Publié le 24 Février 2016
Depuis son premier opus solo N°1 paru en 2011 chez Kranky la compositrice américaine Christina Vantzou, installée à Bruxelles, a affirmé un style de plus en plus personnel, mélange de somptuosité altière et d'épure hiératique qui donne à sa musique ambiante un parfum unique. J'ai souri en constatant que iTunes la classait dans la rubrique New Age, sans doute parce que la beauté mystérieuse de sa musique peut être interprétée comme un appel spirituel. Il est vrai aussi que la pochette de son dernier opus, qui représente deux jeunes gens presque nus juchés sur d'impressionnants rochers à proximité d'une cascade dont les eaux rejaillissent sous la forme d'une buée bleutée, n'est pas sans évoquer une forme de vie naturelle, un retour aux sources. Quand on ouvre le triptyque cartonné du disque, on voit sur le volet de gauche une photographie grisâtre, un peu floue, représentant probablement une allée de cimetière, tandis que le volet de droite nous montre, en plongée, une jeune femme (Christina ?) en short et corsage assise sur un surplomb rocheux entre trois énormes rochers, le visage tourné vers l'un d'eux et non vers nous ; entre les deux, c'est la présentation de la musique, qui nous proposerait donc un trajet, un itinéraire menant de la mort à la vie (si on tient compte de notre sens de lecture), une histoire de renaissance, hypothèse que la liste des quatorze titres, de "Valley drone" à "The Future" semble confirmer. Si l'on ajoute que N°3, d'une durée de 1 heure 11 minutes, n'est pas loin d'atteindre la somme de la durée de N°1 - forty-six minutes, forty-four seconds - et de N°2 - thirty-four minutes, thirty-seven seconds, vous allez en déduire que je suis en plein délire New Age, cabalistique, et que mon logiciel de lecture de musque a bien raison. Et pourtant la compositrice ne fait plus intervenir le Magik*Magik Orchestra comme dans les deux disques précédents, mais un autre ensemble acoustique de , The Chamber Players, où l'on retrouve toutefois cordes, cuivres, bois, percussion, deux mezzo-soprano et un haute-contre. Comme pour les albums précédents, ces sonorités classiques sont savamment arrangées, mêlées aux différents synthétiseurs que Christina abandonne cette fois à John Also Bennett, artiste sonore qui enregistre aussi sous le nom de Seabat.
"Valley Drone" s'ouvre sur des appels de synthétiseurs, cor et/ou trombone, basson : puissance des graves, discrètement ponctués de percussion en sourdine. Puis des voix lointaines émeuvent l'espace sonore, les vagues de drones se succèdent. Dans quelle vallée, sur quelle planète sommes-nous, pour quels rites très anciens ? "Laurie Spiegel", le second titre, est-il un hommage à la compositrice éponyme, pionnière de la composition algorithmique ou à tout le moins fondée sur des principes mathématiques que Christina mettrait en œuvre dans cet album (nous dit la page du label) ? Une voix murmurante devenant clameurs, rejointe par un mur sonore crescendo, comme des sirènes, tournoiements, une majestueuse ascension trouble entrecoupée d'aperçus chatoyants aux synthétiseurs dans lequel se love parfois le contreténor. Le charme agit. "Pillar 3", par son égrènement initial de notes au clavier, fait songer à certains albums de Brian Eno et surtout d'Harold Budd. Les notes éclaboussent de lumière ce titre puissamment jalonné de touches profondes, abyssales. On marche dans la vallée des rois quand se lèvent des vents profonds de l'infini, que le sol se craquèle parce qu'il se passe quelque chose. Musique extraordinaire qui transporte l'auditeur saisi loin des routes connues. N'oublions pas que Christina Vantzou est vidéaste, aussi sa musique est-elle authentiquement, non pas seulement visuelle, mais plutôt visionnaire : elle nous dépayse. Écrivant ceci, je m'avise que je pense à certains auteurs surréalistes ou surréalisants comme Julien Gracq. Je l'ai, ailleurs, associée à une grande dame de la science-fiction, Nathalie Charles Henneberg. Le premier comme la seconde conduisent le lecteur à décoller de la réalité ordinaire pour accéder à un autre monde, le véritable peut-être. Lecture et audition sont alors des expériences de lévitation, de dessillement.
Le titre suivant, "Robert Earl", m'intrigue : je veux croire qu'il ne fait pas référence au fondateur de "Planet Hollywwod", mais plutôt à son père, chanteur de charme des années 50. Ceci dit, je ne suis guère avancé pour évoquer cette pièce incantée par des voix angéliques, parcourue de frémissements graves de trombone (?) et baignant dans une douce semi-lumière agitée dans la seconde moitié par de vifs et brefs tourbillons. Nous sommes là-bas..."The Library", court intermède, fait songer à une cérémonie étrange : fond tournoyant de synthétiseurs scandé par des pizzicati qui finissent seuls la pièce avec une rumeur de voix. "Entanglement" est en effet un enchevêtrement de motifs sonores sur une ligne sombre, comme une forêt primaire sommée de brume et qu'on verrait par avion. C'est grandiose, envoûtant. Faut-il voir en "CV" une carte de visite, un raccourci de la carrière de Christina ? Violoncelle suave, cordes sublimes, cette tenue, cette allure altière que j'aime tant chez elle, tout concourt à une effusion bouleversante. Cette musique nous caresse de l'intérieur, dirait-on, pour nous épurer.
"Cynthia" nous vient d'outre-tombe : sonorités flutées au ralenti, voix sépulcrale, vents électroniques et claviers parcimonieux, qu'est-ce qui se lève dans cette poussière astrale des origines, signe d'une résurrection en marche, tout tourne et gronde doucement, s'enfle, passe et disparaît. "Stereoscope" est animé d'une sourde pulsation, autour de laquelle gravitent des ailes sonores diaphanes, comme s'il s'agissait du voyage intersidéral d'un astronef filmé à une distance suffisante pour qu'il paraisse presque immobile dans l'immensité cosmique. Puis les vents balayent la scène, un objet sonore grave envahit l'espace, démultiplié, c'est "Pillar 5", puissantes colonnes d'un temple imposant, laissant lui aussi un sillage poussiéreux en fin de titre. "Moon Drone" est sans doute l'une des pièces les plus étranges, avec ses spirales de basses profondes frangées de lumière qui envahissent un espace immense. Il y a chez Christina Vantzou un sens aigu de la profondeur de champ, des mouvements qui sont des passages de drapés, des déploiements retenus et imposants. Sa musique se fait incantation sobre, toujours majestueuse. "Shadow Sun", par contraste avec le titre précédent, est d'abord plus éthéré, parcouru de voix fragiles, ponctué de gouttes de clavier, mais le soleil se voile d'ombre en même temps qu'il rayonne plus intensément sous des épaisseurs de voiles. La lente avancée musicale acquiert une grâce exquise, quasi extatique. Un titre prodigieux ! Nous voici arrivés au "Pillar 1", avant-dernière station de ce voyage. C'est la fête des graves, violoncelle et basson, trombone, on ne sait plus tant tout se mêle dans une indicible et superbe langueur soulignée par les violons. Chaque titre est comme une fleur qui s'ouvre, se déploie, passe devant nous avant de disparaître. Sans nous en apercevoir, nous avons traversé le temps, depuis la "Valley Drone" des lointaines naissances : place à "The Future", un futur qui ne diffère pas essentiellement des moments précédents, mais strié de glissendis, de notes tenues, distendues qui nous précipitent lentement dans l'extinction.
Un disque remarquable à écouter d'une traite pour apprécier la palette sonore raffinée, parfaitement maîtrisée, de Christina Vantzou, compositrice vraiment singulière qui poursuit l'élaboration d'une œuvre à la beauté souveraine.
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Paru en 2015 chez Kranky / 14 titres / 71 minutes.
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
- puis une vidéo de Christina pour The Future
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)