musiques de chambre d'aujourd'hui

Publié le 26 Juin 2023

Kate Moore - Ridgeway

   Ridgeway, le titre de l'album, est le nom du chemin qui parcourt la vallée d'Uffington Castle (Comté d'Oxfordshire, Grande-Bretagne), près duquel se trouve le grand cheval blanc taillé dans la partie supérieure d'une colline de craie. C'est lui sur la photographie de couverture. Kate Moore vécut près de là un temps pendant son enfance, et elle a choisi cette figure datant de l'âge du bronze pour illustrer des œuvres composées entre 2009 et 2019. Ce choix voudrait illustrer le lien entre les souvenirs de lieux et l'expérience sensorielle. Il traduit aussi sa profonde fascination pour les forces naturelles qui façonnent le monde.

   Née en 1979 et formée notamment par Louis Andriessen, ayant participé à des séminaires dirigés par David Lang, Julia Wolfe et Michael Gordon, Kate Moore, australienne née en Angleterre et vivant souvent aux Pays-Bas, a déjà publié The Open road (2010), Revolver (Unsounds, 2021). Ridgeway est son deuxième disque sur ce magnifique label Unsounds. Les pièces sont interprétées par le Herz Ensemble, un large ensemble de chambre, sauf lorsque je l'indiquerai : violon, alto, violoncelle, saxophone, clarinette basse, guitares électriques, piano, orgue, percussion, didgeridoo, et contre-ténor. Pour Kate, cet album évoque l'étrangeté du paysage, du son de ses contours et du langage mystique de ses nuances et de ses ombres, à la fois divinement belles et sombres et mystérieuses...

 

Kate Moore par Jeff Zimberlin

Kate Moore par Jeff Zimberlin

   Le titre éponyme ouvre l'album, coloré, mystérieux, contrasté, entre douceur ineffable et poussées puissantes, martelantes, de tout l'ensemble. Comme une quête fervente, des échappées mélodieuses magnifiques, une série d'appels, les jappements d'espèces disparues dans les collines dorées du souvenir. Quel beau début ! Sur lequel vient se greffer l'envoûtant "101", avec ses boucles, ses tournoiements, ses scansions profondes. Le frémissement des cordes, le piano minimaliste, les déchaînements brefs et fous donnent à cette partition une allure à la fois grandiose et intime : c'est une merveille digne de David Lang, étincelante de trouvailles harmoniques, tout en chevauchements nerveux et échappées sublimes ! Avec une coda au piano...

... qui nous prépare à la surprise du troisième titre, "Prelude" : une pièce de quatre minutes pour piano seul ! Ce prélude liquide, lyrique, radieux, fort, nous emporte dans sa fougue, digne des meilleures compositions dans la mouvance du minimalisme. On retrouve Laura Sandee au piano dans une nouvelle pièce, plus longue, "Sliabh Beag" (Petite montagne). Après un début suave en lents cercles parsemés de gouttelettes lumineuses, la pièce présente une longue cadence tourmentée, aux multiples fractures, très rythmique, comme une succession d'escalades farouches, toujours recommencées, qui laissent place à une gigue irlandaise endiablée, enivrante. Irrésistible !

    La suite du disque présente deux pièces longues d'une quinzaine de minutes chacune. C'est d'abord "Bushranger Psychodrama", cordes frémissantes à la Purcell dans son air du froid, puis magnifiques accents bucoliques du saxophone sur un lit de cordes, et soudaine envolée lyrique ponctuée de percussion sourde. C'est l'extase de l'âme devant le paysage, son épanchement mélancolique, un laisser-aller hors de toute tension, mais des souvenirs ou des images reviennent harceler le spectateur, l'emmènent dans leur fièvre. La pièce offre ainsi comme un combat entre abandon et impétuosité.

   "The Dam" (Le Barrage) joue d'un dense enchevêtrement de strates, dont émerge la voix du contre-ténor Kaspar Kröner comme un cygne mélodieux sur la surface d'un lac soudain apaisé, à peine parcouru de quelques rides. La clarinette basse se fond à une reprise vigoureuse, vite transmuée en accents et entrelacs mélodieux dans le calme à nouveau revenu. Peu à peu, la tension remonte, avec des remous agressifs que le contre-ténor transcende de son vol ou accompagne d'une fougue nouvelle. C'est à mon sens la pièce la plus faible (relativement...), la plus convenue, surtout dans le long crescendo final.

   Oubliez mes réticences quant à la dernière pièce. Les quatre premières sont éblouissantes, et la cinquième très estimable, ce qui suffit à faire de cet album un des grands disques de 2023.

Paru en mai 2023 chez Unsounds (Amsterdam, Pays-Bas) / 6 plages / 1 heure et 14 minutes environ

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Publié le 13 Avril 2023

Giovanni di Domenico / Silvia Tarozzi / Emmanuel Holterbach - L'Occhio Del Vedere

   Giovanni Di Domenico, né en 1977 à Rome, travaille à Bruxelles, est l'auteur d'une œuvre abondante, soit en solo, soit en collaboration ou avec des ensembles, dans le domaine des musiques contemporaines, expérimentales si l'on veut. Curieusement, je viens de retrouver un autre disque de lui, Zuppa di Patienza, paru chez three:four records en 2019, disque que je n'avais pas écouté en entier et laissé dans les marges ( il est temps de l'écouter attentivement !).

     L'Occhio Del Vedere : L'Œil Du Voir. Quel titre magnifique, prolongé par la sublime photographie de couverture ! Avant même de commencer à écouter, on a pris le chemin dans les landes de diverses rousseurs, on va vers les bosquets noyés de brume. L'Œil Du Voir, je préfère traduire ainsi, plutôt que "L'Œil du Regard". Ce n'est pas le regard de quelqu'un qui est en jeu, c'est la faculté en elle-même, sa capacité à percer l'invisible, à voir dans la brume, malgré la brume. Je comprends le titre comme une métaphore de la musique. Car la musique ne donne pas seulement à entendre, elle permet de VOIR ce qui traverse notre champ de vision pour nous mener vers l'au-delà. Je pense au beau livre de Maria Tasinato, L'Œil du silence (Verdier, 1990), dont le sous-titre est "Un éloge de la lecture". La temporalité particulière de la lecture silencieuse déclenche une rêverie que provoque aussi la musique quand elle joue sur les longues durées. La musique ne représente rien, n'en déplaise aux musiques programmatiques. Abstraite, elle donne au silence forme auditive, audible, en ce qu'elle l'arrache au chaos originel. En l'écoutant, on est tenté de fermer les yeux, pour mieux l'entendre dit-on, peut-être surtout pour voir ce que l'on ne voit pas avec les yeux de chair. La musique ouvre les yeux de l'âme par son pouvoir vibratoire, c'est en cela qu'elle est l'œil du voir. L'audible est le mode d'accès privilégié aux visions intérieures, au(x) mystère(s), à ce qui échappe pour s'envelopper dans les écharpes de brume. Quoique fabriquée par des instruments matériels, elle est immatérielle, permet de débusquer le beau sans en être mortellement ébloui, parce qu'elle ne le dégage pas complètement de ses ouates de brume. Telle est en tout cas la musique jouée par ce trio composé par Giovanni Di Domenico (pianiste et compositeur initial, la pièce a été ensuite développée en collaboration avec les deux autres interprètes), Silvia Tarozzi (violon et violon accordé au 1/16ème de ton, membre de l'Ensemble Dedalus, qui interprète notamment la musique d'Éliane Radigue), et Emmanuel Holterbach (grand tambour sur cadre, et auteur de la photographie de couverture / et par ailleurs archiviste d'Éliane Radigue). Sans doute loin du cycle pour piano Dans les brumes (1912) de Leoš Janáček (1854 - 1928), beaucoup plus proche des grandes compositions de Morton Feldman  (1926 - 1987), et encore plus de celles d'Éliane Radigue (Comment s'en étonner ?), cette composition d'un peu plus une heure nous invite à la contemplation.

  

La Quête de la beauté enfouie  

   Des bribes mélodiques espacées émergent de la brume, se répondent, se répètent. Piano et violon se détachent sur les frémissements de la percussion qui tissent un bourdon à peine perceptible. Le temps est comme suspendu, à l'écoute des résonances. Le violon étire ses notes, le piano ne cesse d'interroger le mystère ondoyant d'une créature irreprésentable qui se contorsionne dans l'épaisseur, suscitée par Emmanuel Holterbach et son jeu prodigieux du tambour sur cadre. Peu à peu, la musique se densifie, en même temps que l'écart entre le violon et le piano semble augmenter. Aux plaintes du violon, le piano répond en basculant vers l'obscur, l'inquiétant, soutenu par les vibrations du tambour. Vers dix-sept minutes, le piano semble sortir de sa fascination, se réveiller dans un bref ébrouement jazzy, pour mieux retomber au cœur du mystère par des à-plats assourdis. C'est alors une avancée prudente, patiente, dans le suspens de laquelle on entend la respiration du tambour, voix de l'Ineffable qui n'a pas cessé, au seuil du silence, de sous-tendre les évolutions respectueuses du violon et du piano.

    Commence alors un deuxième temps, autour de vingt-et-une minutes. Le temps du chant osé, du déploiement mélodique, mais sur un fond plus tourmenté, celui des gémissements du tambour, bœuf mugissant des ténèbres : l'Ineffable est menaçant, dirait-on. La musique effectue de larges et lents cercles, comme dans un rituel magique, pour conjurer l'attraction de l'obscur. Le rythme s'accélère, boucles serrées de piano, violon presque grinçant, sur la toile bourdonnante du tambour. C'est une transe, que le piano ralentit, faisant mieux ressortir la plainte élégiaque du violon dissonant. On est ailleurs, dans les plaines de l'indicible peur. Le piano met en garde, il est barrage contre la montée sourde. Mine de rien, c'est une lutte de la forme contre l'informe. Le piano passe parfois sur le devant, laissant le violon s'allonger sur le lit vibratoire et  redevenir un enfant-violon, si fragile... Après un moment de silence relatif peuplé par le tournoiement du drone de tambour, autour de quarante-sept minutes, une troisième phase frémissante d'union plus étroite des trois instruments semble atteindre la plénitude. Le piano peut arpéger sur le fil, tel un danseur au-dessus du violon extatique et du tambour vibrant, devenu un acteur à part entière. Miracle d'un équilibre qui fait parler le tambour : l'Ineffable ne fait plus peur, même lorsqu'il gronde, il est le socle constitutif du Mystère de la Beauté cachée, toujours en partie enfouie : lui ôter totalement ses limbes brumeuses, ce serait la tuer...

   Une pièce admirable. Un rituel d'apprivoisement patient de la beauté dans ce qu'elle a de potentiellement effrayant parce que souterraine, mais si fragile, si émouvante.

Paru début avril 2023 chez elsewhere music / 1 plage / 1 h et deux minutes environ

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En écho : Con Tempio / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

En écho : Con Tempio / Photographie personnelle © Dionys Della Luce

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Publié le 6 Avril 2023

David Lang - shade
David Lang, en majesté

   Un article pour un disque si court ? C'est vrai, en général, j'élimine...sauf si, voilà, ce n'est pas n'importe quel musicien, c'est David Lang, dont je suis un inconditionnel depuis longtemps. Au point qu'il a dans ce blog, lui et les autres cofondateurs du festival Bang On A Can, une catégorie, "David Lang - Bang On A Can & alentours". Je crois n'avoir négligé que ses opéras (sauf un), et ses musiques de film. Pour le reste, il est bien ici chez lui, je cite dans le désordre :  writing on water (2018), Child (2003), Pierced (2008), Are You experienced ? (2001), this was written by hand (2011), the day (2018), death speaks (2013), mystery sonatas (2018, grande année Lang), The Carbon Copy Building (2006), opéra coécrit avec Michael Gordon et Julia Wolfe, the little match girl passion (2009)...

   La pièce maîtresse, c'est la composition éponyme, "shade", pour trio (le Mammoth TrioElly Toyoda au violon, Ashley Bathgate au violoncelle et Lisa Moore au piano) et orchestre à cordes (le Contemporaneous, direction David Bloom, comprenant 18 violons, 6 altos, 6 violoncelles, 4 contrebasses). David Lang précise : « Tout ce qui se passe dans l'orchestre est un détail projeté sur eux à partir de la musique d'abord jouée par le trio avec piano. Le trio avec piano initie toute la musique, et l'orchestre vit à son ombre. » [ italique ajoutée  par mes soins].

  Le violon dessine dans le ciel des arabesques, un peu comme dans les mystery sonatas, rejoint par le piano, puis le violoncelle, puis l'orchestre des cordes. La musique est montagne, pentes et montées. Tout danse et s'élance, un frisson sublime passe dans ces assauts, cette géologie tumultueuse. Que du nerf, une netteté extraordinaire dans cette mélodie démultipliée. Un bref arrêt annonce un deuxième temps, le violon et le piano déchiquetant une esquisse mélodique, dans les fragments de laquelle l'orchestre, et notamment les contrebasses, pose des fondations sombres. Le violon continue ses mouvements vifs, les cordes dans les creux, le piano réduit à une ligne discontinue de notes presque confondues avec les pizzicati du violoncelle ou d'autres cordes, puis commence un troisième temps, très rock d'inspiration, d'attaques abruptes, le violoncelle répondant au violon. Vers huit minutes, c'est un mouvement lent, d'une infinie suavité, à pleurer de beauté, déchirant, par le trio seul, avant que l'orchestre réponde pudiquement, puis emporte la mélodie vers des hauteurs mystérieuses, au rythme d'un bercement tapissé par le piano si calme. Le temps s'est volatilisé dans l'ineffable. Vers douze minutes, nouvelle phase plus dynamique initiée par le violoncelle, c'est une nouvelle escalade, un gonflement puissant, un tournoiement. David Lang nous tient, et voici la dernière phase, grandiose, menée par le piano, comme une fanfare, une explosion de triomphe, avec de belles suspensions. Tout cela est magnifiquement scandé, découpé, chaque élan s'arrêtant à chaque fois net devant le vertige, puis tout s'éloigne pour laisser le violon exhaler une traînée d'une indicible douceur dans l'au revoir des cordes respectueuses.

   Un absolu de la musique orchestrale du XXIè siècle.

   [ La deuxième pièce, "Wed", a déjà été enregistrée, notamment sur Pierced, sous forme d'une version pour piano solo. C'est ici une version pour orchestre à cordes. À l'origine, elle fut écrite pour le Kronos Quartet, en mémoire d'un amie décédée qui s'était mariée dans son lit d'hôpital. Aussi David Lang avait-il voulu tenir un équilibre entre consonance et dissonance, entre tragédie et espoir. Belle pièce pudique, entre renaissance perpétuelle et failles intimes, tout en fins glissements et respiration ralentie. ]

Paru le 24 mars 2023 chez Cantaloupe Music / 2 plages / 23 minutes environ

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Publié le 8 Mars 2023

Certaines musiques, et certaines seulement, me donnent envie d'écrire. Nombre de mes poèmes sont liés à des écoutes immersives qui, combinées souvent à d'autres facteurs, les font venir, prendre forme. Il est juste qu'ils aient ici leur place, en attendant mieux...

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II

Cinq Chansons corrodées

 

 

Chanson de cordes
pour escalader les mouvantes
montagnes nuages
il faudrait un pontife
assoiffé d’au-delà
assis sur un polatouche
de chez Buffon

Chanson de fossiles futurs
pour entendre la caravane fantôme
suivez l’horloge perdue
l’âme écartelée au ciel
s’il vous plaît sur la pointe
des pieds vivant enfin
dans le silence des pyramides
en lente rotation

Chanson de la lumière fendue
pour rien pour le désert
des voix les stries des mouettes
dans le ciel bas de décembre
parce que je ne crois pas
à la promesse de viande
dormeur dans le vide
quel rituel de tissage
te donnera des ailes
derrière tes yeux de chair ?

Chanson des appartements
pour ne pas voir
le retour des grues blanches
les jardins de pluie du soir
tout ce qui monte
la parole clouée des multitudes
sur le crucifix infernal
des téléviseurs où personne
n’est là tout balayé
asservissements gelés

Chanson des roses
dans la neige
pelouses de l’aube
pour se vautrer
dans le lit des feintes
allégresses
car le soir tombera
sur nos destins pareils

En écoutant Revolver de Kate Moore et Akkosaari de Johannes Auvinen

© Dionys Della Luce

Les disques :

1) Kate Moore, Revolver // Paru en octobre 2021 chez Unsounds / 8 plages / 49 minutes environ.

2) Johannes Auvinen, Akkosaari // Paru en janvier 2021 chez Editions Mego / 8 plages / 41 minutes environ. J'avais prévu d'écrire un article, mais il est passé à la trappe...

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Publié le 14 Janvier 2023

Erik K Skodvin - Schächten

   Je suis avec attention la carrière d'Erik K Skodvin, musicien norvégien né en 1979, fondateur du label Miasmah Recordings, graphiste, qui se manifeste aussi sous les pseudonymes de Deaf Center (en duo avec Otto A Totland) ou de Svarte Greiner. Sa musique dessine les contours d'une autre musique contemporaine, entre ambiante dense et noire et musique de chambre souvent dominée par le violoncelle. Cette fois, le disque est la musique de Schächten (abattage, égorgement), film à suspense réalisé par le metteur en scène autrichien Thomas Roth. Je ne l'ai pas vu, mais le synopsis éclaire la musique : dans la Vienne des années soixante, un jeune juif tente en vain de faire condamner le responsable des meurtres de membres de sa famille. Son échec montre que le système est encore largement complice de l'idéologie nazie et obéit à une tacite loi du silence.

   Erik K Skodvin en tire vingt-quatre vignettes brumeuses, sombres, qui enveloppent le film dans une atmosphère oppressante. Ramassées, d'une durée comprise entre quarante secondes et à peine trois minutes, elles ont une vraie puissance expressionniste, tant elles condensent l'émotion en quelques mesures : la musique ne s'appesantit jamais, ni ne laisse de place à une émotivité facile. Tout s'enchaîne, à partir du moment où les loups du passé rôdent dans un paysage hivernal terrifiant (titre 1 ; "Slaughter"). Violoncelle, violon, un peu de piano (très peu), synthétiseur analogique et d'autres instruments difficiles à identifier brossent un univers implacable. Qu'on ne s'y trompe pas : la musique de Chopin, au titre dix-sept, ne résiste pas au chaos nazi. Le rêve du titre vingt-trois est loin moins qu'idyllique : le violoncelle et un trombone (?) esquissent une vision d'arrachement, un lamento quasi funèbre. Même le dernier titre, "Freedom", semble plombé, emporté dans une tourmente sans retour.

   Sous les masques nous nous ressemblons tous : "Under the Masks We All Look The Same" (titre 22) donne peut-être la clé de ce film à frisson. Comment discerner le criminel des autres hommes, si tous sont masqués derrière une façade de respectabilité ? C'est le titre le plus long, le plus abyssalement noir, avec ses ténèbres grondantes, infernales, peuplées de chauves-souris cauchemardesques.

   Une musique de film efficace, dramatique, superbement écrite.

Paru début décembre 2022 chez Miasmah Recordings / 24 plages / 38 minutes

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Publié le 3 Décembre 2022

Christoph Dahlberg - Blackforms

  Producteur, musicien, mais aussi plasticien aux prises avec l'acier et le bronze, l'allemand Christoph Dahlberg sort son deuxième disque studio, Blackforms, un album d'ambiance noire, à mi-chemin entre musique de chambre et musique électronique. Les onze titres forment une longue suite austère d'une poignante mélancolie, placée sous le signe du poète Paul Celan (1920 - 1970), dont le premier recueil Der Sand aus den Urnen donne son titre à la pièce d'ouverture (curieusement, "aus" y est remplacé par "in", à moins que ce ne soit volontaire).

   Une cloche, quelques craquements, des drones, et le violoncelle de Tobias Unterberg : c'est un mélopée sombre qui nous emmène au pays des cendres, celles du titre, "Der Sand der Urnen", des cendres devenues sable à l'issue d'une transformation qu'interprète peut-être la torsion des sons électroniques, avec les coups du piano-marteau du destin ne laissant que des débris.

    L'alliance de l'électronique et du violoncelle se retrouve dans le second titre, "Erebos", où la fragile marche du piano est surplombée par le violoncelle au plus grave (il sonne comme un trombone !) : ne sommes-nous pas dans l'Erèbe, du côté des divinités infernales, de l'Obscurité primordiale ? Pourtant, toute la seconde partie est dans les demi-teintes, le violoncelle revenu dans les médiums puis dans les graves en pizzicatis chante autour du piano tranquille. Beau morceau ! "Ewig Schlaf" (Sommeil éternel) est plus sombre, peuplé de sons amorphes et inquiétants, tout y est feutré, mais une sourde déflagration s'entend sur la fin de cet enfoncement hypnotique. Nous voici au pays des "Blackfoms" (Formes Noires) : violoncelle grave, ponctuations sourdes, sons déchirés. La pièce, d'une austérité magnifique, devient un lamento mélodieux menacé par des fantômes. Quel "Firmament" est possible dans ces limbes, ces fosses ? Un firmament noir, sous la forme d'un rythme espacé, sourd, entre les coups duquel se glissent quelques paillettes troubles d'une lumière vite avalée.

 

    Dans ce monde, ce ne peut qu'être la fin de Dieu ("Gods End", titre 6)), dont le cœur bat au ralenti au début de la composition, avant d'être balayé par des forces sombres, alliage de drones et de violoncelle ensorceleur, puis par un rythme soutenu, brouillé, détruit par de brèves déflagrations, mais qui reprend dans une atmosphère de calme apocalypse, monte en crescendo puissant dans une nuée trouble : encore une splendide réussite ! "Heart Knocks Silent", propose une perspective plus flamboyante, une épopée ambiante, rabattue toutefois sur une traîne élégiaque à la lenteur majestueuse, comme un train vers l'inconnu. Comme dans la pièce 6, "Jezero" nous propulse avec un rythme solide, la musique se rapproche de la techno minimale, se met à carillonner comme dans certains titres de Pantha du Prince, avant de sombrer dans le vide. L'univers synthétique de "Heaven and Hell", d'abord en sourdine, légèrement tintinnabulant, est zébré de poussées de drones, de nuées poussiéreuses, de sortes de glitchs : promenade dans un lieu désolé, inhumain, envahi de sons tordus, étouffés, pleins de griffures. Le violoncelle a bien de la peine à en émerger brièvement sur la fin, encore est-ce avant d'être recouvert. Reste-t-il un peu de lumière ? Le titre "Kristall semblerait en annoncer, mais il déverse des trombes synthétiques troubles, au milieu desquelles le violoncelle tente de faire entendre encore une mélodie, saboté par des dépressions, des pluies obscures de pétillements. La lumière, c'est lui, le violoncelle, une lumière sombre, menacée, mais si belle ! "The Future is Now" donne une conclusion très noire à ce voyage entre pèlerinage et prophétie. Les drones remplacent l'horizon, quelque chose d'énorme monte dans un chaos grandissant de surgissements électroniques, et tout retourne à la poussière, aux cendres...

   Un disque superbe d'une grande tenue, austère, oratorio dramatique pour violoncelle et électronique.

Paru le 2 décembre 2022 chez Teleskop / 11 plages + bonus / 48 minutes environ

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Publié le 30 Novembre 2022

Christina Vantzou - N°5

   Dans l'Antre de la Sibylle

   Fidèle depuis ses débuts au label de Chicago Kranky, Christina Vantzou vient d'y faire paraître son cinquième opus, toujours sobrement numéroté, N°5. Un disque qui m'a surpris d'emblée par l'impression d'une radicalité plus grande, et qui me semble en tout cas marquer un approfondissement, une affirmation de son univers personnel, marqué depuis les débuts par un néo-classicisme austère, débouchant sur une musique ambiante hantée par le mystère. C'est peut-être parce que la compositrice américaine, d'origine grecque, est revenue à ses origines pour la conception de ce disque. Lors d'un séjour sur l'île de Syros, elle a dit-elle connu « un moment de concentration » qui l'a conduit à regarder comme à distance l'ensemble des enregistrements accumulés pour la préparation de l'album. Après son installation dans une autre île, elle a réduit  et  refaçonné ses matériaux, les a montés elle-même sans passer par un ingénieur. Nous serions donc en fait devant un nouveau N°1, celui d'une (re)naissance. Débarrassé des vêtements grandioses, avec amples orchestrations dont elle aimait affubler sa musique, peut-être par pudeur. Si dix-sept musiciens ont contribué à ce disque, on les entend rarement ensemble. La tendance du disque est à une austérité plus grande encore, un véritable dépouillement. J'ai presque envie d'écrire une mise à nu. Tout y est plus intime. Mais le mystère n'a pas disparu : il est là, plus intense, plus troublant, à travers notamment des sons de terrains, des sons de proximité, et ce dès le premier titre.

   Nous sommes conviés à entrer (titre 1, "Enter"), et pas n'importe où, dans une grotte. On entend des souffles sourds, des gouttes d'eau tomber, clapoter, en même temps que la musique surgit. Des craquements, comme si on faisait bouger des pierres, un râle venu de très loin, celui d'un esprit réveillé par l'intrusion de quelqu'un qui avance prudemment, en butant contre des obstacles. Et une voix remplit la grotte, un chant pur accompagné de drones de synthétiseur. Un chœur lointain célèbre notre venue... Une voix à la Laurie Anderson vous salue ("Greeting"), un chacal (un être infernal ?) rit dirait-on, la musique déroule des boucles solennelles, la voix souffle une fumée, une autre, masculine, lui répond en écho.

   Si vous en restez là, c'est que vous n'avez pas compris. Les deux titres valent initiation aux Mystères. L'île d'Ano Koufonisi recèle maintes cavités. Le creux ici est l'image de l'intime. Christina Vantzou s'abandonne à elle-même, après un ultime au revoir : le troisième titre "Distance", au piano mondain entre Chopin et le jazz sur fond de bruit de soirée, avant l'effacement brutal par un vent spiralé. Je vois le titre suivant, "Reclining Figures" comme un autre au revoir, à sa période ambiante. Une somptuosité glacée, entre sons synthétiques et voix douces à l'unisson. Vanité des mimiques mélodiques compassées face à l'angélisme simple des voix. La place est libre pour une autre musique.

   "Red Eel Dream" : le rêve de l'anguille rouge, quel beau titre ! Tout commence ici. Un rapide arpège de harpe, un synthétiseur mystérieux, de curieux chuintements  (humains ?), puis le piano, calme. Des pas s'entendent, qui font craquer la terre, on approche, c'est un film peut-être, des vents tournent, les vagues sont là. Un thérémine emplit la cavité, l'anguille se faufile dans l'eau du rêve sur un fond mélodieux et doux. Le rituel peut commencer, par une répétition de danse ("Dance Rehearsal", titre 6) : violoncelle hiératique, voix en liberté, clarinette tremblée. "Kimona I" est comme l'écho de musiques très anciennes. Une voix archangélique, dans les hauteurs, juste accompagnée par le piano méditatif. L'atmosphère est magique, fervente, d'une pureté palpable. L'ombre de Bach passe très lentement. "Tongue Shaped Rock" (Rocher en forme de langue ?) laisse la place à une polyphonie délicate de voix, en partie a capella, puis la clarinette basse incante de ses vibrations profondes la grotte où se baignent les voix, presque des voix de gorge. C'est absolument splendide !

   L'alto et les cordes tissent une sorte de menuet suave et raffiné pour "Memory of Future Melody". La pièce dérape peu à peu, avec des creux graves inquiétants : des esprits ont fait irruption, soufflent le cauchemar, les mélodies tournent mal, deviennent lamentations lugubres... "Kimona II" dissipe cette vision. L'heure est à nouveau au Mystère, au ralentissement du Temps. Piano et voix, à nouveau, sur un fond mouvant de petits bruits, de mini tourbillons : c'est l'extase sur son lit d'apparitions sonores, si légère qu'elle plane dans la caverne, bientôt rejointe par un chœur masculin pour une messe spectrale de toute beauté. Nous sommes Ailleurs... Pas étonnant que la dernière pièce s'intitule "Surreal Presence for SH and FM". La musique poursuit son échappée surnaturelle, naturellement sublime.

  Un disque singulier et raffiné, dans lequel Christina Vantzou se laisse aller à son goût pour l'étrange. Envoûtant ! Son meilleur disque.

Paru en novembre 2022 chez Kranky / 11plages / 37 minutes environ

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Publié le 27 Septembre 2022

Richard Carr - Landscapes and Lamentations

   Harmonie et tonalité : sans complexe !

    Richard Carr a tout de l'explorateur. Musicien, il est aussi bien compositeur et improvisateur que multi-instrumentiste, jouant du violon surtout, mais aussi de la guitare et du piano. Ses goûts musicaux sont pour le moins éclectiques : il collabore avec des orchestres classiques et joue du jazz avec beaucoup de monde, dont Fred Frith, et s'intéresse au minimalisme, à l'intonation juste, et j'en passe.  ! De plus, c'est un grand marcheur, qui a parcouru les chaînes de montagne des six continents. Sur ce disque, il poursuit l'aventure commencée avec son disque précédent chez Neuma Records, Over the Ridge (2021) On y retrouve notamment l'excellent quatuor à cordes  American Contemporary Music Ensemble, dans lequel joue un musicien que j'apprécie beaucoup, Caleb Burhans. L'ACMe a joué avec Max Richter, Dustin O'Halloran et Johann Johannsson, et avec bien d'autres, défendant une large répertoire de musique contemporaine.

   Les paysages de l'album auxquels renvoient les titres existent dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres de chez lui, dans la vallée de l'Hudson. C'est donc une musique qui revendique un lien avec la nature qu'il aime tant. Six pièces sont composées, six collectivement improvisées.

   "Rainbow Falls", collectivement improvisé, associe un piano pré-enregistré et le quatuor à cordes, pour une lamentation suave, très mélodieuse. "Loop Road" remplace le piano par la guitare. On est conquis par la grâce de cette musique aux boucles délicates et chantantes. Le retour à la tonalité, quand même, a du bon ! "Caleb's lament" est une élégie méditatitve menée par l'alto de Caleb Burhans. L'album devient une collection de pièces de chambre d'une extrême séduction. Avec  des moments plus nettement liés aux styles de la musique contemporaine la plus radicale, comme dans "Gertrude's Nose", dont le tranchant m'évoque certaines compositions de Michael Gordon : un étincelant mini-quatuor bien enlevé ! Suivi par le langoureux "Skytop", qui dessine dans le ciel de merveilleux nuages et s'envole dans les volutes admirables de l'alto et du violoncelle, frangées par les deux violons. Quel sublime paysage ! Les violons en canon, puis l'alto esquissent une photographie sous-marine, semble nous suggérer le sixième titre, "Underwater Photography", le violoncelle lestant l'ensemble de ces traits vifs d'un pizzicato rejoint par l'un des deux autres musiciens. Curieusement, le morceau prend des allures orientales, se termine par un accelerando bousculé.

   "Ice Caves" renoue avec la veine élégiaque, magnifique quatuor, des étincellements  en bouquets d'une confondante douceur... Sur "Butterville", on retrouve le violon du compositeur, pour un morceau gentiment rythmé proche du folk. Pas le meilleur selon moi... Je préfère le beau "Rushing Kill" (le compositeur précise que "kill" dans ce contexte signifie "rivière" ou "ruisseau"), piano liquide et violon coloré, animé, dansant au-dessus de la surface du flot changeant, avec des moments mystérieux lorsque le ruisseau se dérobe. Encore un quatuor à la fois énergique et rêveur, c'est "Castle Point", dont l'avancée irrésistible a un petit côté reichien : superbe !"Powerline", composée d'après une danse méditerranéenne en 11 / 8,  se tord et se contorsionne avec la suavité  insidieuse de la danse de Salomé... Le disque se termine avec "A Cabin in the Woods", allusion à une connaissance du compositeur qui vit dans ce genre d'habitation. L'auditeur européen pensera peut-être à Henry David Thoreau?. C'est une ballade tranquille, avec la guitare très folk et le violon songeur : pièce conclusive idéale.

   Un très beau programme, pour vous réconcilier avec la musique instrumentale d'aujourd'hui, lorsqu'elle ne joue pas à l'innovation forcenée et ne prétend pas à des compositions mathématiques... pas toujours convaincantes pour l'oreille !

Paru en juillet 2022 chez Neuma Records / 12  plages / 51 minutes environ

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- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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