une grâce suave, profonde. Une broderie de fins aigus, de médiums, enveloppe, enlace la révérence dans son réseau changeant. Structurée par une lente pulsation, une sorte de mouvement perpétuel, la pièce avance souverainement, majestueusement. C'est aussi comme un canon toujours recommencé, une fugue immense, dilatée, qui nous entraîne dans ses traînes ajourées. La somptuosité de l'écriture des cordes donne d'ailleurs à darker une robe baroque. David Lang transcende le minimalisme pour inventer le minimalisme baroque.
La révérence, c'est aussi dans son mouvement creusé comme une acceptation de la Mort, de l'inéluctable, mais la Vie renaît, encore et encore, avec des gestes vifs et finement saccadés, tente de s'accrocher à la vague obscure et si belle, c'est une étreinte renouvelée, une mise Amor. L'emprise du sombre progresse, les cordes tremblent de plus en plus, la Vie s'essouffle, et l'âme exprimée plane hors de cette envoûtante torsion, volette dans l'agonie frémissante et langoureuse des cordes...
[ à écouter sans image, sans sauce Liquid Music concoctée par une artiste visuelle. La musique se suffit à elle-même ! ]
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Comme un immense et sublime Requiem pour cordes seules, sans parole.
Paru le 4 octobre chez Cantaloupe Music (Brooklyn, New-York) / 1 plage / 1 heure et quatre minutes environ
Le hasard fait bien les choses, comme on dit. Juste après vous avoir présenté Ezekiel Honig, dont le dernier disque (cf.article précédent) est sorti sur le label 12k, un disque de Taylor Deupree, fondateur du label, m'attendait. Compositeur prolifique, graphiste et photographe, il occupe une place à part dans le monde des musiques électroniques, s'inspirant aussi bien de la nature, de l'architecture, de la sculpture. En 2002, il sortait l'album de musique électronique Stil. Vingt-deux ans plus tard, voici Sti.ll, fruit de la longue collaboration entre le compositeur et l'arrangeur-producteur Joseph Branciforte, qui dirige le label Greyfade. Ce dernier a méticuleusement reconstruit l'œuvre, réécrit une partition pour un ensemble purement acoustique, suivant un processus analogue à celui qui a donné naissance à Three Cellos de Kenneth Kirschner. Il s'agissait de transposer les explorations de Taylor Deupree dans le domaine de l'extrême répétition et de l'immobilité dans le monde de l'interprétation acoustique. On retrouve les quatre longs titres de Stil, avec des durées très proches, mais cette fois pour un ensemble de clarinette(s), vibraphone, violoncelle, contrebasse, flûte, harpe de genou et percussion. Les interprètes sont des musiciens new-yorkais, Taylor Deupree et Joseph Branciforte eux-mêmes.
Joseph Branciforte et Taylor Deupree (debout derrière)
Au Jardin des tranquilles Ravissements...
"Snow-Sand" (pour clarinettes, vibraphone, violoncelle et percussion) est la première pièce somptueuse de cette réécriture : velouté des clarinettes, tintements du vibraphone, violoncelle en bourdon, le tout légèrement rythmé, tout cela crée une masse mélodieuse de boucles et variations, celle du sable-neige du titre. Souffles et chuintements animent le flux minimaliste et répétitif, suavement vivant.
"Recur" (pour guitare, violoncelle, contrebasse, flûte, harpe de genou et percussion) est à la fois plus agitée et plus mystérieuse. Sons discontinus et tenus créent une trame contrastée, qui se densifie vers le milieu de la pièce avec des boucles superposées, intriquées en crescendo, puis decrescendo sur la fin. Quelle magnifique puissance incantatoire !
Avec "Temper" (titre 3, pour clarinettes et secoueur), la musique se fait presque clapotante, puis est rythmée par une triple frappe percussive. Les clarinettes sinuent, accompagnée de petits "signaux" aigus, créant un fond changeant à peine. C'est une composition radicale, proche de l'un des idéaux des minimalistes : donner à entendre des nuages dont les formes bougent insensiblement. Fascinant !
"Stil." (pour vibraphone et grosse caisse) nous transporte en eaux profondes. Les premières mesures m'ont fugitivement évoqué certaines pièces de Gavin Bryars, comme "Vespertine Park". Vibraphone et percussion sont presque confondus dans une trame bourdonnante, vibrante, micro-carillonnante, du Steve Reich réécrit par Éliane Radigue ! "Still" signifie toujours, encore, calme, immobile, tranquille, le silence. Privé du second "l" - remplacé par un point, le mot n'était plus fini, le point étant comme l'origine de la méditation. Ce point métaphysique que l'on retrouve d'ailleurs dans le nouveau titre de l'album Sti.ll, c'est une trouée, une ouverture, par où le vide du moyeu de la roue cosmique manifeste la lumière absolue de l'extase, avec laquelle les quatre titres ont rendez-vous.
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Un chef d'œuvre. Toujours modeste, Joseph Branciforte n'apparaît pas sur la couverture, s'effaçant devant le compositeur initial. Cette réinvention magnifique est pourtant le résultat de leur travail commun.
Paru en mai 2024 chez Greyfade (New York, New York) / 4 plages / 1 heure et 1 minute environ / FOLIO à couverture rigide avec téléchargement en haute-résolution inclus [ comme pour Three Cellos ]
Plus de vingt ans après Arborvitae, paru chez Häpna en octobre 2003, Loren Connors, compositeur et expérimentateur américain prolifique à la guitare classique ou électrique, et David Grubbs, guitariste et pianiste américain, ont repris le chemin du studio. Sur Evening Air, ils jouent tour à tour piano et guitare électrique, sauf sur le titre 5 où ils sont tous les deux à la guitare électrique et Loren Connors à la batterie. Le disque a été enregistré et mixé à Brooklyn, et finalisé par Taylor Dupree (dont je parlerai bientôt, enfin...). Peinture de couverture de Loren Connors. Trois titres autour de deux minutes (3-4-6) et trois autour de huit ou neuf minutes (1-2-5).
[L'impression des oreilles]
Guitare aérienne, lointaine, piano au premier plan : c'est "Evening Air", brumeux et mystérieux, le calme du soir, et la nuit qui vient, la guitare qui s'affole et se faufile dans les nuages, des moments hors du temps, à la limite de l'audible pendant de brefs moments. Loren Connors et David Grubbs tissent une musique libre, légère et intense à la fois, qui laisse résonner les instruments. Comme c'est bon, ce bonheur évident ! "Choir Waits in the Wings" continue sur la même lancée, le piano dans un hiératisme tranquille, répétant un même motif énigmatique tandis que la guitare griffonne l'arrière-plan de grands gestes brouillés. La pièce prend après cinq minutes à aquareller le silence, esquissant une mélodie, mais toujours d'une délicatesse admirable, patiente : oui, rien ne presse, il s'agit de cerner l'essence de ce qui est là. On pourrait parler de jazz, surtout pour le piano, d'un jazz décanté, laconique, mais la guitare électrique brosse une musique ambiante parfois un peu sauvage en contrepoint.
En 3, "The Pacific School", Loren est passé au piano, David à la guitare, les deux instruments sont plus proches. Et c'est une miraculeuse miniature, limpide, presque comme un choral de Bach au ralenti ! Suit le magnifique "Enjoyment of Ruins", piano parcimonieux et solennel contrastant avec la guitare en trilles vives et douces. "It's Snowing Onstage" est la pièce la plus atmosphérique, les deux musiciens à la guitare électrique pour un contrepoint délicat, celle du fond en traînées fumeuses puis en explosions grondantes, celle du premier plan à la découpe lumineuse. Le dernier tiers est marqué par l'irruption de Loren Connors à la batterie, une batterie affolée, perdue, qui n'entame pas la méditation obstinée de la guitare.
Le disque se termine sur "Child", duo ciselé, lumineux. Les deux instruments s'entrelacent au point que guitare et piano en viennent presque à se confondre. Une merveille !
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Un disque d'une beauté simple et dépouillée où piano et guitare électrique écoutent les charmes indéfinissables de l'air du soir.
Paru fin août chez Room40 (Brisbane, Australie) / 6 plages / 33 minutes environ